Indignité et incapacité des troupes républicaines chargées de réprimer l'insurrection vendéenne. — L'ancienne et la nouvelle armée. -- Héros de cinq cents livres. — Ronsin, la Commune de Paris et l'état-major de Saumur. — Les vices de ces troupes signalés par Barère et Philippeaux. — La méfiance des généraux, sentiment commun chez les républicains. — Protestations des représentants Turreau et Carrier contre les honneurs rendus aux généraux après la bataille de Savenay. — Fureur de Carrier contre des citoyens qui n'avaient pas illuminé. — Carrier, Francastel et le général Moulin. — Rapports de Carrier avec la légion germanique et les hussards américains. Notices sur ces deux corps. — Les éclaireurs de la Montagne. — Prise de Noirmoutier. — Conduite de Turreau. Bourbotte, et Prieur de la Marne, à l'égard de la garnison de Noirmoutier rendue à discrétion.L'homme est ainsi fait qu'il déteste un voisin qui lui t'épiait plus qu'un étranger qui lui nuit. De là cet acharnement particulier aux guerres civiles, où chacun lutte à bon escient, pour la cause qu'il a volontairement embrassée, contre un adversaire qu'il regarde comme son ennemi personnel. Dans les excès de la guerre de la Vendée, comme dans ceux des autres guerres civiles, on constate les effets de cette disposition naturelle ; mais, parmi les causes de l'atrocité inouïe des excès dont les royalistes eurent à souffrir dans l'Ouest, la principale est, sans contredit, l'indignité et la déprava lion des éléments qui servirent à former les armées chargées de les soumettre. Quand la guerre avait été déclarée au milieu de l'année 1792, l'armée française n'était plus, comme elle l'avait été sous l'ancien régime et comme elle le redevint plus tard, une force régulière et disciplinée, obéissant à des chefs dépendant hiérarchiquement les uns des autres. Des corps francs, bataillons, légions, et même simples compagnies, s'étaient formés à Paris et dans les départements, composés de volontaires, dont les uns appartenaient à la garde nationale, et les autres s'étaient enrôlés directement. On avait naturellement dirigé sur la frontière les troupes de ligne, et on leur avait adjoint ceux des corps francs qui avaient paru les mieux organisés et disciplinés. Au début de l'insurrection de l'Ouest, en mars 1793, les troupes de ligne, et même les bataillons de volontaires, faisant à peu près défaut dans la région, on avait eu recours principalement à la garde nationale. L'insuffisance de cette sorte de troupes, et la sévérité de lois barbares qui enlevait aux rebelles tout espoir d'échapper à la mort s'ils venaient à résipiscence. avaient propagé, au lieu de les éteindre, les foyers de résistance guerrière des populations. Au mois d'avril, on songea à leur opposer des bataillons recrutés à Paris moyennant une prime de cinq cents livres. La première réquisition ayant enlevé les meilleurs citoyens, ceux qui restaient à prendre sortaient, à Paris tout au moins, des bas-fonds de la populace. L'armée révolutionnaire, composée de ces bataillons, et d'un certain nombre d'autres bataillons formés dans les départements et surtout dans les grandes villes, vint, sous la direction de Ronsin, de Vincent et de Grammont, établir son quartier général à Saumur. C'est à l'état-major de cette armée que l'on donna ironiquement le nom de Cour de Saumur, à cause du faste qu'il déployait. L'exemple des méfaits de toutes sortes, commis par cette armée, ne fut que trop suivi par les autres troupes républicaines. Grâce à l'appui de la Commune de Paris, cet état-major et son armée bravèrent longtemps les reproches de Philippeaux, et autres représentants, qui les accusaient de travailler à faire durer la guerre de la Vendée, plutôt que de prendre les mesures propres à la terminer[1]. Le 10 juin 1793, la Convention, émue du danger de
l'indiscipline propagée dans l'armée, avait décrété un plan de réorganisation
auquel on donna le nom d'amalgame, et qui consistait à fondre les volontaires
dans les troupes de ligne. L'opération était difficile, et un décret du 19
nivôse (8 janvier 1794), qui la
prescrivait de nouveau, montre, qu'à cette époque encore, rien n'avait été
fait. L'ignorance était si commune, même parmi les chefs de la troupe de
ligne, en ce temps-là que Ricord écrivait de Nice, le 8 octobre 1793. que le
chef de la 22e demi-brigade ne savait pas lire[2]. Ce fut sans
doute pour parer à cet inconvénient que fut rendu le décret du 27 pluviôse an
II, portant : Qu'aucun citoyen ne pourrait être
promu, depuis le grade de caporal jusqu'à celui de général en chef, s'il ne
sait lire et écrire[3]. En vain, Barère et Philippeaux tonnèrent contre les héros de cinq cents livres ; le premier, astucieusement, le second, avec tant de franchise et de patriotisme qu'on le guillotina pour le faire taire. Leurs témoignages n'en sont pas moins dignes d'être cités. Comme on ne pouvait reconnaître publiquement que des soldats républicains étaient lâches, cruels, pillards et indisciplinés, Barère osa dire : C'est le royalisme qui, dans Paris, a fait lever ces héros de cinq cents livres, qui font la honte de l'armée qu'ils déshonorent par leur inconduite et leur lâcheté. Voici la nomenclature des vices qui règnent dans une partie de cette armée. Il y a des lâches, des fuyards, de l'indiscipline, du pillage... Notre armée ressemble à celle d'un roi de Perse. Elle a cent soixante voitures de bagages, tandis que les brigands marchent avec leurs armes et un morceau de pain noir dans le sac[4]. Philippeaux écrivait d'Ancenis, le 31 juillet 1793 : Rien n'est comparable aux atrocités commises par les
déserteurs de deux bataillons de Paris, après la nouvelle déroute du 27. J'ai
requis toutes les administrations voisines d'arrêter et de désarmer ces
infâmes... Les brigands nous font une guerre
de sans-culottes, et nous en faisons une de sybarites. Chaque général est une
espèce de satrape. Les soldats sont encouragés au pillage et aux excès de
tous genres. Ils déshonorent la République et rendent notre cause odieuse.
Depuis quinze jours, ils ont recruté plus de vingt mille hommes pour les
brigands : maisons incendiées et dévastées, meurtres de patriotes, violences
brutales sur les femmes ; jamais hordes de barbares ne commirent d'excès plus
atroces... Le mal est porté si loin qu'il
faut tout mon dévouement à la patrie pour vous le dénoncer. Je vous donnerai
des détails horribles dans le compte général, que je mettrai bientôt sous vos
yeux[5]. Voici comment, l'année suivante, Dubois-Crancé, dont le nom est demeuré attaché à la réorganisation de l'armée à cette époque, décrivait l'état des troupes employées en Vendée : On y est plus occupé à se battre pour le pillage que pour la République. Quand on a fait son sac, on craint de perdre son sac, et on se rend à un dépôt, sous quelque prétexte, pour y jouir de l'aisance que l'on s'est procurée... La première cause de dépopulation de nos armées, c'est la division matérielle des corps. Il y a, dans plusieurs armées, presque autant de noms de corps qu'il y a de fois cent cinquante hommes. Ces petites masses attirent à elles tous les lâches, tous les mauvais sujets, et, lorsqu'ils sont arrivés, sous prétexte que ces masses ne sont pas celles auxquelles ils appartiennent, ils retournent à d'autres qu'ils ne connaissent pas davantage[6]. Le commandant Muscar, qui occupa longtemps le poste du château d'Aux, près Indret, écrivait de son côté : Cet esprit de rapacité et de pillage est une lèpre qui a malheureusement atteint toute l'armée. La plus grande partie des bataillons qui sont dans la Vendée sont des troupes ramassées à la hâte, organisées précipitamment, commandées, la plupart, par des officiers qui. sans aucune connaissance militaire, ne peuvent se concilier ni l'estime, ni la confiance du soldat[7]. Cette anarchie militaire aurait eu, pour la République, les plus graves conséquences, si le Comité de Salut public n'avait eu, sous la main, la nombreuse garnison de Mayence, qui, aux termes de sa récente capitulation, ne pouvait servir contre l'Étranger. Les troupes de Mayence, lancées sur la grande armée royaliste, sous la direction de Kléber, de Marceau et autres généraux, avaient, en moins de trois mois, changé la face des choses, et la grande armée royaliste, diminuée à Chollet, dispersée au Mans, avait été anéantie à Savenay. Les lettres des généraux qui ont été citées, montrent que ce ne fut pas sans gloire qu'elle succomba sous l'effort de soldats réputés pour leur vaillance et leur solidité. La méfiance des généraux n'est point un sentiment inspiré aux républicains, comme on pourrait le croire, par le 18 brumaire. C'est, parait-il, un sentiment inné chez eux, et les témoignages de cette méfiance abondent dans l'histoire de la Révolution. Les armées, sous peine de ne pas être, sont soumises à une hiérarchie qui offense l'égalité, et l'autorité des généraux n'est pas sans rappeler, quelque peu, le pouvoir monarchique. Ce vice, inhérent aux armées, ne pouvait manquer de déplaire à Carrier et à Turreau, et, pour le déclarer, l'occasion leur parut bonne le lendemain du jour où généraux et soldats avaient rendu à la République le service de la débarrasser, pour longtemps, d'un danger réel et sans cesse renaissant. Dans la soirée du 4 nivôse, la ville de Nantes était en
fête pour recevoir et féliciter les généraux. Des illuminations brillaient
aux fenêtres[8].
A la Société populaire, où les patriotes avaient organisé une séance de gala,
ce ne fut pas sans étonnement qu'on entendit Turreau protester contre les
honneurs qu'on rendait aux généraux, prétendant que c'étaient les soldats qui
remportaient les victoires, et qui méritaient les couronnes. Carrier fit
chorus, et parla longtemps. Kléber répondit que les soldats n'étaient
victorieux que lorsqu'ils étaient conduits et disciplinés par de bons
généraux, et qu'il acceptait la couronne pour l'offrir à ses camarades et l'attacher
à leur drapeau. Benaben a raconté ainsi cet incident aux membres du Département
de Maine-et-Loire : Vous auriez ri de bon cœur, si
vous aviez assisté, comme moi, à la séance qu'on fit en notre honneur, au
Club de Nantes. Kléber et Turreau s'y sont disputés et ont failli s'y battre...
La ville était illuminée. Marceau, Kléber, Tilly,
ont été couronnés au Club, et y ont reçu du président le baiser fraternel[9]. La vue de ces illuminations avait fort excité Carrier, et il fut pris d'une fureur subite en apercevant quelques fenêtres où elles manquaient. Il ordonna à des soldats de faire feu sur ces citoyens peu empressés à témoigner leur joie, et qui ne pouvaient être que des contre-révolutionnaires ; de plus, il autorisa les volontaires à se loger confusément partout où ils voudraient, de façon que certains citoyens furent obligés de loger vingt ou trente personnes, et furent ainsi privés de leurs lits et de leur nécessaire[10]. La veille, le 3 nivôse, il avait fait emprisonner. le général Moulin et l'avait bâtonné comme un laquais pris en faute. Après le désastre du Mans, 21 frimaire (11 décembre), l'armée vendéenne, en désordre, s'était dirigée vers Ancenis pour y repasser la Loire. A la nouvelle de ce mouvement, Carrier avait pris peur, et, pour un homme qui prétendait avoir l'entente des choses de la guerre, il avait commis la bévue d'écrire à Haxo, qui commandait, à ce moment, à une dizaine de lieues au sud de Nantes, de se porter sans retard du côté de Saint-Florent, qu'il n'aurait pu atteindre en moins de cinq ou six jours de marche. Contre-ordre avait dû être donné dès le lendemain[11]. Moulin qui, lui, pouvait agir, puisqu'il se trouvait sur les lieux, avait reçu de Francastel, le 25 frimaire (15 décembre), un ordre, non moins intempestif, de venir à Angers pour conférer sur ce qu'il y avait à faire. Comme on ne résistait pas à de pareilles injonctions, Moulin avait obéi, après avoir pris les dispositions les plus urgentes. Il n'était donc point à son poste au moment où, le lendemain, l'armée vendéenne tenta le passage du fleuve, qu'elle ne put effectuer, à cause d'un nombre insuffisant d'embarcations que balayait d'ailleurs, à mesure qu'elles apparaissaient, l'artillerie de plusieurs chaloupes canonnières embossées sur les rives. Henri de la Rochejaquelein, Stofflet, et quelques escouades de leurs hommes, ainsi que je l'ai déjà dit, avaient pu néanmoins gagner l'autre rive en dépit des obstacles. Moulin, revenu à Saint-Florent, et informé que des bandes royalistes errantes étaient disposées à se rendre, avait cru opportun d'encourager cette disposition à la soumission, en donnant des sauf-conduits à une dizaine d'hommes de divers cantons, et en les chargeant de lui amener le plus grand nombre de leurs camarades qu'ils pourraient décider à les imiter. Personne n'a jamais contesté la bonne foi de Moulin en cette affaire, et le médecin Thomas, entendu au procès de Carrier, a même affirmé qu'il n'avait agi qu'avec l'autorisation de Hentz, collègue de mission de Francastel[12]. Dès le lendemain de la délivrance des sauf-conduits, le 19 décembre (29 frimaire), quatre cent quatre-vingt-douze hommes s'étaient rendus à Saint-Florent et à Ingrandes ; le 30 frimaire à peu près autant, et le 2 nivôse (22 décembre), il y en avait douze cents. Les promesses de Moulin furent peu après désavouées par Francastel, et ces douze cents malheureux, qui purent se croire les victimes d'une trahison de Moulin, furent fusillés dans la prée de Sainte-Gemme, entre Angers et les Ponts-de-Cé[13]. Cependant Carrier, furieux de ce que le général ne s'était pas trouvé à son poste, le 26 frimaire, lui ordonnait de venir à Nantes, quoique celui-ci l'eût informé, aussitôt qu'il l'avait pu, de la cause légitime de son absence. La distribution des sauf-conduits était pour beaucoup dans sa fureur, à en juger par sa lettre à la Convention du 30 frimaire, où il annonce qu'il a donné l'ordre d'arrêter ce général vraiment coupable[14]. Les termes dans lesquels Moulin informa le général Vimeux
de l'ordre d'arrestation qu'il venait de recevoir de Carrier, semblent confirmer
le dire du médecin Thomas, sur l'autorisation donnée par Hentz de promettre
amnistie à ceux qui se rendraient. A cet instant,
mandait-il au général Vimeux, le 2 nivôse (22
décembre), je reçois un ordre du représentant
du peuple Carrier, qui me met en état d'arrestation et me fait conduire dans
les prisons de Nantes. Ma conduite, mon amour de la République, ne me
permettent pas d'en soupçonner la cause. Il se pourrait pourtant qu'il n'ait
pas bien compris mes explications sur mon absence de Saint-Florent[15]. A son arrivée à Nantes, Carrier le reçut en le frappant à coups de plat de sabre, et le fit conduire au Bouffay, où il resta du 3 au 6 nivôse[16]. Les considérants de l'arrêté qui prononça sa mise en liberté lui furent, il faut l'espérer pour son honneur, plus pénibles que les coups de plat de sabre, quoiqu'il n'ait pu se défendre, dans un mémoire imprimé peu après, de s'être laissé intimider par Carrier, et de lui avoir dit faussement qu'il n'avait donné des sauf-conduits que pour engager un plus grand nombre de brigands à se rendre[17]. L'arrêté était ainsi conçu : Nantes
le... nivôse an II. — Carrier représentant du peuple, sur les bons
témoignages qui lui ont été, donnés par ses collègues, Prieur de la Marne,
Turreau et Bourbotte, et par Turreau, général en chef de l'armée de l'Ouest,
de la pureté du civisme du citoyen Moulin, général divisionnaire, commandant
de poste à Saint-Florent, des principes révolutionnaires qu'il a toujours
professés, et de sa conduite pendant la guerre de la Vendée ; convaincu,
d'après les déclarations du citoyen Moulin qu'il a employé tous les moyens... et que, s'il a
accordé des passeports à quelques brigands, ce n'a été que pour engager un
plus grand nombre à se rendre ; que, déjà même, il a fait arrêter tous ceux à
qui il avait délivré des passeports, lève l'arrestation contre le citoyen
Moulin ; lui accorde sa pleine et entière liberté ; lui enjoint de se rendre
sur-le-champ, à son poste, à Saint-Florent[18]. Le général Moulin ne survécut pas longtemps ; il se suicida peu après, pour ne pas tomber vivant, dit Savary, aux mains des rebelles. Il avait bien en effet quelques raisons de ne pas compter sur leur indulgence. Sans parler des généraux qui furent guillotinés, pour avoir été trahis par la fortune ou desservis par la jalousie, il faut avouer, et Moulin en est un exemple, que la République faisait parfois payer bien cher l'honneur de commander ses armées. Tel était pourtant le prestige des commissaires de la Convention, que l'on pourrait citer des lettres du ton le plus amical, écrites à Carrier par Kléber et par Marceau[19]. A propos des rapports de Carrier avec l'armée, je ne saurais omettre de dire ici quelques mots de deux corps qui furent casernés à Nantes durant le séjour de ce représentant et qui auraient été, selon certains auteurs, au premier rang des agents de ses cruautés..le veux parler d'un détachement de la légion germanique et de la compagnie des hussards américains. A mon avis, on a exagéré l'intimité des rapports de Carrier avec ces deux corps. Le détachement de la légion germanique travailla surtout pour le service de la Commission militaire, et les hussards américains firent leurs expéditions dans les campagnes du département, sous la direction de Pinart, qui était officiellement l'un des commissaires du Comité révolutionnaire. Carrier, je l'ai déjà dit, n'avait guère d'intimité qu'avec les gens de la bande de Lamberty, et ceux-ci requéraient, selon leur fantaisie, dans la compagnie Marat ou ailleurs, les agents dont ils avaient besoin. La légion germanique avait été racolée, par la Commune de Paris, dans les jours qui suivirent le 10 août, parmi les réfugiés allemands ou hollandais. C'était une troupe légère composée d'environ trois mille hommes. Le commandement en avait été confié à Westermann[20]. On y avait fait entrer une centaine de gardes suisses, dont leurs camarades ne purent s'accommoder et qu'ils dénoncèrent comme coupables d'incivisme[21]. Les représentants en mission à Tours furent chargés d'épurer le corps, avec ordre de n'y laisser que de véritables sans-culottes[22], et ils y réussirent si bien que, peu après, Minier, l'un des commissaires de la Commune de Paris, revenant de Vendée, appelait l'attention de cette administration sur les débauches et les excès de tout genre de la légion germanique, qui se faisait suivre de plus de quatre cents femmes[23]. Malgré l'épuration, le corps avait conservé quelques suisses, qui passèrent à l'armée royale, et y servirent avec dévouement. Les soldats de cette légion, venus à Nantes à la suite de Westermann, étaient ce qu'il y avait de pire dans le mauvais. Ils se prêtèrent volontiers au rôle de bourreaux et, comme leur ignorance de la langue française les rendait sourds à toutes les supplications, c'est à eux surtout que fut confiée la corvée des fusillades[24]. On constate, à Nantes, l'existence d'un corps intitulé hussards américains dès avant l'époque de l'insurrection vendéenne. Beysser l'employa dans quelques-unes de ses expéditions au cours de l'année 1793[25], et on le retrouve établi à Nantes peu après l'arrivée de Carrier. Je n'ai pu déterminer si ces hussards américains se rattachaient, par un lien quelconque, à la légion américaine, composée, elle aussi, de hussards nègres, qui avait été levée, en 1792, par le mulâtre Saint-George, ancien mousquetaire, auteur d'opéras et célèbre par son talent à l'escrime. Cette légion avait combattu avec honneur en Belgique, sous les ordres de Dumouriez[26]. Il avait été question de l'envoyer plus tard à Saint-Domingue. Toutefois les nègres et mulâtres qui la composaient, par crainte d'être mal vus dans cette colonie à raison de leur couleur, avaient demandé à rester en France, et on avait accédé à leur demande[27]. Si les hussards américains de Nantes avaient cette origine, ils étaient bien dégénérés. Le corps de Saint-George était un corps d'élite, bien équipé et bien monté[28] ; celui de Nantes était composé de bandits, en partie recrutés, sur l'ordre du Comité révolutionnaire, parmi les mulâtres et les nègres du port, assez nombreux alors par suite des rapports continuels avec les colonies. Mellinet mentionne aussi, parmi les agents les plus redoutés de Carrier, une compagnie dite les Eclaireurs de la Montagne. Cette compagnie ne mérite pas le rapprochement qu'il en fait avec la compagnie Marat et les hussards américains, et n'eut d'ailleurs qu'une durée très courte. Le 5 frimaire (25 novembre), la Société Vincent-la-Montagne chargea Forget d'exposer à la Municipalité l'utilité d'un corps, composé d'une trentaine de membres, dont la fonction serait à e parcourir les communes voisines de celles occupées par les brigands, de surveiller leurs mouvements, et d'empêcher ainsi les postes des patriotes d'être surpris. Carrier ayant, par lettre du 9 frimaire, autorisé le Conseil de la Commune à former cette compagnie, et à lui allouer une solde, le Conseil confia à la Société populaire et à la compagnie Marat le soin de désigner des citoyens dignes d'en faire partie. Une paye de 15 livres par jour était accordée à chaque homme. Quelques nominations seulement furent faites, et, le 25 nivôse (14 janvier), Carrier prit un arrêté dans lequel il exprimait sa satisfaction des services rendus, et, considérant que l'extermination des brigands les rendait dorénavant inutiles. prononçait la dissolution de la compagnie[29]. Je ne finirais pas si je reproduisais ici toutes les lettres des représentants en mission dans l'Ouest qui parlent de l'extermination des brigands[30]. Carrier aurait bien voulu faire croire qu'une large part de gloire devait lui revenir dans la prise de Noirmoutier ; mais cette gloire, si on peut en apercevoir dans un fait d'armes que ternit l'exécution de douze cents prisonniers en violation d'une capitulation, revient tout entière à Turreau, à Bourbotte et à Prieur de la Marne[31]. Carrier dut se borner à annoncer le fait à la Convention, en l'accompagnant de cette phrase : Leurs prêtres sauveront-ils les brigands de la mort très prochaine qui les menace tous ?[32] Les exécutions de Noirmoutier avaient eu un caractère si odieux que Hentz et Francastel, dans le rapport sur leur mission, trouvèrent opportun d'en rappeler les circonstances, avec l'intention discrète. mais évidente, de faire savoir au public qu'ils n'avaient pas fait pire. On se rappelle, disaient-ils, que les brigands qui, à Noirmoutier, mirent bas les armes, quand ils furent vaincus, ne subirent pas moins le supplice réservé aux rebelles. Ils citèrent aussi, dans le même rapport, ces deux lignes d'une lettre de Prieur et Turreau à l'un d'eux : Concerte avec les généraux les mesures propres à exterminer les brigands sur la rive droite, nous nous chargeons de la gauche. Ce n'est plus des ennemis à combattre, mais des ennemis à assomme[33]. Polybe raconte que, lorsque l'armée des mercenaires fut devenue un sujet d'inquiétude pour la république carthaginoise, Hamilcar réussit à les envelopper si habilement que, de quarante mille hommes, pas un seul ne se sauva. Michelet, en rapportant ce fait dans son Histoire romaine, ajoute qu'en cet âge de fer, cette extermination souleva l'horreur de tous les peuples, et qu'on appela la guerre des mercenaires la guerre inexpiable. Après quinze ou seize siècles de civilisation chrétienne, la République de la Convention avait ramené la France au temps d'Hamilcar. |
[1] Voir un rapport de Barère, Moniteur du 8 thermidor an II (Réimpression, XXI, 304) ; Desmé de Chavigny, Saumur pendant la révolution, passim.
[2] Recueil des actes du Comité de Salut public et des représentants en mission, VII, 325,
[3] Duvergier, Collection de lois, VII, 67.
[4] Moniteur du 29 juillet 1793 (Réimpression, XVII, 249), et autres lettres dans le même numéro de ce journal.
[5] Recueil des actes du Comité de Salut public et Correspondance, V, 432. Voir aussi : Grille, la Vendée en 1793, I, 212 et 240 ; Savary, Guerres des Vendéens et des Chouans, 1, 419 ; Buchez, Histoire parlementaire de la Révolution, XXVIII, 405 ; Lettre de Gillet, Rapport de Courtois sur les papiers de Robespierre, 240 ; Lockroy, Une mission en Vendée, lettre de Jullien, p. 231.
[6] Rousset, les Volontaires, in-18, p. 295.
[7] Savary, les Guerres des Vendéens et des Chouans, III, 481.
[8] Lettre de Carrier, 4 nivôse ; Aulard, Recueil des actes, IX, 645. — Journal des Débats, n° 467, p. 147.
[9] Savary, Guerres des Vendéens, II, p., 460. — Correspondance privée de Benaben (Revue de la Révolution, 1885, t. VI, IIe p., p. 107).
[10] Déposition de Champenois (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 305).
[11] Savary, Guerres des Vendéens, II, 475.
[12] Buchez, Histoire parlementaire de la Révolution, XXXIV, 169.
[13] Adresse de la Société populaire d'Angers à la Convention, reproduite dans le Journal des Lois du 8 pluviôse an III. Les représentants du peuple en mission dans le département de Maine-et-Loire (Revue de l'Anjou, septembre et octobre 1852, p. 301). La brochure qui contient ces articles est plus instructive que bien des gros livres ; elle est malheureusement devenue rarissime.
[14] Réimpression du Moniteur, XIX, 57, numéro du 8 nivôse an II.
[15] Savary, Guerres des Vendéens et des Chouans, II, 477.
[16] Registre d'écrou de Bouffay. f° 99 ; déposition de Thomas Buchez, Histoire parlementaire, XXX1V, p. 169.
[17] In-4° de 6 p. Nantes, Guimar, an II. — Dugast-Matifeux, Bibliographie révolutionnaire, n° 78.
[18] Savary, Guerres, III, 166 ; l'Orateur du peuple, du 28 vendémiaire an III, p. 140.
[19] Noël Parfait, le Général Marceau, lettre du 29 nivôse an II.
[20] Décret du 5 septembre 1792 (Réimpression du Moniteur, XIII, 627). — Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur, VIII, 172.
[21] Commune de Paris, 5 novembre 1792, Convention 5 mai 1793 (Réimpression du Moniteur, XIV, 403 ; XVI. 320, 698).
[22] Réimpression du Moniteur, XVI, 331.
[23] Commune de Paris, 15 juin 1793 ; Réimpression du Moniteur, XVI, 658.
[24] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 342.
[25] Grille, la Vendée en 1793, II, 163.
[26] Moniteur du 18 décembre 1792 ; Réimpression, XIV, 672.
[27] Rapport de Serre, 17 mai 1793 (Réimpression, XVI, 400).
[28] Grille, Histoire du bataillon de Maine-et-Loire, III, 83.
[29] Conseil général de la Commune de Nantes, f° 106 ; Registre des arrêtés des représentants, 24 (Archives municipales). Les procès-verbaux des expéditions des Eclaireurs existent encore ; ils ne présentent qu'un très mince intérêt.
[30] Voir Recueil des actes du Comité de Salut public, IX, 645 et 659, et passim.
[31] Voir Revue du Bas-Poitou, 3896. Les Commissions de Noirmoutier, par A. Lallié.
[32] Moniteur du 20 nivôse an II (Réimpression, XIX, 161).
[33] Rapport de Hentz et Francastel sur leur mission avec Prieur et Garrau, p. 4 et 33.