JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XXIV. — LA MISE EN ACCUSATION.

 

 

Continuation du procès des membres du Comité révolutionnaire de Nantes. — Marche à la fois lente et mouvementée des débats. — Le président Dobsent. — Les pamphlets contre Carrier. Hostilité du public contre ses partisans. — Plaintes de Carrier de la surveillance à laquelle il est soumis. — Autorisation accordée de prendre un secrétaire et de recevoir ses amis. — Dîner de vingt-cinq couverts. — Refus par la Convention à Carrier d'un délai de dix jours pour préparer sa défense. Demande du Comité de Sûreté générale de fixer la date de la comparution de Carrier. — Sa comparution, le 1er frimaire an III (21 novembre 1791). — Contestation de l'authenticité de la copie des ordres d'exécution sans jugement, donnés à Phelippes. — Longues discussions à ce sujet. — Décret ordonnant l'envoi d'un courrier à Nantes pour rapporter les pièces originales. — Violente sortie de Legendre contre Carrier. — Discours de Carrier. — Sa péroraison. — Appel nominal des députés appelés à voter sur la proposition de mettre Carrier en accusation. — Unanimité des votes en faveur de la proposition. — Observations sur les motifs de certains votants. — Arrestation de Carrier et son emprisonnement à la maison du Plessis.

 

Le procès des membres du Comité révolutionnaire de Nantes et de leurs complices se continuait toujours. Il attirait au Palais de justice une foule énorme, qui, au sortir de l'audience, répandait dans Paris des impressions ravivant l'indignation. Pour les muscadins et autres contre-révolutionnaires, ces séances étaient un véritable régal. Les témoins se succédaient sans ordre et sans méthode. Dobsent, chargé de présider les débats, ne dirigeait rien. Il avait pu être un agitateur habile, alors que, président de la section de la Cité, il avait joué l'un des premiers rôles dans la Révolution du 31 mai[1] ; mais il n'avait aucune des qualités du magistrat ; ce procès long et compliqué était fort au-dessus de ses moyens. Certains accusés, comme Chaux et Goullin, étaient retors et menteurs, ce qui amenait, de la part des témoins, des réparties violentes. Les témoins, dont un certain nombre avaient été les complices des accusés, étaient souvent pris à partie par ceux-ci, et il en résultait des discussions interminables. Parfois même les témoins s'accusaient les uns les autres, et, de là surgissaient des révélations imprévues qui réjouissaient fort la galerie.

Il semble cependant qu'à partir du moment où la mise en accusation de Carrier devint probable, la lenteur des débats ne fut pas seulement un effet de l'incapacité du président, et que le procès fut prolongé de propos délibéré en vertus d'ordres supérieurs pour qu'il durât encore au moment où le représentant serait renvoyé devant le Tribunal révolutionnaire. Quelqu'un de puissant, qui n'était pas des amis de Carrier, voulut qu'il comparût devant des juges et des jurés initiés aux faits qui lui étaient reprochés. Sa confrontation, avec des complices qui ne s'étaient pas fait faute de rejeter sur lui la responsabilité de leurs méfaits, ne pouvait qu'accroitre la difficulté de sa justification ; aussi le verrons-nous bientôt faire tous ses efforts pour obtenir son renvoi devant une autre section du Tribunal révolutionnaire.

L'Egypte eut moins de sauterelles, disait un journal, que Paris n'a de pamphlets de toutes sortes. Tout le monde veut parler, tout le monde veut écrire. Aujourd'hui les colporteurs s'enrouent à crier l'œuvré d'un créole de la Dominique, intitulée : A bas la tête de Carrier. Hier, c'était : La confession de Carrier et la révélation de ses complices, et La justification de Carrier ou Mettez vos lunettes, On veut sauver Carrier, Peuple, prends garde à toi. Ces brochures, dont le style laisse à désirer, contiennent des vérités, mais tout se vend, tout se lit. Le peuple est avide de lumière et de justice. Il aime qu'on démasque les monstres sanguinaires, les scélérats et les fripons... Les chevaliers de la terreur et de la mort se répandent, chaque jour, dans les cafés, dans les groupes et tâchent de justifier leur général Carrier et d'atténuer ses exécrables forfaits. Mais que peuvent ces cannibales contre le cri de la nation entière, contre celui de la nature outragée !... Ils sont généralement honnis et conspués. L'un deux ayant osé, hier, dans le Jardin national (le Palais royal), dire un seul mot en faveur du bourreau de l'humanité, allait être précipité dans le bassin, s'il ne se fût dérobé par une prompte fuite à cette juste punition[2].

A la séance du 23 brumaire (13 novembre), un des secrétaires donna lecture d'une lettre de Carrier dans laquelle il se plaignait que les ordres, donnés aux gendarmes qui le gardaient, l'empêchaient d'avoir un secrétaire et de recevoir les visites de ses amis. La Convention l'autorisa de suite à prendre un secrétaire, et à recevoir ses amis en présence de ses quatre gendarmes[3].

Ce fut sans doute pour bien affirmer son droit à recevoir ses amis que Carrier aurait, selon une anecdote qui courut dans Paris, invité à dîner à la fois vingt-cinq personnes, dont la présence alarma les quatre gendarmes. Pour parer à toute tentative d'évasion, ceux-ci envoyèrent l'un deux chercher du renfort, et les vingt-cinq convives dînèrent sous la surveillance d'autant de gendarmes. Le public apprit ainsi que l'infortune n'avait pas fait le vide autour du prisonnier et qu'il avait encore des amis.

Les délais de la mise en accusation de Carrier causaient une vive impatience aux habitants de Nantes appelés à Paris pour déposer. Nous attendons toujours, écrivait Minée, le 14 brumaire, nous avons la vie la plus ennuyeuse ; et Laënnec, quelques jours plus tard : Nous séchons sur pied pour voir arriver, au Tribunal, le grand instrument des malheurs de notre ville. Il faut le temps d'imprimer les pièces, et ce ne sera que trois jours après la distribution qu'il comparaîtra à la barre, et qu'il pourra être mis en état d'accusation. Ces formes sont un peu trop favorables au jeu d'intrigues que ses partisans font mouvoir pour le sauver. Il n'en fallut pas tant, l'année dernière, pour envoyer à la mort un grand nombre de ses collègues. Il faut espérer cependant que ces lenteurs n'ôteront rien à l'énergie des mesures que la justice doit prendre contre des coupables. En attendant, le Tribunal a congédié quatre-vingt-seize témoins, regardés comme inutiles à l'éclaircissement de l'affaire. Lechantre[4] a le bonheur d'être de ce nombre, et par conséquent de s'en retourner quand il le voudra. Il a reçu sept cent vingt livres, savoir : quatre cent vingt pour ses frais de route, et trois cents pour trente jours de présence au Tribunal.

A la séance du 28 brumaire (18 novembre), le président donna lecture d'une lettre de Carrier par laquelle il demandait :

1° Le délai d'une décade pour méditer sa défense ; 2° la communication du rapport imprimé de la Commission des Vingt et un ; 3° communication par l'accusateur public des copies et des originaux des minutes de Phelippes-Tronjolly. Ces pièces étaient les ordres donnés à ce dernier, d'exécuter sans jugement, une fois, vingt-quatre et, l'autre fois, vingt-sept brigands.

La Convention passa à l'ordre du jour sur la première demande et accorda les deux autres[5].

Au cours de la séance du 1er frimaire (21 novembre), le président, qui était Legendre, communiqua à l'Assemblée une lettre du Comité de Sûreté générale, par laquelle il la priait de fixer le moment de la comparution de Carrier. Plusieurs voix crièrent : A l'instant ! La question fut posée de savoir s'il comparaîtrait à la barre ou à la tribune. Sur une observation de Merlin, que Carrier était ce qu'il était la dernière fois qu'il avait été entendu, il fut décrété qu'il parlerait à la tribune. Carrier parut alors accompagné de gendarmes, et, sur l'invitation du président, il monta à la tribune[6].

Son discours, ou plutôt sa plaidoirie, occupa la fin de la séance, toute celle du lendemain, et une grande partie de celle du 3 frimaire. Le premier jour, Carrier donnait lecture lui-même des charges articulées dans le rapport de la Commission, et après la lecture de chacune d'elles, il produisait sa réfutation ; les deux autres jours, ce fut un secrétaire qui fit cette lecture, et il répondit à chaque grief de la même façon.

Au début de la discussion, Carrier se plaignit de la communication tardive des documents qui ne lui étaient parvenus que la veille. Il se plaignait pour la forme, car, au fond, il n'était pas une seule des pièces imprimées qui ne lui eût été soumise, et il avait pu en discuter la valeur à loisir avec les membres de la Commission.

L'ordre adopté pour les débats — Carrier lisant ou entendant lire un paragraphe accusateur, et y répondant —avait été suivi régulièrement jusqu'au milieu de la séance du 2 frimaire, quand, à la suite de la lecture de l'articulation de Phelippes de lui avoir ordonné l'exécution sans jugement, le 27 frimaire, de vingt-quatre brigands, dont deux de treize, et deux de quatorze ans, et, le 29 du même mois, de vingt-sept, dont plusieurs jeunes femmes, il nia formellement avoir écrit ces ordres, et prétendit, de plus que, s'ils existaient signés de lui, c'était qu'on avait surpris sa signature. Il est vrai que la copie de ces deux ordres donnait, à chacun d'eux, une rédaction un peu différente, et que, d'après cette copie, il n'y en avait qu'un seul qui contînt l'ordre d'exécuter sans jugement. C'était une erreur de copiste ; les deux ordres contenaient bien les mots : sans jugement. On aurait pu répondre à Carrier que ces ordres et le procès-verbal de Phelippes, enjoignant leur exécution, avaient été imprimés tout au long, plus de trois mois auparavant, dans les Mémoires de Phelippes, et qu'il venait bien tardivement contester l'authenticité de la copie ; mais personne n'y songea. Ses amis, au contraire, ayant trouvé là un point pour intervenir dans le débat, il s'ensuivit une discussion longue et oiseuse dont le compte rendu remplit plusieurs colonnes du Moniteur, et dont la conclusion fut le vote d'un décret ainsi conçu :

ARTICLE PREMIER. - Toutes les pièces originales relatives à l'affaire de Carrier et qui se trouvent à Nantes, notamment les arrêtés des 27 et 29 frimaire, et les pièces originales relatives au procès de Fouquet et Lamberty, et à la Compagnie Marat, seront apportées sans délai au Comité de Sûreté générale, après avoir été cotées et paraphées, etc.

ART. 2. — Le Conseil général de la Commune de Nantes est chargé, sous sa responsabilité, de l'exécution de l'article précédent ; ceux qu'il commettra pour porter lesdites pièces sont autorisés à requérir, pendant la route, une force armée suffisante.

ART. 3. — La discussion sera néanmoins continuée, et, si la Convention nationale se trouve d'ailleurs suffisamment éclairée, elle prononcera qu'il y a, ou qu'il n'y a pas lieu à accusation.

ART. 4. — Un courrier extraordinaire[7], etc.

 

La mission d'aller à Nantes et d'en rapporter les pièces fut confiée à un secrétaire du Comité de Sûreté générale nommé Louchet. Disons de suite, pour n'avoir pas à revenir sur cet incident, que Carrier, dans la séance de son procès du 16 frimaire, ne put nier sa signature apposée au bas des ordres[8], mais prétendit qu'on la lui avait subtilisée. Il ne fut point fait usage au procès des pièces du dossier de Fouquet et Lamberty, ni de celles de la compagnie Marat ; mais, chose fort regrettable, le déplacement de ces dossiers a fait qu'ils se sont perdus. Vainement M. Dugast-Matifeux les a recherchés aux Archives nationales[9], et je n'ai pas été plus heureux que lui dans mes recherches.

Dans la matinée du 3 frimaire, Carrier se fit attendre. Raffron présenta quelques observations sur la séance de la veille, et insista pour que la discussion ne s'écartât pas des faits consignés dans le rapport. A ce moment le président fit savoir que Carrier venait de lui mander qu'il était malade, ce qui donna lieu à quelques réflexions sévères de plusieurs députés, entre autres celle-ci de Cigogne : Je suis convaincu que Carrier est malade ; mais savez-vous quelle est la maladie qui le tourmente, c'est la conviction de ses crimes. A ce moment Legendre quitta le fauteuil et alla à la tribune. Je demande à prouver, dit-il, que l'on veut sauver Carrier... Il est démontré pour moi que ceux qui ont voulu lui faire aux Jacobins un rempart de leurs corps, sont encore ici pour le sauver. (Vifs applaudissements.) La discussion qu'on a élevée hier est partie de ce côté (en montrant l'extrême gauche ; on applaudit) ; on a demandé des preuves matérielles, eh bien, si vous en voulez, faites refluer la Loire à Paris, etc. Il ne faut pas que la Convention se laisse mener... La prétendue maladie de Carrier ne peut pas empêcher de le juger ; jetez les yeux sur le calendrier ; comptez les jours qu'il a demeuré à Nantes, et vous aurez compté le nombre de ses crimes... Je demande qu'il soit sommé de se rendre dans le sein de la Convention, et que, s'il n'y vient pas, on procède à l'appel nominal. Peu après un huissier, qui avait été envoyé chez Carrier, revint et dit qu'il s'habillait et allait arriver. Carrier fit son entrée au milieu du silence le plus complet[10].

Les détails que je viens de donner sur la physionomie de ces séances dépassent de beaucoup en intérêt la plaidoirie de Carrier, qui consista surtout en dénégations effrontées et que je renonce à analyser. Jamais orateur ne prononça autant de paroles pour ne rien dire d'utile à sa cause.

Ses arguments principaux, qui étaient loin d'être décisifs, mais qui étaient à leur place dans sa défense, se résument à ceux-ci :

Phelippes, dans ses Mémoires, n'a accusé que le Comité révolutionnaire et ne lui a fait à lui que de légers reproches ; d'ailleurs Phelippes serait mal venu à l'accuser, puisque, depuis son rappel de Nantes, il lui a écrit une lettre dans laquelle il lui témoigne son amitié.

Bô et Bourbotte, venus à Nantes après lui, ont reconnu que, si tout le monde, à Nantes, accusait le Comité de cruauté, pas une plainte ne s'était produite contre lui.

Sa mission de Normandie. quoique longue et difficile, ne lui a pas attiré le moindre reproche.

Arrivé à Nantes le 10 octobre 1793, il a cessé pendant un mois de l'habiter. Cette assertion était un mensonge que réfutaient les dates de ses arrêtés datés de Nantes.

Il cite une lettre de Goullin dans laquelle il était question de bateaux ; le Comité a outré ses ordres. Il est constant d'ailleurs que le Comité a payé des bateaux à Lamberty.

On lui reproche des fusillades. La Convention n'ignore pas que, trois mois avant son arrivée en Vendée, on ne faisait plus de prisonniers. La lecture des lettres annonçant des fusillades de brigands étai t toujours interrompue par les applaudissements de l'Assemblée, et notamment sa propre lettre du 30 frimaire an II.

Il n'y a pas eu des noyades seulement à Nantes. Il y en a eu à Saumur et à Angers exécutées sous les yeux de représentants en mission. Il ne les reproche pas à ses collègues. Ils ont cru servir ainsi la République, mais pourquoi lui seul est-il inculpé à ce sujet ? En le poursuivant, la Convention se fait à elle-même son procès.

Ces derniers arguments étaient puissants et vrais. Leur seul défaut était de porter juste ; ils ne pouvaient qu'indisposer contre Carrier des juges obstinés à prétendre qu'ils n'avaient connu que tardivement ces excès, et qu'ils ne les avaient jamais autorisés.

Il rappela, dans sa péroraison, si on peut ainsi qualifier la dernière partie d'un discours décousu et sans ordre, que, dans sa mission de dix mois, il n'avait dépensé que trente-deux mille livres ; qu'il avait fortifié Angers, préparé-le tombeau des Vendéens à Savenay, et qu'on lui devait la prise de Noirmoutier. Quand il quitta Nantes, on ne parlait plus de la guerre de Vendée, et cette guerre n'a recommencé que depuis son retour à la Convention. Comme repoussoir destiné à atténuer l'horreur de ses cruautés, il reproduisit tous les récits qui couraient alors sur celles des Vendéens. Invité à se résumer, il parla de la ciguë de Socrate, du poignard. de Brutus, de l'échafaud de Sidney, de l'épée de Caton et aussi de Calas injustement poursuivi comme lui. A un certain moment il gesticula d'une façon si furieuse qu'il envoya la bougie à l'autre bout de la salle[11].

Je le vois encore à la tribune, raconte Tissot[12], la figure pale et sombre, les yeux enfoncés dans leurs orbites, les joues creuses, couvert d'un vêtement qui agrandissait encore sa stature élevée. Il avait l'air d'un fantôme, lorsque, promenant autour de lui des regards farouches, il dit tout à coup : J'ai vu en entrant des figures antihumaines qui buvaient mon sang et ma vie. Eh bien, misérables, si vous voulez mon sang et ma vie, les voilà ! Les paroles, ou plutôt les cris déchirants sortis du fond des entrailles, firent un moment frissonner tous les spectateurs. Il y avait de la mort dans ces cris.

Il était six heures du soir, et malgré sa demande de rester, ordre lui fut intimé de sortir de la salle.

Après une courte suspension, des mesures furent prises pour que l'appel nominal commençât aussitôt.

Au dire de tous les journaux, cette discussion avait attiré, à la Convention, une foule immense, et Carrier, durant ces trois jours, avait été écouté dans le plus profond silence. Des malveillants, lit-on dans le Mercure de France, s'étaient agités inutilement pour produire effervescence au profit de Carrier. On avait fait de grands efforts pour soulever les ateliers, et égarer plusieurs sections. Le Comité de Sûreté générale avait pris ses précautions, et, d'accord avec le Comité militaire, il avait augmenté de six mille hommes la force armée de Paris[13].

L'appel nominal avait lieu selon l'ordre alphabétique des départements, et, je suppose le tour de la Loire-Inférieure arrivé, on appelait à voter tous les députés de la Loire-Inférieure, et on passait au département suivant. A cet appel, chacun devait répondre par oui ou par non, mais il était impossible d'empêcher certains députés de motiver leur opinion. La séance se prolongea jusqu'à deux heures du matin. Beaucoup de députés étaient éloignés de Paris comme remplissant des missions en province ; quelques-uns étaient en congé ; il y avait des malades réellement retenus chez eux, sans parler de ceux qui se dirent malades pour se dispenser de voter ; quelques-uns sont portés comme absents sans motifs. Le compte fait des suffrages exprimés, ils n'étaient qu'au nombre de cinq cents. Un membre en manifesta son étonnement : La Convention, dit-il, est composée de 760 membres, et je ne vois que cinq cents votants. Il n'y a cependant pas 260 députés tant en mission qu'en congé ou malades ? On lui répondit que soixante-treize étaient séquestrés. Ces soixante-treize étaient les députés mis en arrestation à la suite du 31 mai et qui firent peu après leur rentrée à la Convention. Sur ces cinq cents votants, -198 avaient répondu affirmativement à la demande de mise en accusation, et deux l'avaient fait avec cette restriction que les crimes visés dans le rapport seraient absolument démontrés.

Au milieu de la nuit, un ami de Carrier alla chez lui l'informer de la tournure du vote. Je sors de la Convention, lui dit-il, on a déjà appelé vingt-sept départements ; ils ont tous voté unanimement le décret d'accusation, tu peux être assuré qu'il en  sera ainsi des autres. — Quoi ! s'écria Carrier, Duhem ! quoi, Billaud ! quoi, Barère ! m'ont abandonné ; je suis perdu'[14].

Assurément sa culpabilité était immense ; mais il serait injuste de le nier, son expiation dépassait la mesure commune. Quelle amertume de se voir seul, accusé, renié, trahi, par des collègues, dont la plupart avaient été des complices, et qui avaient applaudi à sa noyade des prêtres d'Angers !

Hentz et Francastel avaient eu la pudeur de rester chez eux, le premier sans donner de motifs, le second alléguant une maladie. D'autres, qui auraient dû éprouver le même sentiment, défilèrent à la tribune et prononcèrent leur oui. En voici quelques-uns : Léonard Bourdon et Billaud-Varennes qu'il suffit de nommer ; Fouché et Collot d'Herbois, les mitrailleurs de Lyon ; Maignet, l'incendiaire de Bédouin et l'organisateur de la Commission d'Orange ; Bourbotte et Prieur de la Marne, auprès desquels Carrier n'avait été qu'un fusilleur modéré, si l'on se rappelle que ces deux représentants avaient, avec Turreau, ordonné les fusillades de Noirmoutier, et créé la Commission du Mans, présidée par Bignon, et que ce tribunal, à Nantes seulement, avait prononcé près de deux mille condamnations ; Javogues, dont les excès furent dénoncés par Couthon ; Barère, dont la rhétorique avait eu, pendant dix-huit mois sans interruption, des fleurs pour enguirlander tous les crimes ; Duhem et Fayau, ses plus fidèles amis, n'avaient meme pas osé le défendre jusqu'à la fin.

Parmi ceux qui ne se contentèrent pas d'une simple affirmation, et qui la motivèrent, vingt-cinq environ incriminèrent le fait des noyades ; une dizaine, les deux exécutions sans jugement. Il s'en trouva presque autant, et notamment Romme, Cambon, Lequinio, pour lui faire un crime capital d'avoir attenté à la puissance souveraine du peuple en empiétant sur l'autorité de Tréhouart ; Patrin, député de Rhône-et-Loire, et Couturier de la Moselle, prétendirent même que, de tous les crimes de Carrier, celui-là était de beaucoup le plus grave. Comme dans les Animaux malades de la peste, rien que la mort n'était capable d'expier un tel forfait. Or il y avait plus d'un an, et personne n'y pensait plus, que ce conflit s'était produit, et que le Comité de Salut public, loin de soutenir Tréhouart, avait donné raison à Carrier. D'autres conflits semblables avaient été apaisés sans donner lieu à la moindre accusation, et celui qui avait éclaté entre Bourbotte, Choudieu d'une part, et Goupilleau de Fontenay et Bourdon de l'Oise d'autre part, avait eu un retentissement bien autrement considérable. Goupilleau de Fontenay et Bourdon avaient destitué, presque sur le champ de bataille, à la fin d'août 1793, le général Rossignol, et l'affaire s'était terminée simplement par la réintégration de Rossignol dans son grade et le rappel pur et simple des représentants qui l'avaient destitué[15].

Sept ou huit joignirent à leur réponse affirmative le reproche d'avoir travaillé méchamment à discréditer, par ses cruautés, le Gouvernement républicain. Jullien de la Drôme récita une petite réclame en faveur de son jeune fils Marc-Antoine,

le sauveur de la ville de Nantes. La déclaration la plus fausse et la plus hypocrite fut celle de Clauzel de l'Ariège. Il accusa Carrier d'avoir prétendu associer faussement la Convention à ses crimes, alors qu'ils avaient, osa-t-il dire, excité sur ses bancs une horreur unanime, et que des lois, sages et tutélaires, avaient pourvu à la sûreté des femmes et des enfants de la Vendée. Trois ou quatre votants exprimèrent le désir que Carrier fût traduit devant une section du Tribunal révolutionnaire différente de celle qui jugeait le Comité révolutionnaire de Nantes. Cette demande était fondée, et aurait été accueillie par une Assemblée moins désireuse d'en finir avec Carrier. Lecointre, toujours très animé contre les anciens Comités, résuma en quelques mots toute la morale de l'affaire de Carrier : Si Carrier, dit-il, est responsable de ses premiers crimes, les Comités, qui avaient autorité sur lui, et qui les avaient connus, auraient dû, en le rappelant, l'empêcher de commettre les autres[16].

Le décret portant accusation fut remis, vers deux heures du matin, au citoyen Laffond, adjudant de la section de la Cité, pour être communiqué à Carrier, à son domicile, rue d'Argenteuil. A la suite de la lecture qui lui en fut donnée, le représentant essaya de se brûler la cervelle, et il en fut empêché. Jamais, dit-il à Laffond, les patriotes ne te pardonneront de t'être opposé à mon suicide. Sur la route de la prison, — on le conduisit au Plessis, — il fut plus calme et pria Laffond de lui faire parvenir son traitement de député. A la prison, il demanda une chambre aérée, parce qu'accoutumé aux climats montagneux, le grand air lui était plus nécessaire qu'à tout autre[17].

Toute l'attention des citoyens, porte un rapport de police en date du 4 frimaire, était fixée hier sur Carrier. Chacun attendait avec impatience la décision de la Convention... Le public n'a pu s'empêcher de manifester sa joie, au moment où l'accusation a été décidée, par de vifs applaudissements, qui ont été réitérés jusqu'à trois fois[18].

Cette longue procédure n'avait eu pour résultat que l'autorisation de mettre Carrier en jugement ; mais l'unanimité avec laquelle elle avait été accordée était pour lui un préjugé fâcheux du verdict des jurés appelés à se prononcer sur son sort.

 

 

 



[1] Voir Edmond Biré, Journal d’un bourgeois de Paris, t. II. Réunion de l'Evêché.

[2] Journal des Lois, des 19 et 20 brumaire an III.

[3] Réimpression du Moniteur, XXII, 490.

[4] Lechantre était un honorable négociant de Nantes, qui, en qualité de membre de la garde nationale, avait dû escorter les victimes de la noyade du Bouffay (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, p. 314).

[5] Réimpression du Moniteur, XXII, p. 535.

[6] Réimpression du Moniteur, XXII, p. 557.

[7] Réimpression du Moniteur, XXII, p. 575. Le décret était déjà parvenu le 6 frimaire. A cette date, le Directoire de Département écrivait à la Commune de Nantes qu'il n'existait dans ses bureaux aucune pièce concernant Carrier.

[8] Réimpression du Moniteur, XXIII, 18

[9] Dugast-Matifeux, Bibliographie révolutionnaire, n° 118.

[10] Réimpression du Moniteur, XXII, 577. — Mercure français du 5 frimaire, p. 32.

[11] Numéro du 5 frimaire an III, p. 23.

[12] Histoire de la Révolution, V, 396. Tissot, après avoir rempli, durant la Révolution, toutes sortes de missions démagogiques, fut mêlé à la conspiration de Babeuf. Il a beaucoup écrit sur l'antiquité, il devint membre de l'Académie française en 1833, et son fauteuil échut â Mgr Dupanloup, en 1854.

[13] L'Ami des citoyens, Journal du Commerce et des Arts, numéro du 5 frimaire an III.

[14] Journal des Lois, du 7 frimaire an III.

[15] Vie véritable du citoyen Rossignol, publiée par V. Barrucand, in-18. Paris, Plon, 1896, p. 206 et suiv.

[16] Tous ces détails sont empruntés au Moniteur des 5, 6 et 7 frimaire an III. Le discours de Carrier, prononcé à la séance du soir du 11 frimaire fut imprimé â Paris, de même que l'appel nominal (Biblioth. de Nantes, n° 50636).

[17] Courrier universel ou l'Écho de Paris, in-4°, numéro du 6 frimaire an III. Le Moniteur du 14 frimaire (Réimpression, XXII, 646) donne le texte du procès-verbal de l'arrestation.

[18] Aulard, la Réaction thermidorienne, p. 271.