LE SANS-CULOTTE J.-J. GOULLIN

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Lieu de naissance de Goullin. — Son signalement d'après son passeport. — Sa mauvaise santé. — Sa répugnance pour le service militaire. — Difficultés qu'il rencontre à ce sujet. — Son attitude envers le Clergé dès 179 l, - Détails sur son caractère et ses habitudes. — Sa nomination au District. — Son attitude dans cette administration. — Il obtient une place lucrative dans l'Enregistrement. — Sa correspondance avec le Procureur-Syndic du District. — M. de la Bregeolière, prédécesseur de Goullin, dans la régie de l’Enregistrement.

 

Quelques jours avant son arrestation, qu'il avait des raisons de croire prochaine, et peut-être en vue d'y échapper, Goullin se fit donner une mission par le Conseil général de la commune de Nantes pour aller à Paris conférer avec la Commission d'agriculture et des arts. Un passeport signé le sans-culotte Renard lui fut délivré à cet effet le 16 prairial an II (4 juin 1794). Ce passeport, dont il ne fit point usage[1], nous apprend que Goullin, Jean-Jacques, né à Saint-Domingue, âgé de trente-sept ans, domicilié dans la commune de Nantes depuis vingt ans, demeurait rue Félix, n° 12, depuis quatre ans. Le signalement porte : taille, cinq pieds trois pouces ; cheveux et sourcils noirs ; yeux noirs et petits ; nez un peu long et retroussé ; visage ovale et pâle. Le lieu de sa naissance à Saint-Domingue était le Fort-Dauphin, où son père, mort à Nantes le 15 août 1785, avait été à la fois négociant et capitaine de milices.

J.-J. Goullin a donné lui-même, dans un mémoire manuscrit, rédigé pendant le procès des Cent trente-deux Nantais, daté de Paris le 24 fructidor an III (10 septembre 1794) et dont je dois la connaissance à une bienveillante communication de M. Dugast-Matifeux, quelques renseignements sur son passé.

Ayant reçu de la nature, dit-il, l'organisation la plus frêle, une éducation trop molle Payant encore affaiblie, de tout temps j'eusse fait un mauvais soldat. Depuis, un poison dévorant, dont j'ai rappelé par miracle, un poison qui pendant trois ans m'a privé de toute digestion, avait achevé de débiliter mon chétif individu. En 89 et 90, toujours agonisant. mon existence était un problème, et il m'était impossible, malgré mon ardent amour pour la Révolution, de m'engager à un service nocturne.

 

Goullin répondait ainsi au reproche qu'à l'une des audiences du procès des Cent trente-deux Nantais, un des accusés patriotes lui avait adressé de n'avoir pris les armes qu'au moment de la chute du tyran ; mais ce n'était pas la première fois qu'il était mis en demeure de s'expliquer sur ce point. Le journal la Chronique de la Loire-Inférieure, du 11 juin 1791, contient une lettre, signée Jean-Jacques Goullin citoyen français, dans laquelle il répondait aux accusations journalières de plaider la cause de sa patrie et de ne rien faire pour elle... Ignorant les premières notions de la tactique, inhabile à manier un fusil, incapable de résister à la moindre fatigue, trop faible pour veiller une seule nuit, de quel secours, disait-il, puis-je être à mes concitoyens dans un corps de garde ou dans une action ? Ce sont des hommes qu'il faut et non des impotents. Chacun sert l'Etat à sa manière. Le laboureur paie de ses bras, le soldat de son sang, le magistrat de ses veilles ; quelques individus plus heureux savent le servir doublement. Quant à moi, je n'ai qu'une faible tête, et j'en fais hautement l'entier hommage à ma patrie. Si, malgré cet aveu, un seul patriote persistait à me voir enrôlé sous le drapeau national, je me résigne.

Goullin se résigna ; du moins il l'affirme dans le mémoire déjà cité du 24 fructidor an III ; mais ses forces parurent si douteuses à ses camarades de la compagnie de la Liberté qu'ils jugèrent à propos, pour l'exempter de service, de lui confier le poste de sergent-major, qui n'exigeait qu'un travail de jour et de plume, et des fonctions analogues à ses goûts et à ses facultés.

Le banqueroutier Chaux, à cette époque, était déjà devenu un homme important, et présidait la Société des Amis de la Constitution, séant aux Cordeliers ; Goullin, lui aussi, était certainement membre de la même Société, mais il n'avait point encore pris position. Ce fut probablement pour attirer l'attention sur lui qu'il fit insérer dans la Chronique de la Loire-Inférieure du 18 juin 1791 une pétition qu'il avait adressée à la Société populaire. Le but de cette pétition était d'indiquer un moyen pour dégoûter à jamais les ci-devant jacobins de porter leur costume monacal, et le moyen indiqué consistait dans une invitation aux juges du District de faire revêtir de la robe jacobite le premier criminel qu'ils condamneraient au carcan.

 

Les gens qui ne sont arrivés à la notoriété que par leurs crimes sont fort exposés au malheur d'être jugés sévèrement dans leur passé. Goullin, mis en évidence par le célèbre procès où il se trouvait impliqué, eut ce malheur. A l'exception de quelques témoins, qui avaient été ses complices, la plupart de ceux qui furent appelés à s'expliquer sur sa moralité en donnèrent une fort triste idée, et comme il n'est pas dans la nature humaine de passer subitement de l'honnêteté à la scélératesse, les accusations les plus sévères dirigées contre la partie de sa vie antérieure à l'époque où il exerça des fonctions publiques, ont ainsi acquis une vraisemblance des plus fâcheuses pour sa mémoire.

 

Mauvais fils, au point de battre son père, si l'on en croit un propos répété par Giraud, directeur de la poste aux lettres[2]. Goullin était connu, avant 1789, par ses talons rouges, ses plumets et sa longue et innocente rapière ; son libertinage lui avait mérité le titre de roué[3]. — Homme de café, jamais il n'eut l'estime publique, dit Caton, maître de poste à Nantes, qui ajouta ne lui avoir jamais connu d'autre état que celui de joueur de trictrac[4].

Avec de pareilles habitudes, on s'explique aisément qu'il fallut que les circonstances lui vinssent en aide pour qu'il réussît à se faire prendre au sérieux ; mais, dans les temps de révolution, les gens capables de nuire sont toujours appréciés, et l'heure de Goullin devait arriver. Ses aptitudes n'étaient point vulgaires ; son intelligence était vive, il savait écrire convenablement, et son procès a révélé un certain talent de parole ; sans principes, et partant sans scrupules, capable d'oser, ne redoutant aucune responsabilité, n'ayant rien à perdre et tout à gagner dans un bouleversement social, il avait bien ce qu'il faut pour arriver au succès en temps de révolution. Plus d'une fois sans doute, en voyant la Convention peuplée de médiocrités pour qui sonnaient les trompettes de la renommée, il maudit le sort jaloux qui l'avait relégué sur le théâtre mesquin d'une ville de province ; mais, s'il ne fut point de ceux qui composaient la tragédie, il a montré que nul n'était plus capable que lui d'y jouer un rôle sanglant.

Pendant plus de six mois à Nantes, on peut dire que Goullin remplit la scène ; ses compagnons ne sont que des comparses. Il est vrai que Carrier est auprès de lui, Carrier, le monomane de destruction, auquel est échue la puissance de détruire ; mais Carrier est un étranger dans Nantes où il ne connaît personne ; il y passe ses jours et ses nuits vautré dans la débauche, et quand il sort de son hébétement pour donner quelques-uns de ces ordres d'une cruauté invraisemblable, et qui pourtant sont vrais, on peut être sûr que Goullin n'est pas loin.

Malgré son désir d'arriver, Goullin n'était encore à la fin de 1792 que simple commis-greffier de la municipalité ; on retrouve quelquefois, dans les Archives, des pièces administratives couvertes d'une écriture élégante et hardie et signées : J.-J. Goullin, commis-greffier[5].

La première marque d'estime que les patriotes lui donnèrent en récompense de son exaltation révolutionnaire, fut sa nomination aux fonctions de membre du Directoire du District de Nantes. Cette élection eut lieu le 1er décembre 1792, et, sur io5 votants, il ne fut élu qu'au second tour et à la majorité relative par 47 voix[6] ; le lendemain, ses trois collègues du Directoire l'élurent président. L'administration du District avait peu d'importance et surtout donnait peu de relief à ses membres dans les grandes villes où il y avait à la fois des Administrations Municipales et Départementales ; aussi Goullin s'empressa de quitter le District aussitôt qu'il put, grâce à l'amitié de Fouché, trouver une meilleure place. Dans son mémoire manuscrit du 24 fructidor an III, il se défend d'avoir quêté cette place. Elle me fut offerte franchement, dit-il, et je l'acceptai de même... Je fus d'autant plus aise de passer à mon nouveau poste que, professant des opinions différentes de la grande majorité de mes collègues, mes fonctions devenaient chaque jour plus pénibles. Les épithètes de montagnard, de maratiste, m'étaient dédaigneusement prodiguées. La haine des fédéralistes contre Fouché, dont je soutenais les principes, rejaillissait sur moi. Tous ces dégoûts me firent embrasser avec plaisir un changement d'état.

La place valait plus de cinq mille livres, et l'arrêté qui la lui conféra mérite d'être reproduit en partie ; il est signé de Fouché et de Villers, en date du 2 avril 1793, et aucun artifice de langage n'en déguise l'arbitraire :

Vu la destitution du sieur Bouhier, dit Bregeolière, de la place de receveur des droits d'enregistrement, en date du 30 mars ;

Ayant reconnu que le citoyen Jean-Jacques Goullin a les talents et le civisme pour la remplir dignement ;

Dérogeant, pour le bien public, à une disposition de la loi du 27 mai 1791, qui prescrit d'appeler aux places vacantes les employés ou soumissionnaires de la régie ;

Considérant qu'il ne faut, dans les circonstances présentes, confier le timon des affaires qu'à des républicains éclairés et purs, appelons provisoirement à la place de Receveur des droits d'enregistrement d'actes civils et privés, ainsi que des déclarations de successions , tant directes que collatérales, le citoyen J.-J. Goullin qui entrera en fonctions de suite, le présent lui servant de commission, sauf l'aveu de la Convention Nationale et des régisseurs nationaux, auxquels il en sera adressé copie, ainsi qu'au directeur de la régie nationale de ce département[7].

 

Le 7 avril 1793, une lettre des mêmes représentants, adressée à Fidière, directeur de la régie nationale, ordonna de procéder au plus tard, le mardi 9, à l'installation de Goullin dans ses nouvelles fonctions.

L'installation eut lieu ; les liasses des papiers des émigrés contiennent de nombreuses pièces relatives à des successions ou à des inventaires, sur lesquelles on retrouve la mention de la perception des droits par Goullin. Néanmoins la chose n'alla pas sans quelques tiraillements de la part des employés de la régie ; aussi Goullin, en homme prudent, tarda-t-il à donner sa démission de membre du District. Le 19 avril 1793, il adressait au procureur-syndic du District, Clavier, le billet suivant, qui montre avec quelle désinvolture il savait dire les choses les plus gracieuses à des gens qui n'avaient cessé, comme on Pa vu tout à l'heure, de l'accabler d'injures.

L'adresse porte : Au républicain Pierre Clavier, le républicain Goullin, salus et honor :

... Daignez, brave camarade, être auprès de mes collègues l'interprète des sentiments d'estime et de sympathie que je leur voue. Remerciez-les de leur extrême complaisance à vouloir bien porter ma part du fardeau administratif ; engagez-les à patienter encore huit jours seulement, passé lequel délai, je jure d'être entièrement des leurs ou de donner ma démission. Je vous recommande ma cause, certain qu'en passant par votre bouche elle acquerra un degré de faveur de plus. Adieu. Amplector te totis ulnis ; parlons français, je vous étreins en vrai sans-culotte.

Signé : J.-J. GOULLIN.

 

Le 6 mai 1793, dans une lettre aux administrateurs, où il leur exprimait ses regrets d'abuser si longtemps de leur complaisance, et les assurait de son attachement, il les priait, malgré l'incertitude de sa nouvelle place, de vouloir bien accepter sa démission.

Cette lettre ne leur ayant point été communiquée par le républicain Pierre Clavier, Goullin lui en témoigna sa reconnaissance ; pour être moins joli que l'autre, ce billet mérite encore d'être cité.

L'adresse porte : A l'obligeant et républicain Clavier, l'obligé et républicain aussi J.-J. Goullin, salut.

12 mai matin.

Mon cher Clavier,

Je ne puis vous exprimer combien je vous suis reconnaissant du généreux procédé que vous avez eu à mon égard ; mais, encore une fois, mes collègues souffrent, et je ne puis me résoudre à voir si longtemps tout en souffrance pour le bien-être d'un seul. De grâce, mon cher, faites usage de ma précédente missive, et, malgré l'incertitude continuelle de mon sort, annoncez à mes confrères que je dois et que je sais sacrifier mes intérêts particuliers au bonheur général. Je leur souhaite pour mon successeur un citoyen, non pas aussi capable — aisément on me remplacera sur ce point —, mais un homme aussi attaché à ses collègues, et aussi pénétré de l'amour de sa patrie. Je ne suis pas modeste, comme vous voyez, mais le siècle de l'humilité n'est plus, les capucins sont morts ; d'ailleurs la modestie n'est qu'un raffinement de l'amour-propre, et nous sommes parvenus au point où l'on doit franchement dire ce que l'on pense, même de soi. Assez, brave compatriote. Je vous donne l'accolade républicaine et vous quitte. JEAN-JACQUES GOULLIN.

 

Le post-scriptum est d'un bon comptable, il y est question d'une somme de 18 liv. 10 sous due pour une adjudication, et le receveur demande qui lui en tiendra compte.

Le 27 mai, la démission n'étant pas encore parvenue à son adresse, le District convoqua Goullin à une séance de permanence pour la nuit suivante. Celui-ci répondit aussitôt, et, après s'être confondu en compliments pour l'excessive complaisance de ses collègues, qui le traitent encore comme un des leurs, il ajoutait :

Braves camarades, deux motifs puissants m'empêchent de me rendre à votre injonction. Ma santé, premier obstacle ; depuis quatre jours, j'éprouve des coliques d'estomac qui me tourmentent cruellement. Deuxième raison, plus forte encore : observateur rigide de la loi, il m'est impossible de remplir deux fonctions à la fois. En un mot, la loi me défend de faire aucun acte administratif. D'après ces considérations, citoyens administrateurs, veuillez me dispenser de ma corvée nocturne, et me faire remplacer par un de vos membres qui, à coup sûr, vaudra mieux sur tous points que votre concitoyen GOULLIN.

 

Il est évident qu'il préférait enregistrer ; la loi, la vraie loi, était celle qui lui donnait le moyen de le faire, et celle qu'on avait violée pour lui donner une place était, par la même raison, de ces lois qui ne comptent pas.

Cette lettre fut enfin regardée comme une démission, et, le 29 mai, Clavier écrivait à Vandamme, celui des candidats qui, le 1er décembre 1792, avait eu le plus de voix après Goullin, de venir le remplacer. La position était peu recherchée ; Vandamme déclina l'offre ; on se rabattit sur Bougon et sur Athenas, qui refusèrent également ; l'un parlait de sa fabrique d'huile, l'autre de sa société du commerce et des arts, et je ne saurais dire s'il fut possible de trouver un successeur au démissionnaire.

 

Quant à La Bregeolière, comme il n'était pas d'un civisme bien pur, tout bon républicain dira qu'il n'eut que ce qu'il méritait. Parmi les requêtes et dénonciations adressées au représentant Bo, il s'en trouve une datée de l'hospice de la Réunion (ancienne maison des Frères, rue Mercœur) où Mme de la Bregeolière expose que l'insatiable cupidité de Goullin a privé son mari d'une place qu'il occupait depuis trente ans, et qu'afin de se l'attribuer à lui-même, Goullin lui fit refuser un certificat de civisme ; qu'investi de la place, ajoute Mme de la Bregeolière, celui-ci fit arrêter son mari, qui se jeta par la fenêtre, et qui, ayant survécu à sa chute, fut emprisonné. Une autre pièce, signée Delorme, qui se trouve à côté de celle-ci, expose, à la date du 5 brumaire an III, que le fils du signataire est au Sanitat depuis six mois pour avoir fait une réclamation au nom de Mme de la Bregeolière. Goullin, est-il dit dans cette pièce, s'était fait donner la place de M. de la Bregeolière, et l'administration n'ayant pas approuvé sa nomination, il a poursuivi de sa haine tous les employés de la Régie, à laquelle appartenait le fils du pétitionnaire[8].

 

 

 



[1] Archives départementales de Nantes.

[2] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, de Clément, in-4°, VIe partie, p. 301.

[3] Phelippes, dit Tronjolly, accusé et détenu, ex-président des Tribunaux criminel et révolutionnaire, séants à Nantes, à la Convention nationale, à la République française, et à ses juges ; in-4°, Paris, 12 fructidor, an II, p. 17.

[4] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 362.

[5] Ce fut Goullin qui rédigea le procès-verbal contenant inventaire et acte de transport au district des vases d'or et d'argent de la cathédrale de Nantes, le 18 octobre 1792 ; cet inventaire comprenait 515 marcs d'or et d'argent.

[6] Registre du district, 1er décembre 1792, n° 579. (Archives départementales.)

[7] Archives départementales.

[8] M. Delorme, qui donna son nom au boulevard, avait deux fils ; l'un était le prisonnier du Sanitat, et l'autre avait été tué dans une rencontre avec les Vendéens. Ayant abandonné à la ville de Nantes le terrain sur lequel fut tracé le boulevard, M. Delorme obtint que ce boulevard portât son nom, en souvenir de la mort de son fils.