JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE VIII. — LES HÉSITATIONS DE CARRIER.

 

 

Le supplice de la noyade expérimenté sur les prêtres de Nantes emprisonnés dans un bateau. — Les Sociétés populaires. — Eloignement de Carrier de celle de Vincent-la-Montagne. — Hésitations de Carrier à prendre seul la responsabilité des grandes mesures de destruction. — Nouvelles alarmantes exploitées par lui et par le Comité pour décider les corps administratifs à ordonner ces mesures : épidémies contagieuses ; craintes de l'armée vendéenne ; conspiration de prisonniers au Bouffay. — Hubert dénonciateur du complot et proportions réelles de ce complot. — Réunions des corps administratifs. — Détails de la séance du 14 au 15 frimaire, à la suite de laquelle est libellé l'ordre de fusiller plusieurs centaines de prisonniers. — L'ordre porté à Boivin, commandant de la place, par Robin. — Refus de Boivin de l'exécuter. — Récit de cet incident par Boivin. — Arrêté du Département ordonnant de surseoir à la fusillade ordonnée. — Prétention mensongère des membres du Comité d'avoir empêché cette exécution.

 

Dans l'étude de la question des noyades, il convient, croyons-nous, de considérer comme un incident hors cadre, pourrait-on dire, la première noyade des prêtres du 26 brumaire. Ce n'est pas qu'elle ait été moins horrible et moins coupable que les grandes noyades des prisonniers de l'armée vendéenne, mais elle n'eut pas, comme ces dernières, le caractère d'un système de destruction, raisonné, appliqué pendant plusieurs semaines avec la connivence des hommes qui détenaient le pouvoir et gouvernaient la France. La haine contre les prêtres était alors une sorte de folie ; ils étaient d'avance marqués pour la mort. Carrier savait qu'en ordonnant de précipiter ceux du diocèse de Nantes dans la Loire, il ne s'élèverait pas une seule voix, ni à la Convention, ni à la Société populaire de Vincent-la-Montagne, pour le blâmer.

Quand, au lendemain de l'événement, Carrier l'avait fait connaitre, dans sa lettre à la Convention, comme ayant eu le caractère d'un accident, aucun député n'avait été la dupe de cet artifice de langage, et il en sera de même, quand il annoncera quelques semaines plus tard, et cette fois avec moins de réserve, la noyade des prêtres amenés d'Angers à Nantes.

C'était donc sans scrupule, et sans souci d'un reproche possible, qu'il avait fait sa première noyade de prêtres, exécution qui avait eu l'avantage d'être à la fois l'expérience d'un procédé nouveau, et une excellente occasion de tâter l'opinion. L'expérience avait réussi ; les prêtres avaient disparu dans le fleuve, et la Société populaire, dont l'opinion seule lui importait, avait gardé le silence sur lequel il comptait.

Malgré la réussite de ce début, c'était une chose si effroyable et si énorme que de jeter dans la Loire des milliers de prisonniers, uniquement pour se dispenser de les nourrir et de les loger, que Carrier hésita à assumer seul cette responsabilité, avec l'autorisation, tacite seulement, du Comité de Salut public. Aussi bien le verrons-nous, tout â l'heure, chercher, pour l'exécution de son projet, des complices parmi les membres des administrations locales et ceux de la Société populaire.

La disparition des procès-verbaux des Sociétés populaires, et surtout de ceux de la Société Vincent-la-Montagne, est une perte irréparable pour l'histoire de la Révolution à Nantes. Tous les autres documents conservés ne sauraient combler cette lacune. Les Sociétés populaires étaient les centres où venaient aboutir tous les incidents de la vie révolutionnaire de chaque jour, quand ils n'y prenaient pas naissance. C'est là que se produisaient les dénonciations, qu'on apportait les plaintes, et que les citoyens, soupçonnés de tiédeur civique, venaient raviver leur popularité par quelques phrases emphatiques. Les membres des administrations faisaient en sorte que quelques-uns des leurs se montrassent assidus aux séances du soir, et, quand les membres du Comité révolutionnaire ne pouvaient y assister, ils se faisaient rendre compte, par leurs espions, de ce qui s'était passé. En apparence, c'était le nombre qui exerçait l'autorité, puisque ces Sociétés prétendaient incarner en elles le peuple souverain ; mais, en réalité, elles étaient le plus souvent dominées par une coterie, qui subissait elle-même l'ascendant d'un ou deux individus. Néanmoins, comme la coterie pouvait se diviser sous certaines influences, il fallait être là pour bien connaître d'où venait le vent et le faire au besoin tourner de son côté. Les représentants en mission eux-mêmes, habitués à voir toutes les volontés s'incliner devant leur majesté, et surtout devant leurs redoutables pouvoirs, ne laissaient pas de rendre leurs hommages au peuple souverain, et venaient le coudoyer sur les bancs de ses clubs. Aussi remarquait-on qu'à partir du 26 brumaire (16 novembre), jour où la Société s'était solennellement établie dans l'église Sainte-Croix, et où, à la suite de son discours, Carrier avait été proclamé membre de droit, en sa qualité de membre du Club des Jacobins de Paris ; il n'y avait pas paru une seule fois.

Depuis une quinzaine on ne l'avait rencontré nulle part, et il n'est pas téméraire de supposer qu'il avait donné à la débauche plus de temps qu'aux soins de la patrie. La Terreur n'y avait rien perdu. Le Comité révolutionnaire n'avait pas été un seul jour sans ordonner quelques arrestations ; les principaux citoyens de la ville, parmi lesquels se trouvaient des républicains avérés, avaient été expédiés à Paris au nombre de cent trente-deux ; la Compagnie Marat n'avait cessé d'envahir les domiciles, de les piller, et d'y apposer des scellés complaisants ; enfin les deux tribunaux révolutionnaires, jugeant sans désemparer, n'avaient guère laissé passer de jours sans livrer au bourreau un ou deux condamnés.

Carrier trouvait que ce n'était pas assez, et qu'à ce compte, il faudrait bien du temps pour vider les prisons. Il lui sembla que le moment était venu d'appliquer les grandes mesures ; mais il ne voulait pas être seul à les prendre.

Pour les proposer et les faire accepter, il essaya assez habilement de profiter de circonstances dont les unes étaient des événements réellement insignifiants, et les autres, des faits grossis à dessein d'en tirer parti. Du fond de son appartement de la Petite-Hollande, il avait appris que des bruits sinistres commençaient à se répandre dans la ville. Le médecin des Saintes-Claires avait prévenu la Municipalité qu'un certain nombre de détenus étaient atteints d'une maladie contagieuse, qui ne manquerait pas de se répandre parmi les habitants, si on ne se hâtait d'isoler les malades[1]. L'armée vendéenne marchait sur Angers pour l'assiéger[2], et un retour offensif de cette armée sur Nantes ne semblait pas impossible. Enfin, et c'est cette affaire qui fut considérablement grossie, le Comité révolutionnaire venait d'être avisé, par la femme du concierge du Bouffay, d'un projet d'évasion de six prisonniers qui se proposaient, si l'on en croyait la dénonciation, d'assassiner les sentinelles et autres patriotes, et de mettre le feu à la ville[3]. Enchérissant aussitôt sur cette dénonciation, le Comité révolutionnaire assurait que la conspiration des complices de la tentative d'évasion avait des ramifications dans toutes les autres prisons.

II n'était pas besoin de plus d'intelligence que n'en avait Carrier pour savoir que, lorsque la peur affole les esprits, les idées de vengeance se développent rapidement dans le peuple et le disposent aux mesures les plus atroces. Les peurs de la disette, de la contagion, du retour de l'armée vendéenne, et des évadés, assassins et incendiaires, étaient autant de peurs qui excitaient, au plus haut degré, les patriotes contre les prisonniers, auteurs et propagateurs des maux qui menaçaient la ville. Le maire Renard, qui, plus tard, sera un des accusateurs de Carrier, n'avait pas attendu ce moment pour dire aux membres du Comité révolutionnaire : Quand vous dépêcherez-vous de vider les prisons ? Quand mettrez-vous en bottes tous ces b... là ?[4]

C'est sur. ces entrefaites que le représentant arriva furieux à la Société populaire, criant très haut que tout allait mal par la faute des administrations.

Aussitôt la séance terminée, Forget[5], qui la présidait, était accouru au Conseil de Département pour lui conter l'incident.

Le citoyen Forget, porte le procès-verbal, a dit que le représentant avait fait publiquement des plaintes à la tribune de la Société populaire contre les administrations, et avait dit, entre autres choses, qu'il ne concevait pas ce qui entravait la marche des administrations, mais que cela n'allait pas ; que les corps administratifs étaient sans cesse embarrassés sur leur compétence ; qu'ils ne voulaient rien prendre sur leur compte ; que lui, Forget, était monté à la tribune et avait dit : S'il est des membres dans les administrations qui ne méritent pas la confiance publique, il faut qu'ils soient chassés ; mais, si tous méritent cette confiance, il me semble nécessaire que le représentant du peuple le reconnaisse, et, qu'en conséquence, il avait fait la motion que le citoyen Carrier fût invité à convoquer demain les Corps constitués pour, en présence de la Société populaire, leur déclarer quels étaient les membres et les causes qui entravaient la marche de l'administration ; qu'il avait ajouté, qu'il était possible que des administrateurs, qui ne faisaient que d'entrer en fonctions, n'eussent pas la marche hardie et assurée de gens consommés dans les affaires, mais que c'était une raison de plus, pour Carrier, de donner aux corps administratifs au moins une demi-heure par jour pour les guider dans leurs opérations ; que, sur cette motion, la Société avait nommé une députation pour aller prier le citoyen Carrier de convoquer les Corps administratifs pour demain ; que cette députation était en route, et que, sûrement, elle allait venir au Département lui apprendre la réponse de Carrier. Effectivement, la députation est entrée à l'heure même, et a dit que Carrier l'avait chargée de convoquer les corps administratifs pour demain, cinq heures du soir, et qu'elle allait se rendre au District et à la Municipalité pour les en prévenir. Il a été arrêté en outre que la séance se tiendrait à huis clos.

 

Le lendemain, 14 frimaire, la réunion projetée eut lieu dans la salle du Conseil de Département, et, malgré le huis clos, procès-verbal en fut dressé. Carrier était arrivé à six heures du soir ; les trois administrations et une nombreuse députation de la Société populaire étaient rassemblées. Le procès-verbal ne relève aucune allusion aux événements qui étaient, depuis la veille, l'objet de la préoccupation de la ville entière. Quelques observations, où perce un mécontentement mutuel, furent d'abord échangées entre le représentant et quelques-uns des membres ; mais, bientôt, l'harmonie se rétablit, et la séance se termina de la manière la plus paisible. Carrier déclara que les administrations avaient sa confiance et son estime. Renard l'adjura de se fier en ses frères.

Un membre : Viens nous voir quelquefois ; viens conférer avec nous sur ce qui est bon à projeter et à exécuter. — Vous serez contents, a dit Carrier, je viendrai vous voir plus souvent et tout ira bien.

La séance se termina — je copie encore le procès-verbal — dans l'abandon de la confiance, par une conversation d'autant plus intéressante que la vérité dictait les expressions, sans que la voix de cette vérité ait paru dure à ceux-mêmes dont elle froissait l'amour-propre. Ainsi parlent et agissent des républicains[6].

 

Si ces deux procès-verbaux sont sincères, ils montrent que Carrier s'était calmé, comme il le faisait le plus souvent quand il rencontrait une résistance, et qu'il n'avait pas même osé entretenir les administrations de ses grandes mesures.

Ce n'était pourtant pas pour aboutir à un simple échange de politesses que Carrier avait joué, à la Société populaire, la scène violente de la veille, et que le Comité avait, tout au moins, agité le spectre de la conspiration des prisonniers, s'il ne l'avait pas machiné de toute pièces. Le statuaire Lamarie, officier municipal, a rapporté qu'en causant avec Chaux de la conspiration du Bouffay celui-ci lui dit : Nous avions pris d'autres mesures, c'était d'introduire dans la prison un homme affidé qui y aurait provoqué une insurrection, et ce prétexte nous aurait servi à faire fusiller tous les prisonniers[7]. L'affidé a existé, c'était un nommé Hubert, voleur de profession, mouton de prison, qui servait de témoin au tribunal[8] et qui, peut-être, ne sut pas bien jouer son rôle en dénonçant seulement six prisonniers dont le complot s'était borné à confectionner une fausse clef. Ces prisonniers étaient des condamnés de droit commun, qui, d'après leurs domiciles antérieurs, étaient étrangers au pays insurgé et nullement intéressés au succès des rebelles. Quant à Hubert, il fut l'objet d'égards tout particuliers après sa dénonciation. Dans la crainte que les autres détenus ne lui fissent un mauvais parti, on l'amena au Comité où on le lit changer de vêtements. Renard, le maire, avait été chargé de le faire conduire aux Saintes-Claires. On agita même au Comité la question de le mettre en liberté[9].

Que la conspiration du Bouffay eût été inventée ou seulement découverte, Chaux et Goullin, s'étaient donné la peine d'en faire un épouvantail assez sérieux pour qu'ils ne renonçassent pas aisément à s'en servir.

La réunion des administrateurs venait de se séparer, le 14 frimaire, quand le Comité prit sur lui d'en convoquer une nouvelle pour délibérer sur une affaire majeure. La Société populaire fut priée d'y envoyer des commissaires, et il est présumable que les membres des administrations convoqués avaient été triés sur le volet[10]. Cette réunion, tenue dans le palais de l'ancienne Chambre des Comptes, aujourd'hui la préfecture, dura jusqu'au matin. Au dire de plusieurs témoins, ce fut une nuit infernale. Malgré le grand nombre des déclarations de ceux qui y assistèrent, il serait impossible de la reconstituer avec exactitude. Leurs souvenirs ne sont ni précis, ni concordants, tous ayant essayé d'atténuer l'odieux du rôle qu'ils y avaient joué, et, plus ou moins réussi à nier les propos qui leur ont été attribués. Il n'est pas impossible, néanmoins, en y regardant de près, de dégager, du fouillis des témoignages, certains faits incontestables de nature à donner une idée des allures de la délibération.

La proposition de tuer tous les prisonniers fut, dès le commencement de la séance, faite par Goullin qui, pour démontrer l'utilité de ce massacre, donna, au nom du Comité révolutionnaire, lecture d'un rapport dans lequel il affirmait l'existence d'une vaste conspiration des détenus de toutes les prisons de la ville de Nantes pour la mettre, sans retard, à feu et à sang. Sur la communication d'une lettre de Goudet, accusateur public, annonçant que les six auteurs du complot du Bouffay venaient d'être condamnés à mort par le Tribunal révolutionnaire[11], et qu'on allait, sur-le-champ, procéder à l'exécution à l'aide de flambeaux, pour donner un exemple, la question fut agitée de savoir s'il ne serait par sursis à l'exécution du jugement, jusqu'à ce qu'il eût été décidé de suite si, oui ou non, on ferait périr les prisonniers en masse. Phelippes, et les autres membres du Tribunal, appelés à la séance, s'y rendirent. A cette proposition, raconte celui-ci, je répondis avec force que rien ne pouvait arrêter l'exécution d'un jugement, et je me retirai avec mes collègues[12].

Forget, l'un des délégués de la Société populaire à cette réunion, a déclaré, à deux reprises différentes, que Phelippes avait très nettement démontré que les six condamnés avaient seuls pris part au complot d'évasion[13].

Le Tribunal criminel fut appelé, je présidais la séance, dit Minée ; elle fut très orageuse, c'était un bacchanal épouvantable... La proposition de faire périr les prisonniers fut faite au moins dix fois ; il ne sait par qui. Plusieurs membres du Comité l'ont faite, à ce qu'il croit. Il pense que ce fut Goullin ; toutes ces mesures sanguinaires étaient proposées par lui[14].

 

Le jeune Robin se montra non moins ardent que Goullin. Il criait : Les patriotes manquent de pain, il est juste que les scélérats périssent et ne mangent pas le pain des patriotes et, comme un membre du Département essayait de le calmer : Il ne faut point ici de propositions qui sentent le modérantisme, le feuillantisme et le fédéralisme, les détenus sont des scélérats qui ont voulu détruire la République[15].

La discussion ayant continué sans aboutir à une entente commune entre les membres du Comité et ceux des administrations, pour la rédaction d'un ordre de proscription en niasse des prisonniers, Carrier lui-même aurait fait acte d'autorité et formé une commission, qualifiée par lui de jury national, à laquelle il confia le soin de prononcer sur le sort des détenus. Carrier, rapporte Bachelier, déclama avec force contre les rebelles. La peste se fait sentir, nous dit-il, dans les prisons, il est à craindre que bientôt elle ne se répande dans toute la ville ; les ordres du Comité de Salut public et les décrets de la Convention sont d'exterminer tous les brigands. Vous exposerai-je à périr pour les ménager ? Ce jury national fut composé de deux membres du District, de quatre du Département[16], de deux de la Municipalité et de plusieurs autres choisis, vraisemblablement parmi les délégués de la Société populaire. Ce jury avait été constitué pour se rendre de suite au bureau du Comité, et travailler, sans désemparer, à la confection d'une liste sur laquelle cette expédition terrible devait s'effectuer.

La liste des proscrits, nous apprend également Bachelier, fut dictée d'après celle de l'état général des prisons. Il fallait que trois voix se prononçassent en faveur d'un détenu pour le garantir de la fusillade. On ne discuta pas la moralité de ceux de l'Eperonnière[17], tous plus ou moins suspects de royalisme et de fédéralisme ; ceux-là devaient être fusillés, sans exception, au nombre d'une soixantaine[18]. La liste totale, selon Phelippes, aurait été arrêtée au nombre d'environ trois cents.

Carrier put croire, en quittant la séance, — à laquelle il prétendra vainement plus tard n'avoir pas assisté, — que sa manœuvre avait réussi, et que les membres des administrations prendraient officiellement part à l'exécution des grandes mesures qu'il projetait. Il se trompait, ou plutôt on l'avait trompé. Les notables de la Société populaire, qui avaient accepté de Gillet et de Philippeaux de remplacer les administrateurs choisis par leurs concitoyens, et destitués comme entachés de fédéralisme, étaient plus lâches que cruels. Ils avaient eu la faiblesse d'accepter ces situations, et leur pusillanimité ne se démentira pas au milieu de toutes les atrocités dont ils seront les témoins attristés peut-être. En présence de Carrier, ils n'avaient pas osé résister, ils avaient pris part au triage des noms, mais ils s'étaient retirés après son départ, sans signer d'ordre d'exécution. Carrier n'avait pas non plus osé leur parler de noyades.

Louis Naux, le boisselier, membre du Comité révolutionnaire, le meilleur des deux sans-culottes de ce nom, a parlé de l'intimidation exercée par certain de ses collègues à cette réunion : Les 11 et 15 frimaire, dit-il, j'ai passé deux nuits au Comité sans pouvoir en sortir. Mes collègues me retenaient de force : Chaux, Bachelier et Goullin me forçaient à signer. Grand maison me menaçait de me dénoncer à Carrier... Pendant les deux nuits et les deux jours que l'on dressa les listes, nous ne mangions que du biscuit ou du fricot de chez Forget[19].

A cinq heures du matin, après le départ de tous les assistants, les membres du Comité révolutionnaire se retirèrent, dans le bureau, avec Forget et rédigèrent l'ordre ci-après, que trois d'entre eux seulement consentirent à signer :

Au nom du Comité révolutionnaire de Nantes,

Le commandant temporaire de Nantes est requis de fournir, de suite, trois cents hommes de troupes soldées, pour, une moitié, se transporter à la prison du Bouffay, se saisir (les prisonniers désignés dans la liste ci-jointe, leur lier les mains deux à deux, et se transporter au poste de l'Eperonnière ; l'autre moitié se transportera aux Saintes-Claires, et conduira, de cette maison à celle de l'Eperonnière, tous les individus indiqués dans la' liste ci-jointe ; enfin, pour le tout arrivé à l'Eperonnière, prendre, en outre, ceux des détenus de cette maison d'arrêt, et les fusiller tous indistinctement de la manière que le commandant le jugera convenable.

Nantes, ce 15 frimaire an II.

Signé : GRANDMAISON, GOULLIN, J. B. MAINGUET[20].

 

Forget et les membres du Comité révolutionnaire ont beaucoup parlé et écrit pour essayer d'établir que cet ordre n'avait été que le résumé de la décision prise par l'assemblée tout entière[21]. Il se peut qu'il ait eu l'unanimité du Comité ; mais, en pareille matière, la responsabilité ne doit incomber qu'à ceux qui l'ont acceptée en apposant leurs signatures.

Robin a reconnu être allé, avec un nommé Gauthier, couvreur, membre de la Compagnie Marat, porter cet ordre et les listes au commandant Boivin sur les six heures du matin. Il ajouta, dans sa déposition, qu'il était allé informer Carrier, qui parut étonné de la chose, et qui lui dit que l'ordre ne serait pas exécuté. Mais on sait que Robin était l'ami le plus dévoué de Carrier, et que presque toutes ses déclarations lui sont favorables[22].

Un détail qui peint bien le caractère des hommes aux mains desquels était tombée l'autorité, a été révélé par Goullin dans une des dernières séances du procès. Forget, dit-il, n'est pas le seul qui en ait imposé. Renard[23] a menti, lorsqu'il vous a dit qu'il s'était retiré à deux heures, et j'ai la preuve matérielle qu'il a déjeuné et bu du gloria sur la place des Gracques, ci-devant Saint-Pierre, avec Robin et Mainguet, après que Robin eut porté l'ordre à Boivin[24].  Ainsi un grand massacre se préparait à Nantes, et le premier magistrat de la ville finissait, insouciant, cette horrible nuit, attablé dans une auberge, en buvant du gloria !

Heureusement le général Boivin refusa d'exécuter l'ordre de fusillade. Boivin était un homme de peu d'instruction ; il était entré comme simple dragon dans le régiment du roi, et il y avait servi huit ans sans obtenir le moindre grade. Il s'était fait ensuite ouvrier ciseleur, et, en 1792, s'était enrôlé dans un régiment de volontaires, où son intelligence, son courage, et d'heureuses circonstances, lui avaient valu un avancement rapide. On a dit que son langage était incorrect et qu'il abusait des s dans la liaison des mots ; mais son âme était droite, et, dans un temps où la peur faisait commettre tant de crimes et de bassesses, il montra qu'un honnête homme, décidé à faire son devoir, pouvait, avec succès, même en pleine Terreur, résister à des coquins puissants[25].

Il a raconté lui-même les incidents de cette matinée :

Quand Robin vint, dit-il, m'apporter, sur les six heures du matin, l'ordre de fusiller les prisonniers, je dis à ce jeune homme que cet ordre n'était pas légal ; que je ne pouvais l'exécuter ; que, d'ailleurs, il était trop tard. Tant mieux, répondit-il, il en fera plus d'effet. Je fis copier cette liste par un adjudant, qui s'aperçut que des individus y étaient portés pour des faits d'ivrognerie. Il vint m'en faire part. Je me rendis sur-le-champ chez Goullin que je trouvai au lit, et je lui dis que l'ordre du Comité n'était pas légal, que je ne le ferais pas exécuter. Goullin voulait qu'il le fût. Je prétextai que nous n'avions pas de troupes. Prends, me dit-il, de la garde nationale. — Crois-tu, lui répondis-je, qu'un père tuera son fils, qu'un fils tuera son père, le frère, son frère, sa sœur, ses amis ?N'importe, reprend Goullin, il faut que cela s'exécute. Je lui répondis que je n'en ferais rien, et je me retirai. Il était environ huit heures. J'allai prendre mes pistolets ; mais je n'osai rester chez moi, dans la crainte d'être arrêté ; je ne voulais pas être noyé ou fusillé, je me serais plutôt brûlé la cervelle. Je courus aux promenades, et rentrai chez moi à dix heures et demie. Je fus mandé au Département où j'avais envie de me rendre ; je dis à Minée, président, et à ses collègues, que j'avais refusé de mettre à exécution l'ordre du Comité ; ils m'embrassèrent... et me remirent un arrêté qu'ils venaient de prendre.

 

Cette déposition, empruntée au Bulletin du Tribunal révolutionnaire[26], est conforme à la lettre d'envoi de l'original de l'ordre du Comité que le Tribunal révolutionnaire de Paris lui avait demandé, lors de l'instruction du procès. Ouvrard, le fameux munitionnaire de l'Empire et de la Restauration, qui, malgré sa jeunesse, était aide de camp de Boivin, rapporte, dans ses Mémoires[27], qu'il eut la hardiesse de déchirer la liste de proscription, et que la disparition de celte liste fut l'une (les circonstances qui aidèrent Boivin dans sa résistance.

La liasse, où se trouve la lettre de Boivin aux Archives nationales, contenant une note qui rappelle ce fait, il convient, croyons-nous, d'en faire honneur à Ouvrard.

L'arrêté du Département, rends à Boivin vers onze heures, pour être un peu tardif, et seulement suspensif, n'en avait pas moins une certaine portée, puisqu'il venait en aide à sa résistance. En le prenant, cette administration avait bravé Carrier, qui s'emporta et qui traita de contre-révolutionnaires ceux qui l'avaient signé. L'acte de cette tentative de résistance au représentant, qui, pour le malheur de la ville, ne se renouvela pas, était ainsi conçu :

Nous, membres du Directoire du Département de la Loire-Inférieure, requérons, en vertu de la loi, le commandant temporaire de la ville de Nantes de suspendre l'exécution de tout ordre qu'il aurait pu recevoir du Comité révolutionnaire relatif aux détenus dans les maisons d'arrêt, jusqu'à ce qu'il ait été délibéré par les Corps administratifs qui vont s'assembler incessamment.

Fait en Directoire à Nantes.

Signé : KERMEN, MINÉE, GICQUEAU, PICOT.

 

Lorsque l'original de l'ordre et l'arrêté du Département furent produits aux débats du procès, Goullin tenta de soutenir que le contre-ordre du Département avait été donné beaucoup plus tard, et Chaux, Grandmaison et Bachelier prétendirent avec lui que, si la fusillade n'avait pas eu lieu, on le devait à leur bienfaisante intervention[28].

Dans deux écrits imprimés, Bachelier et Chaux ont reproduit et développé ce mensonge ; Bachelier, en disant que la première opposition avait été faite par le Comité[29], Chaux, en racontant que, venu au Comité, le 15 frimaire, il rencontra Perrochaud, Bachelier et Lévêque dans la désolation, et qu'il alla ensuite chez Goullin. Les nouvelles sur la marche des brigands, ajoute-t-il, étaient plus rassurantes. De là il était allé chez le commandant de la place pour lui annoncer que le Comité s'opposait formellement à l'exécution d'un ordre qui n'était pas son fait ; ces collègues se précipitèrent dans ses bras et lui dirent qu'il leur rendait le bonheur et la vie[30].

Tout mauvais cas est niable, et, si le mensonge pouvait être permis, il le serait à ceux qui essaient d'écarter l'infamie qui les atteint. Les événements qui vont suivre montreront l'inutilité de celui-ci. Ce n'était pas la faute du Comité révolutionnaire si l'intrigue de la nuit du 14 au 15 frimaire avait abouti à un avortement, et, quoique le mot noyade n'eût pas encore été prononcé, il y avait partie liée entre le Comité et le représentant, pour tout ce qu'il plairait à celui-ci d'ordonner.

 

 

 



[1] Procès-verbaux du Conseil général de la Commune du 13 frimaire an II.

[2] Les rebelles arrivèrent, le 13 frimaire, devant Angers.

[3] Procès-verbaux du Comité révolutionnaire du 13 frimaire an II, f° 48.

[4] Procès de Carrier, séance du 16 frimaire an III, Courrier universel du 16, et notes d'audience de Villenave, f° 547 et 548 (Collection Gustave Bord).

[5] Ch. Forget, ancien marchand déjà nommé et banqueroutier, devenu gardien de la prison des Saintes-Claires, était l'un des sans-culottes les plus considérables de Nantes ; plusieurs fois il fut élevé à la présidence de la Société populaire (Les prisons de Nantes pendant la Révolution, par A. Lallié, p. 41 et suiv.).

[6] Commission départementale, f° 151 et suiv. (Archives départementales).

[7] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 333.

[8] Déposition de Bernard Laquèze, concierge du Bouffay (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 274. J. Hubert, incarcéré) aux Saintes-Claires du 20 mars au 11 avril 1793 ; registre d'écrous f° 7 ; — condamné pour vol à six mois de prison par Abraham, juge de paix ; écrous du Bouffay f° 34, et police de sûreté ; — transféré du Bouffay aux Saintes-Claires le 14 frimaire an II, écrous Saintes-Claires, f° 167 ; — envoyé de nouveau au Bouffay, par ordre du Comité, avec cette mention : Joseph Hubert, voleur, 19 pluviôse an II, f° 108.

[9] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 6.

[10] Charles Forget, gardien de la maison d'arrêt des ci-devant Saintes-Claires, au lecteur impartial, Nantes, le 4 prairial, 3e année de la République une et indivisible, in-8° de 62 pages, sans nom d'imprimeur, p. 5.

[11] Voir la Justice révolutionnaire à Nantes, et dans la Loire-Inférieure, par A. Lallié, in-8°, Nantes, 1896, p. 95.

[12] Mémoire de Phelippes du 12 thermidor an II, in-4° p. 10 ; Noyades et fusillades du même, passim ; — Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 43.

[13] Registre des déclarations n° 97 (Archives municipales), et Ch. Forget au lecteur impartial, p. 6.

[14] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 326 et 328.

[15] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, déposition de Petit, du Département, VI, 329.

[16] Petit, Kermen, Gicqueau et Minée.

[17] L'Eperonnière était une maison de campagne devenue la propriété des Dames du Sacré-Cœur, route de Paris. On y avait enfermé, spécialement, les suspects destinés à être envoyés au tribunal révolutionnaire de Paris, les Cent trente-deux.

[18] Bachelier, Mémoire pour les acquittés, in-8° de 48 p. Angers an II, Jahyer et Geslin et sa déposition (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, n° 100, p. 398).

[19] Journal des Lois, du 18 brumaire an III, p. 3.

[20] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 328.

[21] En faveur de la thèse des membres du Comité, voir Bachelier, Mémoire pour les acquittés, note de la page 16 ; Chaux au peuple français, p. 20 ; Goullin, Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 100, p. 397.

Protestations des administrateurs : Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, p. 329, et VI, 97, p. 397. Il y a dans le Bulletin des erreurs de pagination qui obligent, pour certains renvois, de mentionner à la fois les numéros et les pages.

Forget, convaincu d'avoir assisté à la séance secrète du Comité (Courrier universel du 16 frimaire an III) a nié plus tard le fait dans le Forget au lecteur impartial, et soutenu, page 11, qu'il avait quitté la séance en même temps que les membres des administrations.

[22] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 47.

[23] Le maire Renard, l'un des pires terroristes de cette époque, s'était fait, au moment du procès, un système de parler sans cesse d'une maladie qui l'avait retenu au lit, pendant longtemps. Il se dispensait ainsi de répondre sur tous les faits qui auraient pu le compromettre. D'après les procès-verbaux de la Commune, cette maladie dura du 12 brumaire au 1er frimaire seulement.

[24] Notes d'audience de Villenave. Collection Gustave Bord.

[25] M. Chassin, dans la Vendée patriote, III, p. 430, cite une lettre de Boivin à Louis XVIII, du 9 juin 1816, dans laquelle ce général se glorifiait avec raison de ce fait.

[26] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, n° 99, p. 408 ; déposition conforme de Minée, eod., VI, 327.

[27] Mémoires de G.-I. Ouvrard, Paris, Moutardier, 1827, t. Ier, p. 6. Sans dire de quelle façon l'original de l'ordre du Comité n été distrait du dossier, Ouvrard affirme en être devenu et reste possesseur.

[28] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, 328.

[29] Bachelier, Mémoire pour les acquittés, p. 16.

[30] Chaux au peuple français, p. 20.