La maison La Villestreux, place de la Petite-Hollande, affectée au logement des représentants en mission. — Retraite de Carrier dans la maison Duc ros, située à Bourg-Fumé. — Débauches de Carrier dans cette petite maison. — La femme Le Normand. Rose Caron. — Les prisonnières et les solliciteuses. — Légende de la maison située jadis à l'extrémité du boulevard Delorme. — Carrier inaccessible dans la maison Ducros. — Ses fureurs contre les visiteurs les plus qualifiés, introduits pour l'entretenir d'affaires. — Naudine. — Chantrelle. — Médecins militaires. Renard, maire de Nantes. — Guimberteau, inspecteur des fourrages. — Prigent, directeur des charrois, familier et confident de Carrier. — Arrêtés absurdes du représentant. — Ordre d'emprisonner les courtiers, les interprètes. les vendeurs et acheteurs des denrées de première nécessité. — Effets de ces arrêtés. Ruine du commerce de Nantes consommée par Carrier. — Déférence des Administrations à son égard.Depuis le 20 octobre 1793 qu'il s'était établi à Nantes, Carrier n'avait fait que de très courtes absences. Il occupait, dans la maison La Villestreux, place de la Petite-Hollande, comme les autres représentants en mission, un des appartements qui avaient été réquisitionnés pour leur logement. De ses fenêtres, il avait pu regarder à loisir le beau fleuve qui coulait devant lui[1] ; il avait pu voir les eaux corrompues roulant les cadavres qu'on y avait jetés à Angers et même bien au delà quand la marée montante ne ramenait pas ceux qu'il y avait fait jeter lui-même. Peut-être lui était-il arrivé parfois d'apercevoir, dans le lointain, au soleil couchant, les bateaux de Lamberty, chargés de prisonniers, démarrant du quai le plus voisin de l'Entrepôt, et gagnant le milieu du fleuve, pour y trouver un gouffre plus large et plus profond. Ce spectacle n'était pas pour émouvoir une nature comme la sienne. S'il voulut s'en éloigner, c'est que ce logement, situé presque au centre de la ville, exposait sa vie privée aux regards des curieux et le rendait accessible, à toute heure, aux importuns désireux de lui parler d'affaires. Il pouvait se reposer. L'armée royale était détruite, en tant qu'armée ; et, grâce à ses agents, les exécutions des prisonniers amenés à Nantes allaient leur train, sans qu'il eût à s'en occuper. Après l'ordre donné à une division de dix mille hommes, dit-il dans un de ses rapports[2], comptant sur l'exécution de cet ordre, harassé de fatigue, n'ayant pris tout au plus que vingt heures de sommeil sur quarante nuits et quarante jours, je fus prendre quelque repos dans une maison située à l'extrémité d'un des faubourgs de Nantes, où je me livrai aux soins des officiers de santé de l'armée. L'armée du Nord, composée en effet de dix mille hommes, comme le dit Carrier, avant traversé Nantes le 11 nivôse an II (31 décembre 1793)[3], c'est au commencement de janvier qu'il quitta la maison La Villestreux. Celle où il alla, et où il demeura pendant tout le reste de son séjour à Nantes[4], était située sur le chemin de Toutes-Aides, à droite en allant vers boulon. Derrière la maison, vers le sud, il y avait un jardin plus long que large dont l'extrémité confinait à une prairie séparée de celle de Mauves, par l'étier du Seil. Le lieu s'appelait Bourg-Fumé, nom tombé à peu près en désuétude, quoiqu'il figure encore sur certains plans. Aujourd'hui cette maison porte, ou plutôt devrait porter, dans la rue d'Allonville, le numéro 51. Quoiqu'elle fût d'assez petite dimension, elle était évidemment la maison de campagne d'un riche bourgeois. Les plafonds ont conservé les traces de corniches et de rosaces élégantes, et les. cheminées du style Louis XVI, sauf une qui est du style Louis XV, dénotent un certain luxe. A gauche, en regardant la maison de la rue, un grand portail donnait entrée dans une cour qui communiquait avec le jardin. Dans cette cour, à l'est, existe encore un grand hangar fermé, qui servait d'écurie[5] et, peut-être aussi, de corps de garde. Les mangeoires et les stalles en ont été enlevées, il y a seulement quelques années. Carrier, dit une lettre de
ce temps-là a déshonoré la maison d'un honnête
citoyen nommé Ducros[6], qui fut obligé de la lui donner avec un superbe jardin,
par la terreur qu'il lui avait imprimée. C'est là qu'il faisait son sérail
avec des filles à qui il faisait crier : Vive la République ! en
l'assassinant[7]. Sans parler de sérail et de sultanes, expressions qui étaient alors à la mode, et dont on a fort abusé à propos de Carrier, il résulte de très nombreux témoignages que Carrier, dans sa petite maison, s'abandonna à des débauches effrénées en compagnie de Lamberty, de Robin, de Lavaux, et autres agents de ses cruautés, qui se faisaient un jeu d'abuser de pauvres prisonnières affolées par la crainte de la mort. Michelet prétend que les prisonnières avaient la peste, et que l'on n'avait garde de communiquer avec elles. Pour parler ainsi, il faut croire qu'il n'avait pas lu le récit de l'horrible scène de Carrier avec la fille Brevet, où, après lui avoir marchandé la vie de son frère au prix de son honneur, furieux de son refus, il la battit avec le fourreau de son sabre, et lui jeta une chaise à la tête[8]. Les détails du procès Fouquet et Lamberty, et les trafics infâmes d'une certaine femme Papin, démentent également l'assertion de l'illustre historien de la Révolution. Outre ses caprices, dont il est fort possible que les contemporains aient exagéré le nombre, parce qu'on prête surtout aux riches, Carrier, pendant son séjour à Nantes, eut publiquement deux maîtresses qui, sans être attitrées, n'en étaient pas moins montrées au doigt comme telles par les gens du peuple. La première se nommait Le Normand, et elle était la femme du directeur de l'hôpital de l'Egalité, établi dans les bâtiments du couvent des Ursulines, qui ont été depuis occupés par le Lycée. Carrier avait récompensé, par sa nomination à ce poste, ce mari complaisant. Les Le Normand témoignaient leur reconnaissance par mille petits soins. Dans un temps où le pain était rare, et les vivres délicats difficiles à trouver au marché, Le Normand faisait porter secrètement chez Carrier une partie des approvisionnements de choix qu'il réussissait à se procurer pour l'usage des malades, comme volailles, pain blanc, etc.[9]. Quand il revint à Paris, Carrier emmena avec lui Le Normand et lui fit donner une place avantageuse[10]. Cinq semaines plus tard, la femme Le Normand alla le retrouver à Paris[11]. Louise-Angélique Caron était une fille d'une grande beauté, qui mêlait la pratique des affaires à celle de la galanterie. Divers documents administratifs lui donnent la qualification d'étapière[12]. Etapier était l'un des noms qui servaient à désigner les fournisseurs des vivres pour l'armée. MM. Laurant et Lescadieu, qui écrivaient à une époque où il y avait encore à Nantes de nombreux témoins de la mission de Carrier, rapportent que la Caron passait pour avoir, autant qu'elle l'avait pu, usé de son empire sur le forcené, au profit de la clémence et de l'humanité. Sa beauté lui valut d'étre épousée plus tard par un riche négociant de notre ville. C'est elle qui, sous le Directoire, grâce à de puissantes influences, obtint, contre le projet de l'administration, d'interrompre la ligne du boulevard Delorme par une élégante construction, située à une centaine de mètres au-delà des rues Harrouys et du Bocage, et qui a été démolie, il y a une cinquantaine d'années, et transportée, pierre par pierre, rue de Gigant. Cet hôtel, par allusion aux fournitures de vivres dont les bénéfices avaient servi à le construire, a été longtemps désigné sous le nom de Palais de bœuf[13]. Plus tard, par l'une de ces associations d'idées qui s'imposent, on ne sait pourquoi, à l'esprit du public, le souvenir de Carrier l'emporta sur celui des fournitures de vivres, et, dans mon enfance, je me rappelle avoir souvent entendu nommer cette maison, la maison de Carrier. Et, comme il est dans la nature d'une erreur de progresser, je pourrais citer un plan de Nantes imprimé, annexé à un ouvrage important sur la Vendée, où la maison de Carrier est portée comme située rue de Gigant, à l'endroit où elle a été reconstruite. Confiné dans la maison Ducros, où il avait fait établir un poste de soldats pour le garder jour et nuit, Carrier ne sortait que rarement, et c'est à une date antérieure qu'eurent lieu les orgies de l'hôtel Henri IV, rappelées par le témoin Vilmain[14]. Les citoyens les plus qualifiés de la ville, membres des Administrations ou de la Société populaire, ne pouvaient obtenir de lui des audiences qu'en forçant la consigne des subalternes et secrétaires qui l'entouraient, et, admis en sa présence, ils en recevaient souvent des injures et même des coups. Un marinier, porteur d'une pétition signée de cinquante autres mariniers, dont l'objet était d'obtenir la levée de l'embargo de la Loire, réussit à pénétrer jusque dans sa chambre. Il le trouva en compagnie de filles, dont la tenue le scandalisa, tout marinier qu'il fût. Sa demande faite, Carrier se leva, prit son sabre, et répondit : Je vais te dire quand l'embargo se lèvera, et, se précipitant sur le déclarant, il lui lança un coup de sabre qui porta sur la porte[15]. Je suis allé plusieurs fois chez Carrier, dit dans sa déposition Louis Fourier[16], directeur de l'Hospice révolutionnaire, pour demander la liberté de détenus réclamés par leurs communes. Carrier, à chaque fois, me menaça de la guillotine. Il a tiré son sabre sur moi. Un jour, il voulut me jeter par la fenêtre. Elle est fermée, lui dis-je, et, en attendant qu'elle soit ouverte, je me sauve. Un inspecteur des fourrages de l'armée de l'Ouest, nommé Naudine, croit devoir faire quelques objections à des ordres de Carrier ; celui-ci veut le sabrer, et on lui enlève son sabre que l'on jette sur un lit, qui, le témoin se le rappelle, était un lit couvert de damas jaune[17]. Un ancien dragon, Chantrelle, juge de la Commission militaire, vient l'entretenir de divers accusés, et trouve Carrier couché, qui lui répond : F... moi le camp, sacré b..., sacré gueux, ou je te sabre[18]. Deux médecins militaires, dont l'un, Laubry, médecin de
l'armée du Nord, venait d'être nommé médecin de la prison de l'Entrepôt,
avaient dit, hautement, après avoir traversé une partie de la Vendée, que la
guerre n'était point finie, comme on essayait de le faire croire au public ;
Carrier, informé de ce propos, et désirant causer avec eux, les invita à
dîner. Nous nous rendons, raconte Laubry, à l'invitation. Nous arrivons à la porte du représentant,
suivis, sans nous en douter, de la garde. Carrier était invisible ; alors
nous présentons notre billet d'invitation et nous entrons. Carrier était dans
le fond de son jardin. Du plus loin qu'il nous aperçoit, il entre dans la
fureur la plus inconcevable, il tire son sabre, il s'élance sur mon collègue,
et demande qui a tenu le propos de la matinée. C'est moi, répond mon
collègue, c'est moi qui ai le courage d'en soutenir l'authenticité et qui
l'établirai quand il faudra. Les accès de fureur renaissent, ils
redoublent. Carrier ne se possède plus ; il dit à mon collègue : Tu n'es
pas digne d'être guillotiné ; je vais te faire ton affaire sur-le-champ ;
il se livre aux imprécations les plus horribles... Nous soutenons tout le feu
de sa colère. Après avoir fait beaucoup de bruit, il prend le parti de se
calmer et de se dessaisir de son sabre. Il prend une plume, mais, saisi d'un
nouvel accès, il la dépose pour quelques instants ; puis il écrit l'ordre de
nous arrêter... Enfin il renferme cet ordre
dans sa poche, et permet que nous nous retirions[19]. Scène à peu près semblable avec Even, l'agent maritime, qui était venu lui parler d'une affaire de 'son service. Carrier lui dit que si la marine manquait de subsistances il en répondrait sur sa tête. Il voulut même prendre le sabre d'un militaire pour le frapper. Even lui écrivit plus de vingt lettres sans recevoir un mot de réponse[20]. Renard, le maire, qui déjà avait eu à souffrir de ses violences, se présente pour l'entretenir de la question des subsistances de la ville. Il est admis dans l'antichambre, et on le fait attendre deux heures. Enfin, dit-il, fatigué de voir tout le monde admis — Carrier était, parait-il, dans l'un de ses bons jours —, je force la sentinelle, et je m'introduis... J'étais fort irrité, fort indigné, et il est possible que je sois sorti des bornes de la modération ; mais Carrier ne m'écoutait pas. Aussitôt qu'il m'aperçoit, il s'écrie : Comment la sentinelle ne t'a-t-elle pas passé sa baïonnette à travers le ventre ? Ma trop grande bonté, ma trop grande faiblesse, me perdront. Une citoyenne présente répond à Carrier : Non, tu ne te perdras pas ; je réplique brusquement à cette femme : Sauve-toi toi-même[21]. Le Conseil de la Commune charge Bonamy d'une mission semblable à celle dont Renard avait pris l'initiative. Bonamy trouve au lit le représentant, qui se fâche et demande qu'on le laisse tranquille. Il lui répond que les circonstances sont impérieuses, et qu'il faut aviser au danger de la disette par des ordres convenables. Carrier fait le sourd, et ne répond rien d'abord ; enfin il ouvre la bouche pour dire : Le premier b... qui me parle de subsistances je lui f... la tête à bas, j'ai bien à faire de toutes vos sottises. Bonamy rapporte ce propos, et le Conseil décide d'envoyer une députation à Carrier ; mais personne ne veut faire partie de cette députation[22]. Le 17 nivôse (6 janvier), le citoyen Guimberteau, inspecteur général des charrois militaires, arrive à Nantes, et il constate que ce service est tombé dans une complète désorganisation. Dans des lettres adressées à l'un de ses subordonnés, il se plaint que les chevaux crèvent dans les rues, et que les voitures, brisées et découvertes, sont éparses de tous côtés. Le directeur général, en résidence à Nantes, qui avait été le secrétaire de Carrier, un nommé Prigent, venait d'être mis en état d'arrestation sur la dénonciation du général Turreau. Guimberteau, naturellement, songe à invoquer l'autorité du représentant dont le secours lui est indispensable pour rétablir un peu d'ordre dans l'administration. Arrivé à la porte de Carrier, il est reçu par un jeune secrétaire qui, au lieu de l'accueillir, lui cherche querelle et le fait mettre à la porte par quatre fusiliers. Il retourne quelques heures plus tard, et réussit à se faire introduire. Il s'efforce de faire comprendre au représentant combien il importe à l'intérêt de l'armée de mettre fin à un pareil désordre. Carrier lui répond qu'il s'occuperait de son affaire quand il voudrait ; qu'il voulait prendre du repos ; qu'il se f... de toutes les régies, et qu'il les ferait guillotiner quand il s'en occuperait (sic). Il insiste, Carrier le traite d'original. Guimberteau, voyant enfin que le maitre allait le traiter comme avait déjà fait le secrétaire, et ordonner aux grenadiers qui le gardaient de le jeter à la porte, prend le parti de se retirer[23]. Ce Prigent, qui vient d'être nommé, n'était pas seulement un directeur général prévaricateur. Si l'on en croit certains documents, il aurait été, comme Lalouet, un de ces confidents, qui, pour s'être tenus au second plan, ne laissèrent pas de jouer. dans les événements de Nantes, sous le proconsulat de Carrier, un rôle considérable. Prigent (Jean-Yves-Alexis) était un ancien procureur au présidial de Rennes, devenu plus tard avocat, qui avait eu maille à partir avec la justice, et qui avait réussi à se faire acquitter. C'était, à n'en point douter, un habile homme. Carrier, lorsqu'il était à Rennes, en avait fait son secrétaire. Il l'avait amené de Rennes à Nantes, et, vers le milieu de frimaire, il l'avait appelé au poste important de directeur général de la comptabilité des charrois de la première division de l'armée de l'Ouest. La dénonciation de Turreau et la lettre de l'inspecteur Guimberteau ne permettent pas dé douter qu'il avait malversé dans ses fonctions. Il avait dû coûter à Carrier de le faire emprisonner au Bouffay, le 9 nivôse (29 décembre) ; mais il est probable qu'il n'avait pu faire autrement. Dès le 22 nivôse (11 janvier), il le faisait transférer au Château[24]. Je n'ai vu nulle part que Prigent ait comparu devant une Commission militaire quelconque, d'où il est permis d'inférer que la faveur de Carrier le tira de peine. Le fit-il de suite réintégrer dans son poste ? Je ne sais ; mais ce qui est certain, c'est que Prigent, au commencement de l'an III, était redevenu directeur général des charrois[25]. Voici la note anonyme que j'ai copiée, parmi les pièces du dossier de Carrier, aux Archives nationales : Confident le plus intime de Carrier, son collaborateur dans toutes ses mesures, son compagnon de débauches, son conseiller, son corrupteur peut-être, Prigent est, de tous les hommes de Nantes, celui qui peut donner les renseignements les plus certains sur l'affaire du Comité. On peut savoir son adresse à l'hôtel de la République, place Graslin. Le défaut d'une signature au bas de cette pièce lui enlèverait toute valeur, si, d'autre part, le rôle coupable de Prigent ne se trahissait avec évidence dans une correspondance qui m'a été communiquée. Prigent était le mari d'une femme respectable à laquelle la famille d'un ancien membre des administrations de la Loire-Inférieure portait le plus grand intérêt. A diverses reprises, l'auteur Ide ces lettres, écrites de Paris durant le procès, se félicite du silence des accusés et des témoins à l'endroit de Prigent, et exprime la crainte la plus vive de l'entendre incriminer. Parmi les papiers des représentants Boursault et Ruelle, en mission à Nantes, à la fin de l'an II, se trouve une lettre à leur adresse signée de Forget et datée de la 2e sans-culottide (18 septembre 1794), dans laquelle il les avertit de se méfier de Prigent. Le représentant Bô, ajoute-t-il, en a fait justice au peuple en l'éloignant de ses bureaux. On peut se renseigner sur lui auprès de la Société populaire de Rennes ; il a commis des faux[26]. Comment Prigent évita-t-il d'être cité comme témoin alors que son propre secrétaire, Sandrock, ancien commis négociant, employé lui aussi dans l'administration des charrois militaires, fut appelé à déposer comme ayant approché Carrier par l'intermédiaire de Prigent ? Sandrock reconnut s'être trouvé au fameux dîner sur la galiote avec Lamberty[27]. Sans prétendre percer à jour ce mystérieux intrigant, je me le figure homme d'esprit, flatteur et plus soucieux de l'être que du paraître. Pour s'être contenté d'exercer une influence occulte, il réussit à se faire oublier et garda sa place. Carrier prenait des arrêtés à tort et à travers, sans s'inquiéter de savoir s'il était possible de les exécuter, et il négligeait ensuite de faire le nécessaire pour qu'ils produisissent leur effet. Un jour, il ordonne aux citoyens de la ville de déposer, dans un lieu indiqué, tout le son qu'ils peuvent avoir, menaçant, dans son arrêté, de faire raser les maisons de ceux qui n'obéiraient pas à cette réquisition dans le délai de vingt-quatre heures. Huit jours s'écoulèrent avant que le local désigné se trouvât prêt et que des employés fussent nommés pour faire la réception de la marchandise. Les faits de cette nature fourmillent, ajoutent les auteurs de l'Adresse à laquelle ce fait est emprunté[28]. Le 11 pluviôse (30 janvier 1794), il réclame de la Municipalité, dans les vingt-quatre heures, l'état de la population de la ville, qu'il avait, disait-il, demandé déjà avec menace de mesures de rigueur en cas de retard[29]. Les autres arrêtés, dont les conséquences furent plus fâcheuses, concernaient le commerce. La loi du maximum continuait de produire ses effets naturels en détournant les gens de la campagne d'apporter leurs denrées aux marchés, et en intéressant les détenteurs de la ville à les dissimuler aux yeux du public. Avec ses vues bornées, Carrier ne pouvait admettre que la loi du maximum, qui était une loi révolutionnaire, ne fût pas bienfaisante ; et, prétendant que l'accaparement pouvait seul causer la disette, il imagina de faire arrêter tous les intermédiaires du commerce dont la profession contribuait le plus utilement à l'approvisionnement des habitants. Pour se justifier, il dira, plus tard, qu'il avait été informé que l'accaparement procurait des millions à des courtauds de boutique et à des petits commis[30]. 1° Arrêté du 10 pluviôse an II (29 janvier 1791) : Le Comité révolutionnaire mettra, sur-le-champ, en état d'arrestation, sans nulle exception, tous les courtiers et tous les individus qui, depuis la Révolution ; ont exercé ce métier scandaleux dans les murs de cette commune et qui ne sont pas encore sous les mains de la justice. Il en rendra compte dans les vingt-quatre heures au représentant du peuple français. Le même jour, il consentit à apostiller une lettre de la Municipalité à Jean-Bon-Saint-André, qui était à Brest, pour lui demander des grains provenant des prises. 2° Arrêté du 11 pluviôse (30 janvier) : Le Comité révolutionnaire de Nantes mettra, sur-le-champ, en état d'arrestation et constituera prisonniers : 1° Tous les interprètes sans exception ; 2° Tous les acheteurs et acheteuses, revendeurs et revendeuses de première nécessité, sans nulle exception. Il donnera, sans délai, au représentant du peuple, les motifs des arrestations de tous les gens suspects envoyés à Paris[31]. Il lui donnera incessamment les motifs des arrestations de tous les gens suspects détenus dans les prisons de Nantes. 3° Arrêté du 12 pluviôse (31 janvier) : Le représentant du peuple français ordonne de nouveau au Comité révolutionnaire de faire arrêter, sur-le-champ, et sans nulle exception, tous les acheteurs et acheteuses, revendeurs et revendeuses de denrées de première nécessité, à peine de forfaiture et de complicité avec les accapareurs des premiers besoins du peuple, qui en font le trafic honteux, en les vendant au-dessus du maximum déterminé par la loi. — Il est requis de mettre en arrestation tous les interprètes. Le général Vimeux, le commandant temporaire et le commandant de la garde nationale de Nantes, sont requis de prêter main forte à l'exécution du présent arrêté, qui recevra sa pleine et entière exécution[32]. Au vu de ces arrêtés absurdes, le Comité révolutionnaire exprima sa stupéfaction et demanda à Carrier s'il voulait perdre la ville de Nantes ou le Comité[33]. Le Comité inscrivit néanmoins ces ordres sur son registre et lança des mandats d'amener contre tous les courtiers de change : MM. Saint-Brieux, Fournier, Souverval, Herbe, Huard, Nourry, Lemerle, Plainguet, Lehert, Menuret, Papot, Barbot et Odiette[34]. La Commission des subsistances fit aussi des représentations inutiles. Un grand nombre d'individus furent arrêtés sous les prétextes les plus arbitraires, au dire de Lenoir, président de la Commission militaire chargée de les juger, qui les acquitta faute de preuves[35]. L'insurrection de Saint-Domingue avait commencé la ruine du commerce de Nantes ; les arrestations de négociants et les pillages des magasins l'avaient précipitée ; Carrier l'acheva. Les capitaines de navires venaient, suivant l'usage, à Nantes pour les assurances. Ils se présentaient, et voyaient fermés tous ces magasins, dont les marchandises refluaient autrefois sur toute la République. Sur la déclaration que les négociants étaient incarcérés, ils prenaient la fuite dans la crainte d'être eux-mêmes incarcérés. De là disette et misère. Cependant des négociants s'assemblaient encore à la Bourse pour empêcher la ruine totale du commerce et faire face à leurs affaires. Carrier en fut instruit ; il menaça de faire rouler leurs têtes dans la poussière[36]. Aussi Carrier ne faisait rien, ne décidait rien, et, quand il sortait de son repos, c'était pour commettre quelques sottises. Tel était, néanmoins, le respect des administrations pour lui que, lorsqu'une députation revenait sans avoir obtenu ce qu'elle était allée lui demander avec déférence, on consignait sur le registre : Il n'a pu, jusqu'à ce jour, à travers la foule des affaires importantes dont il est chargé, trouver un moment pour s'occuper de la réorganisation du District ; ou bien : Ses grandes occupations l'ont empêché de s'occuper de l'affaire[37]. |
[1] C'est des fenêtres de cette maison que Lamberty dit un jour en montrant la rivière : Il y en a déjà passé deux mille huit cents. (Naudine, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 316).
[2] Rapport de Carrier sur les différentes missions qui lui ont été déléguées, p. 15.
[3] Savary, Guerres des Vendéens et des Chouans, t. II, p. 329 ; t. III, p. 2.
[4] Je recommençais à rétablir ma santé, lorsque je reçus du Comité de Salut public l'ordre de me rendre au sein de la Convention (Rapport déjà cité).
[5] Parmi les pièces de réquisitions, qui existent encore aux Archives municipales, il s'en trouve une, du 27 nivôse, portant ordre à la citoyenne Pouvreau de mettre quatre chevaux à sa disposition.
[6] Cette maison appartient aujourd'hui à M. Albert, restaurateur et marchand de vins. Le rez-de-chaussée tout entier est occupé par des casiers de vins en bouteilles, et la plus grande partie de la surface du jardin est occupée par de vastes chais. Cette maison, qui passait pour être hantée, est restée pendant de longues années inoccupée. Le Dr Viaud-Grand-Marais, qui a constaté, il y a déjà longtemps, que la tradition des vieillards du quartier s'accordait avec les documents, pour la désigner comme ayant été l'habitation de Carrier, m'a dit que le jardin, la première fois qu'il le visita, était entièrement encombré de touffes de lys dont la végétation était vraiment extraordinaire. Carrier, dans la discussion sur sa mise en accusation, a prétendu que Ducros ne lui avait pas cédé sa maison, mais seulement un petit réduit dans le fond de son jardin. [Séance du 3 frimaire an III, (23 novembre 1794), Réimpression du Moniteur, XXII, 385].
[7] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 15. J'ai trouvé, dans les papiers de M. Dugast-Matifeux, une note qui montre à quel point il avait foi dans la vertu du mariage ; elle est ainsi conçue : Il est dommage que Carrier n'ait point amené sa femme avec lui. Il ne se serait pas abandonné aux mauvaises mœurs, et aurait moins condescendu à la tourbe de coquins qui l'entouraient.
[8] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 14, 22, 23, 31. — Adresse à la Convention du 19 brumaire an III, p. 9 et 11.
[9] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 14, 22, 23, 31. — Adresse à la Convention du 19 brumaire an III, p. 9 et 11.
[10] Le Normand était un ancien procureur qui s'était fait recevoir officier de santé. Bien que le compte qu'il eût à rendre en sa qualité de directeur d'hôpital fût en déficit, Carrier lui donna quitus, et lui fit obtenir une place de huit mille livres à l'armée du Nord. Chaux, sans être démenti, signala la femme Le Normand comme logeant à Paris chez Carrier (Journal de la Montagne, numéros des 6 et 21 frimaire an III, p. 3 et 220. Journal des Lois, du 6 brumaire an III, p. 3. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI. 283 \. Carrier a reconnu s'être intéressé au sort de Le Normand, et l'avoir recommandé à ses collègues (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 28).
[11] Passeport pour Paris accordé à la femme Le Normand, et à son jeune frère âgé de douze ans, par ordre du représentant Garrau, le 12 germinal an II (Archives municipales).
[12] Cons. de la Comm. de Nantes. 4 sept. 1793. f° 121. — Com. de Départ., 27 septembre 1793, P 58 — District de Nantes, Lettres du bureau de la Guerre, 6 vendémiaire an III, f° 12.
[13] Lescadieu et Laurent, Histoire de Nantes, II, 95. Dans un mémoire in-4° du 26 nivôse an VI, signé d'un grand nombre de républicains de Nantes, en réponse à une lettre du Ministre de l'Intérieur, sur la guerre de Vendée, il est question, à la page IO, des étapiers et étapières qui se font bâtir des palais (Collection Dugest). La Caron, quoique mariée, continua ses intrigues et ses agiotages, et, ayant été emprisonnée à l'occasion d'une affaire véreuse, elle se pendit avec son châle.
[14] Courrier républicain du 19 frimaire an 111 : Compte rendu du procès de Carrier.
[15] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un ; déclaration de Colas Fréteau, p. 90. L'embargo fut levé par un arrêté du 27 nivôse, daté d'Angers, et signé Bourbotte, Turreau et Francastel.
[16] Journal des Lois du 2 brumaire an III. Compte rendu du procès du Comité révolutionnaire de Nantes.
[17] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 316, et notes de Villenave, f° 715 (Collection Gustave Bord).
[18] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 339.
[19] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 274. D'après le Journal des Lois du 3 brumaire an III, cette scène aurait eu lieu le 9 ou le 10 pluviôse an II.
[20] Journal des Lois, du 24 frimaire an III, p. 3.
[21] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 7, et Phelippes, Noyades, Fusillades, p. 69. Déposition de Champenois, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 305.
[22] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 298.
[23] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 35 et 36.
[24] Registre d'écrou du Bouffay, f° 101.
[25] Nombreuses pièces de comptabilité signées de lui (Archives départementales).
[26] Archives départementales.
[27] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 339.
[28] Adresse à la Convention, du 9 brumaire an III, signée de Mellinet et de deux cent trente-cinq autres citoyens de Nantes. Nantes, Hérault, imp. p. 5.
[29] Registre des arrêtés des représentants (Archives municipales).
[30] Son explication au Tribunal révolutionnaire. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 51.
[31] Ce paragraphe concernait les cent trente-deux Nantais, partis pour Paris depuis trois mois.
[32] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 52 et 56.
[33] Déposition de Proust, membre du Comité révolutionnaire. Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 98, 403.
[34] Registre du Comité révolutionnaire, f° 100 et suiv.
[35] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 97, 397.
[36] Déposition de Vilmain, notable négociant (Courrier républicain du 19 frimaire an III, p. 317). Séance du procès du 17.
[37] District de Nantes, 20 nivôse an II. — Départ. L, 25 pluviôse II, f° 71 (Archives départementales).