JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE IX. — NOYADES DU BOUFFAY ET DES PRÊTRES D'ANGERS.

 

 

Politique cruelle et maladroite de la Convention à l'égard des insurgés de la Vendée. — Leur extermination voulue. — Tentative nouvelle et inutile de Carrier pour associer les membres des Corps administratifs à des mesures de destruction des prisonniers. — Insistance des membres du Comité révolutionnaire pour ces mesures. — Formation par eux d'une liste de prisonniers du Bouffay destinés à être déportés, c'est-à-dire noyés. — Intérêt de Carrier à détruire les prisonniers au moyen de la noyade. — Le projet de noyer les prêtres d'Angers annoncé à la Convention. — Ordres de noyades donnés à Affilé, Colas et autres. — Opposition de Phelippes et de Goudet à l'enlèvement des prisonniers du Bouffay. — L'Entrepôt. — Noyade des prêtres d'Angers. — Lettre de Carrier à la Convention pour l'annoncer. — Noyade du Bouffay.

 

Le droit des gens a toujours autorisé le vainqueur à retenir captifs, jusqu'à la fin de la guerre, les combattants que le sort des armes, ou une reddition volontaire, a fait tomber en son pouvoir. Il est évident que le gouvernement de la République ne pouvait laisser errer librement des débris d'armées, qui n'auraient pas tardé à se rejoindre et à se concentrer. Il n'était pas toutefois au-dessus de ses moyens de les transférer, divisés et désarmés, dans des lieux assez éloignés du théâtre de la guerre, pour leur enlever la possibilité de la recommencer. Un éloignement de vingt-cinq ou trente lieues aurait suffi. Pareille mesure aurait mieux valu, pour amener la pacification, que les rigueurs atroces qui, au dire des généraux les plus habiles et les plus compétents, ont, à diverses reprises, ranimé l'ardeur des populations les plus découragées.

Malheureusement la résistance à l'insurrection avait été, dès le principe, fort mal conduite, et les premières fautes commises en avaient, avec le temps, fait commettre de plus graves encore. Des généraux choisis uniquement à cause de leurs opinions, des troupes mal recrutées et plus ardentes au pillage qu'au combat, des représentants infatués de leur autorité, et se défiant de tout excepté d'eux-mêmes[1], avaient prolongé la lutte au-delà de toutes les prévisions. L'Etat en avait éprouvé des dommages immenses, et l'incertitude du succès final avait longtemps causé, au Comité de Salut public et aux membres de la Convention, les plus cruelles inquiétudes.

Quand, à la fin de l'année de 1793, ces anciens parleurs des Sociétés populaires, transformés en hommes d'État par le hasard de scrutins dont la peur écartait les honnêtes gens, avaient entrevu la lin de la guerre, aucun d'eux n'avait songé un instant, — ce que la nécessité leur enseignera plus tard, — que la modération est le seul remède aux plaies de la guerre civile. La Convention s'était laissée dominer par les sentiments de la plus basse et de la plus cruelle vengeance, et elle leur donnait libre cours dans ses décrets. Sur ses bancs, où régnaient toutes les haines, les haines religieuses étaient peut-être plus vives encore que les haines politiques. Il paraissait à cette assemblée que la mort seule pouvait expier le crime de ces paysans, qui avaient pris les armes pour conserver le droit de pratiquer, comme au temps des rois, la religion qu'elle avait reniée.

Pour présider au supplice de milliers de prisonniers, il fallait des agents d'une trempe spéciale. Aussi n'était-ce pas par l'effet d'un simple hasard, mais bien plutôt avec le dessein de les employer à cette besogne, qu'au moment où la guerre de l'Ouest allait se résoudre en massacres, Carrier avait été maintenu à Nantes, et Francastel à Angers. La brutalité féroce de Carrier avait été connue à la Convention, et Francastel avait la même exaltation révolutionnaire, la même absence de scrupules, la même insouciance de la vie humaine, ou, pour mieux dire, de la vie des autres.

Carrier, en effet, et il l'a bien montré, était l'homme qu'il fallait pour arriver à exterminer des milliers de prisonniers. Il était, on n'en saurait douter, très décidé à ce carnage ; il avait de plus sous la main, au Comité révolutionnaire, des gens très disposés à lui prêter leur concours. Néanmoins, il apparaît qu'il aurait préféré accroître le nombre de ses complices. Ce qui le démontre, c'est que, le jour même où Boivin avait refusé d'exécuter la fusillade, et où sa résistance avait été approuvée par le Département, Carrier provoqua une nouvelle réunion des divers Corps constitués. D'après Goullin, le Tribunal révolutionnaire reçut de Carrier lui-même sa convocation[2]. La déposition de Phelippes, président de ce Tribunal, précise les questions qui furent agitées à la réunion : Le Tribunal s'étant conformé à l'ordre de se rendre sur-le-champ à l'assemblée des Corps administratifs, le Comité révolutionnaire remit en délibération de faire périr un grand nombre de détenus comme ayant conspiré dans les maisons de détention... Je répétai que les conspirateurs avaient été punis[3]... Alors Goullin, qui dominait le Comité et dont l'influence s'étendait plus loin, se déchaîna contre moi avec une rage qu'aucune parole ne pourrait exprimer... Chaux s'emporta violemment, et se joignit à Goullin pour m'honorer de ses injures ; il osa dire que les détenus n'étaient pas seuls destinés à périr, qu'il y en avait bien d'autres dont on allait s'assurer... Bachelier, Grandmaison et autres appuyèrent ces discours sanguinaires... Si je n'ai pas été trompé, les Corps administratifs se retirèrent sans rien délibérer[4]. La tenue de cette réunion, du 15 frimaire, a été reconnue d'ailleurs par Bachelier et par Chaux, et c'est par inadvertance, je suppose, qu'ils la mentionnent, comme ayant eu lieu dans la matinée[5].

L'ardeur du Comité à provoquer les grandes mesures était-elle spontanée, ou bien insistait-il seulement en vue de complaire au représentant ? Je ne saurais le dire ; mais, ce qui est bien certain, c'est que le Comité ne ménagea pas son concours. Guillet, l'un de ses membres, a déclaré avoir entendu dire à ce moment, au bureau du Comité et en l'absence de Carrier, que tous les coupables n'étaient pas encore punis, qu'il existait encore des scélérats qui cherchaient à égorger les patriotes ; que Goullin fut, chez le représentant Carrier, accompagné, croit-il, de Chaux, pour l'instruire de ces faits. Il fut décidé qu'il fallait faire venir celui qui avait dénoncé le complot, sur la façon de penser de plusieurs de ces prisonniers, afin de purger la prison. Il fut introduit au Comité ; Goullin l'interrogea et, d'après ses informations, fit une liste de prisonniers qui devaient, pour mesure de sûreté, être déportés[6].

Le mot déporté ayant toujours signifié noyé ; dans tous les documents relatifs à la noyade du Bouffay, la déclaration de Guillet se rapporte évidemment à cette noyade. Renard, qui a rappelé ce même fait du remaniement des listes de prisonniers au bureau du Comité, avec le concours de Hubert, le dénonciateur du complot, complète cette déclaration : Il vit avec étonnement Bachelier réclamer un détenu, et, sur la demande qu'il lui fit si ce détenu lui était bien connu, puisqu'il prenait si chaudement ses intérêts : Oui, répondit-il ; mais, tu ne sais donc pas que la liste dont il s'agit n'a d'autre objet qu'une noyade ?[7]

Les patriotes de Nantes se comptèrent, dit Michelet, je crois qu'ils n'étaient pas cinq cents. Et, pour chef, ils avaient un fou. Ils jugèrent la situation exactement du point de vue du radeau de la Méduse, ou comme dans un vaisseau négrier qui enfonce sous sa cargaison. L'homme qui dit le mot fatal était une tête volcanique arrivée de Saint-Domingue, un planteur... Qu'est-ce que la vie aux colonies ? Que pèse celle d'un nègre ? Un prisonnier pour Goullin était un nègre blanc[8].

Michelet se plaît à ces affirmations tranchantes qui, sous une forme pittoresque, frappent le lecteur et lèvent tous les doutes. C'est assez pourtant, croyons-nous, de dire que Goullin prépara et fit en personne la noyade du Bouffay. A s'en tenir aux documents, c'est à cet attentat seulement que se serait bornée sa participation aux noyades. Carrier, à ce moment, avait fait plus que dire le mot. Il avait, on l'a vu, projeté la chose lorsqu'il était à Saint-Malo, et il l'avait mise en pratique pour les prètres de Nantes sans la moindre intervention de Goullin.

Ces deux terroristes avaient d'ailleurs des préoccupations et des instincts très différents.

Que faisaient à Goullin ces bandes de paysans désarmés que l'on amenait de toutes parts à Nantes et que l'on conduisait à l'Entrepôt, dans un quartier éloigné ? Il n'en avait pas la charge. Ce qui l'intéressait, c'était la ville des nobles, des riches négociants, des grands marchands, la ville de ceux qui, naguère, lui rendaient à peine son salut, et que la loi des suspects mettait à sa discrétion. Il avait assez à faire de diriger le Comité révolutionnaire qui, grâce à la nullité des membres des diverses administrations, menait et commandait tout. D'une nature délicate et nerveuse, il avait bien la perversité, mais il n'avait ni le tempérament ni la cruauté persévérante qu'il fallait pour exterminer une pareille agglomération de prisonniers.

Ces débris de l'armée vendéenne étaient, au contraire, pour Carrier une source d'embarras et de difficultés inextricables. Il ne savait ni comment les garder ni comment les nourrir. Les vivres étaient rares, et la criminelle incurie des autorités, qui avait laissé croître l'invasion de ces malheureux, sans rien préparer pour les recevoir, avait eu pour effet d'accélérer le développement d'épidémies qu'ils avaient apportées avec eux. La ville elle-même était menacée de la contagion. Tout autre gouvernement que celui de la République Une et Indivisible aurait déporté cette population à une certaine distance du pays insurgé. Au contraire, la Convention accueillait chaque jour, avec la faveur la plus marquée, la lecture des lettres des représentants qui annonçaient des massacres, et elle libellait, en décrets, cette politique impitoyable. H était clair que la Convention penchait pour la destruction totale. Carrier craignit, non sans raison, qu'on ne lui reprochât de les avoir épargnés. Comment pourtant les tuer tous ? Par la fusillade ? Par la guillotine ? Mais les soldats et les bourreaux se seraient vite lassés de tant d'exécutions. Et puis, comment sécher tout ce sang ? où mettre tous ces cadavres ? La ville, la France entière connaîtraient le nombre des victimes. Lier ces prisonniers, les faire entrer, sous prétexte d'un transfèrement, dans de grands bateaux fragiles et à dessein rendus instables, puis, lancer ces bateaux dans le courant du fleuve, où ils ne tarderaient point à sombrer, lui parut un moyen à la fois économique, simple et très sûr. Les victimes, qu'on ne pourrait compter, périraient sans bruit. Il n'y aurait pas de sang répandu, pas de fosses à creuser. Le fleuve emporterait à la mer les corps qu'il aurait engloutis. Quatre ou cinq prêtres ayant échappé à la dernière noyade, on aviserait à mieux faire.

Les Corps administratifs, à la vérité, se tenaient sur la réserve ; mais qu'importait à Carrier l'opinion de ces Conseils, s'ils n'avaient pas l'énergie de se mettre au travers de ses projets, et, surtout, s'il pouvait compter sur la connivence bienveillante du Comité de Salut public ? L'appui qu'il avait à Paris compenserait largement celui qui lui manquait à Nantes. H y avait trois semaines que les prêtres de Nantes avaient disparu dans la Loire ; tout le monde à Paris savait de quelle manière ;  aucun blâme ne lui était parvenu. Sans plus tarder, il organisa donc avec la bande de Lamberty son système de dépopulation des prisons. En attendant que ses préparatifs fussent achevés, il fit clairement part de ses projets au Comité de Salut public. Sa lettre, datée du 16 frimaire an II (6 décembre 1793), a été détruite ; mais l'analyse, telle qu'elle a été rédigée dans les bureaux de ce même Comité, en fait suffisamment connaître le sens et la portée :

L'esprit public est à Nantes, depuis trois semaines, à toute la hauteur de la l'évolution. L'étendard tricolore flotte à toutes les fenêtres, et partout l'on voit des inscriptions civiques. Les prêtres ont trouvé leur tombeau dans la Loire, cinquante-trois autres vont subir le même sort. Les contre-révolutionnaires, restés, dans les prisons de Nantes, ont ourdi le plus horrible complot. Après le départ de leurs compagnons, à l'aide de plusieurs fausses clefs, dont on les a trouvé nantis, ils devaient ouvrir toutes les portes des prisons, égorger les concierges et les gardes, incendier les prisons et une partie de Nantes. Six des plus coupables ont été guillotinés sur-le-champ ; une grande mesure va nous délivrer des autres.

La lettre de Carrier, avant d'être publiée, sous la forme d'analyse qui vient d'être transcrite, par M. Sciout, dans son Histoire de la Constitution civile du clergé[9] et par M. Aulard dans le Recueil des actes du Comité de Salut public[10], avait déjà été insérée sous cette même forme par Barère dans le Rapport fait au nom du Comité de Salut public à la séance du 25 frimaire an II, p. 36, et il n'est pas supposable que ce soit par inadvertance que Barère ait omis de transcrire ce passage significatif : cinquante-trois autres, vont subir le même sort. L'omission de ces quelques mots, jointe au fait de la destruction de la lettre originale, démontre que si le Comité de Salut public connaissait et même approuvait les noyades, il tenait aussi à pouvoir, au besoin, nier sa connivence dans cette cruauté. Il est bien permis de supposer que la lettre originale était plus explicite que l'analyse, sur le moyen d'exécution de la grande mesure qui devait délivrer la ville des autres coupables.

Carrier, de son côté, sans doute par l'effet d'une entente avec le Comité de Salut public, s'est toujours abstenu, dans ses ordres écrits relatifs aux noyades, de préciser les choses. C'est par des membres du Comité révolutionnaire qu'il a fait signer, le 16 frimaire, la réquisition au charpentier Affilé, et il n'y est parlé que d'une mission qui lui a été confiée[11]. Le lendemain de la journée du 15, rapporte Bachelier, le représentant donna un rendez-vous à Colas, lieutenant du port, qu'il chargea d'y faire trouver Affilé, charpentier de navires, et ce rendez-vous était au Comité révolutionnaire. Ne croyez pas, ajoute Bachelier, toujours empressé à proclamer son innocence, que Carrier nous communiqua ses intentions... La séance du 15, au matin[12], la non-exécution de la fusillade lui avaient singulièrement déplu. Il craint même de nous confier son secret. Il passe avec Colas et Affilé dans une chambre séparée du bureau du Comité, ne nous dit rien de ce qu'il veut faire, et ordonne à Goullin de rédiger les réquisitoires. Carrier reste jusqu'à ce que les ordres soient signés[13].

Carrier n'a jamais signé lui-même que les pouvoirs de Lamberty l'autorisant à passer, jour et nuit, partout où il lui plairait, avec les citoyens qui l'accompagneraient, et interdisant de mettre la moindre entrave à l'expédition dont il était chargé. Quoique le mot expédition soit au singulier, d'après la copie certifiée du greffier, c'est en vertu de cet ordre, qu'il ne se donna même pas la peine de renouveler, que se firent toutes les noyades[14].

La grande mesure contre les prisonniers du Bouffay, annoncée dans la lettre du 16 frimaire, rencontra une opposition à laquelle Carrier ne s'attendait pas. Phelippes et Goudet, le premier président, et l'autre accusateur public du Tribunal révolutionnaire, s'établirent, dans la nuit suivante, au greffe de la prison du Bouffay, et, quand les membres de la Compagnie Marat se présentèrent pour se faire livrer les cent cinquante-cinq détenus portés sur une liste, ils appuyèrent la résistance du geôlier, et firent valoir l'illégalité des ordres dont ces individus se prévalaient[15]. L'attitude de ces deux magistrats, en présence d'ordres qu'ils savaient approuvés de Carrier, doit être relevée à leur honneur, quoiqu'elle soit loin de racheter la pusillanimité qu'ils montrèrent au Tribunal révolutionnaire.

L'intervention de Phelippes et de Goudet n'avait eu pour effet que de retarder la mesure, comme nous le verrons tout à l'heure. Carrier se rappela alors qu'il avait sous la main cinquante-trois prêtres qui venaient d'arriver d'Angers, et quand Richard, membre de la Compagnie Marat, lui apprit qu'ils étaient à l'Entrepôt, il lui répondit Pas tant de mystère ; il faut f... tous ces b... à l'eau[16] ; et son ordre, purement verbal, fut exécuté dans la nuit du 19 au 20 frimaire (9-10 décembre 1793). C'est que, malgré l'état d'anarchie dans lequel étaient tombées toutes les administrations, il y avait, entre l'Entrepôt et les autres prisons, une certaine différence. Aux Saintes-Claires, au Bouffay, au Bon-Pasteur, il y avait des gardiens et des livres d'écrou, et la force de la tradition faisait que ces gardiens exigeaient une décharge de ceux qui se présentaient pour extraire des prisonniers. Il en était autrement à l'Entrepôt, où les prisonniers entraient comme ils en sortaient, sur l'ordre d'une autorité quelconque. Il n'y avait pas de livres d'écrou, par la raison très simple que, pour les tenir, il aurait fallu une troupe innombrable de greffiers ou de gardiens.

L'édifice, auquel on donnait ce nom, était composé de quatre façades de magasins à plusieurs étages qui encadraient une vaste cour formant un carré long, et il était assez vaste, au dire de David Vaugeois, l'accusateur public de la Commission militaire, pour abriter dix mille personnes[17].

Dans un moment où presque tous les couvents, et les autres bâtiments transformés en prisons, regorgeaient de détenus, l'Entrepôt offrait, pour loger les malheureux qu'amenaient continuellement les troupes républicaines, des ressources dont on usa et abusa. On y avait d'abord, avant l'arrivée de Carrier, envoyé des malades des autres prisons, pour les isoler et empêcher la contagion de se propager ; mais quand cette prison fut devenue, grâce aux envois ordonnés par Carrier, à elle seule plus peuplée que toutes les autres réunies, la contagion du typhus y exerça des ravages proportionnés au chiffre de sa population. Le nombre des entrants et des sortants y avait été de suite si considérable qu'on avait dû, ainsi que je l'ai déjà dit, renoncer à les inscrire et même à les compter. La situation alors excentrique de l'Entrepôt, au coin des rues Lamoricière et Dobrée actuelles, à quelques centaines de mètres du port, et sur le chemin peu fréquenté qui menait aux carrières de Gigant[18], facilitait singulièrement aussi les extractions de prisonniers. De là on pouvait les conduire, à l'abri des regards du public, soit aux quais de la Fosse pour être embarqués en vue de la noyade, soit aux carrières de Gigant pour être fusillés. Cette situation facilita même si bien les extractions qu'un jour arriva où tous les prisonniers enfermés à l'Entrepôt avaient disparu jusqu'au dernier.

Soit que les prêtres d'Angers eussent été logés à l'Entrepôt à leur arrivée, soit qu'ils y eussent été transférés en vue de la noyade, ils n'en avaient pas moins péri dans les flots au nombre de cinquante-trois[19]. Carrier se hâta, dès le lendemain, 20 frimaire, d'en informer la Convention en ces termes : Mais pourquoi faut-il que cet événement (une victoire remportée sur Charette) ait été accompagné d'un autre qui n'est plus d'un genre nouveau ; cinquante-huit individus, désignés sous le nom de prêtres réfractaires, sont arrivés d'Angers à Nantes ; aussitôt ils ont été enfermés dans un bateau sur la Loire ; la nuit dernière, ils ont été engloutis dans cette rivière. Quel torrent révolutionnaire que la Loire ![20] Mercier rapporte, dans son Nouveau Paris, que l'Assemblée couvrit de ses applaudissements immortels la lecture de cette lettre, à la séance du 25 frimaire[21].

Carrier ne put-il pas considérer ces applaudissements comme une approbation ? D'ailleurs, la distance de Nantes à Angers n'était pas telle qu'il ait pu ignorer les noyades de son collègue en mission en Maine-et-Loire. Quoique moins porté que Carrier à faire parade de ses mesures révolutionnaires, Francastel en ordonnait d'aussi cruelles et d'aussi meurtrières. On a. peu parlé des noyades d'Angers, et, pourtant, elles sont aussi certaines que celles de Nantes. Il y a eu, disent des témoins du procès de Vial, des noyades dans lesquelles périrent, comme à Nantes, des femmes et des enfants[22]. — Le fleuve de la Loire, rapporte Bachelier, nous offrait le spectacle continuel de cadavres noyés, descendant de Saumur, d'Angers, et de Château-Gontier. Les papiers-nouvelles, les Bulletins de la Convention, nous en transmettaient le récit[23]. Dans une lettre, dont Bernier donna lecture à la Convention, le 5 brumaire an Ill, le général Danican écrivait : On ne s'est pas contenté de noyer à Nantes ; ce genre de supplice avait lieu à trente lieues en remontant la Loire... on noyait aux Ponts-de-Cé les gens suspects[24].

Forget a déclaré que, se trouvant à Angers, il y vit Bollognel, qui y était venu pour amener les cent trente-deux Nantais, et que celui-ci lui dit que, peut-être, à ce moment, leur avait-on fait leur affaire, vu que, la veille, on avait noyé beaucoup de monde aux Ponts-de-Cé. Bollognel, interpellé, répondit, qu'étant au Comité révolutionnaire d'Angers, il avait entendu dire que seize ou dix-huit cents individus venaient d'être noyés aux Ponts-de-Cé[25]. Voici, du reste, une lettre qui confirme ces on-dit. Datée d'Angers le 9 frimaire an II, adressée au ministre de la Guerre, et signée du général Robert, cette lettre a été copiée aux Archives de la Guerre par M. Desmé de Chavigny, qui l'a insérée dans son ouvrage, Saumur pendant la Révolution, page 289. L'auteur fait observer que les mots soulignés le sont dans l'original. Je t'annonce qu'environ deux mille prisonniers, catholiques, qui étaient ici détenus, et que, de concert avec le citoyen Francastel, nous faisions évacuer, ont péri. Une partie de ces messieurs se sont révoltés contre la garde, qui en a fait justice. Le reste, en passant sur le Pont-de-Cé, deux arches se sont écroulées, et ils sont malheureusement tombés dans la Loire, où ils se sont noyés. Ils avaient malheureusement les pieds et les mains liés. Vive la République !

De ces témoignages, n'est-on pas amené à conclure que les noyades de Nantes ne furent que la continuation de celles d'Angers et des Ponts-de-Cé, ainsi que Carrier lui-même l'a prétendu[26] ?

Celle des cinquante-trois prêtres avait été une exécution inspirée par leur arrivée inattendue. Victimes prédestinées au martyre par leur caractère, ces héros du devoir étaient venus à point pour une nouvelle expérience du procédé, et pas un seul n'avait échappé. Le succès de ce moyen de destruction encouragea Carrier. Le projet de la grande mesure, destinée à débarrasser le Bouffay des complices de la prétendue conspiration découverte dans cette prison, pour avoir été retardé, n'avait point été abandonné. Dans la nuit du 21 au 25 frimaire (15 décembre), les membres de la Compagnie Marat, dirigés par Goullin, obtinrent la remise de cent vingt-neuf prisonniers, au moyen d'un ordre signé de plusieurs membres du Comité révolutionnaire, portant qu'il s'agissait de les déporter à Belle-Île, et ils les conduisirent dans un bateau qu'ils coulèrent peu après. Le gardien de la prison, ayant pris la précaution de se faire donner une décharge des prisonniers, les bourreaux en conclurent que les extractions de détenus, des prisons où ils étaient régulièrement écroués, pouvaient amener des difficultés à cause des traces qu'elles laissaient. Aussi il ne parait point que cet enlèvement ait été renouvelé au Bouffay, ni dans aucune des autres prisons régulièrement tenues. Ce n'est pas qu'aucun des détenus de ces prisons n'ait été noyé plus tard, — il serait facile d'en citer plusieurs, — mais ils avaient été auparavant, sous un prétexte quelconque, transférés à l'Entrepôt où Lamberty et ses agents avaient pleine et entière autorité sur les entrées et les sorties.

 

 

 



[1] Voir, sur ces représentants en mission, M. Poitou, Revue de l'Anjou, juillet-août 1852, p. 231.

[2] Le Tribunal révolutionnaire, dit Goullin, n'est venu que par hasard à la séance du 14 ; ce n'est que le lendemain 15 qu'il a été convoqué par une lettre de Carrier. (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII. 58.)

[3] Ils avaient été exécutés la veille, dans la soirée du 14 frimaire, à la lueur des torches.

[4] Phelippes-Tronjolly, Noyades, Fusillades, p. 17, 48, 63 et 64. Déposition de Lamarie, officier municipal (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 333).

[5] Mémoire pour les acquittés, p. 19, et Mémoire manuscrit de Chaux (Archives départementales). Déposition conforme de Gicqueau (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 67, p. 397).

[6] Registre des déclarations, n° 199 (Archives municipales).

[7] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 6.

[8] Michelet, Histoire de la Révolution, édit. Lacroix, VIII, 319.

[9] Tome IV, p. 222.

[10] Recueil des actes du Comité de Salut public, IX, 222.

[11] Ces diverses pièces ont été maintes fois reproduites dans les histoires de la Révolution à Nantes. On les trouvera notamment dans les Noyades de Nantes, 2e édit., p. 19 et suiv.

[12] Probablement une allusion à la séance du Directoire de Département.

[13] Mémoire pour les acquittés, p. 19. Sauf en ce qui concerne la prétendue ignorance des membres du Comité révolutionnaire, cette déclaration peut être sincère.

[14] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 6.

[15] Déclaration de J. Barbier, avoué à Blain, détenu au Bouffay, du 21 messidor an II, n° 125 bis (Archives municipales). — Phelippes, Noyades, Fusillades, Paris, Ballard, in-8°, p. 18. — Déposition de Jeanne Lavigne, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 302.

[16] Déposition de Richard et de Trappe (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 315, et VII, 29).

[17] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 295.

[18] Les carrières de Gigant étaient situées au nord de la place Canclaux.

[19] Cinquante-neuf prêtres d'Angers, enfermés à la Rossignolerie, avaient été confiés à un gendarme nommé Poitras pour être conduits et embarqués au Port-Ligny, le 9 frimaire an II (Émigrés, Loire-Inférieure, 9 messidor an V, f° 126, et 8 nivôse an V, f° 149.) (Archives départementales) Il est de notoriété qu'ils furent noyés à Nantes, porte le certificat transcrit. — Six avaient été noyés en route à la Baumette (Godard-Faultrier, le Champ des Martyrs, p. 110 et 111).

[20] Réimpression du Moniteur, XVIII, 670.

[21] Edition Poulet-Malassis, p. 3.

[22] Réimpression du Moniteur, numéro du 2 brumaire an III, XXII, 286.

[23] Mémoire pour les acquittés, Angers, an III, p. 19.

[24] Journal de la Montagne, n° 13, p. 104.

[25] Journal des Lois, de Galetti, numéro du 10 brumaire an III. — Ce n'était pas la première fois que le bourg des Ponts-de-Cé était le théâtre de noyades. En 1570, l'armée royale, rentrant de sa campagne du Midi, y passa, traînant à sa suite une telle horde de prostituées qu'après force avis publiés le commandant Strozzi en rassembla huit cents qu'il fit jeter du pont dans l'eau, et noyer sans pitié (Célestin Port, Dictionnaire de Maine-et-Loire, V° Ponts-de-Cé et Brantôme, Discours LXXXVI, art. 1er, Timoléon de Cossé).

[26] Compte rendu du procès (Réimpression du Moniteur, XXII, 779).