M'étant
vu dans l'obligation d'étudier, accessoirement, la question du masque de fer,
je me suis appliqué à le faire historiquement. Je
consignerai ici le résumé de ces recherches. En
1715, et plus sûrement en 1724, un sieur Constantin de Renneville, emprisonné
à la Bastille pendant onze ans, de 1702 à 1713, raconta dans son livre l'Inquisition
française, etc., qu'il y avait vu par surprise un prisonnier dont il
n'avait jamais pu savoir le nom. Le porte-clefs Ru lui avait appris que cet
infortuné était détenu depuis trente et un
ans, et que Saint-Murs l'avait amené avec lui des Îles Sainte-Marguerite, où
il avait été condamné à une prison perpétuelle pour avoir fait, étant
écolier, âgé de douze à treize ans, deux vers contre les Jésuites. Le
chirurgien Reilh confirma ce récit, où l'on reconnaît un fond de vérité,
agrémenté de contes jaunes à la Saint-Mars[1]. Renneville, très passionné,
mais très intelligent[2], gardait de ce prisonnier le
souvenir d'un homme jeune encore, aux cheveux noirs, sorti en 1705, trois
mois après cette rencontre fortuite. On voit
qu'il faut lire 1703 au lieu de 1705, et le mot sorti reste juste, s'il peut
se dire d'un mort comme d'un vivant, et signifie disparu. L'anecdote
ne peut s'appliquer qu'à Danger, prisonnier de 1669. Elle ne piqua pas
autrement la curiosité et ne fut l'objet d'aucune discussion. Vingt
ans se passent. En
1745, les libraires associés d'Amsterdam publièrent les Mémoires secrets
pour servir à l'histoire de Perse. Entre autres récits de choses ignorées ou qui n'ont point été écrites, l'auteur du livre raconta les
aventures du prince Giafer — le comte de Vermandois, fils de Louis XIV et de
La Vallière —, fils naturel de Cha-Abas (Louis XIV), qui, ayant souffleté Sophi-Mirza
(le
grand Dauphin), fut
condamné à mort. Un des ministres, plus sensible que les autres à
l'affliction de Cha-Abas, imagine d'expédier Giafer à l'armée du Feldran (la Flandre). Là, on le fait passer pour
mort de la peste, on le transfère la nuit dans l’île d'Ormes, où il reste
jusqu'au jour où le gouverneur d'Orants, nommé par Cha-Abas gouverneur. de la
citadelle d'Ispahan, ramena avec lui son prisonnier. On lui faisait porter un
masque. Ali-Amajou (le régent) lui rendit visite et mourut peu après (1723). Cette
fois l'attention publique fut vivement excitée. Un
baron de C*** tenta de réfuter l'aventure du prisonnier masqué, les bruits
populaires, les anecdotes romanesques et absurdes dans lesquelles la
vraisemblance même n'est pas observée[3]. Une
phrase du baron de C*** est digne de remarque. Le célèbre M. de V*** assure que parmi beaucoup de vrai, il y a plus de
faux encore dans cet ouvrage. M. de V*** est Voltaire[4]. Un
autre donna à entendre que M. de V*** sapa à fond l'histoire du prisonnier,
M. de Vermandois. Il connaissait quelqu'un qui avait lu un manuscrit, le
Prisonnier masqué, ouvrage resté inédit par ordre supérieur[5]. Moins
d'un an après (1746),
un romancier saisissait l'occasion et publiait : Le Masque de fer, ou les
Aventures admirables du Père et du Fils, roman espagnol, qui se vendit
grâce à son titre, tant le public était déjà attiré par le masque[6]. Autre
cause de curiosité, on ne savait pas au juste qui était l'auteur des Mémoires
de Perse[7]. En
1751, six ans plus tard, Voltaire publiait le Siècle de Louis XIV. Il y
parla d'un événement que tous les historiens
ont ignoré, d'un prince jeune et de la figure la plus belle et la plus noble,
admirablement bien fait, la peau un peu brune, intéressant par le seul son de
sa voix, ne se plaignant jamais, ni ne laissant entrevoir qui il pourrait
être. Sa captivité datait de quelques mois après la mort du cardinal Mazarin.
Louvois était allé le voir aux lsles, lui parlant découvert, avec respect.
Amené, en 1691, à la Bastille par Saint-Mars, homme de confiance, on ne lui
refusait rien, beau linge, dentelles, bonne chair. Sa seule distraction était
de jouer de la guitare.
On pense bien que Voltaire n'avait pas omis le masque, un masque dont la
mentonnière à ressorts d'acier laissait au prisonnier la liberté de manger.
Ce prisonnier mourut en 1704 et fut enterré, lu nuit, dans le cimetière
Saint-Paul[8]. Voilà
qui n'était pas fait pour refroidir l'imagination des lecteurs. Voltaire,
au surplus, prétendait garder la scrupuleuse réserve d'un historien sévère.
Il citait ses auteurs. Plusieurs particularités lui avaient été fournies par
Bernaville, le successeur de Saint-Mars, et par un vieux médecin de la
Bastille, qui avait soigné le prisonnier, sans voir jamais son visage. Qui
était ce prisonnier ? Il ne le savait pas. M. de Chamillart, le dernier
ministre détenteur de ce secret, supplié à genoux par son gendre, le maréchal
de La Feuillade, de le faire connaître, s'y refusa par raison d'État. Ce qui redouble l'étonnement, c'est que, quand on envoya
cet inconnu dans l'île Sainte-Marguerite, dit ingénument Voltaire, il ne disparut dans l'Europe aucune personne considérable. Dans
une édition suivante, l'habile metteur en scène ajoute l'épisode de
l'assiette d'argent jetée par la fenêtre, ramassée par un pêcheur. On voit
d'ici le tableau : Parmi les personnes qui
ont eu connaissance immédiate de ce fait, il y en a une très digne de foi qui
vit encore. Critiqué,
discuté par La Beaumelle, Voltaire nomme cette fois encore son auteur, M.
Riousse, ancien commissaire des guerres à Cannes, témoin, dans sa tendre
jeunesse, de la translation du prisonnier. M.
Marsolan, chirurgien de M. le duc de Richelieu et gendre du vieux médecin de
la Bastille, certifiait les propos de son beau-père. Le témoignage des
vieillards, qui en avaient entendu parler aux ministres, rendait ce fait,
fondé sur des ouï-dire, plus authentique qu'aucun autre fait particulier des
quatre cents premières années de l'histoire romaine. La comparaison n'était pas
heureuse. Voltaire
continuait à ne mettre aucun nom en avant, écartant Vermandois, écartant
Beaufort. Il en revenait à M. de Chamillart qui disait quelquefois, pour se débarrasser des questions
pressantes de La Feuillade et de M. de Caumartin, que c'était un homme qui
avait tous les secrets de M. Foucquet. Le ministre avouait donc au moins par-là que cet
inconnu avait été enlevé quelque temps après la mort du cardinal Mazarin. Or,
pourquoi des précautions si inouïes pour un confident de M. Foucquet, pour un
subalterne ? Qu'on songe qu'il ne disparut en ce temps-là aucun homme
considérable. Il est donc clair que c'était
un prisonnier de la plus grande importance. Comme
on le voit, Voltaire, si le propos prêté à Chamillart était authentique, tint
la vérité dans ses mains. Il ne la suivit pas, et ne pleura pas de regret de
ne pas la suivre, tant son erreur le charmait. Au fond, c'était une
reproduction des Mémoires de Perse, revue,
corrigée et retranchée,
comme le dit Prosper Marchand dans son Dictionnaire historique, publié en
1756[9]. La
Beaumelle, dans ses Notes sur le Siècle de Louis XIV, insista sur ce
point[10]. Voltaire
répliqua d'un ton acerbe, traita les Mémoires de libelle obscur et
méprisable. Cependant, il était surpris de trouver une anecdote très vraie parmi tant de faussetés. Langlet-Dufrenoy
(1754), auteur grave, traita la
question en passant, et ajouta sa petite erreur. Le prisonnier fut inhumé, non à Saint-Paul, mais aux
Célestins. La
Grange-Chancel (1759)
parla de ce qu'un historien plus exact dans
ses recherches que M. de Voltaire, auroit pu savoir s'il s'étoit donné la
peine de s'en instruire.
Cet historien, c'était lui sans doute. Le masque, c'était M. de Beaufort, qui
avait paru dangereux à Colbert. L'auteur citait son
diseur, M. de Lainotte-Guérin, gouverneur des îles Sainte-Marguerite. Ce
témoin valait bien mieux que le commissaire de marine en bas âge de Voltaire.
A cela près, même luxe de décors : vaisselle d'argent, riches habits, masque
éternel ; de plus, des petites pinces d'acier très luisantes et très polies,
avec lesquelles le prisonnier s'amusait à s'arracher les poils de la barbe.
La Grange-Chancel avait vu une de ces pincettes entre les mains de Formanoir,
neveu de Saint-Mars[11]. Ce
Formanoir était Louis de Formanoir, seigneur de Dixmonts et Armeau, mort âgé
de soixante ans, aux îles Sainte-Marguerite, le 22 mars 1724[12]. Un de ses neveux, né en 1712,
fils de Formanoir de Corbé, était alors seigneur de Palteau. H crut devoir
dire son mot dans un débat où, à chaque instant, on citait son oncle et son
grand-oncle. Une note fut rédigée par lui et envoyée à Voltaire, vers 1766-1767.
Il s'autorisait surtout des traditions laissées par un sieur de
Blainvilliers, celui qu'on a vu à Pignerol. L'homme
masqué était connu sous le nom de Latour ; rien n'indiquait que son masque
fût de fer et à ressorts. Il le portait à la promenade devant les étrangers.
Ses vêtements étaient bruns ; son linge très fin. On lui donnait des livres
et tout ce qu'on peut accorder à un prisonnier. Le gouverneur et les
officiers restaient debout, nu-tête, devant lui jusqu'à ce qu'il les fit
couvrir et asseoir. Ils allaient lui tenir compagnie et manger avec lui. Blainvilliers
aux îles Sainte-Marguerite, déguisé en sentinelle, serait resté toute une
nuit sous les fenêtres de Latour et le vit grand, bien fait, la jambe un peu
trop fournie par le bas, l'air vigoureux, malgré ses cheveux blancs. Lorsque
le prisonnier passa par Palteau, en 1698, il était dans une litière séparée.
Il mangeait sans quitter son masque noir, avec Saint-Mars qui avait deux
pistolets auprès de son assiette. C'est ce que rapportaient les vieillards du
pays que M. de Palteau avait interrogés[13]. Le
commencement et la fin de ce récit contiennent un reflet de vérité. Le milieu
n'est qu'un mélange confus des souvenirs de la détention de Foucquet, de
Lauzun et de Mattioli. On ne
saurait montrer un exemple plus frappant de la manière dont l'homme le plus
consciencieux peut contribuer à altérer l'histoire. Zachée
de Byot, sieur de Blainvilliers, cousin de Saint-Mars du côté maternel,
capitaine d'un des vaisseaux des armées navales de Sa Majesté, nominé major
de la citadelle de Metz en 1681, quand son parent quittait Pignerol[14], n'avait jamais exercé aux îles
Sainte-Marguerite. Blainvilliers
a dû voir à satiété Eustache Danger à Pignerol ; jamais il ne l'a vu masqué. Il
mourut vers 1682, quand Saint-Mars était encore à Exiles. Cette
citation des souvenirs de Blainvilliers est d'autant plus étonnante que M. de
Palteau ne pouvait ignorer que son propre père, Guillaume de Formanoir de
Corbé, avait servi à la Bastille. Bien plus, Guillaume de Formanoir, mort en
I740[15], avait laissé un document assez
curieux : Petit mémoire qui regarde notre extraction, en 1731. Il y
parle de son oncle, qui a gardé MM. Foucquet
et de Lauzun à la citadelle de Pignerol. Nulle allusion à aucun autre prisonnier.
Cependant il n'était pas trop content du gouvernement. Je songeay à prendre la retraite parce que je n'avois plus
le même pouvoir et agrément à la Bastille, comme du vivant de mon oncle. Il avait demandé une pension
de mille livres, et on lui avait répondu par l'offre d'une croix de Saint-Louis,
honneur sans profit et chose fort commune dès
ce temps-là[16]. À la vérité, une grande partie
du mémoire a disparu ; mais les feuillets subsistants sont ceux qui traitent
de la vie de Saint-Mars et du séjour de Guillaume de Formanoir à la Bastille. Le
silence de ce dernier s'explique tout naturellement. En 1731, époque où il
écrivait, on n'avait pas encore inventé le masque de fer, tandis que le
masque noir d'Eustache Danger paraissait sans doute chose de peu d'importance
à l'ancien lieutenant, qui en avait vu bien d'autres. Les
petites contributions de l'honnête provincial restèrent dans un des
portefeuilles de Voltaire. Le
maître et l'opinion publique voulaient mieux que ce Latour, et surtout ne
voulaient pas abandonner le masque de fer à ressorts d'acier. Sainte-Foy
(1768) lança l'hypothèse du duc de
Monmouth, fils de Charles II. C'était, on se rappelle, un des bruits qui
couraient aux Iles et que Saint-Mars citait à Louvois. Un écho en était
parvenu à Sainte-Foy, qui s'appuyait particulièrement sur un ouvrage anonyme
: Les amours de Charles II et de Jacques II, rois d'Angleterre[17]. L'année
suivante (1769), pour la première fois, un
homme doué de sens critique et de bonne foi, le P. Griffet, ancien aumônier
de la Bastille, aborda incidemment ce sujet dans son excellent Traité des
différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité dans l'histoire[18]. C'est
alors qu'apparurent le journal de Du Jonca et les registres mortuaires de la
paroisse Saint-Paul. Le P.
Griffet ne les produisit pas avec la rigoureuse fidélité mise en usage par
l'École des chartes ; il faut cependant reconnaître que le sens fut
religieusement respecté. Très
méthodique, Griffet constata que des traditions, on ne pourrait tirer que
deux faits incontestables : 1° 1e prisonnier avait des cheveux blancs ; 2°
son masque était en velours. Discutant
les hypothèses Beaufort, Monmouth, Vermandois, il reconnut pour la troisième
l'existence, au moins quant à l'attentat, d'un
souvenir qui s'était toujours conservé et qu'on n'avait pas réfuté jusqu'à présent par des preuves sans réplique[19]. Ce dernier argument n'est pas
très bon. C'est à ceux qui avancent une assertion nouvelle à la prouver. La
critique ne leur doit pas la preuve contraire. Le savant Jésuite
reconnaissait qu'on ne savait pas la vérité et qu'apparemment on ne la
saurait jamais. Il se trompait peut-être. Il
aurait voulu indiquer la date de l'arrivée du prisonnier à Pignerol.
Décidément, le P. Griffet était un habile homme ; mais les textes lui
faisaient défaut. En
1770, nouveau système. Le masque de fer était une de ces choses qui
n'appartiennent à personne, mais dont l'usage est commun à tous. On
l'appliqua à un nouveau visage, à celui de ce Mattioli, agent du duc de
Mantoue, qui, nous le savons, avait effectivement été arrêté, détenu à
Pignerol et aux Îles. Le baron de Heiss avait retrouvé un passage d'une
gazette de Leyde, publiée en août 1687, où le fait était raconté assez
exactement[20]. Comme
l'idée nouvelle s'appuyait sur un fait historique, le public, ami du
merveilleux, l'accueillit froidement. A ce
même moment Voltaire rentra en lice. Dans son Dictionnaire philosophique, il
combattit tous les systèmes et finit par dire : Celui qui écrit cet article en sait peut-être plus que le
Père Griffet et n'en dira pas davantage. Cette saillie, indigne du prophète du
dix-huitième siècle, conviendrait tout au plus à un mauvais reporter de faits
divers de notre temps. Le plus regrettable fut que dans une nouvelle édition
du Dictionnaire, l'éditeur (?), s'étonnant de ce que tant de savants et d'écrivains, pleins d'esprit et de
sagacité, se tourmentent à deviner qui peut avoir été le fameux masque de
fer, sans que l'idée la plus simple, la plus naturelle et la plus
vraisemblable se soit jamais présentée à eux, introduit assez crânement un fils adultérin
d'Anne d'Autriche. Il
conjecture (?) que Voltaire est aussi persuadé que lui du soupçon qu'il
va manifester, mais que Voltaire, à titre de Français, n'a pas voulu publier
entièrement, surtout en ayant assez dit pour que le mot de l'énigme ne dût
pas être difficile à deviner. La
série des frères de Louis XIV, frères ainés, frères jumeaux, allait entrer
dans l'histoire. Le dernier coup de pinceau à ce nouveau portrait fut donné
par Soulavie dans les Mémoires du maréchal de Richelieu[21]. Tant
qu'on n'avait retrouvé sous le masque de fer que des enfants naturels de
rois, l'autorité ne s'était pas émue ; mais voilà qu'on parlait d'un frère
jumeau, d'un frère légitime de Louis XIV. Des recherches furent prescrites
dans les archives de la Bastille. On n'y trouva que les documents déjà
publiés par Griffet. Le point est à noter, car il démontre que dans le
pillage et la dispersion de ces archives, il ne s'est rien perdu d'essentiel
sur ce sujet[22]. Cela ne
veut pas dire que rien ne s'y soit trouvé. Il était même impossible qu'on ne
trouvât rien dans les décombres de la forteresse du despotisme. En
1789, on produisit : Une
carte, portant le numéro 61.389.000 et la note suivante : Foucquet arrivant des fies Sainte-Marguerite, avec un
masque de fer.
XXX. Kersadiou[23]. La
copie exacte d'une feuille découverte dans le mur d'une chambre de la tour
Bertaudière, feuille cachée par Vermandois, le
2 octobre 1701, à six heures du soir[24]. Est-ce assez précis ? La
copie du folio 120 du grand registre de la Bastille, d'où le folio original
avait été enlevé avec beaucoup de précaution, en 1775, par l'ordre de M.
Amelot, ministre de la ville de Paris[25]. En
somme, peu de chose : deux mystifications et un document fait de seconde
main, d'après la dissertation de Griffet. Il faut
noter, par acquit de conscience, les demi-révélations de rois, de princes, de
ministres, de maitresses de ministres. Le
Régent serait resté muet, jusqu'au moment où il aurait révélé le secret dans
une débauche incestueuse. Les curieux, peu délicats sur les moyens de
satisfaire leur passion, apprirent que le masque était un fils d'Anne
d'Autriche[26]. Il est
vrai que, selon un autre, Philippe d'Orléans aurait révélé le secret,
mystérieusement, en présence de la cour, au roi Louis XV. Louis
XV fut plus réservé avec la Pompadour, qui, pour une fois, fut discrète et ne
révéla rien même dans sa correspondance apocryphe. Le Roi ne dit qu'un mot à
sa propre fille : Laissez-les disputer ;
personne n'a encore dit la vérité sur le Masque de fer ! Ce que vous
saurez de plus que les autres, c'est que la prison de cet infortuné n'a fait
de tort qu'à lui. Ces
deux déclarations royales sont peu compromettantes[27]. Louis
XVI ne révéla rien, même sur l'échafaud. Le
maréchal de Richelieu, dont Soulavie s'était si fortement autorisé, aurait
tenu un propos assez sensé : Tout ce que je
puis vous dire, monsieur l'abbé, c'est que ce prisonnier n'était plus aussi
intéressant, quand il mourut au commencement de ce siècle, très avancé en âge
; mais qu'il l'avait été beaucoup, quand, au commencement du règne de Louis
XIV, par lui-même, il fut renfermé pour de grandes raisons d'État. Le maréchal gâta sa réserve,
s'il est vrai qu'il ajouta : Lisez ce que M.
de Voltaire a publié en dernier lieu sur ce masque, ses dernières paroles
surtout, et réfléchissez.
Mais où prendre les ultima verba de M. de Voltaire ? Les
hommes de la Convention et du Directoire négligèrent la question du masque,
faute de tradition ; mais Mme la duchesse d'Abrantès nous apprend que, sur
l'ordre formel de Napoléon le Grand, le secrétaire de M. de Talleyrand fureta
pendant plusieurs années dans les archives des Affaires étrangères, que M. de
Bassano appliqua toutes les lumières de son esprit judicieux à éclaircir les
abords ténébreux de ce mystère historique. Rien ! Le grand homme exprima tout
haut son dépit de ce qu'il était le maitre de l'Europe, sans pouvoir le
devenir d'un secret enseveli dans le tombeau de ses prédécesseurs. Sombre,
pensif, il comprit alors que la puissance humaine avait des bornes[28] ! Le
public nouveau, créé par la Révolution, ne demandait rien à ce soi-disant
mystère, si ce n'est la satisfaction de ses goûts et son amusement. On lui
servit à satiété les drames, les romans, les illustrations, avec des
variantes d'assaisonnement, mais sans oser modifier la donnée qui, sous peine
d'insuccès, devait comporter un frère adultérin, tout au moins un frère
jumeau de Louis XIV, triste victime d'un despotisme affreux. Au
temps de la Restauration, avec la renaissance des études historiques, on vit
paraître de nouveaux travaux. Le
premier, un des plus sérieux, dû au professeur Weiss, parut dans la
Biographie universelle, en 1820, et commença à battre en brèche les systèmes suivant lesquels cet infortuné n'aurait dû
son malheur qu'au hasard de sa naissance. Un
collectionneur d'autographes, compulseur d'archives, Delort, publia en 1825
une Histoire de l'homme au masque de fer, accompagnée de pièces
authentiques et de fac-simile[29]. Comme pièces authentiques,
l'auteur tenait ses promesses, et son livre est encore aujourd'hui estimé.
Peut-être même est-il plus recherché de nos jours qu'au temps de sa
publication. C'est aussi qu'il ne fournissait aucun aliment nouveau au
lecteur. Mattioli avait déjà été servi. Delort donnait bien une profusion de
détails sur l'arrestation de l'Italien ; mais l'arrestation n'était pas
contestée. H n'établissait pas d'ailleurs que ce fût Mattioli que Saint-Mars
avait amené à Paris. Et
cependant Delort tenait en main un dossier des plus curieux, formé depuis
longtemps : toute la correspondance échangée depuis 1665 jusqu'en 1698 entre
Saint-Mars, Louvois et ses successeurs. Il publia même en 1829 ces documents,
d'un prix inestimable[30]. Un
éditeur imprima aussitôt un ouvrage posthume du chevalier de Taulès : L'Homme
au masque de fer, Mémoire historique, où l'on réfute les différentes opinions
relatives à ce personnage mystérieux et l'on démontre que ce prisonnier fut
une victime des Jésuites. Attaquer les Jésuites, c'était déjà un gage de
succès. De plus, Taulès faisait voir un visage nouveau, le patriarche Avedick
ou Averdick, enlevé à Constantinople par l'ordre des Jésuites. Le P. Griffet,
Jésuite, avait falsifié les registres de la Bastille pour voiler la turpitude
de sa Compagnie. Le
visage était nouveau ; mais il ne plut pas. C'est un accident commun en
matière de fantaisies. Il est vrai que jamais on n'a entassé plus de
suppositions sans preuves. Le
bibliophile Jacob réédita un autre sujet, le surintendant Foucquet. Bien que
dédié à Guilbert de Pixérécourt, l'ouvrage est sérieusement fait, bien
composé, et nul n'a mieux exposé l'histoire de la question du masque[31]. On se rappelle que Voltaire
avait jeté des doutes sur la mort de Foucquet à Pignerol, un peu plus tard. On
raconte que le surintendant avait été rendu à la liberté, à condition de se
faire ermite. Lacroix n'accepte pas cette version, mais tire le surintendant
de Pignerol pour le mener à Exiles, aux îles Sainte-Marguerite, à la
Bastille. Le livre obtint un certain succès. On dut
donner une seconde édition. Le système toutefois ne fut pas adopté par
l'opinion publique. Les
auteurs d'histoire générale, Michelet, Henri Martin, n'ont touché le masque
qu'avec circonspection, le tenant pour impénétrable[32]. Malgré
cette condamnation anticipée des études éventuelles, quatre savants se sont
courageusement placés en face du sphinx : MM. Loiseleur, Topin, Iung,
Ravaisson. M.
Loiseleur prétend qu'un espion obscur, arrêté en 1681 par Catinat, fut remis
à Saint-Mars qui le garda jusqu'en 1703. L'auteur, critique sagace, esprit
sans parti pris, devait perdre le fruit de ces belles qualités dans le
travail ingrat qu'il entreprenait ; M. Topin a très bien réfuté son système
et retrouve Catinat dans le prisonnier même que Catinat avait arrêté, selon
Loiseleur. Assurément
si M. Loiseleur, au lieu d'examiner la question comme sujet particulier,
l'avait étudiée dans un ensemble historique, il eût touché le but. Le
livre de M. Topin peut être considéré comme une réunion de dissertations
excellentes. L'auteur
montre parfaitement qui n'était pas le masque de fer ; mais, partant de cette
idée qu'il y a eu un masque et qu'on n'a pu imposer ce masque qu'à un
personnage important, il cherche son homme et, en écrivain de bonne foi, ne
cherchant pas la nouveauté, il a nommé Mattioli, présenté ainsi pour la
troisième fois au jugement des lecteurs. Les
lecteurs apprécièrent le mérite de l'auteur, mais constatèrent que si M.
Topin amène Mattioli aux îles Sainte-Marguerite, il n'est pas parvenu à le
conduire à la Bastille. Peu
après, M. Iung, esprit méthodique, ingénieux, très chercheur, dédiait à M.
Thiers un travail sur le masque de fer. On peut dire qu'il a recueilli tout
ce qui restait à glaner dans les archives du ministère de la guerre. Il a
bien fait connaître les plans de Pignerol, d'Exiles, des Iles, de la
Bastille. La chronologie des entrées dans ces prisons d'État est la première
qui ait été établie. Il a enfermé la place dans un réseau d'approche très
serré, sans cependant avoir pu y entrer. Ses recherches ont déterminé
l'arrestation d'un espion surpris en 1667, dans une souricière, à l'un des
passages de la Somme. Mais de la conduite de l'espion de Marchiel à Pignerol,
pas de traces, pas le moindre point de contact avec le problème[33]. Le
dernier Œdipe du masque de fer, M. Ravaisson, qui avait vécu pendant des
années au milieu des papiers de la Bastille, qui les avait cherchés avec un
soin jaloux dans toute l'Europe, qui ne les communiquait qu'avec une réserve
excessive, même quand il les imprimait, M. Ravaisson s'est décidé à révéler
le secret. Grands éclairs, petit tonnerre. Le
patriarche Avedic reparut une seconde fois sans se faire plus regarder à la
reprise qu'à la première représentation. Circonstance atténuante, les
Jésuites n'ont pas été malmenés. Voilà
le médiocre résultat de cent quarante ans et plus de polémiques, de
discussions, de recherches passionnées. Pourquoi ? Parce que tous ces travaux
portaient la tache du péché originel. Le péché originel, c'est la recherche du merveilleux, c'est l'anecdote volontairement présentée d'une façon romanesque, dans le Siècle de Louis XIV, par Voltaire[34]. |
[1]
L'Inquisition française, ou Histoire de la Bastille. Amsterdam, Éd.
Roger, 1715, 2 vol. in-12. — Même ouvrage, 1725, 5 volumes. Amsterdam, Lakeman,
1724.
[2]
Renneville multiplie les accusations et les injures contre Saint-Mars, Corbé,
etc. ; mais en laissant de côté ces rancunes de prisonnier, on doit reconnaître
qu'il était bien renseigné sur l'origine, l'histoire, la fortune de ses
gardiens.
[3]
Bibliographie raisonnée des ouvrages des savants de l'Europe, juin 1745.
C*** serait l'initiale de Crunyngen, selon le Dictionnaire historique de
MARCHANO.
[4]
P. LACROIX, Histoire
de l'Homme au masque de fer, p. 25, dit que cet article parut dans une
réimpression du Journal des sçavans, à Amsterdam (juillet, p. 348).
[5]
P. LACROIX, Histoire
de l'Homme au masque de fer, p. 25. Lettre d'un M. de W*** (Voltaire ?)
[6]
L'auteur serait le chevalier du Mouchy. Le livre parut à la Haye, sans nom
d'auteur.
[7]
On nomma Sandraz de Courtillz, Rességuier, Mme de Vieux-Maisons, Pecquet, le
duc de Nivernais.
[8]
Siècle de Louis XIV, t. II, p. 11, ch. XXV de l'ouvrage.
[9]
Prosper MARCHAND,
Dictionnaire historique, p. 143. P. LACROIX, Histoire, p. 43.
[10]
Déjà en 1752, Clément avait signalé cette origine. V. Cinq années
littéraires, 1748-1752, t. II, lettre 39. Ibid., p. 39 et 40.
[11]
Année littéraire, 1759, t. III, p. 183.
[12]
Il fut enterré dans la grande église de l'abbaye Saint-Honorat, dans l'île de
Lérins, près de dame Antoinette Collot, épouse de messire Bénigne d'Auvergne de
Saint-Mars, son oncle. Archives du château de Palteau. Cf. Extrait
des registres mortuaires de la paroisse des Îles, signé : Arnaud,
aumônier-curé. Ibid. Saint-Mars avait fait ériger une épitaphe à la mémoire de
sa femme.
[13]
Année littéraire, 1768.
[14]
Zachée de Byot était fils de Zachée de Byot, frère de la mère de Saint-Mars,
anobli en mars 1676 par lettres, patentes données à Saint-Germain en Laye. Archives
du château de Palteau.
[15]
Guillaume de Formanoir, seigneur de Corbé, né en 1660, mort en 1740, avait le
titre d'ingénieur suivant le régiment de Bourgogne (1680, 1698), lorsqu'il fut
nommé lieutenant de la Compagnie franche de la Bastille en 1698. Archives du
château de Palteau.
[16]
Archives du château de Palteau.
[17]
Année littéraire, 1768, t. IV.
[18]
Chapitre XIII.
[19]
Un ami du P. Griffet insista dans une lettre adressée à l'Année littéraire,
et raconta l'enlèvement du comte de Vermandois comme s'il y avait assisté.
Sainte-Foy réplique par l'acte authentique du décès. — Oui, mais si l'acte
authentique était faux ! C'est à n'en pas finir.
[20]
Journal encyclopédique, 28 juin 1770. Histoire abrégée de l'Europe,
par Jacques BERNARD.
Leyde, 1685, 1687.
[21]
Londres, 1790.
[22]
LACROIX, Histoire
de l'homme au masque, p. 110, 111 et suiv.
[23]
LACROIX, d'après
Loisirs d'un patriote français, p. 38.
[24]
Recueil fidèle de plusieurs manuscrits trouvés â la Bastille, dont un
concerne spécialement l'Homme au masque de fer, in-8° de 32 pages.
[25]
LACROIX, Histoire
de l'homme au masque, p. 112.
[26]
La Bastille dévoilée, VIe livraison. LACROIX, Histoire de l'homme au masque,
p. 128.
[27]
SOULAVIE, Mémoires
du maréchal de Richelieu, t. III, p. 109. LACROIX, loc. cit., p. 89.
[28]
LACROIX, Histoire,
p. 141.
[29]
In-8°, Paris, Delaforest, 1825. L'ouvrage ne se vendit pas sans doute, car en
1838 on réimprima une couverture pour rajeunir le volume.
[30]
Delort dit qu'il en possédait depuis fort longtemps des copies, et dit que les
originaux se trouvent aux Archives du royaume, section historique, K. 129
(lisez 120). Histoire de la détention des philosophes, t. I, p. 334.
[31]
P. LACROIX, Histoire
de l'Homme au masque de fer.
[32]
MICHELET, Histoire
de France, t. XII, p. 435. H. MARTIN, t. XIV, p. 564.
[33]
IUNG, la
Vérité sur le Masque de fer. Paris, Plon, 1872.
[34]
Avant de terminer le long travail de ces deux volumes, je tiens à reconnaître
le concours que m'a donné un de nos jeunes confrères, M. A. Froment, archiviste
paléographe, qui s'est employé aux recherches dont je l'ai chargé avec autant
d'habileté que d'intelligence.