JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

CHAPITRE II. — CARRIER À LA CONVENTION.

 

 

Iconographie de Carrier. — Description de sa personne par les journaux du temps. — Son début à la tribune lors de l'appel nominal sur l'appel au peuple en faveur du roi. — Bizarres motifs de son vote. — Il dénonce un de ses collègues du Cantal. La création du tribunal révolutionnaire due à son initiative. Demande d'arrestation de Sillery et de Philippe-Egalité. — La proposition de priver de leur traitement les députés de la droite — Divergence d'opinion entre Paris et les provinces. — La Convention, dominée par la populace, disposée à sacrifier les députés modérés et les administrations des départements favorables aux députés proscrits. — Politique inutilement cruelle et odieuse de la Montagne. — Les administrateurs fédéralistes menacés de l'échafaud par Robespierre. — Mot de Carrier sur les Girondins. — Il est envoyé en mission en Normandie.

 

Les portraits de Carrier, qui illustrent les publications contemporaines de son procès, ne présentent aucune garantie de ressemblance. Il suffit de les comparer 'pour s'apercevoir qu'ils n'ont de commun entre eux que l'expression de dureté exagérée que les artistes ont donnée à ta physionomie de leur prétendu modèle. J'ai acheté, il y a quelques années, à Paris, une petite aquarelle assez jolie, qui le présente de profil avec le chapeau empanaché sur la tête, et le regard égaré plutôt que dur, mais les traits diffèrent tellement de ceux des autres portraits gravés que je ne crois guère à l'authenticité de cette aquarelle. Il existe à la Bibliothèque publique de Nantes, un portrait d'après nature, si on en croit la lettre, par Gabriel, gravé par Perrot. Le profil est assez caractéristique à cause de la proéminence de la lèvre inférieure. 11 y a celui de Duplessis-Berteaux qui le vieillit de vingt ans ; celui de Bonneville qui aurait été dessiné pendant le procès, et que l'on trouve dans la Loire-Vengée, et, enfin celui de Lamarie, sculpteur habile et officier municipal de la ville de Nantes pendant le séjour de Carrier. Ce dernier le représente vêtu d'une pelisse fourrée, et seul il lui donne les traits de son âge, ceux d'un homme qui n'avait pas quarante ans[1].

Le défaut des portraits peints ou dessinés authentiques donne de l'intérêt aux descriptions de sa personne que l'on rencontre dans les journaux du temps. Celle du journal de Fréron, l'Orateur du peuple, fit le tour de la presse au moment du procès. Quoique très malveillante, elle ne tourne pas à la charge comme celle du Courrier républicain, qui insistait sur sa lubricité et qui disait que la nature s'était trompée en ne lui donnant pas de griffes[2]. L'Orateur du peuple se contentait d'écrire : Ce monstre est d'une taille très avantageuse. Il est presque tout en jambes et en bras. Il a le dos voûté, la tête, le visage oblong et marqué d'un caractère très prononcé. Ses yeux, petits, anguleux et renfoncés, sont d'une couleur mêlée de sang et de bile. Son nez aquilin rend encore son regard plus affreux ; son teint est d'un brun cuivre ; il est maigre et nerveux, et là protubérance de ses hanches, jointe au défaut de ventre, le fait paraître coupé en deux comme une guêpe. L'aigreur de sa voix est rendue plus sensible encore par l'accent méridional. Quand il est à la tribune et un peu animé, il semble tirer son discours de ses entrailles déchirées, prononçant les R comme un tigre qui gronde. Son physique est l'expression fidèle de son caractère[3]. Un vieillard m'a confirmé ce dernier trait. Il me disait tenir de son père, qui avait entendu Carrier à la Société populaire de Nantes, que le souvenir le plus vivace qu'il eût conservé de lui était cette façon de prononcer les R.

Sans être orateur, et moins encore écrivain, Carrier était capable de s'exprimer clairement à la tribune ou dans un rapport. C'est sa mission à Nantes qui, seule, l'a rendu célèbre. S'il était resté sur les bancs de la Convention, il serait aujourd'hui aussi inconnu que plusieurs centaines de ses collègues, et diverses motions, des plus accentuées dans le sens révolutionnaire, ne l'auraient point tiré de son obscurité.

Jusqu'au procès du roi, il avait gardé le silence. Au premier appel nominal, il n'avait pas motivé son avis sur la question de culpabilité, et s'était contenté de répondre affirmativement. Lors du vote relatif à l'appel au peuple, il avait émis cette opinion aussi sotte que prétentieuse : Comme je ne crains rien, pas même les intrigants ; comme, s'il se présente jamais un tyran, sous quelque dénomination que ce puisse être, je ne me mettrai pas dans mon lit, et je ne donnerai pas mon arme à mon camarade, je dis : Non. Sur la peine, il avait opiné ainsi : Les preuves que j'ai sous les yeux démontrent que Louis est un conspirateur ; je le condamne à mort[4].

A la séance du 21 janvier 1793, son humeur soupçonneuse se révéla par une dénonciation contre un de ses collègues de députation, Thibault, évêque du Cantal. La dénonciation était futile, et aucune suite n'y fut donnée[5].

Le 9 mars, il fut plus heureux, et, ce jour-là il s'inscrivit au rang des législateurs qui portèrent à la justice de leur pays la plus grave atteinte qu'elle ait jamais reçue. Il avait proposé l'établissement d'un tribunal criminel extraordinaire, pour juger, sans appel et sans recours en cassation, les traîtres et tes contre-révolutionnaires. Son projet ne fut pas accepté par l'Assemblée tel qu'il l'avait présenté, mais il fut repris par Levasseur, et, après avoir été modifié, il devint le décret qui institua le Tribunal révolutionnaire de Paris[6], décret dont se prévalurent plus tard les représentants en mission, pour dicter, dans les provinces, à des magistrats choisis par eux, les sentences les plus iniques et les plus cruelles.

Ce fut aussi sur sa proposition, développée par Boyer-Fonfrède, le 6 avril 1793, que Philippe-Egalité et Sillery furent mis en état d'arrestation. Quelques jours après, il reconnaissait le service que lui avait rendu Boyer-Fonfrède en appuyant la motion de celui-ci de prononcer la destitution du général Biron[7].

Sous prétexte que la droite tout entière était complice des Pétion, et autres représentants en fuite, Carrier aurait voulu que tous les députés de cette fraction de l'Assemblée fussent privés de leur indemnité journalière de dix-huit francs. Il en fit la proposition qui ne fut appuyée par aucun de ses collègues[8].

On sait qu'au mois de juillet 1793 la Convention qui, jusque-là n'avait pas été avare du sang des royalistes, en était arrivée à lever aussi la hache sur les hommes du parti qui avaient travaillé avec le plus d'ardeur et de succès à la destruction de la monarchie. Depuis sa réunion, cette Assemblée avait délibéré sous la pression des tribunes, remplies chaque jour de la lie de la populace. Pour complaire aux tribunes, qui représentaient le soi-disant peuple de Paris, ou plutôt par l'effet de la peur qu'elles lui inspiraient, la Convention avait condamné Louis XVI, établi le Tribunal révolutionnaire, et voté un certain nombre de mesures qui procuraient à la capitale l'avantage de vivre dans l'abondance aux dépens du pays. Les membres des administrations départementales et municipales de la province, et ceux mêmes qui professaient, comme les administrateurs de la Loire-Inférieure, les opinions républicaines les plus ardentes, n'avaient pas tardé à s'apercevoir que le régime politique qu'on était en train de leur faire n'était pas celui qu'ils avaient rêvé. De nombreuses adresses, dont quelques-unes très impératives, étaient envoyées par les administrations pour sommer les représentants d'avoir à secouer le joug des tribunes[9]. C'est ce mouvement qu'on a appelé le fédéralisme, et qui n'était autre chose, comme le démontre notamment La Réveillère-Lépeaux, que la lutte des grandes communes, ou plutôt, de la France, contre le despotisme de Paris[10]. Pour assurer le succès de cette résistance, on avait, à diverses reprises, proposé d'entourer la Convention d'une force respectable recrutée dans les provinces, mais, dans les assemblées, on parle plus et mieux qu'on n'agit, et l'audace l'emporte toujours sur le talent. Les girondins, qui avaient pour eux la grande majorité du pays, et qui, même à la Convention, auraient eu la puissance du nombre, n'en étaient pas moins arrivés, faute de vigueur, à se laisser dominer par la Montagne et la Commune de Paris, et ils étaient devenus une minorité pour l'action. Lorsque cette minorité avait paru embarrassante tant à cause des talents qu'elle contenait que de l'influence que ces talents pouvaient exercer sur les provinces, les meneurs avaient provoqué l'insurrection du 31 mai. Cette insurrection avait eu pour conséquence la proscription d'une centaine de représentants. Les administrations départementales, en grand nombre, avaient d'abord pris parti pour les proscrits ; mais, sauf en Normandie, où la prise d'armes avait donné lieu à une échauffourée, nulle part le mouvement n'avait pris le caractère imposant d'une révolte. Bien plus, la plupart des administrations municipales et départementales, effrayées à leur tour, s'étaient soumises aux injonctions de Paris, et les plus entêtées, dont le nombre diminuait chaque jour, ne devaient pas tarder à rétracter ce que, dans le langage humilié du temps, elles appelaient elles-mêmes leur erreur.

Quoi qu'on ait dit, la scission qui s'était produite, et qui avait divisé le parti républicain en montagnards, les vainqueurs, et en fédéralistes, les vaincus, n'avait point créé deux camps d'adversaires irréconciliables. La politique et l'humanité conseillaient aux vainqueurs la clémence et l'oubli ; la politique, parce que les partis n'ont jamais intérêt à éclaircir leurs rangs ; l'humanité, parce qu'il était évident que, pour combattre et punir les modérés du parti républicain, il faudrait faire appel à des exaltés capables de toutes les violences. Mais la passion devait régner aveugle ; les Montagnards ne virent point, ou ne voulurent pas voir, à quelles extrémités les conduirait le partage du pouvoir avec la populace. D'un autre côté la pusillanimité des fédéralistes, loin d'apaiser les rancunes, les excita en raison de la facilité qu'elle donnait de les satisfaire. De politique qu'elle avait été jusque-là ta lutte devenait nettement sociale, et l'enjeu de cette lutte fut la dépossession des riches, en apparence au profit de l'Etat, en réalité au profit des intrigants habiles. Le moment approchait où le sang des républicains se confondrait, au pied des échafauds, avec le sang des royalistes.

Ceux qui ont peur, dit Tacite, sont terribles. C'est la peur éprouvée par la Convention qui produisit la terreur. La populace faisait peur aux meneurs de l'Assemblée, et l'Assemblée avait peur de ses meneurs. Ce qui a causé le déchirement de la France, dit Quinet[11], ç'a été le déchirement de la Convention quand elle a subi et inauguré le régime de la peur le 31 mai, en se mutilant elle-même sous la menace de l'insurrection. Une assemblée qui, contre ses opinions, sa conscience, pour obéir à la force, livre une centaine de ses membres à la prison ou à la mort, perd nécessairement le respect des peuples. Pour le recouvrer, il lui faut se faire craindre et user de barbarie. En général, on ne songe à inspirer la terreur qu'après l'avoir subie. Sauf le respect des peuples, dont la Convention se souciait beaucoup moins que de la soumission qui assurait le maintien de son pouvoir, le jugement est vrai.

Robespierre s'était fait l'organe de cette politique impitoyable en disant à la tribune, le 9 juillet : Loin de nous les idées de faiblesse au moment où la liberté triomphe. La République ne sera heureuse et respectée, au dehors et au dedans, que lorsque le peuple français n'aura plus de traîtres à punir, aussi je crois que le glaive de la loi doit frapper tous les administrateurs qui ont levé l'étendard de la révolte[12]...

Le lendemain de ce discours, Garat rencontra Carrier ; et, comme il lui faisait part des inquiétudes que lui causaient les paroles de Robespierre, Carrier lui répondit : Il faut que Brissot et Gensonné tâtent de la guillotine ; il faut qu'ils la dansent[13]. Le représentant du Cantal se révélait dans cette réponse ; au début des querelles de partis, et avant que la lutte pour la vie fuit devenue la principale préoccupation des membres de la Convention, Carrier déjà trouvait tout naturel qu'on guillotinât ceux de ses collègues qui avaient sur l'orientation de la République des idées différentes des siennes.

Deux jours plus tard, le 12 juillet 1793, il était envoyé en mission, avec Pocholle, dans les départements de la Seine-Inférieure, de la Manche, et du Calvados, pour y combattre le fédéralisme[14].

 

 

 



[1] Sur les portraits de Carrier, marquis de Granges de Surgères, Iconographie bretonne, Paris, Picard, 1888, p. 99. Le portrait de Lamarie se trouve au tome II des Archives Curieuses de Nantes, de Verger, p. 176. Il figure en tête de ce volume.

[2] Numéro du 29 brumaire an III, p. 157.

[3] L'Orateur du peuple, numéro du 25 brumaire an III, p. 245.

[4] Réimpression du Moniteur, XV, 461, III, 215.

[5] Réimpression du Moniteur, XV, 258.

[6] Réimpression du Moniteur, XV, 683.

[7] Réimpression du Moniteur, XVI, 79 et 86.

[8] Réimpression du Moniteur, XVII, 24, 2 juillet 1793.

[9] Voir pour quelques-unes des adresses parties de Nantes, le Fédéralisme dans la Loire-Inférieure, par A. Lallié (Revue de la Révolution, 1889, t. XV, p. 10 et suiv.).

[10] Mémoires de La Réveillère-Lépeaux, t. I, p. 137 et 289.

[11] La Révolution, II, 79.

[12] Réimpression du Moniteur, XVIII, 88.

[13] Buchez, Histoire parlementaire de la Révolution, XVIII, 416.

[14] Duvergier, Collection de lois, VI, 14.