NICOLAS FOUCQUET

HUITIÈME PARTIE

 

CHAPITRE IV. — HISTOIRE DES DESCENDANTS DE FOUCQUET.

1680-1822.

 

 

Nicolas Foucquet était mort le 23 mars 1680. Aux termes de la législation en vigueur, la condamnation à une prison perpétuelle entraînait la mort civile[1], l'incapacité non seulement de tester, peine sans conséquence, vu le défaut de biens, mais encore celle de recevoir par donation ou héritage, à quelque titre que ce fat. Toutefois, la famille n'avait pas cessé de tenir son chef comme vivant. Après son décès, la grand'mère, Marie de Maupeou, n'étant plus obligée de se soumettre à une odieuse clause d'exclusion, n'hésita pas à partager entre ses enfants et petits-enfants le peu de biens qui lui restaient.

Le 23 juin 1680, elle les réunit dans sa maison de Moulins, au Faubourg d'Alier, paroisse d'Izeur, savoir :

Illustrissime et révérendissime seigneur messire Louis Foucquet, évêque et comte d'Agde, abbé de Vézelai, de Sorèze et de Ham ;

Messire Gilles Foucquet, chevalier, cy-devant premier escuyer de la grande escurye du Roy ;

Dame Marie-Magdelaine de Castille, veuve de très-haut et très-puissant seigneur messire Nicolas Foucquet, chevalier, vicomte de Melun et de Vaux, ministre d'Etat, surintendant des finances de France, et procureur général du Roy.

 

Cette dernière comparaissait comme tutrice de messire Charles-Armand Foucquet, prieur de Mauregard, de Louis Foucquet, chevalier non profès de l'ordre de Saint-Jean de Hiérusalem, de demoiselle Marie-Magdelaine Foucquet, ses trois enfants mineurs, de haut et puissant seigneur, messire Louis-Nicolas Foucquet, chevalier, comte de Vaux, son fils aîné, qui d'ailleurs était présent.

La fille du premier mariage de Nicolas, très-haute et très-puissante dame, Marie Foucquet, épouse de Mgr Armand de Béthune, duc de Charost, pair de France, n'avait pas pu venir, et noble homme Pierre Girault, seigneur de Changy, châtelain et juge ordinaire de la ville et châtellenie de Moulins, se présentait avec sa procuration[2].

Seules manquaient à la séance les filles de François Foucquet, religieuses de la Visitation, qu'on n'oublia pas, d'ailleurs.

Deux notaires de Moulins, Decamps et Berruyer, assistaient de leurs conseils la vénérable aïeule Marie de Maupeou, qui avait d'avance rédigé ses dispositions par écrit.

L'exposé en était touchant : À cause de son grand âge qui ne lui permet plus de s'appliquer avec la méme exactitude qu'elle a faict jusqu'ici, elle propose, pour conserver la paix et l'union dans sa famille entre ses enfants, de disposer en leur faveur, pendant sa vie, des biens qui luy restent, pour leur en remettre dès à présent l'administration, et éviter par ce moyen les difficultez et contestations qui surviennent ordinairement lors des partages entre les personnes les plus proches, qui devroient estre les plus unies.

On reconnaît bien à ce style la noble femme qu'on avait toujours vue inébranlable à la fortune et aux malheurs de son fils[3], toujours résignée à soumettre aux plus lourds fardeaux ses épaules courbées par l'âge. Que de souvenirs amers dans cet appel à l'union, et quelle évocation de l'absurde jalousie entre Basile et Nicolas, si fatale à la famille entière !

C'étaient pourtant les biens de Basile qui composaient le plus clair du maigre actif à partager, cent mille livres placées en rentes, la baronnie de Villars, quelques meubles.

Marie de Maupeou donna un tiers des rentes à l'évêque d'Agde, un tiers à Gilles Foucquet, le reste aux enfants de Nicolas. Ces derniers reçurent en outre un tiers de la baronnie de Villars, dont le surplus fut attribué à Louis Foucquet.

Venant à ses biens propres, qui ne sont pas désignés, l'aïeule n'applique pas tout à fait la même règle à leur partage : un tiers fut donné à l'évêque d'Agde, un autre tiers à Mme d'Aumont, femme séparée de biens de Gilles Foucquet, sans doute pour garder un morceau de pain à ce pauvre garçon.

Le dernier tiers revint aux enfants de Nicolas, à partager entre eux, mais avec cette mention significative que la part des enfants du second mariage serait employée au payement des créanciers plus anciens ou privilégiés de leur mère, Marie-Magdelaine de Castille, sauf néanmoins le droit d'aînesse acquis au comte de Vaux. Cela veut dire que la mère s'était endettée dans ses longues luttes contre le Roi et contre les créanciers de son mari ; la grand'mère, soucieuse de l'honneur du nom, voulait qu'avant tout son argent servit à payer ces dettes de famille.

Elle chargea ses enfants donataires de servir 200 livres annuelles à ses filles religieuses, leur vie durant, plus 100 livres à leur mort pour dire des messes.

C'était tout et c'était peu de chose. Si pauvre qu'elle fût relativement, la donataire ne laissa pas de se montrer généreuse. Les filles de la Magdelaine de Paris lui devaient une rente de 100 livres, elle les en quitta. Elle donna 200 livres pendant dix ans aux Sœurs de la Charité de Moulins ; 1.000 livres une fois payées aux Nouvelles-Catholiques de la rue Sainte-Anne à Paris ; un diamant de 1.500 livres au sieur Chomel, en marque d'estime et de reconnaissance ; 5.000 livres enfin à employer en œuvres pies, suivant l'avis de son fils l'évêque, de sa belle-fille et de son fils Gilles.

Tout terminé, une dernière pensée lui revint. Cette femme de quatre-vingt-dix ans passés se rappela les commencements de sa fortune, alors que son mari, François, l'ami de Richelieu, s'occupait des choses de la mer. Elle se réserva la portion qui lui appartient en la compagnie ancienne des Iles d'Amérique, et des deniers qui lui peuvent estre deus par ladite Compagnie, pour en faire la disposition au profit de qui elle advisera bon estre.

La compagnie ancienne des Isles, en liquidation depuis des années, était le Panama de ce temps-là.

 

L'acte de partage fut signé par les parties et resta sous seing privé[4].

Peu de temps après, Marie de Maupeou revint à Paris et se retira dans un de ces petits appartements ménagés dans les dépendances du Val-de-Grâce, où les personnes pieuses et modestes trouvaient un asile peu dispendieux. C'est là qu'elle mourut, pleurée des pauvres, honorée de tous les gens de bien, estimée par les plus implacables ennemis de son fils.

 

Les Foucquet apprirent que le survivant des prisonniers de Pignerol, M. de Lauzun, était autorisé par le Roi à venir prendre les eaux de Bourbon. Il avait poussé tant de plaintes, tant gémi sur le délabrement de sa santé, que la Grande Mademoiselle avait obtenu du Roi qu'on laisserait son ami faire une cure dans la station alors en vogue[5]. Le terrible Gascon y arriva, alerte et vigoureux, se moquant des eaux, se répandant en conversations, malgré les défenses de sa grande amie. Mécontent sans doute de n'avoir pas obtenu à Pignerol tout le succès qu'il espérait, il disait du surintendant pis que pendre, et colportait force contes sur Mme Foucquet : l'évêque d'Autun faisait la cour à la belle veuve, et autres propos du même genre. Propos doublement blâmables, et tenus surtout pour dépister la jalousie de Mademoiselle. Au même moment, en effet, le séducteur renouait ses relations avec ces dames si décriées.

 

A une saison en 1680, en succéda une autre. Lauzun revint en 1681. Bourbon présentait alors le même caractère de vie mondaine qu'on trouve dans les stations balnéaires de nos jours : traitement et coquetterie combinés. Les distractions n'abondaient pas dans cette province. Les dames Foucquet, soit pour prendre les eaux, soit pour faire voir le monde à leurs enfants, se rendaient aux bains. Là comme à Moulins, elles étaient reçues dans la meilleure société. Lauzun les y retrouva, fit son galant, compromit la jeune fille, au moins il le laissa dire, tout en continuant de critiquer la conduite de la mère.

La veuve de Nicolas ne s'occupait pourtant que d'œuvres pieuses. En 1682, Marie-Magdeleine de Castille, femme à M. Foucquet, fondait à Moulins, au faubourg d'Allier, la maison des Sœurs de la Croix pour l'instruction des filles pauvres[6]. La même année, elle s'installait à Paris avec sa fille.

Permissionnaire à Bourbon, Lauzun fut interné dans Amboise, où il retrouva Mme d'Alluyes, l'ex-Fouilloux de 1661. Il continue de geindre et d'étourdir Mademoiselle, qui enfin délia les cordons de sa bourse et racheta le prisonnier. De plus en plus ingrat, le Gascon, revenu à Paris, dédaignait la princesse, qui, par ordre du Roi, ne lui donnait que son cœur, mais le lui donnait mûrement et résolument. Il retrouvait encore Mine Foucquet et surtout sa fille, et continuait à déblatérer contre elles, toujours, disait-il, pour abuser sa bienfaitrice.

Le maréchal de Créqui, ami de Foucquet par les Plessis-Bellière, Pellisson, ami fidèle au malheur, s'entremirent pour réconcilier avec la veuve et l'orpheline ce personnage dangereux. C'était son secret désir. Le voilà rentré dans la maison, s'y présentant en vainqueur, commandant dans la chambre de la jeune fille comme chez lui. Ses intentions sont pures : Que le Roi lui rende son titre, sa place à la Cour, et il épousera Mlle Foucquet.

Le propos est à noter. Ou Lauzun était le plus impudent des hommes, ou son prétendu mariage avec la Grande Mademoiselle n'avait jamais été légalement réalisé. Cependant la mère, femme de bon sens, ne crut pas à ses paroles ; elle mit, non sans difficulté, sa fille en religion, à l'Abbaye-au-Bois. Par malchance, la haute main dans le couvent appartenait à une dame de Lannoy, qui avoit bonne opinion de tout le monde. Lauzun ne quittait plus le couvent[7].

 

Soit que ce Gascon se fût vanté, soit que ces poursuites n'eussent fait qu'enflammer un galant plus jeune, et bientôt mieux apprécié, toujours est-il que le 21 juillet 1683, on célébrait dans la petite chapelle du château de Pomay le mariage de Mile Foucquet avec haut et puissant seigneur Messire Balaguier de Crussol d'Uzès, chevalier, seigneur de Monsalès, Aubayrat, etc.

M. Bertrand de Savaux, docteur en Sorbonne, vicaire général de Mgr l'illustrissime évêque d'Autun, officiait. Dans l'assistance, on voyait, outre les futurs époux, Marie-Magdelaine Foucquet, la mère ; Charles Armand Foucquet, frère de la future, devenu abbé Foucquet ; Gérard de Changy, le châtelain de Moulins, deux notaires, enfin Thibaud, curé de la paroisse de Lusigny[8].

Certes, la situation de Foucquet justifiait à un certain point le caractère modeste de la cérémonie. La chapelle de Pomay n'était pas grande ; mais rien n'explique l'absence de l'oncle, évêque d'Agde, du frère acné, comte de Vaux, des Charost, et surtout l'isolement absolu du futur, Emmanuel de Crussol d'Uzès. Au surplus, tout était en règle. L'évêque de Cahors avait donné un celebret (30 juin 1683) ; mais ce mariage sans père, ni mère, ni parents, ni amis éveille le soupçon. Évidemment le fiancé se mariait contre le gré des siens.

 

L'aventure eut son pendant : Louis Foucquet, dernier fils du surintendant, né à Fontainebleau en 1861, qu'on a vu presque jeté à la rue lors de la disgrâce de son père, qu'on a retrouvé en 1680 chevalier non profès (heureusement) de Jérusalem, était encore à cette époque presque un enfant, tout au plus un jeune homme de vingt ans, sans position, sans moyens d'existence. Il habitait avec sa mère à Pomay, à Moulins, à Bourbon. Mais il avait du sang de Foucquet dans les veines.

Le gouverneur du Bourbonnais, le vieux marquis de Lévis de Charlus, successeur de la Vallière, résidait dans son gouvernement avec sa famille, garçons et filles. Une de ces dernières, Catherine-Agnès, âgée de vingt et un ans, remarqua le chevalier non profès, garçon de peu de bien, mais de beaucoup d'esprit et de savoir[9], et sans doute de quelques qualités de plus. Que Charles-Armand ait été séducteur ou séduit, l'amour, plus tôt satisfait que de raison, lui valut une grande alliance. Le marquis de Lévis, grand-père du duc de Lévis, n'eut d'autre parti que de lui laisser épouser sa fille, de la chasser de chez lui, et de ne vouloir jamais entendre parler d'eux.

Ce récit de Saint-Simon n'a pas besoin de commentaires. La noce fut aussi sommaire que celle de Magdelaine Foucquet. Les jeunes époux, réduits à suivre le sort et les exils de l'évêque d'Agde, se retirent à Villefranche. C'est là que le 21 septembre 1684 naquit un enfant nommé Louis-Charles-Auguste Foucquet.

 

Voilà un fils et une fille du surintendant mariés dans de déplorables conditions. Loin de reprendre des forces par ces alliances, la famille Foucquet en perdait. On ne pouvait compter pour la rétablir sur Charles-Armand, abbé de Beauregard, qui d'ailleurs donnait beaucoup de consolations à sa mère[10].

 

Restait Louis-Nicolas, l'aîné, homme d'un rare courage, ne demandant qu'à servir, toujours le premier à tous les assauts[11]. Zèle inutile, le Roi ne pouvait se résoudre à tenir ses services pour agréables. Après chaque campagne, il se retrouvait en quelque sorte exilé dans le vaste domaine de Vaux, qui, faute de ressources, tombait en délabrement sous ses yeux. Sa mère lui en abandonna la propriété, ainsi que de la vicomté de Melun, de Maincy, etc. (13 février 1684)[12]. Le comte de Vaux prit peu à peu le goût de la retraite[13].

Les années succédaient aux années. Louis-Nicolas avait déjà trente-deux ans, lorsqu'en 1689 (26 août) on le présente à une toute jeune fille, âgée de quatorze ans à peine, fort riche[14].

 

Il était dit que toutes les alliances contractées par les Foucquet en décadence présenteraient un caractère particulier. Cette jeune fille, qui n'avait jamais connu son père, mort en 1676, était élevée par une mère trop vertueuse, Marie-Jeanne Bouvier de la Motte, veuve d'un sieur Guyon, fils de l'entrepreneur du canal de Briare, enrichi par son entreprise et anobli par Richelieu[15]. Cette femme extraordinaire, épouse et mère par devoir, gardait tout son amour pour Dieu. Veuve, elle put se livrer sans contrainte à sa vocation.

C'est alors que son histoire se lie assez intimement à celle de la famille Foucquet. L'aînée des filles du surintendant, Mme de Charost, avait depuis 1661 logé à plusieurs reprises à Montargis, chez le père de Mme Guyon. La duchesse était très pieuse, et la jeune veuve remarqua vite qu'elle pratiquait une méthode particulière d'oraison. Elle essaya de s'approprier cette méthode, et ne parut pas y réussir. On ne la trouvait pas assez avancée[16]. En juillet 1681, elle quitta Montargis, sa patrie, pour aller chercher des inspirations mystiques dans les montagnes du Jura et les vallées de la Savoie et pour y retrouver le seul directeur qui sût la comprendre, le Barnabite La Combe.

Après quelque temps, le directeur et l'inspirée quittaient le diocèse de Genève, venaient à Turin, de Turin à Grenoble, priant et vivant ensemble, objet d'édification pour les uns, de scandale pour les autres, d'étonnement pour tous.

Cependant, ne pouvant rester à Grenoble, Mme Guyon revient à Dijon, puis à Paris.

La duchesse de Beauvilliers, fille de Colbert, avait connu Mme Guyon à Montargis, où ses filles étaient élevées aux Bénédictines. Elle la mit en relation avec ses sœurs, les duchesses de Chevreuse et de Mortemart. Ces dames étaient en communauté de pratiques religieuses avec la duchesse de Charost. On créa une petite église, où l'on s'adonna particulièrement à la spiritualité, à la méthode d'oraison, au pur amour.

Cette dernière, comme on l'a vu, n'était pas nouvelle. Notamment, elle paraissait déjà, au moins à l'état de discussion, dans ce livre des Conseils de la sagesse, qu'on croyait l'œuvre de Foucquet prisonnier, et dont un petit extrait avait été publié en 1684 sous ce titre de Méthode de converser avec Dieu.

Sur ces entrefaites, un sieur de la Maisonfort amena à Paris sa fille, chanoinesse de Poussay, personne d'esprit et de mérite, qui plut à Mme de Maintenon et devint une des supérieures de la maison de Saint-Cyr. Comme la Maison-fort était parent de Mme Guyon, un commercé de visites fut commencé et se développa. Excellente recrue pour Mme Guyon. Tout justement, la duchesse de Charost emmenait fréquemment son amie dans sa maison de campagne, à Beynes, au-delà de Saint-Cyr, où l'on entrait en allant et en revenant. Là, on voyait Mme de Maintenon, la grande puissance du jour.

Mme Guyon était une charmeuse. La Combe, au contraire, parlait rudement, choquait les gens par ses airs de sectaire et de novateur.

Tout à coup, l'archevêque de Paris, Chanvalon, le fit, par ordre du Roi, arrêter et mettre à la Bastille. En même temps, on enferma Mme Guyon chez les religieuses de Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine. Mais tandis que le Barnabite s'entêtait 'n soutenir sa doctrine, la dame faisait toutes les soumissions demandées. Sa parente, Mme de la Maisonfort, la réclama, soutenant que derrière ces querelles de théologie, se cachait un secret dessein de faire épouser la fille de Mme Guyon par un neveu de l'archevêque. Les trois duchesses demandaient leur amie, leur mère, leur prophétesse. Elles obtinrent enfin pour elle la permission de se retirer chez Mme de Miramion, qui avait précisément fondé une maison de refuge près l'hôtel de Nesmond. Bientôt même, toute surveillance étant levée, on recommença à faire de nouveaux prosélytes. La duchesse de Charost amena l'abbé de Fénelon dans la maison de Beynes. Pendant le retour à Paris, Mme Guyon expliqua sa doctrine, d'autres disaient ses illusions[17].

Au mois d'août 1688, les partisans du pur amour et du quiétisme se virent à l'apogée de leur fortune. Le Roi donna aux princes M. de Beauvilliers pour gouverneur et M. de Fénelon pour précepteur. Événement moins en vue, mais qui fut remarqué, M. de Vaux, le fils aîné de Foucquet, épousa Mlle Guyon, fille très riche qui n'a qu'un frère[18]. Le mariage eut lieu chez Mme de Miramion (26 août 1689).

La mariée avait alors quatorze ans à peine. Je fus obligée à cause de son extrême jeunesse, dit Mme Guyon, d'aller rester quelque temps avec elle. J'y restai deux ans et demi[19]. (Août 1689, février 1692.)

La nouvelle mariée était aimable et jolie, mais bien jeune. M. de Vaux, au contraire, à trente-deux ans, portait plus vieux que son âge. Le premier aux périls, le dernier aux récompenses, rebuté, découragé, il se repliait sur lui-même. La belle-mère aurait pu être utile au nouveau ménage, d'autant qu'elle ne devait pas être de commerce désagréable. Ses quarante ans la laissaient très belle à voir. Elle avait dans le visage je ne sais quoi de doux et de majestueux[20] ; ses manières étaient gracieuses et insinuantes, avec une conversation pleine d'esprit et de douceur. C'était, en son genre pieux et dévot, une séductrice.

 

Que les temps étaient changés ! En 1660, on donnait tout à l'amour et aux intrigues. À cette heure, on ne parlait que d'amour divin, et avec d'étranges colères. Oui n'aimait pas Dieu selon certaines formules devenait l'objet de haines.

Au boat de deux ans, Mme Guyon quitta sa fille, prit une petite maison, éloignée du monde, pour y suivre le penchant qu'elle avait à la retraite.[21]. Retraite mal cachée, d'où la dame sortait souvent pour se rendre à Saint-Cyr. Ses doctrines soulevèrent de nouveau les critiques des évêques. Nicole, Bossuet intervinrent[22]. Mme de Maintenon l'abandonna. On sait l'histoire. Bref, en décembre 1695, un exempt, nommé Desgrès, entra par ruse dans la maison des adeptes, y arrêta Mme Guyon, saisit ses papiers. Elle ne voulut pas reconnaitre des opéras, des pièces de Molière et quelques romans comme Jean de Paris, Richard sans peur, qu'elle déclara appartenir aux laquais de son fils, lieutenant aux gardes. Il n'y eut que Griselidis et Don Quichotte qu'elle avoua être à elle[23].

Ces méchantes chicanes d'un homme de police rappelaient les mauvais jours de 1661. Mine Guyon, qui pouvait s'être compromise par légèreté, avait de bonnes mœurs. Mais on était alors plus scrupuleux sur les questions religieuses qu'au temps de Foucquet sur les questions financières. La veuve, qui touchait à ses cinquante ans, reprit successivement les tristes logements du beau-père de sa fille, au donjon de Vincennes, à la Bastille où elle resta de juin 1698 à mars 1703[24]. Elle n'en sortit que pour être reléguée d'abord en Touraine, puis à Blois, où elle vécut et mourut en vénération à son petit troupeau[25].

 

L'avenir semblait plus que jamais fermé à la descendance du surintendant. En 1694, Gilles Foucquet, brave garçon, ayant noblement supporté sa disgrâce, mourait sans enfants. En 1702, ce fut le tour de l'évêque d'Agde, rentré depuis dix ans dans son diocèse, qui soutenait son neveu, Louis-Armand, sa femme et ses deux enfants[26]. Cette petite famille peu fortunée retomba à la charge de la veuve de Nicolas.

 

Cette noble femme, qui devait pendant près d'un demi-siècle expier sa prospérité de quelques années, avait quitté sa maison de la rue du Parc-Royal, et vivait alors retirée dans un appartement dépendant du Val-de-Grâce. Les soucis de famille ne lui faisaient pas oublier les pauvres, ni l'amour des pauvres négliger ce qu'elle devait à ses parents. Elle gérait avec application les débris de fortune laissés entre ses mains, Belle-Isle notamment[27].

Très énergique, elle n'abandonnait pas plus l'espoir d'une réhabilitation de son mari que la réclamation de ses droits.

On se rappelle son ardeur, de 1662 à 1664, à imprimer les défenses rédigées par le surintendant. Elle avait fait appel aux presses des Elzévirs[28]. Mais les Elzévirs travaillaient lentement ; ils livrèrent leurs volumes de 1665 à 1667, alors que l'attention publique était depuis longtemps tournée vers d'autres objets. Les exemplaires restèrent sous cordes, ni offerts, ni demandés. En 1696, on réimprima quelques volumes, et l'on tira pour tous un titre nouveau, titre bien caractéristique : Les défenses de M. Foucquet, ministre d'État, contenant son accusation, son procéz et ses défenses, contre Louis XIV, roy de France.

Sommes-nous en présence d'une spéculation de libraire ? Cela se peut, car le privilège annoncé ne parait nulle part. Aurait-on osé tenter l'entreprise en usurpant le nom de la veuve de Cramoisy, faire les frais de réimpression de plusieurs volumes sans s'être assuré du consentement de l'éditeur et du concours de la famille ? En tout cas, on trouva un obstacle à cette publication qui fut arrêtée, ou resta clandestine. Le temps n'était pas encore venu où l'on pourrait évoquer l'ombre de Foucquet et se présenter comme l'adversaire de Louis XIV, roi de France.

Mme Foucquet, chargée d'enfants et de petits-enfants, était tenue à beaucoup de circonspection. En 1704, le Roi avait, en conseil, décidé la reprise du domaine de Belle-Isle, par voie d'échange[29]. La veuve profita de cette ouverture pour réclamer ce qu'elle appelait justement son dû, le prix des fortifications, armements, munitions confisqués en 1661. Louis, parait-il, reconnut le bienfondé de sa demande et ordonna le payement d'une indemnité de 400.000 livres.

Mais, hélas ! on était revenu aux pratiques financières contemporaines du temps de la Fronde, et, entre l'ordonnancement et le payement, les créanciers de l'État mouraient.

Cependant tout arrive.

 

Le lecteur qui a eu la patience de lire le récit des origines et du développement de la famille Foucquet, de la grandeur et de la chute du surintendant, va maintenant assister à l'un des plus étonnants retours de fortune dont l'histoire fasse mention.

Le 22 septembre 1684, à Villefranche, où Armand Foucquet et sa femme avaient dû demander un asile et le pain quotidien à leur oncle Louis Foucquet, exilé lui-même, un enfant, un garçon, Charles-Louis-Auguste, était issu de ce mariage d'amour, si mal vu des grands-parents. Né dans la pauvreté, élevé par un père intelligent, mais que la disgrâce du sort rendait morose, l'enfant apprit de bonne heure à ne compter que sur lui-même. Heureusement doué, il profita d'une éducation solide, qu'aucune distraction ne troublait. Tout jeune, il entra au service, combattit comme capitaine en Italie, montrant beaucoup de zèle et d'amour pour son métier, l'étudiant avec passion, dans son détail et dans son ensemble.

Zèle et capacité ne paraissaient pas devoir mieux lui servir qu'à son père ni qu'à son oncle. Le Roi, s'il ne ressentait plus de haine, éprouvait encore une rancune d'entêtement contre tout ce qui portait le nom de Foucquet. Charles-Louis ne put obtenir de régiment, ni de cavalerie ni d'infanterie. Par tolérance, on lui permit d'acquérir en 1705 la commission de mestre de camp d'un régiment de dragons, corps militaire encore non classé. Obstiné et résigné à la fois, il entra dans le chemin qu'on ne lui fermait pas.

Son mérite n'eût peut-être pas réussi à forcer la mauvaise fortune, sans un appui tout-puissant qui lui vint du côté où il devait le moins en attendre.

Son grand-père, Charles de Lévis, homme rigide, n'avait jamais voulu revoir sa fille ni voir son petit-fils. Son oncle, qui, par obéissance, n'osait pas montrer plus de bienveillance à ces expulsés de la famille, se maria. Grande et riche alliance, cette fois. L'épousée était Mlle de Chevreuse, la petite-fille de Colbert.

C'est cependant cette petite-fille de l'implacable adversaire de Nicolas Foucquet qui devait ramener la fortune dans la famille appauvrie du surintendant.

La mère du jeune Charles, si elle avait eu le tort d'aimer sans la permission paternelle, n'en était pas moins bonne femme et bonne mère. Son mari, qui s'étoit offert à tout et dont on ne vouloit pour rien, était devenu presque sauvage, partant, de nul secours pour ses enfants. Mme Foucquet, décidée à sortir de sa retraite du Val-de-Grâce, se fit humble et aimable devant sa jeune et puissante belle-sœur, conquit sa bienveillance. Aux premiers sentiments de compassion succéda bientôt chez l'oncle et la tante une vive affection, surtout pour ce neveu qui se présentait si bien, et qui se couvrit de gloire au siège de Lille, en 1708. Il y reprit à l'ennemi deux mortiers qu'on croyait irrémédiablement perdus[30]. Le maréchal de Boufflers ne tarissait pas d'éloges sur le compte de ce brillant officier.

Le Roi ne put faire autrement que le nommer brigadier (12 novembre 1708). Mais Mme de Lévis n'était pas femme à s'arrêter en chemin. Apprenant que la charge de mestre dé camp général des dragons était à vendre, elle se rend chez Mme de Maintenon, qui n'avait point oublié que Nicolas Foucquet donnait une pension de 1.200 livres à Mme Scarron[31]. Elle plaide la cause de son neveu, demande à le présenter. Mme de Maintenon, par égard pour le Roi, ne veut pas recevoir le jeune héros, mais consent à ce qu'il se trouve sur son passage. Elle le regarda sans mot dire, mais elle en parla au Roi. Quand le ministre Chamillart, fils de ce procureur général près la Chambre de justice qui avait requis la peine de mort contre Nicolas Foucquet, présenta sa liste de candidats à la mestrise de camp générale, Louis demanda pourquoi le nom de M. de Belle-Isle n'y figurait pas. Surprise de Chamillart, qui objecte le défaut de fortune du jeune homme. Informez-vous bien, dit le Roi. La cause était à demi gagnée.

Belle-Isle n'avait pas de fortune, mais il s'était fait des amis et des amies. M. de Pléneuf, premier commis du ministre, lui prêta 50.000 écus, moitié du prix de la charge. Le reste fut trouvé (juillet 1709).

Le premier commis n'était pas seul à apprécier le jeune officier. Le petit-fils du surintendant avait su plaire à Mme de Pléneuf, femme de petite origine, paraît-il, mais de beaucoup d'esprit, et très belle.

A partir de ce moment, tout réussit à Belle-Isle.

 

Le 20 mai 1711, il épousa Henriette-Françoise de Durfort-Civrac. La plus grosse part de sa dot, qui lui fut constituée par sa grand'mère, consistait dans 400.000 livres d'indemnité à réclamer pour les fortifications de Belle-Isle[32].

Malgré cet avoir hypothétique, la fortune revenait aux Foucquet. La tante de Belle-Isle, une Crussol-Montsalès, était apparentée aux d'Harcourt, et par eux à la famille régnante de Pologne. Son oncle, le Père Foucquet, était nommé assistant du général de l'Oratoire (1711-1717). Enfin, l'aîné de cette famille déchue et renaissante trouva sa plus grande force, son plus sar point d'appui dans son frère, le chevalier de Belle-Isle, de dix ans plus jeune que lui.

Il faut ici laisser la parole à Saint-Simon :

Jamais le concours ensemble de tant d'ambition, d'esprit, d'art, de souplesse, de moyens de s'instruire, d'application, de travail, d'industrie, d'expédients, d'insinuation, de suite, de projets, d'indomptable courage d'esprit et de cœur, ne s'est si complètement rencontré que dans ces deux frères, avec une union de sentiments et de volontés, c'est trop peu dire, une identité entre eux inébranlable : voilà ce qu'ils eurent de commun. L'aîné, de la douceur, de la figure, toutes sortes de langages, de la grâce à tout, un entregent, une facilité, une liberté à se retourner, un air naturel à tout, de la gaieté, de la légèreté, aimable avec les dames et en bagatelles, prenant l'unisson avec hommes et femmes, et le découvrant d'abord. Le cadet, plus froid, plus sec, plus sérieux, beaucoup moins agréable, se permettant plus, se contraignant moins, et paraissant m'oins aussi, peut-étre plus d'esprit et de vue, mais' moins juste, peut-étre encore plus capable d'affaires et de détails domestiques, qu'il prit plus particulièrement, tandis que l'aîné se jeta plus au dehors : haineux en dessous et implacable, l'aîné glissant aisément et pardonnant par tempérament ; tous deux solides en tout, marchant d'un pas égal à la grandeur, au commandement, à la pleine domination, aux richesses, à surmonter tout obstacle, en un mot, à régner sur le plus de créatures qu'ils s'appliquèrent sans relâche à se dévouer, et à dominer despotiquement sur gens, choses et pays que leurs emplois leur soumirent, et à gouverner généraux, seigneurs, magistrats, ministres dont ils pouvoient avoir besoin, toutes parties en quoi ils réussirent et excellèrent jusqu'à arriver à leurs fins par les puissances qui les craignoient et qui même les haïssoient[33].

 

Par la mort de son père, le jeune Belle-Isle devenait chef de famille. On avait fini par vendre le domaine de Vaux au maréchal de Villars (29 août 1701), qui lui imposa son nom.

Quelque lien s'établit sans doute entre acheteur et vendeur, car Villars emmena Belle-Isle aux conférences de Rastadt. Le jeune attaché, on disait alors assistant, écrivait à sa femme le 7 mars 1714 pour lui donner des nouvelles du traité, la chargeant de remettre une lettre à Mme de Maintenon. C'était un homme prudent et habile, participant toutefois aux défauts communs à toute l'humanité. Je sçais, dit-il à la comtesse, que vous n'avez que les agréments de votre sexe, et que vous ne rendrez ma lettre publique que lorsque vous ne serez sûre de ne plus commettre d'indiscrétion[34]. Or, de l'aveu de tous les contemporains, la comtesse était une femme bizarre, à moitié folle.

Le gouvernement de Huningue fut la récompense un peu jalousée[35] du collaborateur de Villars, qui revint à la Cour, où le Roi l'accueillit favorablement. Les premiers services que le comte rendit à ce monarque, dit un biographe, firent oublier les fautes de son ayeul, et on perdit de vue le surintendant dès qu'on vit son petit-fils se rendre utile, et quelquefois nécessaires[36].

Cette palinodie d'un panégyriste est indigne non seulement de Belle-Isle, mais de Louis XIV. Le vieux et grand monarque, malgré de fréquents retours d'amour-propre, entrevoyait, à la lueur des clartés d'un monde éternel où il allait entrer, les fautes et les injustices commises dans cet autre monde périssable dont la possession lui échappait. En 1715, presque à la veille de sa mort, il donna au petit-fils de sa victime 400.000 livres à prendre sur les États de Bretagne, qui les devaient au seigneur de Belle-Isle[37]. Comme Mazarin, il restituait aux dépens d'autrui ; mais il ne vécut pas assez longtemps pour assurer l'exécution de sa volonté. Le comte assista presque à ses derniers moments[38].

Nous n'avons pas à écrire la vie de Belle-Isle, mais seulement à relever les faits caractéristiques de cette dernière période de l'histoire de Foucquet.

 

Le Régent reprit les pourparlers au sujet de Belle-Isle. Le marquis demandait en échange le comté de Gisors, Auvillars, la Regade d'Ariès, les leudes de Carcassonne, en vue de n'y pas perdre. Les bureaux résistaient. Enfin, en 1718, grâce à un coup de main donné par Saint-Simon, l'affaire fut conclue au pied levé. Je pense, monsieur, dit au Régent M. le duc de Bourbon, que vous avez dessein d'aller à l'Opéra, moi aussi. Finissons donc comme il est convenu. Et on en finit[39].

Des commissaires furent chargés de procéder à l'estimation des biens échangés (17 août 1718), et, après arrêt du Conseil d'État en date du 27 septembre suivant, un contrat d'échange fut passé chez le garde des sceaux, le 8 octobre de la même année[40].

Mais il était dit que ce domaine de Belle-Isle devait être, jusqu'à la fin, fatal aux Foucquet. La Chambre des comptes souleva des difficultés, demanda de nouvelles vérifications. La procédure fut traînée en longueur. Le Régent mourut, et une autre influence féminine s'exerça, mais cette fois soufflant la ruine sur les Belle-Isle.

Saint-Simon a si bien vu cette curieuse aventure qu'il faut encore la lui laisser raconter[41] :

Plénœuf étoit Berthelot, c'est-à-dire de ces gens du plus bas peuple qui s'enrichissent en le devorant, et qui des plus abjectes commissions des fermes, arrivent peu à peu, à force de travail et de talents, aux premiers étages des maltotiers et des financiers, par la suite. Tous ces Berthelot, en s'aidant les uns les autres, étoient tous parvenus, les uns moins, les autres plus ; celui-ci s'étoit gorgé par bien des metiers ; et enfin dans les entreprises des vivres pour les armées. Ce fut cette connoissance qui le fit prendre à Voysin, devenu secrétaire d'État de la guerre, pour un de ses principaux commis. Il avoit épousé une femme de même espèce que lui, grande, faite au tour, avec un visage extrêmement agréable, de l'esprit, de la grâce, de la politesse, du savoir-vivre, de l'entregent et de l'intrigue, et qui auroit été faite exprès pour fendre la nue à l'Opéra et y faire admirer la déesse. Le mari étoit un magot, plein d'esprit, qui vouloit en avoir la meilleure part, mais qui du reste n'étoit pas incommode, et dont les gains immenses fournissoient aisément à la délicatesse et à l'abondance de la table, à toutes les fantaisies de parure d'une belle femme, et à la splendeur d'une maison de riche financier. La maison étoit fréquentée ; tout y attiroit ; la femme adroite y souffroit par complaisance les malotrus amis de son mari qui, de son côté, recevoit bien aussi des gens d'une autre sorte qui n'y venoient pas pour lui. La femme étoit impérieuse, vouloit des compagnies qui lui fissent honneur ; elle ne souffroit guère de mélange dans ce qui venoit pour elle. Éprise d'elle-même au dernier point, elle vouloit que les autres le fussent ; mais il falloit en obtenir la permission. Parmi ceux-là elle savoit choisir ; elle avoit si bien su établir son empire, que le bonheur complet ne sortoit jamais à l'extérieur des bornes du respect et de la bienséance, et que pas un de la troupe choisie n'osoit montrer de la jalousie, ni du chagrin. Chacun espéroit son tour dans un parfait silence, sans la moindre altération entre eux. Il est étonnant combien cette conduite lui acquit d'amis considérables, qui lui sont toujours demeurés attachés, sans qu'il fût question de rien plus que d'amitié, et qu'elle a trouvés, au besoin, les plus ardents à la servir dans ses affaires. Elle fut donc dans le meilleur et le plus grand monde, autant qu'alors une femme de Plénceuf y pouvoit être, et s'y est toujours conservée depuis parmi tous les changements qui lui sont arrivés.

Les plus anciens tenants et les plus favorisés étoient Le Blanc et Belle-Isle. C'étoit d'où étoit venue leur union. Tous deux étoient nés pour la fortune ; tous deux en avoient les talents ; tous deux se crurent utiles l'un à l'autre ; cela forma entre eux la plus parfaite intimité, dont Mme de Plénœuf fut toujours le centre. Le Blanc voyoit dans son ami tout ce qui pouvoit le porter au grand, et Belle-Isle sentoit dans la place qu'occupoit Le Blanc de quoi "y conduire, tellement que l'un pour s'étayer, l'autre pour se pousser, marchèrent toujours dans le plus grand concert sous la direction de la divinité qu'ils adoroient sans jalousie.

Entre plusieurs enfants, elle eut une fille, belle, bien faite, plus charmante encore par ces je ne sais quoi qui enlèvent, et de beaucoup d'esprit, extrêmement orné et cultivé par les meilleures lectures, avec de la mémoire et le jugement de n'en rien montrer. Elle avoit fait la passion et l'occupation de sa mère à la bien élever. Mais devenue grande, elle plut, et à mesure qu'elle plut elle déplut à sa mère. Elle ne put souffrir de vœux chez elle qui pussent s'adresser à d'autres ; les avantages de la jeunesse l'irritèrent. Sa fille, à qui elle ne put s'empêcher de le faire sentir, souffrit sa dépendance, essuya ses humeurs, supporta les contraintes ; mais le dépit s'y mit. Il lui échappa des plaisanteries sur •la jalousie de sa mère qui lui revinrent. Elle en sentit le ridicule, elle s'emporta ; la fille se rébecqua, et Plénœuf, plus sage qu'elles, craignit un éclat qui nuiroit à l'établissement de sa fille, leur imposa en sorte qu'il en étouffa, les suites, qui n'en devinrent que plus aigres dans l'intérieur domestique, et qui pressèrent Plénœuf de l'établir.

 

Belle-Isle, favori de la mère, sera haï de la fille, et l'édifice, frêle encore, de sa fortune, va être compromis au milieu de ces passions féminines.

Entre plusieurs partis qui se présentèrent, le marquis de Prie fut préféré. Il n'avoit presque rien, il avoit de l'esprit et du savoir ; il étoit dans le service, mais la paix l'arrêtoit tout court. L'ambition de cheminer le tourna vers les ambassades, mais point de bien pour le soutenir ; il le trouvoit chez Plénceuf. L'affaire fut bientôt conclue ; Mme de Prie fut présentée au feu Roi par la duchesse de Ventadour ; sa beauté fit du bruit ; son esprit, qu'elle sut ménager, et son air de modestie la relevèrent. Presque incontinent après, de Prie fut nommé à l'ambassade de Turin, et tous deux ne tardèrent pas à s'y rendre. On y fut content du mari, la femme y réussit fort, mais leur séjour n'y fut pas fort long. La mort du Roi et l'effroi des financiers pressèrent leur retour ; l'ambassade ne mulon que sur la bourse du beau-père. Mme de Prie avoit donc vu le grand monde françois et étranger, elle en avoit pris le ton et les manières en ambassadrice et en femme de qualité distinguée et connue ; elle avoit été applaudie partout. Elle ne dépendoit plus de sa mère ; elle la méprisa, et prit des airs avec elle qui lui firent sentir toute la différence de hi fleur d'une jeune beauté d'avec la maturité des anciens charmes d'une mère, et toute la distance qui se trouvoit entre la marquise de Prie et Mme de Plénceuf. On peut juger de la rage que la mère en conçut : la guerre fut déclarée, les soupirants prirent parti, l'éclat n'eut plus de mesure ; la déroute et la fuite de Plénceuf suivirent de près. La misère, vraie ou apparente, et les affaires les plus fàcheuses accablèrent Mme de Plénceuf. Sa fille rit de son désastre, et combla son désespoir.

Mme de Prie devint maîtresse publique de M. le Duc, et son mari ébloui des succès prodigieux que M. de Soubise avoit eus, prit le parti de l'imiter, mais M. le Duc n'étoit pas Louis XIV, et ne menoit pas cette affaire sous l'apparent secret et sous la couverture de toutes les bienséances les plus précautionnées. Mme de Prie, parvenue à dominer M. le Duc entièrement, fit par lui la paix de son père, et le fit revenir. Elle l'aimoit assez, et il la ménageoit dans la situation brillante où il la trouvoit ; car ces gens-là, et malheureusement bien d'autres, comptent l'utile pour tout, et l'honneur pour rien. Lui et sa fille avoient grand intérêt à sauver tant de biens. Mais la fille, non contente de se venger de la sorte des jalousies et des hauteurs de sa mère, qui ne put ployer devant l'amour de M. le Duc, se mit à prendre en aversion les adorateurs de sa mère, et la crainte qu'elle leur donna en fit déserter plusieurs.

 

Toujours est-il qu'en 1723 les deux frères furent décrétés d'ajournement, mis à la Bastille. C'est alors qu'on évoque les anciens souvenirs. Le comte a voulu imiter son grand-père et s'enrichir aux dépens du Roi' s[42]. Comme son grand-père, il se ruinait en bâtiments, témoin cet hôtel qu'il faisait construire entre le quai d'Orsay et la rue de Lille. Cette fois on n'imagina pas de complot de lèse-majesté, mais l'assassinat d'un obscur complice[43]. Les deux frères, emprisonnés à la Bastille, comparurent devant une Chambre de justice siégeant à l'Arsenal, où on les conduisit en chaise, à travers le jardin, par le même chemin d'angoisse où jadis avait passé leur grand-père[44] (7 avril 1724). Pas plus que Nicolas Foucquet, ils ne perdirent leur sang-froid. Leur défense fut si complète qu'on dut les mettre hors de cour, mais en les condamnant à rapporter 600.000 livres à titre d'indemnité civile.

Détail curieux, on avait saisi leurs papiers qu'on eut soin de mettre sous scellés. À leur libération, on les leur rendit en ayant soin de leur faire reconnaître que les cachets n'avaient pas été rompus[45]. Le souvenir des anciennes fraudes commises en 1661 tenait tout le monde en respect.

En somme, l'accusation n'était pas soutenable. On n'en infligea pas moins aux deux frères une sorte d'internement à l'intérieur. En mai 1725, ils reçurent l'ordre de se retirer à Carcassonne[46].

 

Ils n'allèrent pas si loin du premier coup. Militaires expérimentés, habitués à défendre le terrain pied à pied, ils s'arrêtèrent à Nevers, où ils ne connaissaient personne. Ils se mirent dans un cabaret, ayant fort peu d'argent. Ils avoient père et mère, lesquels n'étoient pas riches. C'est un peu la réédition des affaires de 1661, où l'on avait vu un surintendant arrêté pour détournement de millions et qui n'avait pas un sou vaillant chez lui.

Marquer des attentions et de l'amitié à des exilés n'est pas une pratique en usage, surtout à la Cour ; aussi beaucoup de gens de la connaissance de MM. de Belle-Isle, et qui dans un autre temps se seroient peut-être dits de leurs amis, ayant à passer par la grande route de Lyon, évitèrent de les voir, soit en passant par Nevers, soit en prenant une autre route. Ils furent étonnés de voir arriver dans leur auberge le capitaine des gardes de M. de Nevers (car il a le gouvernement de Nivernais) avec une lettre de M. de Nevers, rempli d'estime, de politesses et même d'amitié, et un ordre précis de les mener au château de Nevers où il avoit fait meubler magnifiquement sept ou huit appartements (le vieux Conciles qui vit encore étoit avec eux ; il étoit compris dans leurs affaires, on ne sait trop pourquoi). lis reçurent de la part des officiers de M. de Nevers toutes sortes de bons traitements dans ce château ; ils y restèrent quatorze mois. M. de Belle-Isle connoissoit fort peu M. de Nevers, mais il n'a jamais oublié ce procédé et s'est fait un plaisir de lui donner des marques de sa reconnoissance par les soins qu'il a eus de M. deNivernois à l'armée et dans toutes occasions[47].

 

Les deux fils persécutés de Nicolas Foucquet trouvant un asile généreux et spontané chez le petit-fils adoptif de Mazarin, quelle surprise ! Nous en aurons de plus grandes !

 

On chicana cet asile aux deux frères qui durent se retirer dans ces leudes de Carcassonne qui, valant peu de chose, ne leur étaient pas contestées. Ils s'y trouvèrent comme au temps de leur jeunesse, dans la solitude de Villefranche ou d'Agde, et donnèrent à l'étude ces loisirs forcés. À l'étude et à la défense de leurs droits. En 1726 parut un mémoire sur l'échange du marquisat de Belle-Isle, qui, par la force du raisonnement et l'énergie respectueuse de l'expression, rappelle ceux de Nicolas Foucquet.

Nous n'en citerons qu'un passage :

Je sçais que le Roy peut tout ce qu'il veut ; mais je sçais aussi que la règle de sa volonté est celle de l'équité.

Plus même ce pouvoir est absolu dans nos Rois, plus aussi par la raison de la sublimité de leur rang, et de la force qu'ils ont en main, consentent-ils que ce qui fait Loy pour leurs sujets, la fasse encore plus sévèrement à l'égard de leurs propres intérêts qui sont en compromis.

Or si les Rois veulent que l'on tienne l'égalité de la balance, entre eux et leurs sujets, ce doit être surtout dans des échanges libres, qu'ils ont eux-mêmes souhaités[48].

 

La mort de M. le Duc enleva toute leur puissance aux ennemis des deux frères, qu'on rappela bientôt à la Cour. Non seulement l'échange de Belle-Isle fut terminé à leur satisfaction, mais on proposa le comte pour le cordon bleu, quoiqu'il ne fût ni ancien officier, ni grand seigneur. Peut-être veut-on par-là justifier la mémoire de son grand-père, qui fut la victime de la colère de Louis XIV'[49]. — Il y a soixante-dix ans que son grand-père pensa périr pour le même Belle-Isle[50]. Autrefois les accusés ne se tiroient pas si tôt d'affaire. Et le chroniqueur ajoute : C'est qu'on lui a donné le Parlement pour juge, et non des commissaires[51].

 

Ces mots résument toute l'histoire des Foucquet, depuis le jugement de Chalais jusqu'à celui des fils de Nicolas. Ils sont la glorification de la magistrature régulière, inamovible, indépendante, la condamnation des tribunaux arbitraires, tristes instruments de la puissance abusive des princes et des gouvernements, quels qu'ils soient.

A partir de ce moment, l'astre des Foucquet resplendit de tout son éclat.

Le comte est promu lieutenant général des armées (27 décembre 1731) ; gouverneur de Metz (mars 1733) ; chevalier des ordres du Roi (13 juin 1734) ; ambassadeur plénipotentiaire à la diète de Francfort (en février 1741) ; maréchal de France (11 février 1741). L'Empereur demande au Roi la permission de le nommer prince de l'Empire (février 1742). La même année, en deux mois, Belle-Isle est fait duc de Gisors (mars 1742) et chevalier de la Toison d'or (5 avril 1742). En mai 1748, il est créé pair de France, et reçu en cette qualité au Parlement (24 avril 1749)[52].

Nous ne raconterons pas la longue suite des services qui mérita à leur auteur tant de distinctions. Il nous suffit de dire qu'il porta la fortune avec modération. Ayant à fournir ses preuves pour entrer dans l'Ordre, il ne chercha pas à en faire accroire sur sa généalogie. Les titres qu'il produisit sont ceux-là mêmes que Nicolas Foucquet avait réunis[53].

On lui offrit ce collier si ardemment désiré par son aïeul, et dont ses oncles n'avaient jamais porté que le rapé.

La réception du maréchal de Belle-Isle au Parlement, le 24 avril 1749, fut particulièrement intéressante. Le premier président était un Maupeou. Après un éloge plein de tact, ce descendant collatéral de la noble et sainte Marie de Maupeou, arrière grand'mère de Belle-Isle, ajouta : Combien ne dois-je pas être flatté d'avoir à contribuer moi-même à l'illustration d'un nom auquel je m'intéresse, avec tous les sentiments que l'estime la plus parfaite, l'amitié la plus tendre et les liens même du sang sont capables d'inspirer ![54]

C'était la première fois depuis quatre-vingt-dix ans peut-être que l'on évoquait dans un discours officiel non pas encore le nom, mais le souvenir de Nicolas Foucquet et des siens, qu'on s'honorait d'une alliance avec la famille du surintendant disgracié.

Mais qu'est-ce que ce discours à côté de ce qu'on va voir ?

Belle-Isle, d'un second mariage avec Marie-Casimire-Thérèse-Geneviève-Emmanuelle, fille du comte de Béthune-Selles[55] (15 octobre 1729), avait eu un fils (27 mars 1732) appelé Louis-Marie, qui, par ses belles qualités, paraissait appelé à succéder à son père et à en continuer les œuvres.

Le 23 mai 1753, ce fils épousa Hélène-Julie-Rosalie Mazarini Mancini, fille ainée du duc de Nivernais, et petite-fille du duc de Nevers[56], héritier de Mazarin. Le mariage fut célébré dans l'hôtel de Mortemart par un parent, Bernardin Foucquet, archevêque d'Embrun. M. de Luynes y assista. La dépense à la charge de Belle-Isle fut estimée 100.000 livres, et n'offusqua personne[57].

On ne s'étonna pas plus de voir la fortune du cardinal Mazarin faire retour à un Foucquet. Les contemporains ne pensent qu'à eux et jettent volontiers un voile sur le passé gênant. Il faut qu'un long espace de temps s'écoule pour que certains rapprochements se présentent à l'esprit.

Le 25 mai 1588, on mariait à Dampierre Mlle de Chevreuse avec le vidame d'Amiens, fils unique de M. de Chaulnes[58]. M. le maréchal de Belle-Isle, dit M. de Luynes, le grand-père de l'épousée, est venu exprès de Versailles pour le mariage. Il a dîné ici et est retourné le soir même à Versailles. Grande marque d'amitié, au milieu de toutes ses affaires !

Si les morts sont plus attentifs que les vivants à ces vicissitudes du monde, quel spectacle pour la duchesse de Chevreuse, bisaïeule de l'épousée, que de voir ses héritiers tenir à si grand honneur la présence d'un Foucquet à Dampierre !

 

Combien d'autres descendants des contemporains de Nicolas Foucquet suggèrent par leur conduite, leurs amitiés, leurs alliances, les mêmes réflexions sur le peu de durée des sentiments humains, haine ou amour !

A cette même époque, un Lamoignon, petit-fils du président qui avait refusé de s'associer aux faussetés de Berryer, épousa l'arrière-petite-fille du faussaire lui-même[59]. Le père de la 'mariée, après avoir été lieutenant de police, devint garde des sceaux. Nul n'en connaissait ni n'en recherchait l'origine. Quelque investigateur obscur croyait savoir que le grand-père avait été laquais[60] ; mais les propos ne circulaient pas, et les familles Lamoignon et Berryer faisaient souche commune. On avait bien vu la veuve de Foucquet, le fils du surintendant, l'ex-mademoiselle Guyon, convoler hâtivement avec le duc de Sully, petit-fils du chancelier Séguier, s'épanouir dans cette nouvelle union, sans souci de son ancienne alliance, non plus que des spiritualités de sa mère[61].

Ainsi va le monde.

Revenons au maréchal.

 

Stratégiste et tacticien de premier ordre, il sauva, dans maintes occasions, l'honneur des armes françaises, et sa conduite a inspiré cette belle réflexion au descendant d'un de ses émules

Éclairés par nos tristesses récentes, nous pouvons mieux peut-être que les contemporains mesurer l'étendue du service que Belle-Isle rendit à son roi, à sa patrie, à ses compagnons d'armes, car les douleurs qu'il leur épargna, nous en avons, nous, connu l'amertume. Si, parmi ceux qui jetteront les yeux sur ces pages, il est des combattants de nos dernières guerres qui aient subi le supplice d'un siège soutenu sans espérance, et terminé par une capitulation sans conditions, s'il en est qui aient été traînés captifs sur les rives glacées de l'Elbe et de l'Oder, ceux-là, j'en suis sûr, estimeront heureuse l'armée qui avait trouvé un général décidé à la soustraire, n'importe au prix de quels hasards, à ces dernières insultes de la fortune. En mémoire de ce qu'ils ont souffert, ils accorderont à la résolution virile qui sauva, ce jour-là, l'honneur des armes françaises, un retour de justice et presque de reconnaissance[62].

 

Il ne convient à personne, et à nous moins qu'à tout autre, de recommencer une histoire qui a été faite avec le caractère définitif d'un chef-d'œuvre. Cet admirable récit nous peint le jeune fils du maréchal le comte de Gisors comme possédant toutes les qualités de ses aïeux, exemptes de leurs faiblesses, épurées de leurs défauts. Brave comme son père, prudent et réfléchi comme son grand-père, fin, délié, spirituel comme son bisaïeul, Nicolas Foucquet, Gisors semblait avoir également hérité de toutes les vertus de ses aïeules maternelles. Il eût fait la joie de Marie-Magdelaine Foucquet et de la noble Marie de Maupeou. Suprême effort d'une tige épuisée, cette belle fleur s'épanouissait à peine qu'elle fut fauchée par la mort.

A la fin d'une bataille où dix mille Français avaient lutté tout un jour contre quarante mille Allemands, notre cavalerie chargea l'ennemi pour rompre ses efforts, tenter de ressaisir la victoire, en tout cas, assurer la retraite de l'armée. Abordés avec furie, les Allemands furent percés deux fois, deux fois encore pris à revers et culbutés de nouveau. Ce fut au retour de cette charge que le comte de Gisors reçut presque à bout portant un coup de feu dans les reins.

Mon très cher père, écrivait-il au maréchal de Belle-Isle, je vous prie de n'être pas inquiet de ma blessure. Je ne l'ai reçue du moins qu'après avoir percé avec les carabiniers l'infanterie hanovrienne. Faites passer cette lettre à ma femme. Je vous aime et je vous respecte de tout mon cœur[63].

Une heure après, il était mort. L'illustre historien dont nous avons cité plus haut les considérations sur la retraite de Prague, s'excusait de certains rapprochements qu'interdit d'ordinaire la sévère discipline de l'histoire. Qu'y faire cependant ? ajoutait-il ; la force de certaines considérations l'emporte, et les comparaisons reviennent involontairement sous la plume de l'écrivain comme à la pensée du lecteur[64].

Nous sera-t-il permis de dire à notre tour qu'il est impossible de ne pas songer ici à la charge de Reischoffen où d'autres cuirassiers, également héroïques, ont couvert de leurs corps amoncelés la retraite de nos troupes, et occupent encore par leurs ossements le territoire envahi par l'ennemi ?

 

Belle-Isle ne survécut guère à son fils. Rien de plus caractéristique, de plus douloureusement ému que la lettre écrite au Roi par ce Français attristé, par ce père désolé, dernier survivant d'une famille épuisée.

Sire, mon âge, mon ancien attachement pour votre personne et surtout vos bontés infinies doivent m'autoriser à ouvrir mon cœur à Votre Majesté. Il y a cinquante-neuf années révolues que je sers Votre Majesté et le feu roi votre bisaïeul, j'ose dire avec un zèle actif dont il y a bien peu d'exemples. De quatorze frères ou sœurs, il ne m'en restoit qu'un qui a été tué en 1747 ; Votre Majesté a perdu en lui un de ses meilleurs lieutenants généraux et qui eût le plus dignement commandé ses armées.

J'ai également perdu une femme qui, outre bien des qualités respectables, avoit eu celle d'être aussi occupée du bien de votre service que moi-même, et y a été extrêmement utile, surtout en Allemagne, où elle s'étoit concilié l'estime générale et la confiance des princes, des ambassadeurs, et de tous les notables de l'Empire à Francfort.

Il ne me restoit plus qu'un fils unique que nous avions élevé dans les principes de religion et de dévouement à votre service. Dans le temps que j'avois la consolation de le voir si bien répondre à notre attente, il a plu à la divine Providence de me l'enlever, et avec lui tout ce qui me restoit dans ce monde. Frappé de ce coup de foudre, je me suis cru incapable d'aucune autre idée que de celle de ma mort.

J'aurai dans trois mois soixante-quinze ans faits ; j'ai de fréquents ressentiments de la blessure que j'ai reçue à la poitrine, ce qui, joint aux autres infirmités inséparables de la vieillesse et à une surdité dont Votre Majesté n'a que trop souvent occasion de s'apercevoir, je ne songeois qu'à la retraite, lorsque Votre Majesté, par les- marques les plus distinguées de bonté, a daigné prendre part à ma douleur, et m'a touché si profondément le cœur que je lui ai fait le sacrifice de ce qui me reste de vie et de santé, en me livrant tout entier et uniquement à votre personne, à votre service et à vos affaires qui sont devenues les miennes. Je n'ai plus d'héritier naturel, ce que je possède mème est en plus grande partie de vos bienfaits ou de mon échange.

Je puis dire avec vérité que ce que j'ai dépensé ou que je dois, qui monte environ à dix-sept cent mille francs, l'a été pour ou relativement à votre service, excepté ce que j'ai employé à ma maison de Paris ou de Bizy. Je supplie Votre Majesté de trouver bon que mon attachement ou ma reconnaissance ne se bornent pas à une simple effusion de cœur, et que je lui fasse don de l'un et de l'autre.

Le maréchal priait le Roi d'accepter tous ses biens après sa mort.

C'est, ajoutait-il, une restitution de vos bienfaits d'autant plus raisonnable que je ne fais tort à qui que ce soit, et que je satisfais mon attachement pour votre personne et ma reconnaissance. Je finis, Sire, en assurant encore Votre Majesté que, de tous ses sujets, il n'y en a aucun sur la terre qui, comme moi, n'y tienne plus que pour elle, et dont l'attachement soit aussi pur, aussi complet et aussi indépendant de toute autre espèce de vue ni de considération quelconque. Mes vœux se bornent, Sire, à ce que vous en soyez persuadé[65].

 

Ainsi finit la famille Foucquet dans sa descendance directe après quatre siècles de durée. Les collatéraux eux-mêmes, descendants des Foucquet-Chaslain, ont disparu. Leur dernier représentant, victime de la Révolution, n'avait conservé qu'un souvenir confus du passé de cette famille illustre.

 

Vers 1822, une femme douée de grandes qualités d'esprit et de cœur, Mme la vicomtesse de Bertier, née de Foucquet, laissant à son fils une sorte de testament moral, fit suivre les conseils les plus nobles d'un petit résumé historique.

Je te ferai brièvement l'histoire de ma famille. Mon nom s'éteindra bientôt, mon père et mon oncle n'ayant que des filles, et notre maison n'ayant formé aucune branche...

On trouve dans l'histoire une ancienne maison de seigneurs de Foucquet. On en voit en Normandie, en Bretagne et en Anjou. Nos pères prétendaient en descendre sans pouvoir complètement le prouver ; mais notre filiation est bien établie depuis l'érection du parlement de Bretagne. Un Foucquet y entra dès sa création, et, jusqu'à mon grand-père, l'aîné de la famille en a toujours fait partie. Lorsque le parlement de Metz fut établi, ses charges principales furent données à des membres distingués d'autres parle-mens. Un Nicolas Foucquet fut envoyé de Rennes pour en être procureur général[66], et une inscription que j'ai vue à Metz porte encore son nom. Lorsque Henri IV vint en Bretagne, il voulut s'attacher les gens les plus considérables de la province et les principaux du parlement, un Foucquet fut fait par lui conseiller d'Etat. J'ai oublié de te dire que mon père m'a raconté souvent qu'il avait un portrait d'un de ses ancêtres, gentilhomme de Charles IX, qui ne s'est perdu que pendant la Révolution. Lorsque le surintendant Foucquet devint tout-puissant, il parait qu'il chercha à se faire reconnaître comme parent par notre famille, quoique cela ne soit pas prouvé. Mon père m'a dit avoir vu dans les papiers du sien une liasse de lettres du Surintendant à celui de ses aveux qui était son contemporain ; mais ses lettres ont été perdues avec tous nos papiers, et mon père ignore ce qu'elles contenaient.

Le maréchal de Belle-Isle tint encore plus à cette parenté, et se chargea de la fortune de mon grand-père, à qui il restait fort peu de chose. Mon bisaïeul avait de la fortune, mais, grand chasseur et grand dépensier, il avait vendu toutes ses terres, et ne lui laissa que la petite terre de la Bouchefolière, qui passa même dans les partages à M. de Rézeux, dont la mère était une Foucquet. Le maréchal de Belle-Isle fit avoir un régiment à mon grand-père, et le mena avec lui à sa fameuse ambassade de Francfort, pour faire les honneurs de sa maison. Personne n'y était moins propre.

Mon grand-père, brave et honnête homme, avait peu de moyens et d'ambition, beaucoup d'indolence et de timidité, et se sauvait dans sa chambre quand le maréchal avait du monde. Celui-ci, impatienté, vit qu'il ne pourrait en tirer parti, et le laissa à Metz où, devenu lieutenant général, il commandait en l'absence du maréchal. À l'âge de cinquante ans, il s'y maria et épousa Mlle de Lesseville, fille unique d'un conseiller au Parlement, qui avait près d'un million de bien. Ce fut avec sa dot qu'il acheta la terre de la Grange, qui venait d'être bâtie par un fournisseur qui s'y était ruiné.

Mon grand-père avait deux frères cadets qui lui étaient fort supérieurs, et qui parvinrent par leur seul mérite. L'un d'eux entra dans la marine, s'y distingua et est mort à Brest, cordon rouge et lieutenant général ou chef d'escadre. L'autre, après avoir été agent du clergé, devint archevêque d'Embrun. Sa fierté ne pouvait se prêter à aucune complaisance pour le maréchal de Belle-Isle[67] ; il ne voulait point le reconnaître pour parent, et l'accusait hautement de s'être emparé de papiers de notre famille, qui ne se sont jamais retrouvés.

M. de Gisors, fils du maréchal, qui à vingt-cinq ans avait déjà une si grande réputation que sa mort fut regardée comme une calamité publique, M. de Gisors, dis-je, marié malgré lui à Mlle de Nivernais, qu'il n'aimait pas et avec laquelle il ne voulait pas vivre[68], passa par Metz se rendant à l'armée pour la dernière fois. Mon père avait cinq ans et s'en rappelle encore. Il le prit sur ses genoux et dit à sa mère : Madame, je n'aurai point d'enfant, je vous demande de me donner votre fils, il sera mon héritier, je me charge de son éducation et de sa fortune. La mort en disposa autrement : M. de Gisors ne revint plus.

Le maréchal de Belle-Isle, dégoûté de n'avoir pu faire jouer un grand rôle au comte de Foucquet, mon grand-père, fit la fortune du duc, depuis maréchal de Castries, que l'on prétendait lui tenir de très près, lui laissa une partie considérable de sa fortune, donna l'autre au Roi et ne se souvint plus de nous que pour laisser à mon père, alors enfant, la vicomté d'Auvillars qu'il lui substitua comme à son héritier de nom et d'armes. Ce sont ses expressions[69].

 

On comprend et l'on excuse aisément le petit sentiment de vanité professé par l'aîné à l'égard du puîné, par les Foucquet de Bretagne pour les Foucquet de Paris. On a vu, pourtant, avec preuves à l'appui, qu'il en allait tout autrement à l'époque de la splendeur du surintendant. Mais que dire sur cette appréciation, sur la réserve de l'archevêque d'Embrun qui, pourtant, avait assisté au mariage du comte de Gisors ; que dire de ces anecdotes sur Gisors lui-même, absolument controuvées !

Supposons pourtant que ce document, avec son authenticité que rien n'égale si ce n'est sa sincérité, nous soit seul parvenu, qui ne lui accorderait une confiance absolue, comme si l'on puisait à la source même ? Et cependant, que d'erreurs il contient ! Quel ami de l'histoire et de la vérité ne frémirait pas à cette pensée ?

Mais surtout, quel philosophe, quel homme ne sera ému en constatant le peu de durée des souvenirs les plus précis, les plus glorieux, les plus intimes ? Si Nicolas Foucquet revenait au monde, il n'y trouverait pas à s'abriter sous le toit d'un descendant ou d'un neveu de son nom. Il serait inconnu parmi les siens.

Il ne reviendra pas ; les siens, au contraire, sont allés à lui. Les générations, oublieuses et oubliées tour à tour, les suivront. Vaux disparaîtra un jour comme l'hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs, comme la belle maison de Saint-Mandé. Humble berceau de la famille, les antiques Moulins-Neufs, sans cesse renouvelés, subsisteront dans leur médiocrité plus longtemps que les fastueuses demeures, et s'écrouleront enfin comme le reste. Tout ce passé ne revivra peut-être que dans quelques feuillets de livres, consultés plutôt que lus, à moins qu'ils ne tombent aux mains d'un lecteur de loisir, voulant se remettre devant les yeux la preuve de cette éternelle vérité que les hommes en tous les temps ont éprouvé les mêmes passions, et, avec un mélange de courtes joies, subi de longues peines et de grandes douleurs.

 

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] Encyclopédie d'Alembert, art. Mort civile.

[2] Procuration donnée devant Derprez et Thibert, notaires au Châtelet, 6 mai 1680.

[3] SAINT-SIMON, Mémoires, t. XI, p. 66, édit. Hachette, 1865. On m'excusera de ne pas toujours mentionner les éditions plus récentes. Je me sers de celles que je possède, tant qu'il n'y a pas de contestations sur le texte.

[4] Bibl. nat. ms., cabinet des titres, dossier Foucquet, pièce 270.

[5] MONTPENSIER, Mémoires, t. IV, p. 448.

[6] Arch. de l'Allier, inventaire sommaire, reg. B, 746, f° 379 v°. Je saisis cette occasion de remercier mon confrère, M. Vayssier, du concours qu'il m'a si obligeamment prêté quand j'ai eu occasion de visiter le dépôt confié à ses soins.

[7] MONTPENSIER, Mémoires, IV, p. 472.

[8] Acte extrait des registres de la paroisse de Lusigny, communiqué par M. Vayssier, archiviste de l'Allier.

[9] SAINT-SIMON, Mémoires, t. XI, p. 65. Ce récit est confirmé par d'Argenson, Loisirs d'un ministre.

[10] 13 janvier 1684, Moulins. Bibl. nat. ms., cabinet des titres, dossier Foucquet, pièces n° 284, 286.

[11] SÉVIGNÉ, Lettres.

[12] Bibl. nat., cabinet des titres.

[13] SAINT-SIMON, Mémoires, t. XI, p. 66.

[14] DANGEAU, Mémoires, t. II, p. 459.

[15] Mémoires sur la vie de Mme Guyon, écrits par elle-même. — PHÉLYPEAUX, Relation de l'origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme, s. l., 1732, p. 4. L. GUERRIER, Mme Guyon, sa vie, sa doctrine, son influence. Paris, Didier, in-8°. Abbé Ch. BELLET, Histoire du cardinal Le Camus, évêque et prieur de Grenoble. Paris, Picard, 1888, in-8°.

[16] Vie de Mme Guyon, t. I, p. 74 et 233.

[17] Relation, etc., p. 35. Vie de Mme Guyon, t. III, ch. 21. REAUSSET, Vie de Fénelon, t. I, p. 281.

[18] DANGEAU, Mémoires, t. Il, p. 459. Elle en avait deux.

[19] Vie de Mme Guyon, t. III, ch. XI.

[20] Relation, etc., p. 14.

[21] Vie de Mme Guyon, t. III, ch. XI.

[22] Vie de Nicole, Luxembourg, 1732, p. 201.

[23] Relation, etc., p. 154. DANGEAU, Mémoires, t. IV, p. 414.

[24] DANGEAU, Mémoires, t. V, p. 351 ; t. VI, p. 361.

[25] DANGEAU, Mémoires, t. IX, p. 153 ; t. XVII, p. 106.

[26] Saint-Simon par erreur (Mémoires, t. VIII, p. 248) fixe la mort de L. Foucquet à 1708.

[27] En 1710, elle vendit pour 50.000 écus de blé qu'elle fit venir de Belle-Isle au port Saint-Paul, à Paris. V. le Mémoire publié par son petit-fils, le marquis de Belle-Isle, en 1740.

[28] Archives de la Bastille.

[29] Mémoire du marquis de Belle-Isle, 1740.

[30] SAINT-SIMON, Mémoires, t. IV, p. 258.

[31] LUYNES, Mémoires, t. XVI, p. 296.

[32] Mémoires du comte de Belle-Isle, 1740.

[33] SAINT-SIMON, Mémoires, t. VIII, p. 250.

[34] Vie du maréchal de Belle-Isle, p. 6.

[35] SAINT-SIMON, Mémoires, t. VIII, p. 251. V. Villars diplomate, par M. DE VOGUË, Revue des Deux Mondes (13 septembre 1866).

[36] Vie du maréchal de Belle-Isle, p. 8.

[37] DANGEAU, Mémoires, t. XVI, p. 200.

[38] Codicille du testament du maréchal de Richelieu, p. 15. Il était dans l'antichambre du Roi le 29 août 1715.

[39] Mémoire du comte de Belle-Isle sur l'eschange du marquisat de Belle-Isle avec le Roy, s. l. n. d. (vers avril 1726).

[40] SAINT-SIMON, Mémoires, t. XI, p. 70.

[41] SAINT-SIMON, Mémoires, t. XII, p. 432.

[42] BARBIER, Mémoires, t. I, p. 286.

[43] BARBIER, Mémoires, t. I. p. 344. Cet hôtel est devenu la Caisse des dépôts et consignations. V. JUGE, Notice sur Fouquet, p. 91.

[44] Archives de la Bastille, t. VIII, p. 390, 393.

[45] BARBIER, Mémoires, p. 339.

[46] BARBIER, Mémoires, t. I, p. 387.

[47] LUYNES, Mémoires, t. XII, p. 459.

[48] Mémoire du comte de Belle-Isle sur l'échange du marquisat de Belle-Isle avec le Roi, s. l. n. d. (1728), in-4°, p. 38.

[49] Mathieu MARAIS, Mémoires, t. II, p. 417.

[50] Mathieu MARAIS, Mémoires, t. II, p. 474.

[51] Mathieu MARAIS, Mémoires, t. III, p. 183.

[52] Mémoire de chronologie généalogique, année 1754, p. 144.

[53] Bibl. nat., cabinet des titres, dossiers Foucquet de Belle-Isle, Il existe aussi une généalogie au ministère des affaires étrangères,

[54] LUYNES, Mémoires, t. X, p. 64.

[55] Elle était veuve de François Roussel de Medavy, comte de Graucey.

[56] Elle était née le 13 septembre 1740.

[57] LUYNES, Mémoires, t. XII, p. 457.

[58] La mariée aura quatorze ans au mois de septembre, et le marié en a près de dix-sept. On ne compte les laisser vivre ensemble que dans deux ans. LUYNES, Mémoires, t. XVI, p. 448.

[59] LUYNES, Mémoires, t. XVI, p. 409.

[60] BARBIER, Mémoires, t. I, p. 387.

[61] SAINT-SIMON, Mémoires, t. XI, p. 393.

[62] Duc DE BROGLIE, Études diplomatiques, Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1884, p. 265.

[63] C. ROUSSET, Le conte de Gisors, p. 490.

[64] Duc DE BROGLIE, Études diplomatiques, Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1884, p. 265.

[65] C. ROUSSET, Le conte de Gisors, p. 315.

[66] Non pas procureur général, mais conseiller.

[67] Nous avons vu au contraire l'archevêque d'Embrun marier le fils du maréchal.

[68] M. C. Rousset a publié des lettres qui prouvent tout le contraire, et démontrent que le ménage Gisors-Nivernais était excellent.

[69] Note de la main de Marie-Renée-Louise de Foucquet, vicomtesse de Renier, écrite le 16 juin 1822, conservée dans les archives de la famille de Renier. Je dois cette communication à l'obligeance de M. le comte A. de Bertier. Je tiens à le remercier ici publiquement.