JEAN-BAPTISTE CARRIER

 

INTRODUCTION.

 

 

Aucune génération humaine n'a été agitée, remuée, broyée comme l'a été, en France, celle de 1789 par les événements de la Révolution. C'est par millions qu'il faudrait compter les individus dont les destinées ont dévié de leurs origines et se sont déroulées dans un sens contraire à toutes les prévisions. Jamais plus vaste carrière ne fut ouverte aux innombrables variétés de l'ambition. Parmi ceux dont le succès couronnait les efforts, il y en avait qui partaient de si bas que la tentation de se pousser venait aux plus indignes. La roue de la fortune éleva les uns, précipita les autres, et écrasa beaucoup de ceux qu'elle avait élevés. Nombre de pauvres s'enrichirent, et nombre de riches devinrent pauvres. Tels, qui méritaient de vivre pour le bien de leurs semblables, ont péri misérablement, tandis que des malfaiteurs avérés obtenaient la confiance du peuple. Des religieux qui, dans leur jeunesse, avaient aspiré à la paix du cloître, des prêtres qui avaient enseigné la vérité aux fidèles de leurs paroisses, ont profané leur caractère par des violences et des scandales. Dans tous les rangs de la société, dans toutes les professions libérales et manuelles, l'armée recruta des officiers, dont les plus habiles et les plus heureux devinrent des généraux illustres. Des nobles, qui avaient servi sous l'ancien régime, ont dirigé maintes fois les armées républicaines contre les troupes royalistes commandées par des paysans. Parmi ceux que l'ambition ou la peur poussa au régicide, plusieurs avaient fait leurs preuves pour monter dans les carrosses du roi.

Dans le chaos de toutes ces convoitises, on distingue aussi des dévouements héroïques et des résignations sublimes. En aucun temps on ne sut aussi bien souffrir et mourir. Le stoïcisme venait en aide à ceux qui n'avaient pas la foi. Comme dans la Morale en action, le crime fut quelquefois puni, mais le plus souvent il réussit. Quant à la vertu, ce n'est que dans l'autre monde qu'elle fit le  bonheur de ceux qui la pratiquèrent. Dieu, dit quelque part Montaigne, nous voulant apprendre que les bons ont autre chose à espérer, et les mauvais autre chose à craindre que les fortunes et infortunes de ce monde, il les manie et applique selon sa disposition occulte[1].

On a guillotiné Louis XVI, qui était passionné pour le bien de son peuple. L'innocence de Louis XVII n'a pas trouvé grâce devant les bourreaux de son père. Les paysans de l'Ouest, qui s'étaient levés pour conserver leur religion et leurs prêtres, étaient laborieux et honnêtes ; loin de les pénétrer, l'immoralité et l'impiété du siècle ne les avaient même pas effleurés ; ni leurs goûts, ni le souci de leur intérêt temporel ne les portaient aux aventures ; confiants dans leur courage, ils n'avaient, en s'armant, obéi qu'à la voix de ce qu'ils croyaient le devoir ; les combats, les massacres, les supplices, ont dépeuplé leurs bourgs et leurs villages. Mystère de l'expiation qui veut que les victimes soient pures !

Combien, en revanche, de représentants en mission, et de ceux qui avaient fait couler le plus de larmes et de sang, ont vieilli dans les honneurs ? Fouché, le mitrailleur de Lyon, qui plus tard montra presque du génie dans l'art de la trahison, a été longtemps l'un des ministres influents de Napoléon ; il a fait partie du Conseil de Louis XVIII, et ses descendants marchent de pair avec les plus grands seigneurs du royaume de Suède. Carnot a tenu pendant les Cent-Jours le portefeuille de l'Intérieur ; Cavaignac a été conseiller d'État du roi Murat ; tous les deux ont fait souche de présidents de république.

Merlin de Douai, l'auteur de la loi des suspects, a. dirigé le parquet de la Cour de cassation ; Méaulle, député de la Loire-Inférieure, celui de la Cour de Bruxelles ; Garat, qui avait présidé à l'exécution de Louis XVI, a été l'un des membres de la Commission chargée de préparer l'acte constitutionnel de Louis XVIII ; Jean-Bon-Saint-André, membre du Comité de Salut public jusqu'au 9 thermidor, est devenu préfet de Mayence ; Barras, bien vu des royalistes, est mort sous la Restauration dans sa splendide villa de Chaillot ; Villers, l'ancien curé de Saint-Philbert-de-Grand-Lieu, l'un des premiers commissaires envoyés en Vendée, est mort à Nan les directeur des douanes ; Barère, qu'il suffit de nommer ; Maignet, qui faisait guillotiner des enfants, ont trouvé, en 1815, des électeurs pour les députer à la Chambre des représentants. Il serait aisé d'allonger cette liste[2].

D'autres conventionnels, que la Révolution elle-même semblait avoir très justement envoyés à la guillotine, ont eu des disciples, des admirateurs, des parents, qui ont travaillé à la réhabilitation de leurs noms. On élevait naguère des statues à Danton dans l'Aube et à Paris. Saint-Just, Couthon, et surtout Robespierre, sont devenus, grâce à Buchez, à Louis Blanc et à M. Hamel, les saints d'une petite église qui compte dans ses rangs des adeptes fervents. Un honorable magistrat, fils de Joseph Lebon, a écrit un livre sérieux pour vanter les vertus privées de son père, et atténuer ses cruautés.

Contre Carrier, vivant ou mort, l'opinion s'est toujours montrée implacable et n'a pas désarmé. Vivant, ses collègues, qui avaient été ses complices, l'ont accusé et livré lâchement au bourreau ; mort, tous les partis, sans exception, l'ont renié, prétendant que seul il était responsable de ses crimes. Comme les damnés, il est tombé dans l'abîme d'où l'on ne sort pas. Je n'essaierai pas de le réhabiliter. Moins que personne je serais fait pour cette besogne, puisque la plupart des études que j'ai publiées ont eu pour objet de préciser les circonstances de ses crimes, et d'en apporter des preuves indéniables. Il convient toutefois d'être juste avec tout le monde, et quand on considère quels hommes les historiens révolutionnaires ont admis dans leur panthéon, on peut se demander pourquoi ils en ont si sévèrement exclu Carrier ?

Sans les circonstances qui amenèrent la révélation de ses crimes, il est plus que probable que le seul fait de les avoir commis n'aurait point suffi à le perdre. Il avait, à son retour de Nantes, repris sa place à la Convention et personne ne songeait à l'inquiéter. Grâce à la réaction sui suivit le 9 thermidor, les membres du Comité révolutionnaire de Nantes furent traduits devant le Tribunal révolutionnaire de Paris. La France entière suivait dans les journaux les débats de leur procès, quand certains faits horribles, à la charge de Carrier, furent rappelés par des témoins et par des accusés. La publicité donnée à ces déclarations émut d'autant plus l'opinion que la presse avait généralement gardé le silence sur les actes des autres représentants en mission. Comme si Carrier avait été le seul qui eût fait couler des flots de sang, le public ne parla et ne s'occupa que de lui. L'opinion émue demanda sa mise en accusation. La Convention résista, discuta, dans la crainte de créer un précédent dont la conséquence serait d'exposer au même sort un grand nombre de ses membres.

En présence d'une indignation qui croissait chaque jour, et qui devenait menaçante, la Convention résolut enfin de sacrifier Carrier. Ses actes ne pouvant se justifier, on fit de lui une sorte de bouc émissaire, chargé des crimes de ses collègues en même temps que des siens. Il fut donc convenu qu'on l'accuserait d'avoir outrepassé ses pouvoirs et d'avoir cherché à ramener la royauté, en provoquant par ses excès la haine de la République. La Convention s'imagina qu'elle réussirait ainsi à faire oublier qu'elle avait approuvé, huit mois auparavant, toutes les horreurs de Nantes. Son calcul n'était pas trop mauvais, car tous les écrivains de l'école révolutionnaire sont partis de là pour laver le Comité de Salut public, et cette Assemblée elle-même, de leur complicité avec Carrier. Celui-ci a été, regardé, depuis lors, comme plus coupable à lui seul que tous ses autres collègues ensemble, pour avoir compromis la Révolution en déshonorant la Terreur. Le retentissement de son procès a seul accrédité ce paradoxe, et une foule de conventionnels, qui avaient autant que lui mérité l'exécration de la postérité, lui doivent ainsi l'inestimable avantage d'être tombés dans l'oubli.

Il n'est pourtant pas aussi facile qu'on l'imagine de décharger la Convention de sa complicité avec Carrier. Les pouvoirs des représentants en mission étaient, à la vérité, illimités, mais ils ne l'étaient qu'à l'égard des contre-révolutionnaires, ils ne l'étaient point à l'égard du Comité de Salut public, qui résumait en lui le gouvernement de la nation. Les représentants en mission étaient réellement sous sa dépendance, et, pour qu'ils fussent rappelés et obligés de rendre des comptes, le Comité de Salut publie n'avilit qu'une lettre à écrire ou un voté à demander. La nature et l'éducation, dit avec beaucoup de raison Babeuf, peuvent bien donner au monde des hommes-fléaux, des monstres malfaisants, comme Carrier, comme Lebon, comme Collot ; mais, dans la Société, ils ne peuvent pas exercer leurs ravages destructeurs que ceux qui se mêlent de la régir n’y consentent[3].

C'est à ce point de vue surtout qu'il m'a paru utile d'étudier, dans tous ses détails, la vie de Carrier, car le personnage en lui-même est peu intéressant. Son intelligence était médiocre et sa raison n'était pas des plus saines. Le saut avait été si brusque du banc du procureur à la chaise curule du proconsul qu'il se pourrait bien que le vertige de la toute-puissance ait produit en lui un certain égarement. Lorsque la fortune nous surprend, dit l'auteur des Maximes, en nous donnant une grande place sans nous y avoir conduits par degrés ou sans que nous nous y soyons élevés par nos espérances, il est presque impossible de s'y bien soutenir et de paraître digne de l'occuper.

Carrier était débauché, cruel, brutal, irascible et cédant au premier mouvement qui, chez lui, était presque toujours mauvais ; mais la fermeté dans le commandement lui manquait. On pourra constater plusieurs fois, dans le cours de ce récit, que sa volonté devenait vacillante dès qu'il rencontrait un obstacle sérieux. Assurément la ville de Nantes a eu beaucoup à souffrir de la présence de Carrier ; il serait injuste pourtant de le rendre responsable de tous les maux. Les gens de son entourage, qu'il n'avait pas choisis et qu'il trouva en place en arrivant à Nantes, étaient, pour la plupart, d'abominables scélérats ; les meilleurs, ou plutôt les moins mauvais, les membres des administrations, étaient médiocres, pusillanimes, et aussi insouciants qu'incapables de lui résister.

Dans la masse considérable de petits faits que j'ai recueillis sur Carrier et sur les complices de ses cruautés, il s'en trouve beaucoup, je le reconnais, qui ne méritaient guère de figurer dans un livre. Mon excuse est que j'habite la province et que je fais de l'histoire locale. On n'écrirait jamais si on ne comptait pas sur l'indulgence des lecteurs. Je souhaite donc que les miens ressemblent à Pline le Jeune lorsqu'il disait : Historia quoquo modo scripta delectat.

 

Cet ouvrage, consacré spécialement à la personne de Carrier, n'est que le complément d'études sur la Terreur à Nantes, publiées à diverses époques. Il était presque achevé quand parut, il y a quelques années, le livre très intéressant de M. le comte Fleury intitulé Carrier a Nantes, dont les détails — lui-même le déclare de la façon la plus loyale dans son introduction — ont été en partie empruntés à mes études antérieures. Je renonçai alors à publier mon livre. Cette année, après les avoir relus tous les deux, la présomption m'est venue de croire que, malgré la ressemblance inévitable du récit des mêmes événements, mon travail pouvait avoir son utilité. Nos points de vue sont différents. M. le comte Fleury a retracé le tableau saisissant de la Terreur à Nantes, et je me suis surtout proposé de démontrer que les crimes de Carrier avaient été le résultat de l'application d'un système de gouvernement et non pas simplement les actes d'un scélérat atteint de fureur homicide.

 

 

 



[1] Essais, liv. I, ch. XXXI.

[2] Voir, dans le livre de M. Thureau-Dangin, Royalistes et Républicains, Paris, 1874, p. 134, le tableau des fonctions et des titres accordés à des conventionnels.

[3] Du système de dépopulation, ou la vie et les crimes de Carrier, p. 15.