JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XXV. — CARRIER AU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.

 

 

L'acte d'accusation. — Grief de la lettre au général Haxo ajouté. —Carrier injustement accusé du massacre du château d'Aux. Motifs de l'acte d'accusation par Dupuis. — Carrier royaliste. — Les royalistes, auteurs et complices de la Terreur selon Blanchard, Lockroy et la revue le Censeur. — Marat royaliste. — Entrée de Carrier au Tribunal révolutionnaire. — La demande de récusation de plusieurs jurés. — Rejet de cette demande. Recours à la Convention. — Difficultés de Carrier pour obtenir un défenseur. — Déposition de David-Vaugeois. — Histoire sommaire de la Commission militaire du Mans. — Déposition d'Affilé et de Richard sur les noyades. — Déclaration de Carrier sur l'amnistie Levasseur. — Bignon et Lalouet. — Réponse de Carrier à propos des fusillades et de la lettre à Haxo. — Les témoins Thomas, Phelippes, Robin. — Accusations réciproques de Carrier et de Goullin. — Déposition de Laënnec. — Demande de Carrier de faire entendre des témoins à décharge repoussée. — Chaux, Forget, Gicqueau. — Dénégations de Carrier. — Appel de Goullin à sa franchise. — Représentation des ordres originaux donnés à Phelippes. — Jullien, Vergne, d'Aubigny.

 

Le décret d'accusation voté, la Convention n'en avait pas encore fini avec Carrier ; il lui incombait, d'après la procédure, de préciser les faits dont Carrier aurait à répondre devant le Tribunal.

Le 5 frimaire (25 novembre), Guérin, l'un des membres de la Commission des Vingt et un, donna, au nom de cette Commission, lecture d'un projet d'acte d'accusation.

Les faits reprochés étaient : 1° les deux ordres à Phelippes d'exécuter sans jugement cinquante et un brigands ; 2° l'ordre à une Commission de fusiller des gens de la campagne, dont les uns n'avaient jamais pris les armes, et les autres, depuis plus de deux mois, étaient demeurés tranquilles et avaient cultivé leurs terres ; 3° les noyades et fusillades d'hommes, de femmes et d'enfants exécutées à Nantes ; 4° les pouvoirs illimités donnés à Lamberty, qui avaient permis à celui-ci de noyer des prêtres et autres personnes et de pratiquer ce genre spécial de noyades dit mariage républicain, qui consistait à lier nus ensemble un jeune homme et une jeune fille et à les jeter à l'eau ; 5° la défense d'obéir au représentant Tréhouart ; 6° les pouvoirs trop étendus donnés à la Compagnie Marat. Deux autres chefs d'accusation, moins graves, étaient aussi énoncés distinctement, bien qu'ils fussent implicitement compris dans ceux qui viennent d'être transcrits.

Ce projet fut adopté presque sans discussion. Sur la demande de Lofficial, on ajouta le grief d'avoir écrit au général Haxo que l'intention de la Convention était de faire exterminer tous les habitants de la Vendée et d'en incendier toutes les habitations. Sans doute, Carrier avait fait preuve d'une certaine naïveté en écrivant cette lettre ; mais les membres de la Convention, qui lui faisaient rétroactivement un reproche de l'avoir écrite, avaient la mémoire courte de prétendre qu'elle avait pu contribuer à provoquer des incendies et des égorgements. Avant, comme après cette lettre, l'incendie et le massacre avaient été la pratique ordinaire des généraux commandant en Vendée sous la direction des représentants Francastel, Turreau, Bourbotte et autres.

Personne ne signala que cet acte d'accusation contenait un fait très injustement imputé à Carrier : l'ordre donné à une Commission militaire de fusiller des gens de la campagne dont les uns n'avaient jamais pris les armes, et dont les autres cultivaient en paix leurs champs depuis deux mois. Il est de toute évidence que la mission donnée à cette Commission militaire concernait la saisie et la fusillade de deux cents habitants de la commune de Bouguenais, qui avaient eu lieu les 13 et 14 germinal (2 et 3 avril 1794), plus de six semaines après le retour de Carrier à la Convention. Une lettre, signée Romagné, et adressée à la Commission des Vingt et un, avait été l'origine de cette erreur. Il y avait pourtant sur les bancs de la Convention, puisqu'il avait voté deux jours auparavant pour la mise en accusation, un député qui aurait pu, d'un seul mot, rétablir la vérité, c'était Garrau de la Gironde, le signataire de l'ordre qui avait été la cause de ce massacre. Garrau se garda bien d'ouvrir la bouche, et ce paragraphe continua de figurer fort indûment au n° 2 de l'acte d'accusation[1].

Le décret de réorganisation du Tribunal révolutionnaire du 23 thermidor an II avait, par une disposition additionnelle insérée sur la demande de Bourdon de l'Oise[2], imposé aux juges l'obligation de consulter les jurés sur l'intention criminelle et contre-révolutionnaire des accusés, matériellement convaincus d'un fait délictueux ; et la réponse négative du jury, sur l'intention contre-révolutionnaire, équivalait à une déclaration de non-culpabilité. Ainsi, un texte précis avait donné force de loi à cette opinion étrange, pour ne rien dire de plus, et néanmoins courante sur les bancs de la Convention, que tous les actes qui avaient eu pour but de servir la Révolution étaient légitimes et innocents, quelles que fussent leur nature et leur criminalité selon le droit pénal ordinaire. C'est à cette manière d'apprécier les actes les plus odieux qu'un certain nombre de scélérats, traduits en justice, durent leur impunité. Nous en verrons plus loin un exemple frappant dans le jugement des complices de Carrier.

Si fragile que fût pour Carrier cette planche à e salut en présence du dessein manifeste de ses collègues de le sacrifier, l'un deux s'employa à la lui enlever. Dupuis, député de Seine-et-Oise, qui avait traversé assez honnêtement les événements de la Révolution, bien que, par son ouvrage sur l'Origine des cultes, il ait conquis l'une des premières places dans la secte des athées, publia, peu de jours après le renvoi de Carrier devant le Tribunal révolutionnaire, une brochure de 36 pages in-8°, intitulée Motifs de l'acte d'accusation contre Carrier[3]. Dans cette brochure, il s'attachait tout particulièrement à le représenter comme un misérable suppôt de la royauté. Je vous dénonce, y disait-il, aujourd'hui Carrier comme ayant été un des agents de cette conspiration des rois, à laquelle son caractère naturellement féroce a paru le rendre propre, aux yeux des chefs de cette vaste conspiration qui s'étendait sur toute la France, et qui organisait ses moyens d'attaque, et devait les faire réussir, jusqu'au moment où elle arborerait le drapeau blanc... Les instructions que paraît avoir reçues Carrier étaient telles qu'en les suivant il devait représenter, aux yeux des peuples, un tableau si contrastant avec toute -idée de moralité et de justice, que le nom seul de république fît horreur, et aux républicains de Nantes et aux rebelles de la Vendée... Et qu'on ne dise pas que je trace ici, d'imagination, un plan politique que nos ennemis n'ont jamais songé à adopter. Il me suffit, pour vous en convaincre, d'extraire quelques lignes du rapport de nos collègues Choudieu et Richard : Les scélérats qui dirigeaient la guerre fratricide de la Vendée employaient toutes sortes de moyens pour profiter de leurs avantages. Ils faisaient circuler, dans les pays qui n'avaient pas encore partagé leurs crimes, des proclamations, dans lesquelles ils peignaient la Révolution sous les plus affreuses couleurs... Tout ce qui tenait au régime républicain était odieux à Carrier, et devait essuyer les outrages d'un homme vendu à la coalition des tyrans de l'Europe... Il donnait à ses agents des pouvoirs illimités, car Carrier ne connaissait pas de limites au crime, et il soumettait à leur inquisition tyrannique tous les citoyens, afin de venger l'ancien Gouvernement des reproches faits aux Sartines et aux Lenoir. Après une description des noyades, il disait : Rois de l'Europe, reconnaissez là vos crimes, car vous seuls avez pu les commander[4].

Ce paradoxe de Carrier royaliste était plus perfide, mais valait bien comme absurdité la déclaration de Merlin de Douai, affirmant à la tribune que la correspondance du Comité de Salut public lui avait appris, depuis quinze jours, que les rois coalisés, et spécialement le Pape, étaient désespérés de la catastrophe qui avait fait tomber la tête de Robespierre[5]. Mais Dupais n'a pas été le seul à soutenir ce paradoxe, tant il est vrai que tous les arguments sont bons pour rompre la solidarité du parti révolutionnaire avec Carrier. Le patriote vendéen, Mercier du Rocher, aurait certainement volontiers signé le factum de Dupuis. Carrier, lit-on dans ses Mémoires, était toujours ivre ; il avait été royaliste avant d'être terroriste ; c'était un imbécile qui égorgeait le peuple[6]. Le greffier Blanchard, de Nantes, dans ses Mémoires inédits, prétend que, pour déconsidérer la Révolution, la noblesse a largement contribué aux excès de la Terreur. Cette thèse a été développée à un point de vue un peu différent, dans un article anonyme de la revue de Comte et Dunoyer, le Censeur (t. VI, Paris, 1815, 140 pages), qui montre, une fois de plus, qu'avec de l'esprit et de l'érudition, il n'est pas de paradoxe qu'on ne puisse accommoder de façon à le rendre présentable au lecteur. Marat, dans ce travail, apparaît comme l'un des terroristes soudoyés par les royalistes. Ce n'était pas une nouveauté, Marat royaliste date de l'an III. Au milieu de pluviôse de cette année, un certain nombre de citoyens, indignés de voir se continuer la popularité de Marat, avaient brisé dans les théâtres quelques-uns de ses bustes, sans égard pour le décret qui avait fait transporter son corps au Panthéon. Ce n'était encore qu'une atteinte légère à sa mémoire. Pour la déshonorer tout à fait, on eut recours à la ruse, et des journalistes publièrent un ancien projet de constitution signé de lui où il soutenait que le Gouvernement monarchique était le seul qui convenait à la France. Tous les réactionnaires, qui savaient ce que cela voulait dire, crièrent : Vive la République ! A bas Marat ! c'est un royaliste. On jeta son buste dans un égout, et la Convention rendit un décret qui eut pour effet la translation du corps de Marat au cimetière de Sainte-Geneviève[7].

Naguère encore, M. Lockroy, fantaisiste en histoire comme en politique, écrivait[8] : Les monstres, qui servaient Carrier dans ses fureurs et ses excès, étaient d'anciens royalistes qu'il avait transformés en ultra-révolutionnaires, et même des agents royalistes. Qu'il se soit trouvé des gens pour soutenir une pareille opinion à une époque où les faits et les mots avaient perdu leur véritable signification, cela peut à la rigueur se comprendre ; mais la reproduire de notre temps, c'est vraiment trop présumer de l'ignorance et de la crédulité des lecteurs.

Fouché est allé plus loin, il a mis cette théorie en pratique. Ministre de la Police aux approches du 18 brumaire, il frappait les Jacobins gênants, en les accusant de n'être que des royalistes déguisés[9].

La veille de son jugement, Carrier, transféré à la Conciergerie, s'écria en y entrant : Les lâches me sacrifient, mais ils ne tarderont pas à s'en repentir. Il a aussi témoigné le regret de ne s'être pas brûlé la cervelle à l'appel nominal, s'étant bien convaincu alors qu'il ne lui restait aucun espoir[10].

Le 7 frimaire (27 novembre), il comparut devant le Tribunal révolutionnaire. Cette date avait quelque chose de fatidique. Il y avait un an, jour pour jour, que les Cent trente-deux Nantais avaient été acheminés sur Paris par son ordre, et c'était par eux qu'il périssait. Sans leurs révélations, il est à peu près certain qu'il n'aurait jamais été inquiété. Une foule immense, dit le Mercure français, inondait le Palais de justice et remplissait l'auditoire.

Les accusés, membres du Comité révolutionnaire de Nantes, leurs agents, et ceux des témoins dont la culpabilité s'était révélée au cours des débats, étaient depuis quelques moments en place quand les juges arrivèrent. A leur entrée, le silence se lit. A onze heures moins un quart, Carrier parut. A l'instant, malgré les efforts des huissiers pour commander le silence, un murmure terrible, un mouvement d'indignation retentit dans la salle. Carrier fut conduit au gradin le plus élevé, vers la partie haute de la salle. Il s'assit entouré de gendarmes. Il était pâle, défait et malade. Goullin et Chaux ont souri. Ils conçoivent des espérances[11].

Dans les lieux publics, la nouvelle de l'incarcération de Carrier avait ramené le calme. Les cris de vengeance et d'indignation avaient cessé dans les groupes. Ses amis éperdus — je continue de copier les appréciations des journaux —, redoutant pour eux-mêmes le sort de ce fameux coupable, n'osent plus se montrer, et dévorent en silence leur rage et leur désespoir. Avec eux ont disparu ces mégères soldées par les carriéristes et dont les verges ont fait justice.

La veille, dans une note écrite de sa main, adressée au Tribunal, datée de la Conciergerie, et qui se trouve à son dossier, Carrier avait protesté contre son renvoi devant un Tribunal dont la partialité contre lui s'était manifestée au cours des débats du procès du Comité. Dans cette même note, il avait formellement récusé les jurés Saulnier, Sambat et Topino-Lebrun, amis de Réal, de Fréron et de Tallien, les promoteurs du procès scandaleux qui lui était intenté[12], c'est-à-dire ceux qui, plus tard, se montrèrent les moins défavorables à sa cause.

Aussitôt que la parole lui eut été donnée, il renouvela de vive voix ces protestations, et ajouta que l'accusation portée contre lui étant distincte de celle dirigée contre le Comité révolutionnaire de Nantes, les jurés chargés de le juger devaient être tirés au sort. Il se ressouvenait qu'il avait été procureur.

L'accusateur public demanda la continuation des débats, nonobstant toute opposition contraire. Un jugement conforme à ses conclusions fut aussitôt rendu. Ce jugement invoquait un décret du 3 septembre 1793, d'après lequel la même section doit connaître des affaires connexes et de celles qui suivent celles dont elle est saisie ; considérant aussi le vague des motifs des récusations, il ordonnait qu'il ne serait tenu aucun compte des oppositions de l'accusé. Sur son observation qu'il n'avait pas choisi de défenseur, la séance fut levée et renvoyée au lendemain[13].

Carrier crut devoir appeler de ce jugement devant la Convention. L'Assemblée fut saisie de ses protestations par la lecture qu'en donna Clauzel, au début de la séance du 8 frimaire (28 novembre). La lecture fut écoutée ; mais l'ordre du jour pur et simple fut dédaigneusement voté sans discussion[14].

Malgré le retentissement inouï de l'affaire, la cause de Carrier ne tentait personne. Il avait d'abord visé très haut, et demandé l'assistance de Tronson-Ducoudray et de Chauveau-Lagarde, qui, tous les deux, avaient partagé le périlleux honneur de plaider pour Marie-Antoinette. Sur leur refus, il déclara qu'il se passerait d'avocat[15]. Ce n'est pas que le ministère d'un défenseur pût sensiblement améliorer son sort ; il avait épuisé lui-même la discussion des faits ; la plus chaude éloquence eût été impuissante à attirer sur lui la pitié ; mais la loi exigeait qu'un homme de loi s'assit auprès de lui, et il dut, comme le plus vulgaire criminel, se contenter d'un avocat d'office.

Les dépositions des nombreux témoins qui, depuis six semaines, s'étaient succédé à la barre du Tribunal révolutionnaire, et, plus encore, peut-être, les déclarations et les explications données par les accusés sur la conduite de Carrier à Nantes, avaient instruit d'avance les juges et les jurés des faits de la nouvelle cause. Ce fut donc uniquement pour répondre aux exigences de la loi, sur la nécessité des témoignages oraux dans les procédures criminelles, qu'un certain nombre de témoins furent appelés à venir répéter ce qu'ils avaient déjà dit.

Le premier témoin appelé fut David-Vaugeois, ci-devant accusateur public de la Commission militaire établie au Mans et venue à Nantes[16]. C'est lui qui, dans le procès du Comité, interrogé par le président sur le nombre des prisonniers, avait fait cette double déclaration, que l'Entrepôt, à raison de sa vaste étendue, pourrait renfermer au moins dix mille hommes et qu'il y avait eu, selon lui, plus de deux mille quatre cents individus sacrifiés en ne parlant que des femmes et des enfants[17].

Pour obtenir des renseignements sur les noyades, on ne pouvait mieux s'adresser qu'à Vaugeois. Il avait siégé pendant plusieurs semaines dans une des salles de l'Entrepôt. Sauf qu'un certain jour de pluviôse il avait essayé d'empêcher un enlèvement de femmes enceintes et d'enfants par Lamberty, et encouru pour ce fait le disgrâce de Carrier, il n'y avait eu, entre le noyeur attitré et la Commission militaire dont il faisait partie, qu'une différence, c'est que Lamberty avait noyé par ordre de Carrier, et que sa Commission avait fusillé par ordre des représentants qui l'avaient instituée. Quant à leurs victimes, ils les avaient prises à leur discrétion, au même lieu, et dans la même foule de détenus.

Pourquoi Vaugeois, qui savait tant, ne dit-il à peu près rien ? C'est qu'il fallait avoir la conscience plus nette qu'il ne l'avait pour accuser les autres. Voici, en effet, l'histoire sommaire du Tribunal qui avait, sur ses réquisitoires, fait couler des flots de sang. Si incroyable qu'elle paraisse, elle est vraie ; j'en ai donné ailleurs les pièces justificatives[18], et elle a ce mérite de montrer à quel degré d'anarchie et de basse cruauté le droit de punir était tombé, sous la Terreur.

Quelques jours après la bataille du Mans (20 frimaire an II, 10 décembre 1793), qui fut un désastre pour l'armée vendéenne, trois représentants en mission, Prieur de la Marne, avocat, Bourbotte, fils du portier d'un prince, instruit aux frais de ce prince, Turreau de Linières, propriétaire, prennent un arrêté portant établissement d'une Commission militaire révolutionnaire, qui, sous aucun prétexte, ne pourra s'écarter du quartier général des armées réunies de l'Ouest et des côtes de Brest. Cette Commission connaîtra de tous les délits qui pourraient tendre au renversement de la discipline militaire, ou à l'empêchement des progrès de l'esprit public et nuire au maintien de la liberté. Elle jugera d'après les lois révolutionnaires et le Code pénal militaire. Le président sera Gonchon — Gonchon ne fut qu'un président nominal —, les juges : le capitaine Bignon qui présida réellement, le lieutenant Chantrelle et un gendarme ; l'accusateur public, David- Vaugeois. Suivent quelques articles de pure forme sur les locaux et le traitement des juges.

La compétence territoriale de la Commission est à peu près déterminée, elle siégera au quartier général d'une armée nécessairement appelée à se déplacer. La compétence, au point de vue des délits, est plus vague ; mais elle semble, si je comprends bien, avoir été restreinte aux délits commis par des individus inscrits sur les contrôles de l'armée. C'est simplement en vertu de leurs pouvoirs illimités que les représentants ont signé cet arrêté. Aucune loi ne les y a autorisés, et une circulaire du Comité de Salut public, insérée au Moniteur du 3 nivôse, proclamera très nettement, peu de jours après, que le droit de prononcer la peine de mort est un droit que la Convention s'est réservé et qu'elle n'a pas communiqué aux représentants en mission.

Voilà donc le nouveau Tribunal criminel hors cadre établi au Mans. Si douteuse que soit l'autorité qui l'a investi, il n'en a pas moins, comme tous les autres Tribunaux, le pouvoir de mettre en mouvement la force publique pour l'exécution de ses jugements. Quelle sorte d'accusés ce Tribunal fera-t-il comparaître devant lui, et frappera-t-il du glaive de la loi, comme on disait alors ? Des soldats indisciplinés, ainsi qu'on pourrait le supposer d'après les termes de l'institution ? Non. L'armée républicaine a fait des prisonniers ; ces prisonniers sont des rebelles, la loi du 19 mars 1793, punit de mort les rebelles, sur la constatation de leur identité. Ce sont des rebelles que la Commission militaire de Gonchon. de Bignon et de Vaugeois, se fera amener, et qu'elle enverra à la fusillade après avoir pris leurs noms. Peu importe à cette Commission que des lois, postérieures à celle du 19 mars, ait restreint l'application de la peine de mort à certaines catégories de rebelles, tels que les chefs, les nobles, les prêtres ; la Commission du Mans n'applique qu'une seule peine, la mort, et toujours la mort. Du Mans, elle va à Laval, ensuite à Châteaubriant et à Blain. Dans chacune de ces villes, elle prononce quelques condamnations. A Savenay, où l'armée vendéenne vient d'être écrasée [3 nivôse an II (23 décembre 1793)], elle envoie près de sept cents prisonniers à la mort en trois séances. De Savenay, elle vient à Nantes où elle s'établit en permanence à l'Entrepôt. De cette prison, par ses ordres, on ne peut dire par ses jugements, chaque jour cent ou cinquante malheureux sont fusillés dans les carrières de Gigant. Le total des exécutions de ce Tribunal, qui, à l'origine, semblait destiné à maintenir la discipline dans l'armée, atteignit presque le chiffre de trois mille.

Carrier, trop heureux de trouver dans la Commission militaire des collaborateurs actifs, qui l'aidaient dans son œuvre de destruction des prisonniers, l'avait laissée agir à sa guise. Autant d'individus fusillés, autant de moins à noyer. Avec un pareil passé, Vaugeois ne pouvait être à l'aise pour dire tout ce qu'il savait. Il lui fallut même une certaine impudence pour reprocher à Carrier d'avoir soutenu Lamberty lors de l'enlèvement des femmes enceintes et des enfants.

Vaugeois parla ensuite longuement de Fouquet et Lamberty, qu'il avait poursuivis malgré les conseils des représentants, et dont le procès avait, dit-il. révélé des horreurs ; enfin de son voyage à Paris pour obtenir des éclaircissements sur l'affaire. Carrier répondit très énergiquement qu'il n'avait été pour rien dans les massacres de la Commission militaire, et que, si ses membres venaient l'accuser, c'était parce qu'ils prétendaient mettre à sa charge la disparition de milliers de prisonniers. Il déclara qu'il avait respecté les ordres donnés à la Commission par ses collègues, et il aurait pu ajouter que, s'il avait fait autrement, on l'aurait accusé d'avoir entrepris sur l'autorité de la Convention, comme on l'en avait accusé pour avoir contesté la valeur des arrêtés de Tréhouart.

Il ne nia pas avoir donné des ordres à Lamberty, mais demanda qu'on produisit des ordres écrits. S'il a connu, dit-il, la noyade des prêtres, il a toujours cru qu'elle était le résultat d'un événement naturel. Il nia les autres purement et simplement.

Ces dénégations impudentes indignèrent Goullin, Bachelier, Grandmaison et Chaux, qui, depuis six semaines, s'étaient entendus accuser de la noyade du Bouffay, et, avec une précision bien faite pour déconcerter Carrier, ils lui en rappelèrent toutes les circonstances.

Ce fut ensuite le tour d'Affilé, qui parla des bateaux qu'il avait préparés sur sa demande ; de Richard qui répéta les propos sur les prêtres d'Angers : Pas tant de mystère, tous ces b... à l'eau.

Il eût été facile à Dobsent, s il Faxait voulu. de diriger les dépositions de manière à établir le nombre des noyades et des noyés. Il aurait pu ordonner des recherches dans la correspondance du Comité de Salut public, et il y aurait trouvé les révélations que j'ai citées. Mais pareille enquête n'aurait point été du goût de la Convention qui tenait. avant tout, à rejeter sur Carrier, et sur Carrier tout seul, le crime des noyades, celui de tous qui avait le plus contribué à soulever l'opinion. Plusieurs témoins, entendus sur ce point dans le procès du Comité, auraient pu être appelés de nouveau. Dobsent jugea sans doute que les juges et les jurés se rappelleraient leurs dépositions. Si le débat. sur le fait des noyades, n'eut point l'étendue qu'on aurait pu lui donner, il n'en fut pas moins démontré avec une complète évidence.

Faisant un retour vers le passé, Carrier confondu s'écria : J'avais toujours sous les yeux le décret qui avait écarté la proposition de Levasseur d'accorder une amnistie aux rebelles qui n'étaient pas sortis de la Vendée. C'est-à-dire, on m'impute à crime des excès qui ont été proclamés nécessaires par ceux-là mêmes qui m'ont renvoyé devant ce Tribunal.

Que dit, en effet, Levasseur dans ses Mémoires ? Quelques jours après la bataille du Mans (10 frimaire), je rentrai à la Convention, Barère fit un rapport sur la guerre de Vendée. J'espère, répondis-je, que cette guerre malheureuse est finie. N'oubliez pas que les vaincus sont des Français égarés par les prêtres et par les nobles. Rendez à l'agriculture et aux arts des bras qui leur manquent. Je demande une amnistie en faveur du reste de l'armée vendéenne. Un collègue qui siégeait à la Montagne courut vers moi, en me présentant le poing d'une manière menaçante : Qu'est-ce que tu dis ? Les Vendéens sont des brigands, il faut les exterminer jusqu'aux derniers. — Ce sont des Français, répondis-je. — Ma proposition ne fut pas appuyée, même par les membres du côté droit[19].

Si le lecteur a jeté les yeux sur les notes placées au bas des pages de ce volume, il ne lui a pas échappé que l'exposé de la conduite de Carrier à Nantes a été en grande partie emprunté aux dépositions des témoins entendus dans son procès. Reproduire ces mêmes dépositions, selon l'ordre de la procédure, alors que les faits qu'elles démontrent ont été consignés à leurs dates dans le cours du récit, serait une véritable redite. Je me bornerai donc à résumer, d'après les comptes rendus du procès, les défenses de l'accusé, et à reproduire quelques appréciations de la presse du temps sur son attitude en présence des principaux témoins.

Il y avait grande foule aux audiences. Les rapports de police publiés soit par Schmidt, soit par M. Aulard, se répètent chaque jour, du 10 au 25 frimaire (30 novembre-15 décembre). L'opinion publique est la même, toujours bien prononcée contre Carrier, les Jacobins et les intrigants de toute espèce ; même opinion contre le Comité révolutionnaire de Nantes et contre Carrier. L'opinion publique condamne Carrier. et attend son jugement avec impatience. La brièveté était le propre des rapports de police de ce temps-là.

A la seconde séance. on entendit Bignon. le compère de Vaugeois à la Commission du Mans. Bignon parla de Lalouet. ce jeune commissaire envoyé de Paris, et sorti certainement de son obscurité par sa participation aux massacres de septembre. Bignon avait beaucoup connu Leonel. puisqu'il lui avait, un jour, cédé la présidence de sa Commission pour condamner le chef vendéen La Cathelinière : or. selon lui, Lalourt avait exercé une influence néfaste sur Carrier : il se disait neveu de Robespierre ; mais, ni Bignon, ni Chaux, qui intervint et dit son mot, ne firent la lumière sur ce personnage énigmatique. Carrier nia son intimité avec lui, et prétendit l'avoir subi et nullement recherché. Ce n'est que plus tard, qu'il reconnaîtra avoir subi son influence[20].

Champenois, Thomas. Forget et autres parlèrent longuement des fusillades de brigands qui s'étaient rendus volontairement. Carrier, d'une façon générale, n'essaya pas de les nier. ll répondit que, sur tous les points de la Vendée, partout où l'on faisait des prisonniers, les généraux. comme les représentants, les faisaient fusiller. A vrai dire, sur ce point, il n'avait pas à se défendre, il aurait pu se contenter de renvoyer aux journaux du temps, remplis de récits de fusillades. A une observation de Réal, qui lui reprochait sa lettre du 30 frimaire an II, dans laquelle il annonçait qu'il faisait fusiller les brigands par centaines, il riposta simplement que la Convention lui avait fait l'honneur de voter l'insertion de cette lettre au Bulletin.

La discussion traîna longtemps sur le point de savoir ce qu'étaient devenus quatre-vingts brigands qui étaient venus à Nantes se rendre à discrétion, et que certains témoins affirmaient avoir été fusillés à l'arche de Mauves. Si j'en parle ici, c'est que Michelet prétend qu'on les retrouva vivants[21]. La vérité est que sur un compte de cadavres inhumés à Nantes, sous la direction d'un nommé Daubigny, et conservé aux Archives municipales, se trouve un article ainsi conçu : A l'arche de Mauves, cadavres humains : quatre-vingt-huit.

Bien que le général Turreau, avec ses colonnes infernales, eût depuis le départ de Carrier, transformé en désert une région tout entière, par l'incendie et le massacre et cela avec l'approbation de la Convention, on opposa à l'accusé sa lettre au général Haxo. Il répondit qu'il ne la désavouait pas, parce qu'il avait été autorisé par la Convention à enlever tous les grains de la Vendée et à exterminer tous les habitants[22].

Les révélations sur la guerre de Vendée, faites par Thomas, patriote éprouvé, qui avait le droit, celui-là d'accuser Carrier parce qu'il n'avait pas attendu pour le faire qu'il fût tombé en disgrâce, sont horribles. Mais Carrier, dans ces faits, n'avait que sa part de responsabilité, et il y avait injustice à la lui faire supporter tout entière.

L'accusé se contenta de traiter d'aristocrate le témoin Brondes, qui s'était trouvé auprès de lui à la bataille de Cholet, et dont la déclaration avait jeté un doute fâcheux sur sa valeur en présence de l'ennemi (séance du 11 frimaire).

Le président Phelippes, qui l'avait si vigoureusement pris à partie, longtemps avant sa mise en accusation, ne l'épargna pas ; c'était son droit. Il s'attacha surtout à montrer qu'il avait, dans les réunions des corps administratifs, cherché à s'associer les membres de ces corps pour l'exécution de ses grandes mesures.

L'affaire Tréhouart ne pouvait avoir au Tribunal révolutionnaire l'importance qu'on lui avait donnée à la Convention. Malheureusement pour lui, derrière l'affaire Tréhouart, apparut la protection donnée à Lebatteux, dont il lui était impossible de se justifier (12 frimaire).

Les premiers jours, il avait cru pouvoir nier avoir assisté au fameux dîner de la galiote. Le petit Robin, qu'on avait fini par trouver b. l'armée de Sambre-et-Meuse, où Gillet l'avait fait placer en qualité de commissaire des guerres sur la demande de Carrier, lui rappela, avec tant de précision, certaines circonstances de cette orgie sinistre, que Carrier fut contraint de se rendre à l'évidence. Robin n'avait pas vingt-deux ans ; mais il était vicieux et cruel au-delà de toute imagination, et il raconta cyniquement qu'il avait noyé avec Lamberty de nombreux prisonniers sur les ordres du représentant.

Aux détails donnés par Alexis Mosneron sur le dîner des Champs-Elysées, qui ont été déjà reproduits, il convient d'ajouter cette confidence que lui aurait faite Carrier, que Chaux et Goullin étaient des scélérats qui l'avaient poussé à toutes les mesures ultra-révolutionnaires, et que Forget avait tout conduit, tout dirigé à Nantes, de concert avec Chaux et Goullin[23].

Ce dernier qui ne laissait échapper aucune occasion d'attaquer Carrier, afin d'atténuer sa propre responsabilité, riposta aussitôt par une autre confidence. Je tiens de Carrier, dit-il, un jour que nous nous dînions ensemble, qu'il avait le plus grand regret d'avoir épargné certains contre-révolutionnaires ; il ne m'aurait pas tenu ce propos si j'avais été de ceux qui l'avaient poussé aux excès. Ce fut ce jour-là que Goullin raconta l'anecdote, qu'il dit tenir de Lamberty lui-même, sur Mlle Céleste Cuissart que Lamberty avait noyée parce qu'elle avait refusé de se livrer à lui[24] (13 frimaire).

Tout le monde se croyait le droit de jeter la pierre à l'accusé, même ceux qui auraient semblé avoir le plus d'intérêt à se taire pour se faire oublier. Tel était bien le cas d'un nommé Dhéron, inspecteur des vivres militaires ; il vint dire que Carrier lui avait donné l'ordre de faire fusiller les commissaires de la Vendée qui prétendraient retenir pour leur département les grains saisis dans les communes rebelles. Des assistants se rappelèrent alors ce qu'était ce Dhéron. On lui reprocha de nombreux assassinats ; et, ce qui n'était pas banal, de s'être montré, dès le mois de mars 1793, à la Société populaire avec un chapeau orné d'oreilles de brigands. Il fut aussitôt mis en accusation[25].

Le 14 frimaire, selon le Bulletin du Tribunal révolutionnaire, deux autres citoyens furent, sur la demande de l'accusateur public, mis en état d'arrestation : le commandant Lefaivre et un marin, du nom de Massé, qui avaient conduit en pleine mer, pour les noyer, une quarantaine de personnes. L'époque de ce crime (5 ventôse an II) était postérieure de deux mois au départ de Nantes de Carrier ; et, parce qu'il ressemblait à ceux qui étaient reprochés à Carrier, ce n'était pas une raison suffisante pour en impliquer les auteurs dans une affaire à laquelle ils étaient étrangers.

Ce qui avait manqué jusque-là dans l'instruction, c'étaient les dates des événements, qui, seules, pouvaient, en éclairant les juges sur l'enchaînement des faits, leur fournir le moyen de déterminer les responsabilités. Ce fut Guillaume Laënnec qui les donna dans une déposition très nette, heureusement recueillie par Villenave. Le soir même (14 frimaire), Laënnec, écrivait à sa femme que sa déposition avait tellement impressionné Iléal qu'il la lui avait fait répéter au sortir de l'audience. Goullin, que cette déposition touchait aussi sensiblement que Carrier, ne trouvant rien à y répondre au témoin, lui reprocha son fédéralisme.

L'indépendance complète des tribunaux à l'égard du pouvoir est un principe tutélaire de la bonne administration de la justice qui, dans la pratique, est souvent méconnu. Il est évident que, dans le procès de Carrier, le Tribunal révolutionnaire subissait docilement la direction du Comité de Sûreté générale. En voici la preuve : Tous les témoins entendus avaient été des témoins à charge, par cette raison peut-être que, dans ses souvenirs, l'accusé n'avait trouvé personne dont il pût espérer une parole secourable. Il s'avisa tout à coup de faire venir au Tribunal certains généraux et officiers de l'armée de l'Ouest, dont il donna la liste à l'accusateur public. Celui-ci n'osa prendre sur lui de trancher la question, et il en référa au Comité de Sûreté générale. Sa lettre fut lue à la Convention. Il y disait que la citation de ces témoins ferait traîner la procédure en longueur, et qu'il y aurait aussi danger à éloigner certains officiers des postes qu'ils occupaient, et il terminait par ces mots : Au reste j'attends vos ordres[26]. Plusieurs membres demandèrent l'ordre du jour. Bentabole fit observer qu'aucune loi ne limitait le droit d'un accusé de faire entendre des témoins ; Dubois-Crancé rappela qu'il y en avait une, d'après laquelle les officiers pouvaient envoyer leurs témoignages par écrit. En théorie, la demande était reconnue recevable par deux députés ; mais, en passant à l'ordre du jour sur leurs déclarations, la Convention faisait savoir qu'elle se désintéressait de la question. L'accusateur public se le tint pour dit, et les témoins portés sur la liste de Carrier ne furent ni cités ni interrogés par écrit.

On entendit successivement Bernard-Laquèze, concierge du Bouffay, l'évêque Minée, qui avait été président du Département durant le séjour de Carrier à Nantes. Minée ne fut pas plus explicite dans cette seconde déposition qu'il ne l'avait été la première fois ; il se reconnaissait sujet à des absences de mémoire. Chaux prit Forget à partie de la façon la plus vive. Cette prise de bec n'eut d'autre résultat que d'amuser les auditeurs. Dans ce chaos de cruautés, de violences et de lâchetés avérées, le seul moyen qu'eussent les accusés de s'excuser, c'était de se les rejeter les uns aux autres, et cette façon de se blanchir ne profitait en définitive it personne (14 frimaire).

Lecture fut donnée de la lettre de Hérault-Séchelles. Le fait d'avoir reçu cette lettre ne constituait pas une charge, car il peut arriver aux plus honnêtes gens de recevoir de mauvais conseils.

Gicqueau, membre important de l'administration départementale, n'eut point à se louer d'avoir comparu. Il ne put se défendre d'avoir écrit de sa main le cruel arrêté du 24 brumaire an II, signé : Grandmaison, Goullin et Richelot, qui réglementait les conditions du voyage des Cent trente-deux Nantais envoyés à Paris[27] (15 frimaire).

Gicqueau, Minée et Renard, écrivait Laënnec, le lendemain, ont eu une peur dont ils ne reviendront pas tout à l'heure. Minée surtout, et Renard, ont été bafoués, honnis, confondus d'une si rude manière, que je ne puis croire qu'ils osent reparaître à Nantes[28]. A dire vrai, les accusés sont devenus si fins, si ergoteurs, à force de s'exercer aux débats depuis cinquante jours, qu'à moins d'être très serré, et surtout bien pur, il est difficile de n'être pas étourdi par la subtilité de leurs interpellations.

Carrier, harcelé par ses co-accusés, tous plus ou moins intéressés à le charger, se défendait fort mal. Il niait trop, et souvent mal à propos. Couffin, à la lin irrité de l'entendre se plaindre des mensonges des autres, fit appel à sa loyauté, dans un petit discours fort étudié, où, lui-même, il affectait une franchise assez crâne, qui touchait au cynisme. Opposé, dit-il, au système machiavélique de Hérault-Séchelles, je méprise également et celui qui le prêcha et celui qui put le pratiquer. Nul de mes écrits n'est équivoque, j'appelle un chat un chat, et mon vocabulaire n'offre pas, pour synonymes, les mots noyade et translation. Jamais je n'eus la bassesse d'interposer des victimes entre la justice et moi. Tous mes actes sont ostensibles ; si l'on me juge d'après eux, certes je suis coupable, et j'attends mon sort avec résignation ; mais, si l'on juge mes intentions, je le dis avec orgueil, je ne redoute ni le jugement des jurés, ni celui du peuple, ni celui de la postérité. Carrier, toi qui me sommes de dire la vérité, plus que toi j'ai le droit de t'adresser la même sommation. Jusqu'à présent, tu en as imposé à tes juges et au public. Tu as fait plus, tu as menti à ta' propre conscience. Tu t'obstines à nier les faits les plus authentiques ; je t'offre un bel exemple, imite-moi, sache avouer tous tes torts, sinon tu t'avilis aux yeux du peuple, sinon tu te déclares indigne de l'avoir jamais représenté.

Depuis longtemps les accusés, tes agents subalternes, disons mieux, tes malheureuses victimes, jouent ici ton rôle. Crois-moi, il en est temps, reprends celui qui t'appartient, sois grand et vrai, reconnais ton ouvrage, confesse tes erreurs, et, si tu éprouvais le sort fatal, du moins tu emporterais dans la tombe quelques regrets de tes concitoyens. Voilà mon espoir, à moi qui suis et fus toujours véridique, et, je l'avoue, c'est ce qui cause la sérénité, je pourrais dire la gaieté, qui m'accompagne dans les fers.

Par cette adjuration de forme oratoire, Goullin mettait, comme on dit vulgairement, Carrier au pied du mur. Peu importait que sa prétention à la franchise ne fût, de sa part, qu'un mensonge de plus, et le plus impudent de tous. Le coup avait porté. Carrier ne trouva rien à répondre. Il battit le buisson et parla d'une prétendue conspiration que Goullin avait signalée à Gillet avant son arrivée à Nantes.

Les arrêtés relatifs aux exécutions sans jugement, apportés à Paris, lui furent représentés. Tout en prétendant que ces signatures avaient été surprises, il ne put les nier. C'était un premier pas dans la voie des aveux. Phelippes, joyeux, retourna le poignard dans la plaie en rappelant l'âge des enfants compris dans ces exécutions. Abasourdi par ces coups répétés, c'est à peine s'il prit garde à la déposition de son jeune ennemi Jullien, auquel il répondit seulement qu'il l'avait mal reçu parce qu'il l'avait confondu avec Jullien de Toulouse, qui était proscrit, et qu'il l'avait invité à dîner aussitôt qu'il avait reconnu son erreur.

Deux témoignages, relatant des aveux de noyades, achevèrent de le déconcerter tout à fait. Après boire, il était expansif ; il en avait donné la preuve au dîner des Champs-Elysées avec Mosneron et Vilmain. Vergne, un ami de Fouquier-Tinville, déposa qu'un jour Coffinhal lui avait amené Carrier à dîner, et qu'il le lui avait présenté comme doué d'un talent unique pour exporter les prêtres[29]. A quoi l'accusé avait répondu ironiquement : J'en ai fait embarquer beaucoup, et aucun n'a échappé au naufrage. La seconde déposition confirmait la première : Dans un dîner aux Tuileries, auquel assistait le général Muller, j'étais, dit Villain d'Aubigny, ex-adjoint au ministre de la Guerre, placé à côté d'un convive qui me parla beaucoup des bateaux à coulisse. — Tu es donc Carrier ? lui dis-je. — Oui, me répondit-il. — Comment as-tu pu ordonner de pareilles exécutions ?J'y étais autorisé, me répondit-il... D'Aubigny ayant ajouté que Ronsin appelait Lamberty le baigneur de Carrier, celui-ci, piqué du propos, appela d'Aubigny Monsieur. Pendant quelques minutes ces deux citoyens se donnèrent du Monsieur comme l'auraient fait en cachette deux bons royalistes[30] (16 frimaire).

Mauvaise séance pour l'accusé ; l'instruction se dessinait nettement défavorable.

 

 

 



[1] La Commune de Bouguenais et la garnison du château d'Aux par A. Lallié (Revue de Bretagne et de Vendée, 1882). — Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 63.

[2] Réimpression du Moniteur, XXI, 448.

[3] Imp. d'Anjubault, Paris, rue Honoré, 20 ; annoncée avec faveur par l'Orateur du peuple du 13 frimaire an III.

[4] Extraits des p. 6, 7, 8. 14 et 25.

[5] Séance du 12 vendémiaire an III (Réimpression du Moniteur, XXII, 136).

[6] Citation empruntée à la Vendée patriote, III, 148.

[7] Moniteur de pluviôse an III (Réimpression, t. XXIII, p. 371 et 416). — Beaulieu, Essais historiques, VI, 130.

[8] Une Mission en Vendée, Paris, 1893, p. III et VI.

[9] Vandal, les Causes directes du 18 brumaire (Revue des Deux Mondes, avril 1900, p. 726).

[10] Journal des Lois du 7 frimaire an III.

[11] Divers journaux et notamment le Journal des Lois des 8 et 9 frimaire an III.

[12] Archives nationales, W, 1er carton, 493.

[13] Moniteur du 10 frimaire an III (Réimpression, XXII, 614). Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, n° 5 et 6.

[14] Réimpression du Moniteur, XXII, 619.

[15] Au début du procès, le président avait désigné d'office un employé du parquet nommé Hureau, avec faculté de le faire aider par un autre à son choix (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 31). Hureau, sans doute, refusa, car le président indiqua Lafeutrière. Celui-ci se déroba, en alléguant qu'il défendait déjà deux des accusés de Nantes. Antonelle et Giroud, sollicités, refusèrent absolument (Compte rendu du procès du Moniteur ; Réimpression, XXIII, 3). Le 11 frimaire, personne n'ayant encore accepté, le président nomma Cahier. Cahier répondit qu'il s'était chargé de défendre Lefaivre, accusé d'avoir noyé en pleine mer un certain nombre de prisonniers à une époque ou Carrier avait terminé sa mission. De guerre lasse, le Tribunal rendit, le 12 frimaire, un jugement portant que le défenseur officieux Villain prêterait son ministère à Carrier. Villain se résigna, et, en définitive, ce fut lui qui l'assista et qui plaida pour lui (Compte rendu du procès dans les Nouvelles politiques et le Courrier universel des 11, 12 et 13 frimaire an Ill, et dans le Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 40, 44 et 88).

[16] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 223.

[17] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 295, 2. Ce chiffre de dix mille prisonniers à l'Entrepôt est aussi le chiffre qui avait été donné par Jolly à Altaroche, président de l'administration du Département du Cantal dans une conversation qu'il avait eue avec lui à la Conciergerie. Altaroche ayant répété cette conversation au Tribunal révolutionnaire en présence de Jolly ; celui-ci en reconnut la vérité (Journal des Lois du 24 frimaire an III, p. 2).

[18] La Justice révolutionnaire à Nantes et dans la Loire-Inférieure, par A. Lallié, Nantes, Cier, 1896, p. 253.

[19] Mémoires de Levasseur de la Sarthe, Paris, 1829, II, 286.

[20] Courrier universel du 24 frimaire an III.

[21] Histoire de la Révolution, Lacroix, 1878, t. VIII, p. 309.

[22] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, p. 38.

[23] Journal des Lois, numéro du 18 frimaire an III, p. 3.

[24] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 53.

[25] M. de la Sicotière, l'éminent auteur de Frotté et les insurrections normandes, a publié sur ce Dhéron, dans la Revue de Bretagne et de Vendée (octobre 1879, janvier, avril 1880) une notice extrêmement intéressante.

[26] Séance du 15 frimaire an III (Réimpression du Moniteur, XXII, 681).

[27] Journal des Lois, des 18, 19 et 21 frimaire an III.

[28] Minée resta à Paris. Renard revint à Nantes ; terroriste relaps, il fut emprisonné en l'an III, pour des propos qui inquiétaient l'opinion publique (Registre du Comité de surveillance. 3 fructidor an III, 20 août 1795).

[29] Courrier universel du citoyen Husson, numéro du 18 frimaire an III.

[30] Journal des Lois du 24 frimaire an III, p. 3.