JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE XXII. — CARRIER À L'ORDRE DU JOUR.

 

 

Hommage rendu à la ville de Nantes par la Convention. — Fête en l'honneur de Marat. — Sa prodigieuse. popularité. — Sortie violente de Legendre contre Carrier à la tribune de la Convention. — Dénonciation de Lofficial concernant les généraux employés en Vendée. — Dénégations de Carrier d'avoir jamais ordonné aucune noyade. — Arrestation des généraux Huché et Turreau, ordonnée à la suite d'un discours de Laignelot. Renvoi devant le Tribunal révolutionnaire des membres du Comité révolutionnaire de Nantes. — Caractère et physionomie de leur procès. — Manifestation de l'opinion pour le renvoi de Carrier devant les juges du Comité de Nantes. — Le jugement de Barère et autres terroristes, réclamé par Fréron au même titre que celui de Carrier. — Carrier à l'ordre du jour de toute la République. — Déposition de Guillaume Laennec. — Hésitation égoïste des membres de la Convention à sacrifier Carrier. — Impressions de Laennec sur plusieurs des accusés. — La mise en accusation de Carrier demandée par Raffron. — Procédure tutélaire établie au profit des représentants dont l'accusation pourrait être demandée. — Application de cette procédure à Carrier, et déclaration des Comités qu'il y a lieu d'examiner les dénonciations dirigées contre lui. — Tirage au sort des noms des membres appelés à former la Commission des Vingt et Un.

 

Dans les derniers jours de fructidor an II, et les premiers de vendémiaire an III, la Convention s'occupa du relèvement du commerce et de l'industrie, que le régime de la Terreur avait complètement détruits. Guyomard, passant en revue les grandes villes de France, s'exprima ainsi sur la situation de notre ville : Tout retentit ici des malheurs qui ont affligé la commune de Nantes. Que pouvait le commerce au milieu de tant de calamités et de persécutions ? Cette citadelle de l'Ouest a soutenu un siège de plus de quinze mois ; elle a combattu les rebelles et les brigands : elle a conservé à la République une place importante et la navigation de la Loire ; sa fidélité, ses malheurs, appellent des encouragements ; si les infortunés Nantais se réunissent, Nantes redeviendra le plus grand magasin de l'Europe. et assurera la circulation des matières et des denrées dans l'intérieur[1]. A la suite de ce discours, quelques dispositions favorables au commerce et à la liberté individuelle furent décrétées.

Entre temps avait eu lieu la fête solennelle en l'honneur de Marat, dont la popularité dépassait tout ce qu'on peut imaginer. Partout on voyait son buste et son image. Ce qui étonne, ce n'est pas qu'en ce temps d'affolement général on ait rendu à son cœur des hommages qui étaient la parodie, sacrilègement voulue, du culte rendu au Sacré Cœur de Jésus-Christ[2], ce n'est pas que Fouché ait dit hautement : Il n'y a qu'un sentiment sur lui, nous voulons tous honorer la cendre de Marat[3], c'est qu'un des avocats des Nantais n'ait rien trouvé de plus flatteur que de les comparer à Marat en disant : Comme lui, vous êtes entrés accusés dans cette salle, et, comme lui, vous en sortirez acquittés. En faisant déposer au Panthéon les restes de Marat, les membres de la Convention n'avaient qu'un but : exploiter à leur profit cette prodigieuse popularité.

Ils ne se piquaient guère de logique ; car, tandis qu'ils exaltaient la mémoire de Marat, ils ne laissaient pas d'attaquer ses plus fervents admirateurs. Le 2 vendémiaire an III (23 septembre 1794), Legendre, irrité des criailleries des Jacobins contre la liberté de la presse, fit contre eux une sortie virulente dans laquelle il visa directement Carrier : Il est temps, dit-il, que la République ouvre les yeux sur les hommes qui voudraient mener la Convention, comme ils mènent une Société respectable, qui n'a perdu son lustre que parce qu'ils en sont les meneurs... Savez-vous les infâmes lieutenants dont ils se servent ? Ce sont ces hommes qui ont rendu l'Océan témoin de leurs crimes, qui ont rougi la mer par le reflux ensanglanté de la Loire. Le navigateur, qui recevait le baptême, en passant sous le tropique, ne voudra plus marquer cette époque de son voyage dans la crainte d'être inondé de sang... Citoyens, rappelez-vous que Necker et Lafayette craignaient la liberté de la presse ; ce dernier proscrivit, Marat, qui en était l'apôtre... L'honnête homme ne craint pas la liberté de la presse... On ne peut pas attaquer la liberté qui est consacrée par la Déclaration des droits de l'homme, mais on attaque les individus qui en usent et qui la défendent[4]...

Peu de jours après, le 8 vendémiaire (29 septembre), une demande de secours en faveur du général Tuncq, qui avait été, dans le temps, destitué et remplacé par Rossignol, fournit à quelques députés l'occasion de rappeler l'indigne conduite, tenue en Vendée, par certains généraux républicains, et l'un d'eux en profita pour prendre à parti Carrier nominativement. On n'a conservé dans la Vendée, dit Lofficial, que les généraux qui ont commis le plus de scélératesses... Il est temps de dire la vérité, la guerre de la Vendée n'a été rallumée que par les horreurs qu'on a commises en ce pays... Il est bon que vous sachiez qu'un représentant du peuple, après avoir promis une amnistie aux habitants de ce pays, s'ils déposaient leurs armes, les a fait fusiller lorsqu'ils ont été désarmés. Il est, de plus, à sa connaissance, ajouta-t-il, que Carrier a fait fusiller une femme et ses deux enfants en bas âge. Examinez la conduite de tous ceux qui ont dirigé cette guerre, et vous verrez que la plupart sont coupables.

Carrier monta à la tribune, et protesta avec force contre les calomnies répandues sur son compte par de vils pamphlétaires. Il se dit prêt à porter sa tête sur l'échafaud, si ces faits étaient prouvés. Une voix : L'on en prouvera bien d'autres. — Il a, assurait-il, protégé au contraire ceux qui venaient se rendre. Quant aux brigands qui ont péri dans la Loire, la chose arriva lorsqu'ils voulurent passer ce fleuve. Il a non seulement interdit de traduire les enfants en jugement, mais il a permis aux bons citoyens de les recueillir. Ce dernier fait était vrai, et même l'arrêté qu'il avait pris, en faveur de la remise de ces enfants à de bons citoyens, l'avait été contrairement au désir du Comité révolutionnaire ; mais il oubliait qu'il avait lui-même, à son retour de Nantes, proclamé à la tribune la nécessité d'exterminer les enfants de la Vendée, aussi dangereux que les hommes. Il termina en disant qu'il faisait imprimer un mémoire qui détruirait toutes ces imputations calomnieuses[5].

Merlin de Thionville intervint, et, sans accuser Carrier, il confirma le fait de communes entières massacrées après leur soumission.

Lofficial reprit la parole pour dénoncer Turreau et Huché, et rappela le mauvais accueil que les membres du Comité de Salut public avaient fait, dans le temps, à ses dénonciations contre ces généraux.

D'après Laignelot, qui parla ensuite, Carnot aurait été opposé à ces excès, et le Comité de Salut public aurait suivi surtout le sentiment de Hentz et de Francastel, qui ne voyaient d'autres moyens que l'incendie et la dévastation pour terminer sûrement la guerre de la Vendée. Carnot se garda bien de contredire Laignelot. Il se borna à rappeler que Robespierre avait été, au Comité de Salut public, le défenseur et le protecteur de Huché. Le résultat de cette discussion fut l'ordre d'arrêter Huché et Turreau. Carrier avait fait remarquer, avec raison, que les faits reprochés à ces généraux étaient postérieurs à sa mission en Vendée.

Bien que chacune de ces révélations fût autant de coups droits qui l'atteignaient en pleine poitrine, Carrier, en apercevant assis autour de lui tant de collègues dont les missions étaient reprochables, pouvait parfaitement espérer réussir, sinon à se justifier, tout au moins à sauver sa tête. Il comptait sans l'opinion, que la presse excitait sans cesse contre lui, et que finit par soulever tout à fait le procès des membres du Comité révolutionnaire de Nantes.

Les accusations si nettes et si graves, portées contre ces complices de sa tyrannie, par les Nantais acquittés le 28 fructidor, ne permettaient pas de surseoir au jugement. Le 25 vendémiaire an II (17 octobre 1794), Goullin, Chaux, Grandmaison, Bachelier, Perrochaud, Mainguet, Lévêque, Louis Naux, Bollogniel, membres du Comité, Gallon, Durassier, Joly, Pinart, commissaires de ce même Comité, étaient appelés à comparaître devant le Tribunal révolutionnaire présidé par Dobsent.

La façon dont la procédure fut entamée témoignait des mauvaises dispositions des maîtres du jour à leur égard. L'acte d'accusation, qui fut affiché à Paris, était rédigé dans un style violent et emphatique[6]. Le public, mis en éveil par le procès des quatre-vingt-quatorze Nantais, attendait avec impatience les débats de celui-ci. Tous les journaux avaient chargé des rédacteurs de recueillir les dépositions. De là les différences que l'on rencontre dans les comptes rendus, dont les uns écourtent certaines dépositions que d'autres donnent avec de plus longs développements. Celui du Bulletin du Tribunal révolutionnaire est le plus communément cité ; mais les autres peuvent être utilement consultés, notamment celui du Journal des Lois de Galetti, où les noms propres sont orthographiés avec plus d'exactitude et les faits rapportés avec plus de précision que partout ailleurs. Les rapports de Villenave avec ce journal donnent lieu de penser qu'il a dû corriger quelquefois les épreuves de ces comptes rendus, si même il n'a pas contribué à leur rédaction.

Je crois inutile de reproduire ici l'analyse suivie de ces débats. Ce travail a déjà été fait par Buchez, par MM. Campardon, par M. Wallon, et, tout récemment, par M. le comte Fleury dans son excellent livre Carrier à Nantes. Ces débats d'ailleurs sont quelquefois confus ; aucune instruction judiciaire ne les avait précédés, et les témoins — au nombre de près de trois cents —, comparaissaient au hasard, les uns après les autres, chacun disant ce qu'il se rappelait sur les événements qu'il avait vus, sur les propos qu'il avait entendus. Sauf quelques témoins appelés d'office plus tard, pour élucider certains points obscurs, la plupart de ceux qui avaient été convoqués étaient des habitants qui s'étaient offerts eux-mêmes en quelque sorte, en venant consigner leurs griefs contre le Comité révolutionnaire dans les registres ouverts à cet effet, à la Municipalité de Nantes, par Bô et Bourbotte.

Pour les méfaits du Comité, on peut (lire que les sources abondent dans les diverses archives, et les débats de leur procès n'y ajoutent qu'assez peu de chose. Il en est autrement des excès de Carrier. Sa qualité de représentant du peuple l'avait préservé de toute accusation avant celles que Phelippes eut la hardiesse de produire à Paris, dans ses mémoires datés de fructidor an H, et aux audiences du procès des Nantais. Parmi les innombrables pièces contemporaines de la mission de Carrier, que j'ai compulsées aux archives de Nantes, il ne s'en trouve pas une seule, contemporaine du fait, qui soit de nature à l'incriminer sérieusement pour ses noyades et ses fusillades. Les plus hardis osaient bien s'en prendre à ses agents, à ses complices, mais à lui, jamais. La principale source de renseignements sur les excès de Carrier est donc le compte rendu de son procès, et, je dirais l'unique, si, à ce document, ne s'en étaient joints beaucoup d'autres, rédigés après coup, qui apparurent à partir du moment où il sembla qu'on pouvait l'attaquer sans danger. On comprendra que le compte rendu du procès ne serait qu'une répétition de témoignages déjà insérés dans la trame de mon récit à la date des événements qu'ils révèlent.

Le procès du Comité révolutionnaire était à peine commencé que déjà l'opinion se prononçait pour le renvoi de Carrier devant les mêmes juges, et Carrier n'était pas le seul dont la tête fût en jeu. Barère, disait Fréron dans l'Orateur du peuple du 26 vendémiaire an III, vil saltimbanque, toi qui disais dernièrement : Nous livrerons Carrier parce que l'opinion publique le réclame, penses-tu qu'elle ne te réclame pas aussi ? Quoi Collot, Billaud, Barère, vous enverriez Carrier à la mort ! Et qu'a-t-il fait de plus que vous ? Vos mains sont-elles moins sanglantes que les siennes ? Ne meurt-on pas sous le fer de la guillotine comme dans les eaux de la Loire ? S'élève-t-il du sein de la mort moins de voix pour vous dénoncer que pour l'accuser ? Comptez-vous, parmi vos accusateurs, moins de veuves, moins d'orphelins que lui ? Il inventa, il est vrai, les bateaux à soupape, mais n'aviez-vous pas imaginé les conspirations des prisons ? De quel droit le proclamez-vous le coupable par excellence ? Sans doute le bras de la justice va le frapper, mais en conclurez-vous que vous resterez impunis ? Doit-il être votre bouc émissaire ? Est-il chargé de la solidarité de vos crimes ? Mais je conçois mieux l'esprit qui vous anime tous ; il n'est pas un de vous qui ne consentît à perdre tous les autres pour se sauver lui-même.

Le Journal des Lois, du 28 vendémiaire, recommandait fort une brochure intitulée Lettre du sensible Carrier au bienfaisant Collot d'Herbois, avec cette épigraphe : Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur. Se trouve à Nantes sur les bords de la Loire. Il ajoutait : Le pauvre Carrier est absolument à l'ordre du jour dans toute la République. Il n'est pas une brochure, un pamphlet où il ne soit question de lui. Tous les jours les colporteurs vocifèrent son nom dans les rues. L'Europe retentit de ses terribles exploits. Combien sa gloire doit lui peser ; sa célébrité le tue. Il est sombre, morne, pensif, hagard, pâle, défiguré ; ses yeux sont fixes, sa bouche béante, ses muscles contractés. Ses glorieux amis lui conseillent de se brûler la cervelle. Ils seraient bien aises d'être débarrassés d'un homme qu'ils n'osent plus défendre, et qu'ils craignent de livrer.

Dès les premières audiences du procès des membres du Comité révolutionnaire de Nantes, les révélations, faites au cours de celui des quatre-vingt-quatorze, avaient été confirmées et aggravées. Un ancien membre du Conseil de la Commune de Nantes, qui suivait les débats comme témoin et comme curieux, et qui notait ses impressions, le Dr Laënnec[7], écrivait le 27 vendémiaire an III (18 octobre 1794) : Appelé le premier à déposer, mon interrogatoire a duré trois heures, devant une foule immense de spectateurs. J'ai dénoué le premier anneau de cette longue chaîne de malheurs et de crimes dont notre ville a été le théâtre. Jamais on ne vit étonnement semblable à celui des juges, des jurés et des auditeurs. L'impression de mon discours a été si profonde qu'il faisait, hier soir, l'objet de toutes les conversations. Les accusés n'ont pas essayé d'infirmer un seul mot de mon témoignage, et ils ont même fait l'éloge de ma probité et de mon patriotisme. Comme le front d'un honnête homme, qui développe avec calme les replis de la scélératesse, a d'empire sur des misérables que leurs remords accusent !

Autre lettre du 28 vendémiaire : Carrier n'est pas encore arrêté, mais il le sera bientôt. C'est un homme perdu. Il n'y a qu'une voix contre lui... Naux (René)[8] vient d'être arrêté à l'audience. Il aura de la peine à se tirer d'affaire. Je crois qu'aujourd'hui ou demain quelques autres iront grossir la liste des accusés. C'est une déconfiture où il y a de quoi rire et pleurer.

L'animosité du public, en se portant sur Carrier, profitait aux autres représentants compromis. Le bruit qui se faisait autour de son nom, jeté à tous les échos, empêchait d'entendre les voix qui les accusaient, de même que leurs crimes pâlissaient devant l'éclat des siens. Tous, cependant, n'appréciaient pas la situation de la même manière. Il y en avait beaucoup qui, tout résignés qu'ils fussent à livrer au bourreau la tête de Carrier, comme ils en avaient, sans marchander, livré tant d'autres, qui, celles-là honoraient vraiment la Convention, n'étaient pas sans inquiétude de voir, plus tard, quand on en aurait fini avec lui, se produire contre eux de pareilles exigences de l'opinion. De là de temps en temps, quelques manifestations en sa faveur. Aussi peut-on affirmer que ce fut bien moins dans l'espoir de sauver un collègue, voué au sacrifice, que pour se sauvegarder elle-même, que la majorité décréta, comme nous le verrons bientôt, un véritable code de garanties en faveur de tous les députés dont la mise en accusation pourrait être demandée à l'avenir.

Si vive et si profonde avait été la sensation produite par les dires des premiers témoins entendus au procès du Comité de Nantes, que personne ne doutait qu'une demande de mise en accusation de Carrier ne tarderait pas à se produire. Sans plus attendre, dès le 1er brumaire (22 octobre 1794), Goullin, l'un des principaux accusés, avait, dans une déclaration transmise à la Convention par le Tribunal, impérieusement demandé que Carrier comparût et vint justifier des agents qui n'avaient fait que lui obéir[9].

Le public était de l'avis de Goullin. Le peuple, lisons-nous dans un rapport de police reproduit dans le livre de Schmidt, demande avec instance l'arrestation de Carrier, et sa tradition au Tribunal révolutionnaire. Il y a des gens qui accusent le Tribunal de modérantisme, et vont même jusqu'à dire que la Convention est trop lente pour prendre un parti dans une affaire au-si évidente. (Rapport du 3 brumaire.) L'étonnement du peuple de ce que Carrier n'est pas traduit au Tribunal révolutionnaire augmente de plus en plus... Les malveillants ne manquent pas de profiter de ce procès et des nouvelles du jour, pour se glisser dans les groupes, afin d'y semer la défiance et la défaveur sur la Convention. (Rapport du 5 brumaire.)

J'ai su hier, écrivait de Paris le Dr Laënnec, (1er brumaire) que Minée, Lecoq, O'Sullivan étaient arrivés, et que le petit Renard se dandinait lui aussi le long du chemin, la queue entre les jambes. C'est un plaisant spectacle que celui des figures et grimaces que font tous ces compères-là depuis la mésaventure de René Naux, de témoin devenu accusé. Ce procès fera époque dans l'histoire de la Révolution. On dirait que c'est pour cette raison' qu'on y apporte tant de précautions.

La séance d'aujourd'hui (3 brumaire) a été assez piquante par l'arrestation de cinq Marats : Richard, chapelier ; Foucaud, tonnelier et commandant à Paimbœuf ; Vic, poêlier ; Chartier, filassier ; Ducoux, perruquier. Le grand-lama (Forget) n'a pas encore déposé. Ainsi le bruit, répandu à Nantes, de son arrestation, est faux. L'affaire ne marche pas vite, je crois que la raison de cette lenteur est que le Tribunal attend la décision de la Convention sur Carrier. Au train dont les choses vont, il est à présumer que ses amis n'ont pas perdu tout espoir de le sauver.

Hier, le fameux O'Sullivan, adjudant du commandant temporaire, a été entendu, et, de témoin, est devenu accusé. Sa cause paraît fort sale. Aujourd'hui Forget l'a échappé belle ; il n'est pas sûr que, demain matin, il esquive les coups qu'on lui porte. C'est une curiosité de voir ici les visages bénins de ces messieurs. Croiriez-vous que ce Forget, rencontrant ces jours derniers Baco nez à nez[10], a eu l'impudence d'aller lui dire bonjour de la meilleure amitié du monde. Baco l'a reçu comme vous le devinez, en le menaçant de lui cracher au visage. L'ami Forget s'est retiré confus et fort scandalisé de l'incivilité de l'ancien maire. Entendu comme témoin, le même Forget a vraiment porté des charges très graves contre le Comité. Les membres du Comité répliquant l'ont aussitôt accusé de complicité. C'était un combat assez risible que les reproches mutuels entre gens qui ont bu si longtemps à la même écuelle. A Paris, l'opinion se montre chaque jour davantage contre Carrier. Les sections, et même les faubourgs, s'occupent beaucoup de lui, et, en dépit de toutes les ruses de son parti, il est probable qu'il ne tardera pas à être mis en cause. Je suis toujours persuadé que la lenteur de l'instruction vient de l'espérance qu'a le Tribunal de se faire amener Carrier. [Du 5 brumaire an III (26 octobre 1794).]

Déjà le 29 vendémiaire (20 octobre), à la suite d'observations de Tallien[11], une discussion s'était engagée à la Convention sur le danger de laisser, aux trois grands Comités, le droit de traduire en justice des représentants, et l'intervention de l'Assemblée avait été déclarée nécessaire. Divers projets avaient été présentés sans être adoptés définitivement, quand, le 6 brumaire (27 octobre), un député de Paris, nommé Raffron, converti à la réaction, dit qu'il était urgent d'obliger Carrier à comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, sans quoi il faudrait suspendre les débats du procès du Comité révolutionnaire de Nantes. Le peuple, atrocement outragé, ajouta-t-il, demande vengeance... Je ne puis dissimuler ma douleur de voir siéger, au milieu de vous, un homme entouré de si affreuses préventions... La voix publique l'accuse d'atrocités qui font frémir et outragent la nature et l'humanité. Cent mille bouches déposent contre lui... Le temps n'est plus où on venait à cette tribune vous présenter de telles atrocités comme des formes acerbes, et, si Barère a eu l'impudeur d'associer les cruautés féroces de Lebon aux lauriers de la bataille de Fleurus, il ne sera pas imité, et Carrier ne trouvera pas un avocat aussi effronté[12].

Le jour même, il fut voté que toute dénonciation contre un représentant serait renvoyée aux Comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation réunis ; qu'elle serait communiquée à l'inculpé avant d'être transmise à la Convention ; et que, si les trois Comités étaient d'avis que suite fût donnée à la dénonciation, ils déclareraient à la Convention qu'il y a lieu d'examiner. Les deux jours suivants, on ajouta à ces garanties que le rapport ne pourrait porter que sur les faits contenus dans la dénonciation et sur les pièces à l'appui ; que le tout serait renvoyé à l'examen d'une Commission composée de vingt et un membres, dont les noms seraient tirés au sort, après certaines éliminations, telles, par exemple, que celle des membres des Comités ; qu'aucun autre membre ne pourrait être récusé ; que les pièces seraient communiquées au représentant inculpé, imprimées et distribuées à tous les membres de la Convention ; que le prévenu serait entendu, trois jours après, pour présenter sa défense ; que, sur les faits articulés, le décret d'accusation serait voté par chaque député appelé nominalement à la tribune pour y exprimer son vote, et qu'enfin un acte d'accusation serait rédigé pour spécifier les faits sur lesquels devrait porter l'instruction[13].

Conformément à ces dispositions tutélaires, les Comités, ayant été d'avis qu'il y avait lieu d'examiner les dénonciations portées contre Carrier, une Commission de vingt et un membres fut tirée au sort, dans la soirée du 8 brumaire (29 novembre 1791). Elle se réunit le lendemain, et les trois Comités lui firent tenir les pièces relatives aux faits articulés contre l'inculpé[14].

 

 

 



[1] Réimpression du Moniteur, XXII, 22 et 82.

[2] Voir Edmond Biré, Journal d'un bourgeois de Paris, ch. III. Cœur de Marat. Paris, Perrin.

[3] Réimpression du Moniteur, XXI, 772 et 778.

[4] Réimpression du Moniteur, XXII, 58.

[5] Réimpression du Moniteur, XXII, 113 et 114. Voir aussi Journal de la Montagne du 10 vendémiaire an III, p. 1258 et suiv.

[6] M. Wallon le donne en partie (Tribunal révolutionnaire de Paris, V, 364) ; M. Campardon (II, 32 - le Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 55), et presque tous les journaux du temps, le donnent en entier.

[7] J'ai déjà fait usage, dans le Sans-Culotte Goullin, de cette intéressante correspondance du Dr Guillaume Laënnec, dont je dois la communication à l'obligeance de ses arrière-petits-enfants.

[8] Naux (René) dit l'aîné, ancien négociant armateur, membre de la compagnie Marat. Le prénom du membre du Comité révolutionnaire était Louis. Ce dernier était boisselier. On cita en leur faveur des traits d'humanité (Voir Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI. 248).

[9] Voir cette déclaration, Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire, V, 380.

[10] Baco venait d'être élargi, après une détention de quatorze mois dans diverses prisons de Paris. C'était lui qui, au moment de l'attaque de Nantes par les Vendéens, à la fin de juin 1793, avait été l'âme de la défense. Il avait été grièvement blessé en combattant. Nominativement insulté et calomnié par Fayau, à la séance du 2 août 1793, il n'avait pu contenir son indignation, et avait donné à haute voix, en pleine Convention, un démenti brusque à cette calomnie. Emprisonné à l'Abbaye pour ce fait, il avait été mis en liberté, le 9 septembre. Mais ce que Mellinet et d'autres auteurs semblent avoir ignoré, c'est que Baco fut, dans les mêmes jours, emprisonné de nouveau, sur la demande de Thuriot, pour avoir fait arrêter certains commissaires du pouvoir exécutif (Réimpression du Moniteur, XVII, p. 302 et 627). Il réclama sa liberté dans un écrit où il établit que ces commissaires du pouvoir exécutif n'avaient été que momentanément détenus. et, d'après cette justification, il avait été élargi (Voir sa brochure in-8°, Paris, Valade, an III, bibliothèque de Nantes, n° 50.563). A une séance des Jacobins de brumaire, Tissot dénonça cet élargissement comme une faveur scandaleuse, accordée à un complice des fédéralistes [Journal de la Montagne du 15 brumaire an III (5 novembre 1794).]

[11] Réimpression du Moniteur, XXII, 297.

[12] Réimpression du Moniteur, XXII, 363. Journal de la Montagne, p. 111.

[13] Duvergier, Collections de lois, VII, 380 (Décret du 8 brumaire an III).

[14] Journal des Débats et Décrets du 9 brumaire an III. — Rapport de Romme, p. 2. — Tissot, Histoire de la Révolution, V, 386.