JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE X. — LES TALENTS ADMINISTRATIFS DE CARRIER.

 

 

Les prétentions de Carrier à la science militaire et l'expédition de Noirmoutier. — Son insistance auprès du Comité de Salut public pour la mise en jugement et la prompte exécution de Baco et autres fédéralistes emprisonnés à Paris. — Sa lettre au général Haxo pour lui ordonner l'incendie des édifices et l'extermination des habitants des campagnes. — Taxes sur les riches. — Destitution et réclusion du payeur de Lamarre. Les taxes révolutionnaires et le trésor public. — Le dîner sur la galiote. — Le général Hector Legros. — La probité et les talents administratifs de Carrier selon Michelet. — Prétendus services de Carrier pour les approvisionnements, les chaussures, les vêtements de l'armée, et la défense de Granville. Soldat accueilli favorablement par la Société populaire. Violences du représentant à la tribune de la Société. — Suspension temporaire des séances.

 

La noyade du Bouffay, où l'on rencontre l'action commune du Comité révolutionnaire et de Carrier, avait donné l'élan aux grandes mesures. Dans les prochains chapitres, nous verrons se succéder, presque sans interruption, durant plusieurs semaines, les exécutions en masse de prisonniers. Mais, avant de raconter celles qui ont ensanglanté les derniers jours de frimaire (15-20 décembre 1793), la date même des faits fournit l'occasion d'étudier la nature et le caractère des relations de Carrier avec le Comité de Salut public, avec les patriotes de Nantes et avec les généraux.

Comme la plupart des représentants délégués près des armées, il croyait volontiers que tous les sans-culottes avaient la science infuse, et qu'un membre de la Convention, le sabre au côté et le panache tricolore au chapeau, pouvait en remontrer aux officiers les plus expérimentés. Il s'était. attribué l'idée de reconquérir Noirmoutier, et n'aurait pas été fâché de faire croire qu'il dirigeait les détails de cette expédition.

Il écrivait de Nantes, le 21 frimaire (11 décembre), au Comité de Salut public.

Ma dernière lettre, chers collègues, a dû vous apprendre qu'il y a déjà quelque temps que j'ai levé la suspension de l'expédition de Noirmoutier que j'avais provoquée moi-même le premier. Depuis cette époque, nous avons pris Beauvoir et Bouin, et nous venons encore de battre à Légé les brigands échappés de cette ile. Commandés par Charette, ils se sont jetés dans la forêt de Grand'Lande et dans les bois environnants. Le général Haxo a fait fortifier le poste de Légé, et il a marché sur-le-champ, avec Dutruy, sur Noirmoutier. J'attends (les nouvelles à tout instant de la prise de ce dernier refuge des brigands. Ne concevez nulle inquiétude sur la défense de Nantes. Levasseur, qui a resté ici deux jours, vous en rendra compte. La garnison est faible en ce moment parce qu'elle occupe plusieurs postes importants ; mais les brigands se trouvent loin de ses murs. Il vaut bien mieux qu'elle garde des postes à portée de battre les rassemblements partiels des brigands que de rester oisive dans Nantes, surtout quand elle peut se porter facilement de ces postes sur cette place. Au surplus, trois mille hommes des troupes commandées par Haxo, servant à entretenir sa communication avec Nantes, et à faire face aux brigands aux ordres de Charette, peuvent s'y replier d'un moment à l'autre. Nantes est même imprenable du côté de la rive gauche de la Loire. Au reste, vous voyez que mes mesures s'accordent parfaitement avec les vôtres ; je ne fais que les devancer. Je suis aussi intéressé que vous à la prompte extermination des brigands, je crois que vous pouvez, que vous devez même compter sur moi. J'entends, oui, j'entends aujourd'hui le métier de la guerre. Je suis sur les lieux, restez donc tranquilles et laissez-moi faire. Aussitôt que la nouvelle de la prise de Noirmoutier me sera parvenue, j'enverrai immédiatement un ordre impératif, aux généraux Dutruy et Haxo, de mettre à mort, dans tous les pays insurgés, tous les individus de tout sexe qui s'y trouveront indistinctement, et d'achever de tout incendier, car il est bon que vous sachiez que ce sont les femmes, qui, avec les prêtres, ont fomenté et soutenu la guerre de la Vendée ; que ce sont elles qui ont fait fusiller nos malheureux prisonniers, qui en ont égorgé beaucoup, qui combattent avec les brigands, et qui tuent impitoyablement nos volontaires quand elles en rencontrent quelques-uns détachés dans les villages. C'est une engeance proscrite, ainsi que tous les paysans, car il n'en est pas un seul qui n'ait porté les armes contre la République, dont il faut absolument purger le sol[1]...

Les intérêts de la guerre ne lui font pas perdre de vue la punition des contre-révolutionnaires. Il répète que les prêtres d'Angers ont péri dans la Loire. Il s'inquiète des cent trente citoyens de Nantes qu'il a envoyés à Angers et regrette de n'avoir pas sur eux des nouvelles aussi positives que celles qu'il a fait parvenir sur les prêtres, ce qui revient à dire qu'on ne l'a pas encore instruit de leur mort. Mais ce qui l'obsède surtout, c'est la crainte de voir échapper au supplice tous ceux qu'il regarde comme des ennemis de la République. Je recommande, dit-il dans cette lettre, très expressément, à la vengeance nationale, les scélérats et contre-révolutionnaires Beysser, Baco, Beaufrauchet et Letourneux. Les têtes de ces quatre coquins ne cicatriseront jamais les plaies profondes qu'ils ont faites à leur patrie. Il serait à désirer, il faut même que le Tribunal révolutionnaire les condamne tous quatre promptement à la mort et renvoie leur exécution à Nantes. Elle serait inutile à Paris ; elle produira le plus grand bien à Nantes. Envoyez-nous, tandis que j'y suis. ces quatre grands conspirateurs, et je vous réponds de faire bientôt tomber leurs têtes... Montant, ancien capitaine de canonniers à Rennes, qui commandait l'artillerie dans la force départementale, à Vernon, doit subir le même sort, mais, si vous voulez le lui assurer, envoyez-le-moi à Nantes, après l'avoir fait condamner. Je l'enverrai faire exécuter à Rennes[2].

Deux jours après, escomptant déjà la prise de Noirmoutier, il écrivait au général Haxo la fameuse lettre qui figura parmi les pièces à conviction de son procès, et dont il justifia le contenu en faisant observer que ses ordres étaient conformes à l'esprit et à la lettre des décrets de la Convention. Sa justification eût été plus complète encore s'il avait ajouté que ses collègues Turreau, Prieur, et autres, faisaient exécuter tous les jours, sous leurs yeux, les mesures qu'il avait eu l'imprudence d'ordonner par écrit dans les termes suivants :

J'apprends à l'instant, mon brave général, que des commissaires du département de la Vendée veulent partager, avec ceux du département de la Loire-Inférieure, les subsistances, ou fourrages, qui se trouveront dans Bouin ou dans Noirmoutier. H est bien étonnant que la Vendée ose réclamer des subsistances, après avoir déchiré la patrie par la guerre la plus sanglante, la plus cruelle. Il entre dans mes projets, et ce sont les ordres de la Convention nationale, d'enlever toutes les subsistances, les denrées, les fourrages, tout, en un mot, de ce maudit pays ; de livrer aux flammes tous les bâtiments, d'en exterminer tous les habitants, car je vais incessamment t'en faire passer l'ordre. Et ils voudraient encore affamer les patriotes, après les avoir fait mourir par milliers ! Oppose-toi, de toutes tes forces, à ce que la Vendée prenne, ou garde, un seul grain. Fais-les délivrer aux commissaires séant à Nantes. Je t'en donne l'ordre le plus précis, le plus impératif ; tu m'en garantis, dès ce moment, l'exécution. En un mot, ne laisse rien dans ce pays de proscription. Que les subsistances, denrées, fourrages, tout, absolument tout, se transporte à Nantes[3]. Plus tard, il ordonnera de nouveau à Haxo d'incendier toutes les maisons des rebelles et d'en massacrer tous les habitants.

L'armée s'avançait vers Noirmoutier, et ce poste allait bientôt être reconquis. Divers avantages, remportés par Dutruy et Haxo, furent annoncés à la Convention par Carrier en ces termes pompeux : Je n'ai que des triomphes à vous annoncer sur la rive gauche de la Loire[4]. Le moment, semble-t-il, était venu de se rappeler la phrase de la lettre de Hérault-Séchelles : Nous pourrons être humains quand nous serons vainqueurs. Cette phrase qui, au moment où elle fut écrite, pouvait être regardée comme un aveu cynique d'inhumanité, Carrier et ses collègues la mirent en oubli, car les massacres les plus cruels ont été ceux qui suivirent les victoires.

Alors que la science des financiers de la Convention se bornait à la pratique de la confiscation et à l'abus de la planche aux assignats, c'eût été beaucoup demander à Carrier de proportionner à des recettes prévues les dépenses qu'il lui plaisait d'ordonner. Fouché, durant sa mission dans la Loire-Inférieure, en avril 1793, avait proclamé le principe de la levée de taxes arbitraires sur les riches égoïstes, mais il avait pu s'apercevoir qu'il était plus facile d'ordonner la levée de ces taxes que d'en faire la répartition et, surtout, de les faire rentrer. Son arrêté n'avait guère eu d'autre effet que la confiscation d'objets mobiliers pour l'habillement et le campement des troupes[5]. Carrier exagéra, naturellement, cette pratique des taxes sur les riches, qui devaient, selon lui, solder les crédits qu'il ouvrait sans compter. Ainsi, par exemple, il avait décidé que les gardes nationaux recevraient trois francs par jour, au lieu de trente sous, et il avait mis à la charge de la Municipalité une somme de cent quatre vingt-cinq mille livres, recouvrable au moyen des taxes qu'il l'autorisait à lever, et qui ne le furent jamais[6]. De cette façon les avances du payeur de Lamarre, qui avait le tort impardonnable d'être le beau-frère du fédéraliste Chapelier, s'élevaient, au milieu de frimaire, à plus de cinq cent mille livres. Carrier trouva l'occasion bonne de répondre à sa réclamation en le destituant, le 21 frimaire (11 décembre), et en le confinant prisonnier, à son domicile, sous la garde de deux invalides. Cette réclusion se prolongea durant plusieurs semaines ; mais de Lamarre conserva sa tête, et il dut s'estimer heureux, quand, plus tard, il vit qu'à Paris on liquidait au profit de l'Etal, sur la place de la Révolution, les créances des fermiers généraux[7].

Disons en passant que les taxes révolutionnaires, qu'il ne faut pas confondre avec les extorsions opérées sur les habitants, par le Comité révolutionnaire et la Compagnie Marat, avaient donné lieu à de tels abus qu'une disposition de la loi du 14 frimaire statua qu'elles ne pourraient être levées qu'en vertu d'un décret[8], et que Cambon déclara, quelques jours après, que pas un avis, pas un sou de ces taxes, n'était parvenu au trésor public[9].

L’Hôtel de France, sur la place Graslin, qui existait avant la Révolution sous le nom d'Hôtel Henri IV, était devenu le Grand Hôtel. Arthur Young, dans son Voyage en France, en parle avec les plus grands éloges et le mentionne comme l'un des plus beaux qu'il eût jamais rencontrés. Carrier, au dire de plusieurs témoins, y fit quelques soupers joyeux. Le fait en lui-même est sans importance, et ne mériterait pas d'être noté, s'il n'avait eu pour conséquence de piquer Lamberty de politesse et de lui donner l'idée de convier le représentant à un festin, dans un local étrange, qui empruntait à un événement récent un caractère odieux. Carrier lui avait fait don de la galiote qui avait servi de prison aux prêtres de Nantes noyés dans la nuit du 27 brumaire. C'est dans cette galiote que fut dressée la table du festin, à une date qu'il est assez difficile de déterminer, mais que je crois être des derniers jours de frimaire[10]. Il y avait une quinzaine de convives ; et le menu devait être soigné, si l'on en juge par la note du repas. Cette note, qui s'élevait à 364 livres, ne fut probablement jamais payée, car elle était encore due, l'année suivante, au traiteur Gauthier[11]. Lamberty était assis à la droite de Carrier et Lalouet à sa gauche. O'Sullivan, Fouquet, Robin étaient du nombre des convives. Le repas fut très gai, et Lamberty anima beaucoup la Société en contant qu'au moment où s'abimait dans l'eau le bateau qui contenait les prêtres, il leur avait crié : Ah ! b... Voilà le moment ! Faites miracle ![12] Aussi Carrier proclama-t-il Lamberty le révolutionnaire le plus accompli qu'il eût jamais connu[13]. La découverte de quelques ornements d'église, que de bonnes âmes avaient procurés aux prêtres et qui avaient été cachés par eux, de peur qu'ils ne leur fussent enlevés, donna l'idée à plusieurs convives de se travestir, et l'orgie s'agrémenta de profanations sacrilèges. Carrier, devant le Tribunal révolutionnaire, prétendit n'avoir conservé aucun souvenir de sa présence à ce repas, et soutint même n'y avoir pas assisté ; mais il ne put maintenir son dire devant cette exclamation de Robin : Tu étais sur la galiote, et, après le dîner, tu me dis : Petit révolutionnaire, petit b... chante la Gamelle, et je la chantai[14]. Le général Hector Legros, dit le général aux cheveux rouges, qui était, ce jour à la recherche de Carrier pour en obtenir des souliers dont manquait le régiment de la Mark qu'il commandait, finit par le trouver en train de dîner sur la galiote. Il entendit Fouquet dire au représentant en frappant sur la table : Si tu ne fais pas périr tous les contre-révolutionnaires, tout est perdu. Carrier écouta la demande de Legros et chargea quelqu'un de le conduire au magasin[15].

En accueillant la demande de Legros, Carrier n'avait pas perdu son temps. Je me figure en effet que cette fourniture de souliers est peut-être l'unique circonstance de sa vie administrative que puissent invoquer les historiens désireux de lui faire une réputation d'organisateur, afin qu'il ne soit pas dit que le membre de la Convention le plus décrié avait été de tous points incapable. Michelet vante les services qu'il rendit en approvisionnant l'armée de vêtements et de chaussures, et Larousse, après Michelet, insiste sur ce mérite, qui rachète certains torts qu'il ne peut méconnaître.

Tout en dédaignant les antithèses, dans les phrases et dans les mots, Michelet est curieux de les chercher et de les signaler dans les personnages dont il analyse le caractère. Ainsi, par exemple, malgré son antipathie contre Robespierre, il ne peut s'empêcher de dire qu'il était né avec l'amour du bien. — Goullin, doué d'une fine et exquise sensibilité, ignorait tout à fait le prix de la vie humaine, et manquait d'un sens entièrement, celui de l'humanité. — O'Sullivan, l'un des bandits les plus sanguinaires de la suite de Lamberty[16], était très doux, aimé des hommes, adoré des femmes, mais avec des accès de violence et d'exaltation. Il fallait bien découvrir en Carrier quelques qualités précieuses, puisqu'il s'était conduit à Nantes comme un fauve à peu près inconscient. Aussi dira-t-il : Il avait été choisi comme honnête homme ; il était d'une probité auvergnate ; il venait de signaler le voleur Perrin. Il était zélé et actif, il avait réussi à chausser et à habiller l'armée, ayant créé des ateliers révolutionnaires pour faire les habits et les souliers. C'est lui qui avait organisé les canonnières qui décidèrent de la levée du siège de Granville[17].

Il suffit de se reporter au chapitre premier de ce volume pour savoir ce que valait, aux yeux mêmes des habitants d'Aurillac, la probité auvergnate de leur député ; mais il y a plus, la preuve que croit en donner Michelet ne repose que sur une erreur de noms. Perrin de l'Aude fut bien dénoncé à la Convention, pour concussions, mais il le fut par Charlier de la Marne, le 23 septembre 1793, à un moment où, d'ailleurs, Carrier était en mission en Bretagne[18].

On aura aussi 'quelque peine à croire qu'il ait déployé de grands talents pour approvisionner l'armée, dont une grande partie occupait la Vendée, quand on lit les ordres de tout incendier dans ce pays, et d'apporter à Nantes tous les grains qui y seront trouvés. La prétendue impulsion donnée à la fabrication des chaussures consista simplement en quelques signatures apposées sur des arrêtés dont il n'eut même pas l'initiative.

Dans toutes les guerres, la question des souliers pour l'armée est une question importante. Elle était de premier ordre pour les troupes républicaines employées en Vendée, parce que la plupart des royalistes n'ayant que des sabots, elles auraient eu avec des souliers une supériorité dans les marches qui pouvait souvent décider de la victoire. Aussi Canclaux n'avait-il pas attendu l'arrivée de Carrier à Nantes pour attirer sur ce point l'attention de Dujard, ordonnateur des guerres, et une correspondance volumineuse avec ce dernier, correspondance qui remonte au mois de septembre, la démontre amplement. A ce moment déjà on avait établi, dans la salle de spectacle du Chapeau-Rouge, un atelier de chaussures qui fournissait environ trois mille paires de souliers par décade. Plus tard on rencontre un arrêté de Ruelle, Carrier et Gillet, du 3 brumaire (24 octobre), relatif aux cordonniers et corroyeurs[19].

Des saisies de souliers chez les habitants avaient été ordonnées en Bretagne, par un arrêté, signé de Turreau, Prieur de la Marne, Esnue-Lavallée et Pocholle, visé dans une délibération du Conseil de Département de la Loire-Inférieure du 17 frimaire an II. Par cette délibération, le Conseil ordonna à tout citoyen, ne marchant pas à la défense de la patrie, de remettre à la Municipalité les bottes et souliers qu'il possédait, à la seule exception de la paire qu'il avait aux pieds, et cela sous peine d'être regardé comme suspect. Le même jour, Carrier apposa sur une expédition de cet arrêté les mots Vu et approuvé, suivis de son nom. Peu après, le 24 frimaire, il approuva de la même manière, en ajoutant toutefois ces mots : Pour être suivi de la plus stricte exécution un arrêté du Département enjoignant, à chacun des Districts, l'ordre de faire parvenir à Nantes tous les souliers fabriqués[20]. La réquisition et la fabrication demeurèrent cependant fort au-dessous des besoins de l'armée, et, à ce moment, les lettres des généraux et des représentants, adressées du théâtre de la guerre, sont unanimes à constater la pénurie de souliers. Sans parler d'une circulaire de Bouchotte, ministre de la Guerre, du 14 frimaire, dans laquelle il annonce que le Comité de Salut public l'a chargé de faire distribuer une paire de sabots à chacun des défenseurs de la patrie, les sabots offrant la chaussure la plus saine en cette saison[21], Francastel et Bourbotte écrivaient au Comité de Salut public, d'Angers, le 16 frimaire : Les troupes qui se sont rendues à Angers, à la nouvelle de l'attaque de cette ville, ont fait une marche de dix-huit heures sans se reposer, quoique la plupart fussent sans souliers. Nous croyons qu'il y a une conspiration pour nous en priver. Aidez-nous à la déjouer[22]. Carrier lui-même mandait à la Convention, le 20 frimaire, qu'à l'attaque de Légé les braves défenseurs, que le défaut de souliers avait retenus dans leurs tentes, s'étaient enveloppé les pieds avec du linge, et avaient voulu combattre avec leurs camarades[23]. Quelques jours plus tard, Barère dira à la tribune de la Convention : L'armée de Charette est aux abois... quoique manquant de souliers, nos soldats n'en sont pas moins ardents. Les citoyens de Rennes ont donné leurs souliers[24]. Prieur de la Marne et Turreau écriront du champ de bataille de Savenay que la victoire a été obtenue, quoique les troupes manquassent de souliers[25]. Voilà quels ont été, en faveur de la fourniture des souliers, les résultats de l'activité de Carrier.

Sur sa sollicitude pour l'habillement des troupes, je ne connais qu'un seul document, l'accusation très nette d'avoir fait noyer cent quarante-quatre femmes qui travaillaient à faire des chemises pour les soldats[26].

Quant aux chaloupes-canonnières embossées devant Granville, qui contribuèrent en effet à la levée du siège de cette ville[27], il est invraisemblable qu'elles aient été armées par Carrier. Le siège de Granville est du milieu de novembre 1793, et, lorsqu'il était en Bretagne, six semaines avant cette époque, personne au monde ne pouvait prévoir que l'armée vendéenne se porterait vers la Normandie. Aucune des lettres qu'il écrivit pendant ses voyages, de Cholet, d'Angers, de Nantes, durant son séjour, ne contient la moindre allusion à ces chaloupes-canonnières. D'ailleurs il n'aurait pas manqué de rappeler ce service lorsqu'il se vanta d'avoir empêché la prise de Granville, en y envoyant, en toute diligence, les munitions et les choses dont cette place manquait pour se défendre[28].

L'obéissance passive que Carrier rencontrait parmi les gens de son entour. ite accroissait chaque jour en lui l'infatuation de sa toute-puissance, et le portait à en faire un usage aussi déraisonnable qu'immodéré.

La Société de Vincent-la-Montagne qui, plus tard, tentera de le nier, emboîtait le pas servilement derrière le représentant. Un jour, cependant, il arriva qu'un militaire vint à la tribune formuler, contre lui, une plainte qui n'est pas spécifiée au procès-verbal, et qui fut accueillie avec une certaine faveur. Le lendemain, 25 frimaire, Carrier, furieux, arrive à la séance, demande le nom de l'orateur qui a cherché à avilir, en sa personne, la représentation nationale, et annonce que le président et les secrétaires lui en répondront, et qu'ils seront sur-le-champ arrêtés et la Société dissoute. Vainement un patriote nommé Thomas essaye de lui répondre, il déclare la Société dissoute, et ordonne de faire porter chez lui les registres et les clefs du local[29].

Il avait parlé et gesticulé comme un énergumène. Un contemporain, présent à la séance, décrit ainsi son attitude. Un soir, Carrier alla à la Société populaire qui tenait alors ses séances dans l'église Sainte-Croix. Il monta dans la chaire qui servait de tribune. Il vociféra contre la ville de Nantes, qu'il menaça de la vengeance nationale. Il tonna contre les négociants, les accapareurs, les modérés, les égoïstes. Il tira ensuite son sabre avec lequel il coupait, par la moitié, les chandelles qui étaient devant lui, en disant qu'il ferait crouler de même, sur l'échafaud, les têtes de ces riches égoïstes, de ces négociants, de ces gros coquins. Il était comme un fou, comme un enragé. Si ce fait n'était pas connu de milliers de témoins, je n'oserais en parler, tant il semble incroyable. C'était cependant un pareil être qui était revêtu de la toute-puissance à Nantes, et qui était investi de la dignité de représentant d'une grande nation. Au reste, avant Carrier, Fouché avait prêché une pareille morale. Toute l'assemblée fut frappée de stupeur ; personne n'osait rien dire. On croyait à chaque instant voir le monstre se jeter sur le public, et frapper de son sabre à tort et à travers[30]. Chaux a même dit qu'il l'avait fait : Après avoir menacé d'abattre les têtes des citoyens présents à la séance du 25 frimaire, Carrier finit par dissoudre le club, chasser à coups de sabre les membres devant lui, et emporter les clefs[31]. C'est probablement ce jour-là qu'il dit que les Nantais étaient des scélérats, et qu'il fallait jouer à la boule avec leurs têtes[32].

Malgré la violence de ces menaces — car cette fois encore le calme avait succédé à l'explosion de sa colère, — Carrier ne fit arrêter ni le président ni les secrétaires. Il ne tarda même pas à comprendre qu'en fermant le club des sans-culottes il était allé un peu loin, la majesté populaire valant peut-être bien sa propre majesté. Le 29 frimaire (19 décembre), Ch. Forget, qui exerçait alors les fonctions de président, reçut un arrêté contenant ces deux seules lignes : Le président de Vincent-la-Montagne ouvrira aujourd'hui la séance à l'heure ordinaire. Date et signature[33].

Ces exploits administratifs n'étaient que jeux de princes enivrés de despotisme. Nous allons revoir, dans son rôle de bourreau, l'agent du Comité de Salut public.

 

 

 



[1] Baguenier et Désormeaux, Documents sur Noirmoutier, p. 16, et Recueil des actes du Comité de Salut public, IX, 331.

[2] Recueil des actes du Comité de Salut public, IX, 333.

[3] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 66 ; Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 39 et 45.

[4] Lettre du 25 frimaire an II, Journal de la Montagne, numéro du 30 frimaire an II.

[5] Rapport de Fouché sur sa mission dans la Mayenne et la Loire-Inférieure. V. le comte de Martel, Étude sur Fouché, Paris, Lachaud, 1873, t. I, p. 75.

[6] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 43.

[7] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 284, et notes d'audience de Villenave, f° 737 (Collection G. Bord). Vingt-huit fermiers généraux furent envoyés à la guillotine, le 19 floréal an II (8 mai 1794). — Wallon, le Tribunal révolutionnaire de Paris, III, 398.

[8] Duvergier, Collection de lois, VI, 320.

[9] Réimpression du Moniteur, XVIII, 680.

[10] Bachelier dit dans ses notes manuscrites (et Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 236) que ce repas eut lieu le lendemain de la noyade des prêtres ; mais la présence à Nantes du général Hector, le jour de ce repas, me fait croire qu'il eut lieu à la fin de frimaire.

[11] Journal des Lois, de Galetti, numéro du 11 frimaire an III.

[12] Note d'audience de Villenave, f° 736 (Collection G. Bord).

[13] Déposition de Sandrock et de Gauthier (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 339 et 374).

[14] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 71.

[15] Courrier républicain du 21 frimaire an III, séance du 18 du même mois.

[16] Voir la déposition d'après laquelle O'Sullivan s'amusait à égorger les brigands avec son couteau (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, n° 97, p. 399).

[17] Pour ces diverses citations, se reporter à l'édition Lacroix de son Histoire de la Révolution, VIII, 352 ; VII, 300 ; VIII, 310 et 325.

[18] Moniteur du 25 septembre 1793, Réimpression, XVII, 728, 731.

[19] Verger, Archives curieuses de Nantes, V, 402.

[20] Matériel de guerre. Dossier d'arrêtés et de réquisitions (Archives départementales).

[21] Savary, Guerre des Vendéens et des Chouans, II, 407.

[22] Réimpression du Moniteur, XVIII, 624, et lettre de Haxo, Savary, Guerre des Vendéens, II, 475. Un jour de nivôse, Erard, un commis de l'administration des habillements militaires, lui ayant demandé des souliers, il lui répondit : M..... (Compte rendu du Moniteur, XVIII, 4).

[23] Réimpression du Moniteur, XVIII, 670.

[24] Réimpression du Moniteur, XIX, 31.

[25] Réimpression du Moniteur, XIX, 55.

[26] Lettres d'Orieux, Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, n° 15 : Plaidoyer de Tronçon-Ducoudray, Procès des Nantais (Courrier républicain, numéro du 18 septembre 1794, sans-culottide, p. 141).

[27] Beauchamp, Histoire de la guerre de la Vendée, 4e édit., II, 170.

[28] Séance de la Convention du 8 vendémiaire an III, 29 septembre 1794 (Réimpression du Moniteur, XXII, 114).

[29] Procès-verbal de la séance. Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, 41, 44 et 45. Dugast-Matifeux, Précis de la conduite patriotique..., p. 18.

[30] Mémoires manuscrits du greffier Blanchard (Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 44 et 45).

[31] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 290. Dépositions de Chaux et Delasalle.

[32] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, p. 320. Déposition de Moutier, forgeron.

[33] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 42.