JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE VII. — LA PREMIÈRE NOYADE.

 

 

Voyage de Carrier à Angers. — Sa lettre du 12 brumaire au Comité de Salut public annonçant qu'il prépare de grandes mesures. — Carrier seul représentant à Nantes. — Puissance de Chaux et de Goullin. — Ils sont antipathiques à Carrier. Les vrais amis du représentant. — La terreur exercée par deux groupes différents. — Arrêtés divers ordonnant : la visite des navires en partance ; l'augmentation de la solde des gardes nationales ; l'emprisonnement des négociants et gens d'esprit. — Envoi à Paris des cent trente-deux notables nantais. — Inauguration de l'église Sainte-Croix comme nouveau local des séances de la société Vincent-la-Montagne. — Discours de Carrier contre le sacerdoce catholique. — Noyade de prêtres enfermés dans un bateau. — Annonce de cet événement par une lettre lue à la Convention. — Reproches de modération adressés par le Comité de Salut public aux représentants en mission dans l'Ouest. — Fête de la Raison. — Le souper chez Forget. — Comment Carrier recevait les membres des administrations qui venaient l'entretenir des affaires publiques. — Ordre de Carrier relatif à une mesure grave dont le but n'est pas spécifié. — Lettre abominable de Francastel.

 

Les sans-culottes n'étaient pas comme les gens de qualité des Précieuses ridicules ; le don de tout savoir sans avoir rien appris leur manquait. Léchelle, d'ailleurs incapable d'apprendre quoi que ce fût, n'avait point étudié l'art de la guerre, et on ne tarda pas à s'en apercevoir. Son incapacité avait permis aux rebelles de s'emparer de Laval, et l'armée républicaine battait en retraite sur le Lion d'Angers[1]. A cette nouvelle, les représentants pensèrent que leur présence serait utile à Angers, et ils s'y rendirent aussitôt. Les citoyens Colas et Brillaud, lisons-nous dans une note du 11 brumaire, 1er novembre, venus pour conférer avec les représentants, il leur a été répondu que Carrier Turreau et Francastel venaient de partir pour Angers. Ainsi s'explique que Carrier ait daté d'Angers le 12 brumaire, 2 novembre[2], une très longue lettre au Comité de Salut public, dans laquelle il rendit compte de sa conduite depuis plusieurs semaines. C'est dans cette lettre qu'il se porta garant du civisme de l'armée de Mayence qui avait été, selon lui, calomniée. Les soldats de cette armée, dit-il, incendient et fusillent avec une telle ardeur qu'ils ne laissent que des ruines sur leur passage.

Il y disait aussi :

Les grandes mesures ont sauvé la liberté... Fortement pénétré de ces principes, je les mets en pratique avec cette fermeté républicaine qui ne voit que l'image de la patrie déchirée, et qui en rajuste hardiment les lambeaux. J'ai fait arrêter et désarmer tous les gens suspects de Nantes ; tous les grands et gros coquins sont dans des cachots. Je vais prendre des mesures ultérieures dont je vous ferai part : vous jugerez si elles sont révolutionnaires. Je prends l'engagement de ne pas laisser sur pied, dans quelques jours d'ici, un seul contre-révolutionnaire, un seul accapareur dans Nantes, malgré la fourmilière qui peuplait cette commune[3].

 

Le 15 brumaire, 5 novembre 1793, Carrier était de retour à Nantes. Conformément au décret qui les avait accrédités auprès de l'armée de l'Ouest, les quatre représentants avaient, on l'a vu, décidé, d'un commun accord, que Bourbotte et Turreau suivraient les colonnes de l'armée, que Francastel resterait à Angers pour l'entretien de la correspondance intermédiaire, et que Carrier se rendrait à Nantes pour y concerter, avec le général Haxo, la prise de Noirmoutier[4].

Sollicité de se rendre à Rennes à ce moment, il répondait le 15 brumaire, 5 novembre : Je suis seul à Nantes ; je ne puis me rendre à Rennes. J'arrive d'Angers[5].

Carrier, jusqu'alors, n'avait, ostensiblement du moins, guère agi sans le concours d'un ou de plusieurs de ses collègues. Les arrêtés et les ordres antérieurs au 15 brumaire (5 novembre), signés de lui, portent tous plusieurs signatures. Revenu seul d'Angers, à lui seul appartenait l'exercice du despotisme que la Convention lui avait confié, et rien ne s'est fait à Nantes qu'il ne l'ait voulu ou permis. La présence momentanée, dans cette ville, de quelques représentants n'entama en rien son autorité, parce que ces représentants ne firent que la traverser à titre de voyageurs. Indifférents à des événements, dont ils n'avaient ni la conduite, ni la responsabilité, il ne paraît pas qu'aucun d'eux, comme l'avait fait Ruelle, ait essayé de calmer sa fureur homicide, et d'attirer sur lui, au moins dans les premiers temps, le blâme du Comité de Salut public. Il est probable que l'une et l'autre tentative auraient été inutiles.

Au début de son séjour à Nantes, où il ne connaissait personne, Carrier avait naturellement, et tout autre en eût fait autant, suivi les inspirations du Comité révolutionnaire institué avant son arrivée par Philippeaux. Chaux et Goullin, en qualité de simples membres de ce Comité, auraient été déjà très puissants, mais ils avaient de plus l'autorité que leur donnait leur influence à la Société populaire, où leurs volontés et même leurs caprices étaient acceptés sans contrôle. Cette circonstance seule peut expliquer comment ils arrivèrent si vite à annihiler en fait les diverses administrations constituées, et à concentrer dans leurs mains la direction de tous les services publics. Ce qui leur plaisait dans l'exercice de la terreur, c'était surtout de pressurer et de faire trembler les nobles et les bourgeois de la ville dont ils avaient, en leur qualité de déclassés, essuyé les dédains. Mais quoi qu'ils aient fait pour flatter Carrier dans sa manie d'écraser le fédéralisme et le négociantisme, ils réussirent à gagner sa confiance, mais non son amitié. Leurs manières qui étaient restées, dit-ou, empreintes d'une certaine élégance mondaine, ne lui agréaient pas, et ils avaient pour lui le tort grave d'avoir été les hommes de Philippeaux.

Ceux qu'il leur préféra, et dont il ne tarda pas à faire ses amis et ses compagnons, étaient d'abjects scélérats qu'il avait rencontrés dans les bas-fonds du sans-culottisme. Carrier n'était pas fait pour la situation à laquelle l'avait élevé le hasard d'un scrutin. Il avait de bas instincts, et la pire société, loin de lui répugner, faisait au contraire ses délices. Son homme de confiance était un ouvrier carrossier, nommé Lamberty, dont il avait fait un adjudant général ; ses autres amis étaient Lavaux, aide de camp de ce même Lamberty ; O'Sullivan, officier sans troupes, qui déshonorera par ses vices et ses cruautés la famille respectable dont il était sorti. Robin, fils d'une sage-femme ; celui-là avait fait ses classes au collège de l'Oratoire et devait sans doute à son instruction d'avoir présidé, à l'âge de vingt ans, la Société populaire ; n'oublions pas un certain Lalouet, affublé des prénoms Mucius Scevol, et un ancien procureur de Rennes nommé Prigent, sur lequel nous reviendrons plus tard.

Ce Lalouet, que les documents du temps désignent souvent sous le nom de Laloi, était un Parisien de la section du Pont-Neuf. Agé de dix-neuf ans, il avait réussi à se faire reconnaître la qualité de commissaire du Comité de Salut public, et se prétendait l'ami, voire même le neveu de Robespierre[6]. Au dire de Prud'homme, il aurait été simplement un voleur de profession qui s'était poussé dans la politique en prenant part aux massacres de septembre[7].

Son intimité avec Carrier est établie par divers témoignages. Un jour qu'il avait été arrêté dans un mauvais lieu, Carrier le fit relâcher. Ils dînaient continuellement ensemble[8]. Carrier, lui-même, est convenu de l'influence que le jeune homme exerça sur lui : Lalouet, dit-il, vint à Nantes ; je ne prétends par l'inculper, mais il me dit qu'il avait une mission, et que, dans peu, le Gouvernement m'enverrait un commissaire. Il m'ajouta qu'il entrait dans le plan du Gouvernement d'alors de ne pas plus laisser subsister de prêtres que de brigands. A cette époque, je donnai l'ordre qu'on connaît à Lamberty[9]. L'ordre qu'on connaît est celui en vertu duquel se firent toutes les noyades.

Je nomme seulement les principaux. Au-dessous d'eux s'agitait, assurée de l'impunité, une troupe de coupe-jarrets, de l'espèce de Fouquet et de Pinart, adonnés, comme leurs chefs de file, à une débauche effrénée, pillards et capables de toutes les cruautés.

Ainsi, deux groupes différents, également animés des plus détestables instincts, se partagèrent à Nantes l'exercice de la toute-puissance de Carrier : celui de Lamberty et celui du Comité révolutionnaire. Bien que chacun craignît, jalousât et haït l'autre, cette fois, contrairement au sage dicton : Tenez toujours divisés les méchants, la division ne profita pas aux bons, et Carrier s'en servit pour exciter, entre ces groupes rivaux, l'émulation du mal et de l'arbitraire pratiqués de toutes les façons.

Il serait intéressant de fixer la part de responsabilité de Carrier et celle du Comité : A chacun ses œuvres, comme dira plus tard la Société populaire, désireuse de se justifier, mais, dans cette mêlée de faits, les coupables ne sont pas toujours faciles à discerner. S'il m'arrive de prendre les uns pour les autres, l'injustice ne sera pas de conséquence, car si je mets, à tort, sur le compte du Comité un acte mauvais de Carrier, on peut être assuré que c'est l'occasion de le commettre qui seule aura manqué au Comité.

Ainsi, par exemple, je ne crois pas me tromper en disant que, des trois arrêtés qui portent la date du 15 brumaire (5 novembre) et qui figurent au registre du Comité à cette date, le premier fut certainement inspiré par Goullin. Il concernait les personnes qui pouvaient invoquer, pour s'expatrier, des raisons d'affaires assez graves pour obtenir une dérogation aux lois sur l'émigration. Ces départs, effectués par des gens riches, déplaisaient au Comité parce qu'ils mettaient hors de l'atteinte de ce Comité les habitants qu'il se proposait de pressurer en les menaçant d'arrestation. et les valeurs mobilières emportées par eux et dont le Comité entendait faire profit. Il prit, en conséquence, une décision ainsi conçue : Sur la quantité étonnante de passeports réclamés au Comité pour s'embarquer, soit pour les colonies françaises, la Nouvelle-Angleterre, ou pour d'autres ports libres de la Germanie. le Comité arrête que les représentants du peuple (sic) seront invités à mettre embargo provisoire sur les navires prêts à partir, afin qu'il soit fait une visite exacte de tous les effets que recèlent les bâtiments[10].

Les deux autres arrêtés, également transcrits sur le registre du Comité, me semblent au contraire, provenir de l'initiative de Carrier. L'un portait à trois livres, au lieu de trente-cinq sous, la paye des gardes-nationaux les jours de garde, — c'était un goût de Carrier d'ordonner des dépenses sans s'inquiéter des recettes ; — l'autre ordonnait l'incarcération de tous les négociants et de tous les gens d'esprit désignés comme suspects par l'opinion. Carrier, sans s'en douter, ordonnait des mesures absurdes. Celle-ci l'était au premier chef, et, de plus, injurieuse pour ceux qu'on laissait en liberté.

Dans une monographie étendue, consacrée aux Cent trente-deux Nantais[11], je crois avoir démontré que leur renvoi, devant le Tribunal révolutionnaire de Paris, fut l'œuvre du Comité, et que la participation de Carrier se borna à signer un ordre rédigé d'avance. On ne saurait donc lui reprocher la machination de la prétendue conspiration du 22 brumaire (12 novembre), imaginée pour servir de prétexte à la proscription de la plupart des citoyens marquants de la ville de Nantes.

Le soir du 26 brumaire (16 novembre), le représentant honora de sa présence la cérémonie de l'inauguration de l'église Sainte-Croix, comme lieu des séances de la société de Saint-Vincent, qui, â. partir de ce moment, prit le nom de Vincent-la Montagne. Le procès-verbal de cette cérémonie a été imprimé, et il est certainement l'un des témoignages les plus attristants de la dégradation à laquelle peut descendre la nature humaine affolée par la peur. C'est dans cette soirée que Minée, l'évêque constitutionnel, et quelques autres prêtres, non contents d'abjurer leur caractère sacré, déclarèrent que la profession qu'ils avaient faite du culte catholique n'avait été de leur part qu'une hypocrisie, et qu'ils avaient, depuis longtemps, proclamé, dans leur conscience, la souveraineté de la raison.

Le représentant Carrier, lit-on dans ce procès-verbal, monte à la tribune[12] ; il s'élève avec le sujet qu'il traite. Il démontre que tous les maux qui infestent la race humaine sont sortis du trône et de l'autel. Son indignation ne peut se contenir ; il devient furieux quand il rappelle à sa mémoire le massacre de la Saint-Barthélemy, ceux de Nîmes et ceux de la Vendée. Il croit entendre les mânes (l'un million de victimes égorgées, provoquant la vengeance nationale contre les prêtres. L'assemblée partage ses sentiments par des cris d'indignation contre cette race justement abhorrée. Carrier reprend et fait un appel au peuple. Il interroge sa conscience sur les mystiques cérémonies des prêtres, sur leurs orgies scandaleuses, et jette quelques traits curieux sur les moyens infâmes qu'ils ont employés pour se soutenir, pour nous opprimer et pour river nos chaînes, de concert avec les rois, dont ils n'étaient que les valets méprisables. Il ne voit, dans le fond et dans la forme des cérémonies des cultes, que des mômeries absurdes, faites pour achalander leurs boutiques, et faire valoir le métier. Cependant il distingue, dans le nombre des prêtres, quelques philosophes, qui ne se sont associés aux prêtres que pour étudier à fond leurs crimes, et les révéler au peuple. Ceux-là, dit-il, ne sont plus prêtres, ils sont devenus citoyens ; il fait l'éloge du brave Minée... Carrier est souvent interrompu par des applaudissements réitérés ; il descend de la tribune et va se placer auprès du président — Orhont, ancien vicaire de Saint-Fiacre — sur son invitation, au son des cantiques patriotiques qui se font entendre de toutes parts. La musique ajoute à l'enthousiasme, et chacun manifeste son désir de voir exterminer le dernier des prêtres.

 

Le représentant, peu après, demande à passer au scrutin épuratoire de la Société. On lui observe que les Jacobins de Paris sont membres nés des Sociétés populaires. Une discussion s'étant engagée relativement aux réfugiés, Carrier prétend que leur place n'est pas à Nantes qu'ils affament, mais dans l'intérieur de la République, où ils trouveront des ressources plus efficaces que dans une ville en état de siège[13].

Les violences de Carrier contre les prêtres étaient calculées. Il croyait utile de sonder et d'exciter à la fois l'opinion, en faisant entrevoir, comme une mesure prochaine et d'intérêt général, la destruction de ceux qui étaient emprisonnés dans un bateau sur la Loire. Au moment où il parlait, ses ordres étaient donnés, et, dans la nuit même quatre-vingt-dix de ces malheureux étaient entassés dans une sapine, et cette sapine coulée dans la Loire.

L'événement accompli, il en informait aussitôt la Convention par une lettre dont lecture fut donnée à la séance du 8 frimaire : Toutes les autorités constituées ont été ici régénérées ; une Société antipopulaire dissoute (le Club de la Halle), les conciliabules clandestins, appelés Chambres littéraires, dispersés. Les fédéralistes, les feuillants, les royalistes sont sous la main de la justice nationale, ainsi que les accapareurs. Des commissaires révolutionnaires exercent la vigilance la plus active et la justice la plus prompte contre tous les ennemis de la République. L'apostolat de la raison, éclairant, électrisant tous les esprits, les élève au niveau de la Révolution ; préjugés, superstitions, fanatisme, tout se dissipe devant le flambeau de la philosophie. Minée, naguère évêque, aujourd'hui président du Département, a attaqué, dans un discours très éloquent, les erreurs et les crimes du sacerdoce, et a abjuré sa qualité de prêtre. Cinq curés ont suivi son exemple, et ont rendu le même hommage à la Raison. Un événement d'un genre nouveau semble avoir voulu diminuer le nombre des prêtres ; quatre-vingt-dix, de ceux que nous désignons sous le nom de réfractaires, étaient enfermés dans un bateau sur la Loire. J'apprends à l'instant, et la nouvelle en est très sûre qu'ils ont tous péri dans la rivière[14].

Pour encourager Lamberty, Carrier lui avait fait présent de la galiote dans laquelle les prêtres avaient été emprisonnés sans le souci de savoir à qui ce navire appartenait

De temps à autre il s'occupait de la guerre. Pour empêcher les rebelles de communiquer entre eux des deux côtés de la Loire, il fit couler tous les bateaux, et, pour les affamer, il ordonna de transporter à Nantes toutes les subsistances que l'on trouverait dans les pays insurgés. Le Comité de Salut public lui avait recommandé, dans le même but, de brûler les fours et les moulins. Il répondit, le 29 brumaire (19 novembre), que c'était chose faite[15].

Comment Carrier aurait-il pu songer à apaiser la lutte par la clémence quand ce terrible Comité ne trouvait jamais qu'on fit assez pour détruire les brigands ? Cinq de ses membres, — dont Carnot, qui prétendra plus tard, et que plusieurs de ses collègues diront, avoir été du parti de la douceur[16] — écrivaient à Prieur de la Marne, le 25 brumaire (15 novembre) : Nous nous plaignons de ce qu'on ne poursuive pas les rebelles avec assez d'activité... Pocholle, Letourneur, Lecarpentier et Garnier, ne montrent pas assez d'énergie ; ils sont toujours tremblants sur les mesures, douteurs sur les succès... Nous avons pensé qu'il était essentiel de balayer le sol de la liberté de tous les brigands, et de les précipiter dans la mer avant longtemps. Nous avons cru devoir prendre de grandes mesures. Les ordres sont donnés pour leur exécution[17]. Entre la mer et la Loire la différence était-elle si grande ?

Le 30 brumaire (20 novembre 1793), fut célébrée la fête de la Raison. Carrier se donna la peine de rédiger le compte rendu de la cérémonie, et l'adressa à la Convention :

Des vétérans ont ouvert la marche, portant un faisceau de piques... Suivait la Déclaration des droits de l'homme, portée par des sans-culottes suivis d'une musique guerrière et nationale. Plusieurs femmes, portant des cornes d'abondance, entourées d'enfants qui semblaient recevoir leurs dons, offraient un spectacle simple, mais touchant.

Une charrue contenait un vieillard tenant dans ses mains une gerbe de blé, ayant à ses côtés de petits sans-culottes, et foulant à ses pieds tous les liens des anciens mensonges, des titres de noblesse, de fanatisme et d'aristocratie ; d'autres enfants portaient, autour de la charrue, les instruments de l'agriculture.

Le vieillard tenait dans ses mains le bout d'un grand ruban tricolore qui entrelaçait également les présidents de toutes les administrations et celui de la Société populaire Vincent-la-Montagne Le consul d'un peuple allié, l'un de nos frères anglo-américains, portait l'autre bout du ruban...

Le buste de Marat porté par un municipal des campagnes, accompagné du peuple marchant sans distinction, suivait immédiatement.

Le buste de Lepelletier était porté ensuite dans les mêmes dispositions.

Un groupe représentait la destruction du fanatisme. Des sans-culottes y portaient des évêques, des madones, des saints de toutes les couleurs renversés du haut en bas. Des citoyens portaient des torches qui annonçaient le feu patriotique qui allait les consumer.

Un membre des administrations, tenant sous ses bras un sans-culotte officier et un sans-culotte soldat, marchaient sans distinction de rang.

Ce rassemblement était partagé par de petits groupes de saints renversés et entourés de tambours.

La marche était terminée par le peuple en masse.

Arrivé à la colonne de la Liberté, elle a été entourée par les sans-culottes, et on a entonné l'hymne de la liberté au son de la musique nationale.

Arrivé à la place du Département, où un bûcher était préparé, le vieillard, descendant de sa charrue, entouré de petits enfants, a allumé cet autodafé nouveau qui recevait les saints, les évêques, les madones et toutes les paperasses de l'ancien régime que les sans-culottes y jetaient à l'envie.

Au moment où le feu consumait ces vestiges de la tyrannie, le peuple a entouré une montagne élevée vis-à-vis le bûcher. Au pied de cette montagne était un marais fangeux qui a été foulé par les pieds des Républicains. Sur cette montagne ont été déposés tous les signes de la Révolution portés dans la fête. Le peuple surtout a fixé ses regards sur le tableau de l'assassinat de Lepelletier.

Des discours à la mémoire de Marat ont été prononcés par le président de la Société populaire et par celui du Département. La fête du matin s'est terminée par une carmagnole générale.

 

Suit la description d'une représentation publique de Caïus Gracchus, ce Marat romain. Dans l'entr'acte on a crié : Vive la Montagne ! La ville a été illuminée toute la nuit. L'espoir des patriotes n'a pas été trompé ; il faut l'avouer avec franchise ; l'opinion publique a suivi rapidement leurs mesures révolutionnaires. Les Nantais, citoyens collègues, ont repris cette énergie brûlante dont l'explosion signala leurs premiers mouvements à l'aurore de la Révolution. Partout le peuple aime la liberté. Elle est gravée dans son cœur par la main de la nature. Il ne faut savoir que développer l'élan pour l'élever à toute la hauteur de la Révolution. Ça va ! ça va ! ça ira ![18]

Le procès-verbal du Conseil de la Commune ajoute que l'on brisa la pierre de la Bastille envoyée à Nantes par Palloy, comme dans tous les chefs-lieux de département, parce qu'elle portait une image de Louis Capet, et que cette fête avait eu aussi pour objet de célébrer la mémoire de Marat et de Lepelletier[19]. Le même jour, ce Conseil ordonnait, sur la demande de Dufo, l'un de ses membres, de placer, au lieu le plus apparent de la salle de ses séances, un buste de Marat.

Le lendemain de cette fête, Forget, le concierge des Saintes-Claires, eut l'honneur de recevoir Carrier à souper. Il en résulta, si on en croit ce patriote, la liberté de deux individus, grâce à l'emploi d'un petit truc fort ingénieux destiné à impressionner favorablement le représentant. Forget ne se mit point à table par déférence. J'étais debout, a-t-il raconté lui-même. Il y avait un plat sur lequel était un pâté, dans le pâté douze oiseaux ; j'invitai le représentant à le découvrir, et les douze oiseaux s'envolèrent. Par cette allégorie j'obtins ce que je demandais. Les convives de ce repas, transformé en orgie par la malveillance, étaient tous de bons citoyens[20].

Vivant dans le milieu que l'on sait — car le souper de Forget n'avait été que la diversion d'une soirée — et s'y plaisant, il était naturel que Carrier fût grossier et ordurier dans ses propos ; mais sa répugnance à s'occuper d'affaires contrastait avec l'état fébrile qui l'agitait, et, comme si le moindre effort lui eût coûté une peine extrême, la demande d'une décision quelconque excitait sa fureur.

Le 27 brumaire (17 novembre), des délégués des administrations étaient venus le trouver, pour conférer avec lui sur le moyen de faire lever l'embargo mis sur des bateaux chargés de grains en destination de Nantes, et retenus aux Rosiers par ordre du district de Saumur. Ils n'avaient pu se faire recevoir et avaient rendu compte de leur mission à la Société populaire. Plusieurs citoyens s'étaient, à ce propos, plaints d'avoir été traités de la même façon. Vu l'urgence de l'affaire, les commissaires, qui étaient Brillaud, membre du Département, Froust et Dufo, officiers municipaux, et deux agents du Département de la Vendée, résolurent de faire, le lendemain, une nouvelle démarche. Vers les onze heures du matin, porte un procès-verbal rédigé par eux, étant arrivés, on nous a dit que le représentant du peuple s'était couché vers les trois heures et qu'il n'était pas encore levé. Après une heure et demie d'attente, nous avons été introduits dans une chambre, joignant celle-là où nous avons trouvé le citoyen Carrier, qui était avec son domestique, qui lui tenait un verre dans lequel il trempait un des doigts de sa main droite. Sans nous regarder, il nous a dit par trois fois : Parlez, parlez, foutre ! Aussitôt Brillaud lui dit : Représentant, les autorités constituées nous députent vers toi pour te communiquer leurs justes sollicitudes sur l'embargo... etc. Nous venons te prier d'employer ton autorité pour que les bateaux, chargés de grains pour la cité, et que nos commissaires ont payés, nous parviennent.

Est-ce que cela me regarde, foutre ? C'est à vous d'écrire au département de Mayenne-et-Loire. Vous voulez me faire faire une couillonade, foutre ! Mes collègues ont pu donner des réquisitions qui se trouvent en opposition avec la mienne. Le citoyen Froust voulut lui donner lecture des lettres qui apprenaient cet embargo, il lui dit : Au fait ! au fait ! bougre. Son collègue, l'autre officier municipal, voulut parler ; Carrier ne le lui permit pas, en disant : Je montais, l'an dernier, sur une bourrique qui raisonnait mieux que toi. Vous êtes une bande de couillons. Voyant que nous ne pouvions avoir aucune solution sur la question importante, et que, persistant pour l'obtenir, nous ne pourrions qu'être témoins des violences du représentant Carrier, notre prudence nous a porté à nous retirer[21]. Ainsi qu'il lui arrivait souvent, son accès de colère calmé, il ordonna, peu après, de faire ce qu'on lui avait demandé[22].

Le lendemain, même accueil à des délégués de la Vendée qui avaient fait six à sept démarches inutiles pour obtenir une audience. Ayant réussi à être introduits en se faisant accompagner par des membres de l'administration du Département de la Loire-Inférieure, il les envoya tous faire f..., porte la lettre dans laquelle ces délégués rendent compte de leur mission à leur administration[23].

Quelques jours après, le 5 frimaire (25 novembre), Kirouard, beau-père de Dorvo, ex-procureur de la Commune dans la mairie de Baco, étant allé solliciter Carrier d'avoir égard à l'état de santé de son gendre, et de ne pas le comprendre au nombre des Nantais dont le Comité préparait l'envoi à Paris, le représentant, au lieu de lui donner de bonnes ou de mauvaises raisons, prit brusquement un chandelier pour l'en frapper, et, sur sa représentation qu'il était inconvenant de frapper un patriote de 89, comme lui, il le mit brusquement à la porte avec Mme Dorvo qui l'accompagnait[24].

On rencontre, à la date du 8 frimaire (28 novembre), sur le registre des arrêtés des représentants adressés à la municipalité, les lignes suivantes : Citoyens, remplissez à l'instant l'objet de l'arrêté que je vous renvoie ; nommez sur-le-champ le nombre de citoyens qu'il détermine, afin qu'ils puissent partir demain ; le salut public commande la prompte exécution de ces mesures. Salut et fraternité : Signé Carrier. L'arrêté visé ne se retrouve pas, et on peut se demander quelle raison a empêché de le transcrire sur le registre, alors qu'on a soigneusement conservé le texte de la lettre d'envoi ? S'agissait-il d'une troupe destinée à rejoindre les cent trente-deux, partis la veille, avec mission de les fusiller en route[25] ?

On a fort incriminé Carrier, et avec raison, pour sa lettre au général Avril, en date du 10 frimaire, et commençant par ces mots : Continue de porter la terreur et la mort dans le Morbihan[26]. Mais les autres représentants étaient-ils plus humains ? Francastel notamment, qui écrivait d'Angers, dans les mêmes jours, au Comité de Salut public Le fer et la flamme n'ont pas été assez employés dans ce maudit pays, malgré les ordres réitérés. On nous envoie continuellement des prisonniers, et toujours des prisonniers. La Commission militaire ira rapidement ; mais comment juger promptement huit cents, mille prisonniers ? C'est un surcroît de gène, et pour les subsistances et pour la garde[27].

 

 

 



[1] Laval, pris par les rebelles, 4 brumaire. 25 octobre, puis retraite sur le Lion-d'Angers. Voir Savary, t. II, p. 304 et 306.

[2] Revue rétrospective, 2e série, V, 115.

[3] Revue rétrospective, 2e série, V, 124.

[4] Rapport de Carrier sur les différentes missions, qui lui on été déléguées, p. 11.

[5] Archives nationales. Cette déclaration qu'il arrive d'Angers, fixe, à mon avis, au 12 et non au 22 brumaire, la date de la lettre d'Angers, qui, selon M. Aulard, serait du 22 (Recueil des actes du Comité de Salut public, VIII, 371).

[6] Notes d'audience du procès de Carrier par Villenave (Collection, G. Bord).

[7] Histoire générale et impartiale des crimes de la Révolution, VI, 320.

[8] Journal des Lois de Galetti. Numéro du 12 frimaire an III, p. 3. — Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VI, n° 97, p. 398 ; VI, 322 ; VII, 32. — Buchez, Histoire parlementaire, XXXIV, 167. — Les Nouvelles politiques, audience du 16 frimaire an III, p. 315. — La Terreur par les jeunes gens, par A. Lallié (Revue de Bretagne et de Vendée, mai 1884).

[9] Les Nouvelles politiques, numéro du 26 frimaire an III, p. 343.

[10] Registre du Comité révolutionnaire de Nantes, f° 21 (Archives du greffe).

[11] Les Cent trente-deux Nantais, 117 p., gr. in-8°. Angers, Germain et Grassin, 1894.

[12] La tribune était la chaire même de l'église ; le procès-verbal le dit quelques pages plus loin.

[13] Séance de la Société populaire de Vincent-la-Montagne du 26 brumaire an II de la République, in-4° de 8 p. à Nantes de l'imprimerie constit. du Com P. F. Hérault (Collection Lemeignen).

[14] Réimpression du Moniteur, XVIII, 541 ; Recueil des actes du Comité de Salut public, VIII, 505. Cette lettre est inexactement datée au Moniteur du 17 brumaire ; elle doit être datée du 28 brumaire, la noyade des prêtres ayant eu lieu dans la nuit du 26-27 brumaire (16-17 novembre 1793).

[15] Recueil des actes du Comité de Salut public, VIII, 563.

[16] Séance de la Convention du 8 vendémiaire an III (Journal de la Montagne, p. 1259).

[17] Lindet, Billaud-Varenne, C.-A. Prieur (de la Côte-d'Or), Carnot, Barère (Recueil des actes du Comité de Salut public, VIII, 436).

[18] Lettre du 2 frimaire an II, 22 novembre 1793. Recueil des actes du Comité de Salut public, VIII, 598.

[19] Procès-verbal du 2 frimaire an II.

[20] Journal des Lois, numéro du 11 frimaire an III, p. 3. On trouve dans ce même journal, à partir du numéro du 7 frimaire, la plus grande partie du poème héroï-comique, qu'un nommé Gosse, de Nantes, publia sous le titre : le Souper de Forget, et qui montre que la Terreur n'avait pas déprimé les intelligences au point d'enlever à tous leur verve et leur esprit.

[21] Procès-verbaux du Conseil de Département, f° 130 (Archives départementales).

[22] Discours prononcé à la Société populaire d'Angers, par A. Vial, fructidor an II, p. 55.

[23] Lettre originale du 29 brumaire an II, signée : L. P. M. Rouillé et Lainier (Collection Dugast-Matifeux).

[24] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 12. Voir, sur la réception faite par Carrier à des délégués du département de la Vendée, Chassin, la Vendée patriote, III, 382.

[25] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, Badeau, VI, 320.

[26] Bulletin du Tribunal révolutionnaire, VII, 46.

[27] Recueil des actes du Comité de Salut public, VIII, 721.