JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE VI. — LE MAXIMUM. - COUSTARD. - LA COMPAGNIE MARAT.

 

 

Premiers rapports de Carrier avec le Comité révolutionnaire de Nantes. — Le décret du maximum sur les denrées de première nécessité. — Violent discours de Carrier à propos de ce décret. — Réponse du commissaire civil Pelé. — Imprécations de Carrier contre les habitants de Nantes. — Tentative de Ruelle pour calmer sa fureur. — Approbation donnée par Carrier et par Francastel à la formation de la Compagnie Marat. — Le représentant Coustard. — Son arrestation et son envoi à Paris. — Arrêtés de Carrier et Francastel portant établissement de deux tribunaux révolutionnaires.

 

Les rapports du représentant avec le Comité révolutionnaire commencèrent aussitôt son arrivée. Le 20 octobre, Carrier appelait son attention sur des prisonniers venus de Tiffauges. S'agissait-il de les faire fusiller ? C'est possible ; dans la lettre déjà citée au Comité de Salut public, datée du même jour, il disait : Je vais faire en sorte aujourd'hui de faire fusiller les grands coupables, ajoutant : Tout ira, mais f..., il faut des exemples terribles[1]. Cette exécution, si elle a eu lieu, n'a laissé aucune trace.

Le lendemain, c'était le Comité qui faisait appel à la vigilance des représentants. Le procès-verbal de la séance porte : Différentes mesures de sûreté générale très urgentes, appuyées d'instructions et informations, envoyées et recommandées aux représentants du peuple. La nature de ces mesures n'est point indiquée. On lit aussi, quelques lignes plus bas : Liste de ceux qui nous paraissent les plus coupables, et dont nous avons envoyé les noms aux représentants du peuple sur leur demande.

Des inférieurs, qui savent se faire écouter, deviennent bien vite aussi puissants que leurs maîtres, et c'était le cas des membres du Comité révolutionnaire dont l'autorité était subordonnée à celle des représentants. Carrier eut le bon sens vulgaire de comprendre que, nouveau venu à Nantes, il ne pouvait être bon juge des dénonciations qui lui étaient adressées, et il laissa le Comité libre de faire emprisonner tous les citoyens qu'il lui plairait de considérer comme suspects. Francastel, qui arriva à Nantes cinq ou six jours plus tard[2] pour aider Carrier à sans-culottiser cette ville, ne suivit pas une autre conduite.

Le décret du 29 septembre 1793[3], fixant le prix maximum des denrées de première nécessité, n'était pas encore appliqué à Nantes. Ce décret était absurde, puisque, sous prétexte de frapper les riches, comme le demandait Saint-Just, et de tuer l'aristocratie mercantile, comme on disait à Arras dans l'entourage de Lebon, son résultat inévitable était de faire souffrir les petites gens, en accroissant la disette. Dans la pratique, il ne fut observé jamais que par des vendeurs qui craignaient les dénonciations de leurs acheteurs ; ceux-là donnaient leurs marchandises, comme on cède à un voleur qui demande la bourse ou la vie.

Ce décret fournit à Carrier le sujet de sa première harangue. Nouveau venu, on ne le connaissait pas encore, quand il entra, le 2 brumaire, 23 octobre, à la séance de la Commission départementale, et prononça un discours que le procès-verbal résume ainsi :

Vous passez le temps en délibérations futiles, tandis que vous devriez agir ; vous discutez et le peuple souffre. Vous énoncez des opinions et vous avez la loi qui doit vous guider et dont l'exécution n'admet pas de délais. Je ne la connais pas, cette loi. Absent depuis quatre mois de la Convention nationale, mon unique occupation a été de combattre, de poursuivre sans relâche, les fédéralistes, les contre-révolutionnaires de tous les genres, et les brigands de la Vendée ; mais le décret existe. Quoi ! des riches égoïstes, des spéculateurs avides, des vampires, qui ont sucé le sang du peuple, jouissent tranquillement de leurs rapines, des immenses provisions qu'ils ont faites, tandis que le peuple, dont le travail a fait leur fortune, manque des objets les plus nécessaires, et c'est le peuple qui a prodigué son sang pour la défense de la patrie, pour le maintien de la liberté et de l'égalité, et qui a toujours été l'appui de la Révolution, qui la soutient encore ! Ceux qui ont fait passer des secours aux brigands de la Vendée, pour leur donner un roi, nagent dans les délices. Citoyens administrateurs, vous le souffrez ; mais je dois vous dire que le peuple français a manifesté sa volonté suprême : ordonnez que la loi du maximum soit exécutée demain. Que la hache enfonce les magasins qu'on refusera d'ouvrir ; que le peuple, la loi à la main, s'approvisionne librement, et si quelqu'un était assez hardi pour se refuser au nom de la loi... dénoncez-le, et sa tête coupable tombera sous le glaive national.

 

Il lui fut répondu que, la veille encore, la Commission administrative établie près l'armée avait vendu au-dessus du maximum, et pour le compte de la République, des bestiaux saisis sur les brigands.

Un peu décontenancé par cette réponse, Carrier, qui n'admettait pas que la disette des blés fût le résultat des incendies allumés sur tous les points du territoire insurgé, et des dilapidations de toutes sortes des chefs militaires, attaqua alors très vivement les commissaires civils, dont les mesures inopportunes avaient laissé perdre des quantités considérables de grains. L'un d'eux, nommé Pelé, lui tint tête très courageusement, et, en définitive, il fut décidé qu'on enverrait les commissaires civils sur la rive gauche de la Loire. La Commission départementale prit ensuite quelques mesures d'une exécution plus ou moins impossible[4], et Carrier se retira sans doute très fier de sa harangue. Si la populace affamée ne gagna rien à ces mesures, elle eut du moins la satisfaction d'espérer que les riches seraient pillés et ne tarderaient pas à être ruinés.

Le représentant Ruelle, qui se trouvait encore à Nantes[5], essaya inutilement de calmer sa fureur. Giraud, directeur de la poste, rapporte que, six jours après l'arrivée de Carrier, il le vit entrer chez Ruelle, où il se trouvait et qu'il l'entendit proférer les imprécations les plus dégoûtantes contre les habitants de Nantes, et principalement contre les marchands et les négociants. Carrier déclara en jurant que, si les marchands et négociants ne lui étaient pas dénoncés sous peu de jours, il les ferait tous incarcérer, et ensuite décimer pour être guillotinés ou fusillés. Le citoyen Ruelle lui ayant observé que ce qu'il avançait était injuste et barbare, Carrier le traita de bougre de révolutionnaire à l'eau douce, en continuant ses effrayantes menaces[6].

Giraud dit, à ce propos, que Ruelle habitait la maison La Villestreux, place de la Petite-Hollande, dite alors de l'Eperon. Carrier et Francastel l'habitaient également. C'était l'une des plus belles de la ville, et des appartements avaient été réquisitionnés pour loger les représentants en mission.

Ce qui était plus grave que des imprécations, ce fut l'approbation donnée par Carrier à la formation de la Compagnie Marat, instituée sur la demande du Comité révolutionnaire, comme je l'ai déjà dit, et composée de membres choisis par Goullin. Francastel signa avec Carrier, le 7 brumaire, 28 octobre, des pouvoirs individuels, qui permettaient à chacun des membres de cette Compagnie de faire, à Nantes et dans le département, des visites domiciliaires et des arrestations, sous la seule condition, qui était une garantie dérisoire, de conduire au Comité révolutionnaire les personnes arrêtées, et, par conséquent, sans mandat préalable du Comité[7].

Le même jour, 7 brumaire, 28 octobre, Carrier écrivait à la Convention que l'on venait de s'emparer de la personne de u l'ex-député Coustard, et qu'il le faisait conduire de suite à Paris[8].

De tous les patriotes de Nantes, Coustard avait été celui qui avait propagé avec le plus d'ardeur les opinions révolutionnaires. Dans les administrations, dans les Sociétés populaires, dans les rangs de la garde nationale, il s'en était fait le champion et le porte-drapeau. Il avait été l'adversaire résolu de la noblesse et du clergé réfractaire et, sauf qu'il n'avait pas voté la mort dans le procès du roi, il avait parfaitement justifié la confiance des électeurs qui l'avaient élu successivement à la Législative et à la Convention. Envoyé en mission dans la Loire-Inférieure, au mois d'avril 1793, il avait bravement payé de sa personne dans divers engagements avec les rebelles. Au mois de juin, il avait été l'auxiliaire le plus actif de Baco, dans l'organisation de la défense de Nantes menacé par l'armée vendéenne, et, le jour du siège, son émule en bravoure. Il n'en avait pas moins été dénoncé, le 18 juin, à la tribune de la Convention, comme complice des rebelles, par Marat et Robespierre[9], et invité à revenir à Paris pour se justifier. Resté à Nantes, uniquement pour les travaux de la défense, car il avait refusé de s'associer au manifeste girondin du 5 juillet, il avait été, en même temps que Beysser, le 18 juillet, mis hors la loi et décrété d'accusation[10]. Ce décret lui ayant semblé devoir être l'effet d'une erreur, il avait aussitôt écrit à la Convention qu'il n'était resté à Nantes que parce qu'il y avait des dangers à courir, et que, d'ailleurs, le défaut d'avoir déféré à l'ordre du rappel ne devait pas, légalement, avoir contre lui d'autre conséquence que de le faire considérer comme démissionnaire[11]. Quinze jours plus tard, son collègue Gilet faisait parvenir à la Convention un rapport dans lequel il parlait de sa conduite de la façon la plus élogieuse, et détruisait les allégations portées contre son fédéralisme[12].

Confiant dans ces assurances, il continuait de résider à Nantes, lorsque, le 21 septembre, il fut dénoncé au tribunal criminel par des officiers municipaux de Nantes, comme ayant eu des intelligences avec les rebelles. La dénonciation n'avait aucun fondement sérieux : un certain Paulé, lieutenant d'un bataillon de Maine-et-Loire, étant en reconnaissance sur la route dès Sables, auprès de Villeneuve, avait causé avec quelques individus du parti des rebelles, qui lui avaient dit savoir, de bonne source, qu'il y avait un représentant qui trahissait, et que ce représentant était Constant. Phelippes, comme président du Tribunal criminel, s'était contenté de recevoir la déposition de Paillé, et avait marqué. sur son registre, son refus de faire arrêter Coustard par ce motif qu'il n'était pas déchu de sa qualité de représentant. Considérant, ajoutait-il, qu'un décret d'accusation n'est pas une conviction, il y avait lieu seulement de renvoyer aux représentants en mission à Nantes la dénonciation des officiers municipaux[13]. Gillet et Philippeaux avaient, en termes peu favorables, signalé et transmis le procès-verbal au Comité de Salut public, en faisant remarquer toutefois que la Convention seule pouvait autoriser les poursuites[14].

Quand parvint à Nantes le décret du 3 octobre, qui ordonnait le renvoi, devant le Tribunal révolutionnaire, de Coustard et des autres députés girondins, ses nombreux amis s'émurent. Ils se cotisèrent pour lui procurer les ressources dont il avait besoin, et ils préparèrent son embarquement secret sur un navire américain en partance dans le port. Malheureusement, quoiqu'il fût père de famille et qu'il approchât de la soixantaine, il avait conservé, de sa vie de créole, le goût des amours faciles. La punition des hommes qui ont trop aimé les femmes, dit Joubert, est de continuer de les aimer jusqu'à l'extrême vieillesse ; or Coustard était fort épris, à ce moment, d'une jolie blonde, qui vendait du tabac dans un magasin situé sur la Fosse. Plusieurs jours s'écoulèrent avant qu'il l'eût décidée à l'accompagner dans sa fuite[15]. Carrier, informé de ces circonstances, n'avait garde de négliger, en le faisant arrêter, l'occasion de se venger, sur lui, de son insuccès dans la recherche de ses autres collègues fugitifs. J'ai rencontré, par hasard, une lettre ainsi conçue datée de Nantes, le 29 octobre 1793 : Coustard a été arrêté hier, à son domicile. Il a dit que, depuis longtemps, il s'attendait à ce qu'on vînt le chercher ; que, s'il était coupable, il fallait le guillotiner, mais que sa conscience ne lui reprochait rien. Il est parti de suite pour Paris. Les membres du Comité révolutionnaire augurent bien de lui et disent qu'il s'en tirera. Tant mieux pour lui[16]. Carrier, qui en savait plus long que les membres du Comité révolutionnaire, savait bien qu'il l'envoyait à la guillotine. Traduit le 6 novembre, 16 brumaire, devant le Tribunal révolutionnaire, en compagnie de Philippe-Egalité, aucun témoignage ne fut produit contre lui ; il n'en fut pas moins condamné et exécuté aussitôt[17].

Quoique la justice révolutionnaire tendît à devenir de plus en plus expéditive, Carrier tenait en mince estime ce moyen formaliste de se défaire des contre-révolutionnaires, parce qu'il ne les frappait qu'un à un, ou par petits lots. Il ne laissa pas, néanmoins, de se joindre à Francastel pour établir à Nantes deux nouveaux tribunaux investis du droit de juger révolutionnairement.

Le premier, établi par arrêté du 9 brumaire an II, 30 octobre 1793, consistait en une section nouvelle, ajoutée au Tribunal criminel, et composée d'un président et de cinq juges. Sa compétence était, à vrai dire, indéfinie pour tous les actes contre-révolutionnaires.

Le second, établi par un arrêté du lendemain, et qualifié Commission militaire, était plus spécialement chargé de juger les prisonniers vendéens amenés à Nantes par la force armée. Cette Commission ne tardera pas à juger les suspects de toutes sortes, et ne sera pas autre chose qu'un second Tribunal révolutionnaire[18]. Ces deux tribunaux, dont le premier fut présidé par Phelippes, et le second par Lenoir, ne doivent pas être confondus avec la Commission militaire établie au Mans, et venue à Nantes. Ce troisième tribunal, dont le président était un officier des bataillons de Paris nommé Bignon, ne siégea que beaucoup plus tard à partir du 9 nivôse, 29 décembre 1793.

 

 

 



[1] Revue rétrospective, V, p. 107.

[2] Je me rends à Nantes, écrivait, d'Angers, Francastel au Comité de Salut public, que je vais m'efforcer avec Carrier de sans-culottiser et républicaniser complètement. 24 octobre 1793, 3 brumaire (Recueil des actes (lu Comité de Salut public, Vil, 612).

[3] Réimpression du Moniteur, XVIII, 5.

[4] Registre de la Commission départementale, f° 98 et suiv.

[5] M. Levot mentionne une dénonciation, datée du 5 brumaire, envoyée à Brest et signée de Carrier et de Ruelle (Histoire de Brest pendant la Terreur, p. 112.

[6] Pièces remises à la Commission des Vingt et Un, p. 50.

[7] Voir : la Compagnie Marat et autres auxiliaires du Comité révolutionnaire, par A. Lallié (Revue de l'Ouest, numéro de juillet 1897).

[8] Lettre lue à la séance du 11 brumaire an II (Réimpression du Moniteur, XVIII, 319 ; Recueil des actes du Comité de Salut public, VIII, 83).

[9] Réimpression du Moniteur, XVI, 684.

[10] Réimpression du Moniteur, XVII, 152 et 167.

[11] Lettre du 21 juillet 1793, Aulard (Recueil des actes du Comité de Salut public, V. 330).

[12] Lettre du 8 août, Recueil des actes du Comité de Salut public, V, 54.

[13] Registre du Tribunal criminel de Nantes. 23 septembre 1793.

[14] Lettre du 24 septembre 1793 (Aulard, Recueil, VII, 46).

[15] Notes manuscrites des papiers de M. Dugast-Matifeux (Bibliothèque de Nantes).

[16] Lettre du citoyen Sanlec, ou Sanloi, au citoyen Danglade à Paimbœuf (Archives départementales).

[17] Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire de Paris, II, 20 et 482.

[18] Voir ces deux arrêtés dans la Justice révolutionnaire à Nantes et dans la Loire-Inférieure, par A. Lallié. Nantes, Cier, 1896, p. 77 et 150.