Enfin,
après trois ans et trois mois de mise au secret, d'instructions, de
procédures diffuses et arbitraires, Foucquet allait sortir de sa sixième
prison et comparaître devant les commissaires pour être jugé. En effet, les
lettres patentes autorisant la Chambre de justice à siéger à l'hôtel Séguier
spécifiaient qu'aucun jugement définitif ne pourrait être prononcé qu'à
l'Arsenal. Ces
séances d'ailleurs n'étaient pas publiques. L'accusé devait se présenter
seul, sans avocat. Le procureur général n'assistait pas non plus à
l'audience. Toutefois, il donnait des conclusions par écrit. La
veille de l'audience, Chamillart, s'adressant à Ormesson, lui demanda un pli
cacheté remis précédemment par Talon. Ce dernier, remplacé pour cause
d'inertie, avait, on ne sait trop pourquoi, jugé bon de conclure lorsque la
procédure était devenue contradictoire ; de plus, il avait confié ses
conclusions secrètes au rapporteur. Ormesson rendit le paquet clos et scellé
comme il l'avait reçu, discrétion qui émerveilla Chamillart, magistrat
d'occasion. Le 14
novembre 1664, le chancelier ouvrit la séance, assez incertain, faisant lire
des pièces, puis interrompant cette lecture pour ordonner celle des
conclusions du procureur général du Roi. Les
premières, celles de Talon, tendaient à ce que l'accusé, déclaré convaincu du
crime de péculat et autres cas mentionnés au
procès, fût
étranglé, jusqu'à ce que mort s'ensuivît, en une potence élevée dans la cour
du palais, ses biens confisqués au Roi. Les
directeurs du procès, Colbert, Berryer, Chamillart, avaient modifié ces
conclusions en la forme et au fond. En la forme, Foucquet devait être pendu,
mais e en la place qui est devant la Bastille e, et non plus dans la cour du
Palais, aux veux du Parlement, raffinement de vengeance abandonné comme
excessif. Au
fond, l'addition était plus grave. À l'accusation de péculat, Chamillart ajoutait
celle de lèse-majesté[1]. Ainsi ce grief, qui n'avait
pas judiciairement figuré au début de l'instance, que Talon n'avait pas
formulé dans ses conclusions, prenait à la dernière heure une importance
capitale. La vérification des procès-verbaux, la démonstration de leur
fausseté, les vigoureuses défenses de Foucquet, l'ensemble de l'instruction
sur les faits de probité financière avaient énervé l'accusation. Il fallait
la fortifier à l'aide de ce prétendu crime contre le Roi. Cette fois, pas de
contestation possible sur la pièce probante, le projet, l'écrit reconnu par
l'accusé. L'imputation était d'autant plus dangereuse que, le crime étant
purement intellectuel, chacun le jugerait suivant sa passion. Ensuite,
Séguier demanda si l'on entendrait l'accusé sur la sellette. — Après les conclusions qu'on vient de lire, répondit Ormesson, il n'y a point de doute. On en avait douté cependant, et Foucquet avait
fait soumettre le cas au Roi, comme intéressant un ancien ministre d'État. À
toutes fins, des sièges de différentes formes étaient préparés par Foucault.
Ce fut la sellette ordinaire, celle qui avait servi à Dumont, qu'on apporta. Ce
point réglé, on aborda un autre sujet. Séguier exposa que M. Foucquet s'était
plaint avec raison des lettres infâmes qui avaient couru lors de sa
capture ; il se sentait obligé en conscience de déclarer qu'elles étaient
supposées, qu'aucune correspondance authentique n'avait été publiée, le Roi n'ayant pas voulu commettre la réputation des dames
de qualité[2]. Ces
derniers mots contenaient bien une réticence. Cependant, le trait dominant,
c'est qu'en présence de l'énergique démenti donné par Foucquet, il était
impossible de soutenir ces calomnies. Les lettres les plus compromettantes
étaient celles de la pauvre Menneville, en somme assez peu explicites. Celles
de la femme La Loy auraient bien prouvé que le surintendant surveillait les
amours du Roi. Mais La Lov ne pouvait passer pour une dame de qualité. De
plus, Colbert ayant détourné tous ces documents, il était impossible de s'en
servir au procès[3]. En somme, la séance commençait
par un désaveu. Séguier
donna l'ordre de faire entrer l'accusé. On
l'avait amené en chaise, à travers le jardin, et enfermé provisoirement dans
une chambre de l'Arsenal. Quand le greffier s'y présenta, Foucquet, sans
montrer ni trouble ni appréhension, loin de là, plein de quiétude, le visage
assuré, demanda poliment ce qu'il avait à faire ; mais Foucault, sans
répondre, commanda à d'Artagnan d'introduire son prisonnier. Foucquet entra,
s'inclina devant le chancelier, salua les juges avec révérence, sans qu'aucun
d'eux rendît le salut. Séguier lui ayant dit de s'asseoir, il se retourna,
considéra la sellette et un autre siège à côté d'elle[4], un de ceux sans doute qu'avait
fait préparer le greffier ; mais, sans plus s'arrêter à ce détail, il s'assit
sur la sellette commune. Le
président lui enjoint de prêter serment, il refuse ; mettant hors de cause le
mérite, la probité des juges, il excipe de son privilège. Séguier se hâte de
répliquer : Le Roi, maitre des juridictions, a débouté l'accusé de son
opposition. Foucquet ne conteste pas cette maxime que le Roi règle
arbitrairement les juridictions. Mais le Conseil l'a jugé sans l'entendre, et
cela est contraire aux ordonnances. On a si grande peur de favoriser ses
légitimes revendications, qu'on lui a même refusé un habit long, une soutane
de magistrat. Aussi n'a-t-il pu se présenter en habit décent. En effet,
l'ex-procureur général était vêtu d'un habit court, en drap d'Espagne noir,
avec un petit collet uni et un manteau[5]. Première
passe d'armes. Séguier cherche à surprendre Foucquet. L'accusé a réclamé le
maintien d'un juge, donc il reconnaît la compétence de la Chambre. En
effet, dans un des nombreux incidents survenus au cours du procès, un sieur
Fayet ayant été indisposé pendant quelques jours, le président s'était
empressé de lui interdire de siéger à l'avenir. Au fond, Fayet passait pour favorable
à l'accusé, qui avait réclamé son maintien. Foucquet ne se déconcerte pas. J'ai réclamé ce magistrat parce qu'étant conseiller au
Parlement, il est mon juge naturel. — Il n'est question ni de
conseiller au Parlement, ni du Parlement tout entier, répond Séguier. Puis il se perd,
ouvre à Foucquet la porte pour une seconde objection. L'accusé, dit-il, n'est
pas vétéran du Parlement. Il aurait dû prendre des lettres du Roi pour
joindre les temps de son service comme maître des requêtes et comme procureur
général. — Pour avoir voix délibérative, soit, réplique Foucquet, mais non
pour acquérir le privilège. Servir comme soldat, puis comme capitaine, c'est
toujours servir. Le
président revient en arrière : Si l'on demande le serment à un accusé, c'est
dans son intérêt, afin de donner plus de créance à ses réponses. Pour la
troisième fois, Foucquet veut-il lever la main ? Il s'y refuse, reçoit
l'ordre de se retirer. Alors, debout, il déclare qu'il n'a ni harangues ni
belles paroles à dire ; il donnera seulement, si l'on veut, tels
éclaircissements, qu'il n'est homme qui vive qui ne demeure persuadé de son
innocence. Séguier,
de plus en plus embarrassé, ne sachant à quoi se résoudre, retient l'accusé.
— À quel titre parlera-t-il, s'il ne se soumet au préalable à ses juges ? —
Mais Foucquet persiste dans son refus et se retire, saluant respectueusement. Le
président déclare aussitôt qu'on traitera l'accusé comme un muet. Au fond,
c'était son intime désir. Pas de questions délicates à poser et surtout pas
de réponses pénibles à entendre. Ormesson,
moins préoccupé des conséquences, insinue qu'on devait écouter les
explications de Foucquet. Séguier l'interrompt. L'honnête rapporteur rappelle
qu'il s'était autrefois opposé à ce qu'on reçût aucune requête, aucun mémoire
de l'accusé, tant qu'il ne reconnaîtrait pas ses juges. On en avait décidé
autrement. Il faut aller jusqu'au bout, entendre la défense orale, comme on a
reçu la défense imprimée. Sainte-Hélène,
au contraire, abonde dans le sens du chancelier. Pussort, par extraordinaire,
se rallie à l'avis d'Ormesson. Quatre ou cinq commissaires l'imitent, bien
que Séguier ne cesse de répéter : Le procès comme à un muet ! le procès comme
à un muet ! Malgré
tout, le courant favorable s'accentue : Rocquesante rappelle que le serment
est facultatif pour l'accusé ; Masnau, qu'on est censé depuis le commencement
juger Foucquet comme un muet, et que jamais
muet ne parla tant.
Séguier voit la partie perdue, fait adopter un arrêt incompréhensible.
L'accusé, rappelé, devra prêter serment ; sinon on passera outre, sans égard
pour ses protestations[6]. Foucquet,
réintroduit devant la Chambre, salue humblement, s'assied, entend la lecture
de l'arrêt et, surpris[7], cherche un sens à cette
étrange décision. À toutes fins, il renouvelle son refus, très fâché
d'ailleurs de ne pouvoir obéir aux ordres de la Compagnie. Mais Séguier lui
coupe la parole, commence aussitôt son interrogatoire, s'aidant, comme guide,
d'un gros questionnaire, préparé par Berryer. Premier
chef d'accusation : pension prise des fermiers des gabelles. Trois
preuves : La
première, l'acte mème trouvé dans les papiers de Saint-Mandé ; La
seconde, cette ligne écrite sur un petit agenda saisi à Fontainebleau, dans
la cassette peinte : Déclaration des fermiers
des gabelles ; La
troisième, une déposition d'un sieur Châtelain, qui avait payé la pension
pendant un an et demi. Foucquet
allait répondre quand l'officieux Poncet, s'approchant du président, lui dit
tout bas qu'il a oublié de demander à l'accusé son nom, comme aussi de lui faire
prêter serment. Séguier fait observer qu'il serait oiseux d'insister pour le
serment, mais il demande le nom, quoique chacun sût fort bien, dit-il, que
l'accusé s'appelait M. Nicolas Foucquet. — Alors, reprend ce dernier, ce sont formalités inutiles et qui peuvent me préjudicier[8]. Puis, parlant à son tour, sans
plus attendre d'objections, il prend l'accusation corps à corps. Il a eu
l'acte de pension entre les mains parce que le cardinal Mazarin, à qui il
appartenait, l'a chargé, en 1658, de toucher une année et demie d'arrérages.
C'était le prix d'un arrangement entre les fermiers et Cantarini, banquier
italien, failli et resté débiteur de Mazarin[9]. À cette époque, le Cardinal
lui devait, à lui surintendant, pareille somme, ainsi que cela résulte de
comptes produits sur le bureau de la Chambre. Que le
Cardinal touchât des pensions, il lui avait répugné de le dire d'abord. On le
poussait à bout. Il dirait tout. Si
Châtelain a payé la somme, Foucquet ne conteste pas l'avoir reçue. Ce qui
importe, c'est que Châtelain lui-même, de son aveu, ne savait pas à qui avait
profité cet argent. Ainsi
l'accusation tombe. Que l'acte eût été trouvé sur la table de Saint-Mandé ou
frauduleusement apporté par Colbert, peu importe. Le procureur général
allègue l'incontestable probité de Monseigneur Colbert, homme de confiance de
Sa Majesté. Foucquet réplique par le premier procès-verbal de saisie, où les
magistrats constatent qu'il n'y avait sur la table que des papiers sans
conséquence. La
mention trouvée dans la cassette peinte, applicable à d'autres affaires, ne
constitue pas une preuve. Foucquet
termine en déclarant qu'il n'était pas homme à suivre cette négociation honteuse à la face de toute la Cour. En tout cas, le
Cardinal ne l'eût pas toléré, lui qui pénétroit
tout. M. Colbert a
les comptes de Mazarin. Que ne les produit-il ? Cenami, l'associé de
Cantarini, est vivant, que ne proteste-t-il ? En
somme, la Chambre, c'était visible, écoutait favorablement ces réponses. Les
zélés, par contre, étaient mal satisfaits du chancelier, qui n'avait pris
aucun avantage sur l'accusé[10]. Le bonhomme subissait malgré lui l'ascendant de la vérité, et, quand
Foucquet se retira en s'inclinant, il lui ôta son bonnet[11]. Le
lundi 14 novembre, seconde séance. Séguier,
pressé par ses inspirateurs cachés, insiste à nouveau sur le serment.
Personne ne veut douter que l'accusé n'ait bien servi le Roi ; mais sa mise
en jugement est un malheur dans lequel il se trouve tombé ; on ne cherche que
la vérité, et le serment contribuerait à sa manifestation. Il y a des hommes, répond Foucquet, qui
disent la vérité sans serment et d'autres qui ne la disent pas avec serment[12]. — Puisque vous vous asseyez sur la sellette, c'est que vous
reconnaissez vos juges.
— Après les services que j'ai rendus et les
grandes charges que j'ai occupées, je ne méritais pas ce traitement ; c'est
une mortification que je reçois de la main de Dieu, non une reconnaissance de
juridiction. Séguier
proclame la compétence de la Chambre établie par le Roi. Les rois, répond l'accusé, jugent suivant
les lois ou comme étant au-dessus des lois. Au premier cas, il est fondé à
contester cette compétence. Au second cas, il n'a rien à dire[13]. — C'est dire, s'écrie Séguier, que le Roi n'a
pas pu juger, qu'il a abusé de son autorité. — C'est vous qui
le dites, répond
Foucquet. Je ne l'ai pas dit. Puis, plein de souvenirs de
ses récentes, mais longues lectures de l'Évangile de la Passion, il ajoute : À temetipso dicis, paroles du Christ à Caïphe. Il ne faut pas
surprendre les paroles d'un homme dans la position où il se trouve, en les
détournant de leur sens. On peut se plaindre d'un arrêt du Roi, sans accuser
le prince. Le chancelier casse tous les jours des arrêts qu'il a rendus et
dont il a reconnu la surprise. Ce
second argument ad hominem était encore plus vif que le premier. En effet, on
venait de découvrir une vaste fraude à la chancellerie ; un grand nombre de
faux, dont Berryer passait pour avoir tiré profit en rendant, selon les
médisants, quelque chose au patron. On avait même condamné comme faussaire un
certain La Mothe Le Hardy, témoin produit contre Foucquet[14]. Je dis,
reprend-il en concluant, que je n'ai pas été
entendu et que l'arrêt qui m'a débouté de mon déclinatoire, sans que j'aie
dit mes raisons, n'est pas un arrêt à mon égard[15]. Séguier, à bout d'arguments,
reprend l'interrogatoire sur la pension des 120.000 livres. L'accusé prétend
que M. Colbert a supposé cet acte. A-t-il des témoins ? Il faut qu'il les
nomme avant toutes choses ! — Demander des témoins à un homme prisonnier
quand, de parti pris, on avait exilé ses parents, ses amis, ses créanciers,
de toute participation aux inventaires, c'était audacieux[16]. Foucquet dédaigna de répondre
; mais un peu plus tard, il déclara nettement qu'il ne suspectait personne,
si ce n'est M. Colbert, ou M. Foucault, sa créature. M. Poncet seul avait le
caractère d'un juge. Poncet,
on le sait, n'était guère plus scrupuleux que Foucault et Colbert. L'éloge immérité
qu'il recevait de sa victime n'éveilla pas en lui un remords. Malgré
Séguier, Foucquet revenait au fait. La pension était pour le Cardinal, sous
le nom de Cantarini. Séguier feint de ne pas comprendre : Quelle apparence qu'on eût fait de tels sacrifices pour
Cantarini ! Foucquet
met alors les points sur les i. Pour Cantarini non ; mais pour Mazarin, dont ce banquier, Italien et failli,
était le mauvais débiteur. C'est à l'accusateur à prouver les faits. Au
contraire, la probabilité fait preuve en faveur de l'accusé. Elle lui suffit.
Et la probabilité est pour lui contre Mazarin. Alors,
Séguier pousse l'accusé. Quand et en présence
de qui l'acte de pension a-t-il été remis à Foucquet par Mazarin ? L'accusé ne sait, chez lui sans
doute, on n'appelle pas de témoins pour ces choses-là ! Il n'a jamais pris de
précautions avec le Cardinal. Si ses juges le connaissaient, ils ne
douteraient pas qu'il n'ait eu toujours le cœur assez bon pour faire plaisir,
quand il l'a pu. Quand le Roi a désiré avoir un million, il a offert de le
donner dans le jour. Et, s'animant : S'il
avait pu se vendre, se mettre en pièces, livrer son sang, il aurait tout
donné. Fatigué,
abattu au commencement de l'audience, Foucquet s'était remis, paraissait
content de ses réponses, l'air souriant. Séguier, au contraire, laissant voir
sa lassitude, mit fin à l'interrogatoire[17]. Le
lendemain 18 novembre, nouvel incident. Foucquet, très résolu, se tient
debout devant la sellette, sans s'asseoir. La veille, M. le chancelier a
prétendu que s'asseoir sur la sellette, c'est reconnaître la juridiction de
la Chambre. Cela oblige l'accusé à protester. Après échange de réserves
réciproques, l'interrogatoire commence sur un second chef d'accusation, une
pension de 140.000 livres exigée sur la ferme des aides par Bruant et
Gourville, avec une part pour Foucquet. Preuve, cette mention sur son agenda
: Aides, pension de 140.000 livres. Plus
10 G. 1662. Le fait
en lui-même, raconté dans le tome Ier de cette histoire, était indéniable.
Mais que le surintendant ait eu part à ces pensions, c'est ce que
l'accusation ne démontrait pas. Foucquet
répond que, averti par Pellisson des bruits qui couraient à ce sujet, il
interrogea Gourville. Ce dernier expliqua une partie du fait, nia l'autre
avec de grands serments. Mais,
poursuit Séguier, Bruant, commis du surintendant, était l'associé de
Gourville. La protestation des fermiers Arnauld et consorts le prouve.
Foucquet établit alors qu'on y a frauduleusement ajouté le nom de Bruant en
interligne[18], pour donner du corps à
l'accusation. Séguier
sent le coup, se place sur un meilleur terrain. Foucquet est au moins
coupable de faiblesse : il autorisait ces désordres. L'accusé
proteste. Il a interrogé les fermiers. Un mot lui eût ouvert les yeux. Ils se
sont tus. Ces gens ne sont pas si recommandables ! Quatre d'entre eux seront
déclarés faux témoins, et bien d'autres choses souterraines paraîtront au
jour. Ces soi-disant faux témoins vous
ont prêté de l'argent !
— Ils m'ont prêté parce qu'ils y ont trouvé
leur avantage ! Leur protestation du 14 décembre, le dépôt secret chez le notaire
d'un papier, qu'on a pu remplir plus tard, tout cela est une machination
d'hommes d'affaires ; on sent la main de Berryer ou de gens de sa trempe. Les
mentions sur son agenda ne peuvent rien prouver contre lui. Ce sont des notes
prises sans ordre, suivant les avis qu'il recevait, les pensées qui lui
venaient. On y trouve la ferme du sol de Charente, qui n'existe pas[19]. Le
président, qui avait son guide en main, préparé par Berryer ou par gens de sa trempe, n'insiste point[20], passe à d'autres accusations
de même nature, aux pensions prises sur le convoi de Bordeaux. On a trouvé
dans ses papiers cette mention : Convoi,
50 m. sc. (savoir) 10 Br. ; 10 Pl. ; 10
Roch ; 10 Cr. ; 10 G.[21]. Et, en un autre endroit,
toujours de la main de Foucquet : Convoy,
Plessis, Créquy, Rochefoucault, Brancas, ma fille, 6.000 livres. Enfin, dans le livre de
comptes de Mme du Plessis-Bellière, les arrérages de cette pension sont
mentionnés. Foucquet
répond comme sur le fait précédent. Ces notes, à l'air mystérieux, ont été
prises à titre de mémento pour vérifier des dénonciations. La mention ma
fille 6.000 livres a rapport, non aux pensions sur le convoi de Bordeaux[22], mais à une rente que lui,
Foucquet, devait à la marquise de Charost. M. Talon lui-même avait renoncé à
ce mauvais moyen. Même
explication pour la note : Gab. Dauphiné,
1662, 20 in. sc. 10 moi, et 10 G., que le procureur général traduisait ainsi :
Gabelles du Dauphiné ; 1662, 20.000 livres de pension, 10 mille pour moi, 10
pour Gourville. Foucquet aurait pu ajouter qu'on ne rapportait aucune preuve
d'encaissement ni par Gourville ni par lui. De
l'avis d'Ormesson, Foucquet avait répondu avec beaucoup de présence d'esprit
et d'honnêteté. Quelques-uns des commissaires lui ôtèrent ce jour-là leur
bonnet. Séguier, au contraire, moins poli que la veille, resta couvert,
content de lui[23] et ne pressentant pas le
mécontentement de ses chefs. A
Paris, l'opinion publique, très attentive, applaudissait à l'admirable
sang-froid de Foucquet, à sa fermeté[24]. À la Cour, où de mauvaises
nouvelles de l'expédition de Gigery surexcitaient les esprits, l'irritation
allait grandissant. L'approbation donnée à tout ce que répondait l'accusé
exaspérait surtout Petit. Petit, c'était le nom de
guerre donné à Colbert dans le groupe Sévigné, Guénégaud, Arnauld de
Pomponne. On croyait même que Colbert obligerait Séguier à faire le malade, pour interrompre le cours de ces admirations[25]. On s'alarmait de tout. La
mère, la femme de l'accusé, ses proches montraient un grand calme, pour
employer le mot du temps, une grande bravoure. Selon Colbert, Berryer, etc.,
ils avaient pris leurs mesures et circonvenu les juges[26]. Ces esprits bas ou haineux
n'admettaient pas la résignation chrétienne, unique source où ces nobles
femmes et le prisonnier lui-même puisaient leurs forces. Car, le fait était
vrai, Foucquet paraissait plutôt gai que triste, bien qu'il connût les
réquisitions du procureur général : pendaison jusqu'à ce que mort s'ensuivit.
Il avait même conjuré une amie de lui faire
savoir son arrêt par une certaine voie enchantée, bon ou mauvais, comme Dieu
l'enverrait. C'était pour se préparer à recevoir fermement la nouvelle
officielle. Une demi-heure d'avance lui suffirait, pour entendre, sans
émotion, tout le pis qu'on lui puisse
apprendre. Cette
perspective faisait frissonner Mme de Sévigné, noble et généreuse femme, qui
oubliait sa réputation compromise pour ne penser qu'au malheur de son ami[27]. La
victime désignée montrait en effet bon visage. De la fenêtre de la chambre où
il attendait l'heure de l'audience, il saluait les personnes de connaissance,
avec son air calme, sa mine riante et fine[28]. Sérénité qui redoublait la
consternation de ceux qui l'aimaient. C'est
qu'un autre visage, celui du Roi, ne s'éclaircissait pas. Loin de là. On
conçut cependant une lueur d'espoir. La Reine était alors si gravement
malade, à la suite de couches, qu'on désespérait de sa vie. La mère de
Foucquet proposa un des remèdes qui, dès ce temps-là, la rendaient populaire
parmi les pauvres. Marie-Thérèse n'avait, pas les mêmes raisons que Louis de
détester les Foucquet. Elle professait au contraire la plus profonde
admiration pour cette bonne mère, pour cette sainte femme. Elle crut à
l'efficacité de l'emplâtre et voulut qu'on le lui appliquât. Quel en fût le
succès ? On ne sait. L'esprit de parti s'appliqua à cacher la vérité aussi
bien sur ce détail que sur l'ensemble du grand procès qu'on jugeait à
l'Arsenal. Pour les médecins, pour les gens de la Cour, ce fut un remède de
Valot qui sauva la Reine. Pour les amis du surintendant, pour Mme de Sévigné
qui cria au miracle, pour l'opinion publique en général, la mère du persécuté
avait sauvé la vie à la femme du persécuteur[29]. En retour, on espéra la grâce
de l'accusé, l'abolition du procès. Une puissante protection, celle sans
aucun doute d'Anne d'Autriche[30], plaça sur le passage de Louis
Mme Foucquet jeune et sa belle-sœur, Mme de Charost. Toutes deux
s'agenouillèrent devant le prince, qui resta inflexible. Une première fois,
en semblable circonstance, il les avait au moins relevées ; ce jour-là, il
passa sans jeter les yeux sur elles, et même a avec une grande fierté[31]. Si forte était sa rancune,
qu'elle dominait sa courtoisie naturelle. Séguier
avait recommencé ses interrogatoires. Le 20 novembre, il aborda le troisième
chef d'accusation, cette affaire du Marc d'or, qu'on croyait abandonnée.
Foucquet répondit sur un ton très élevé, s'étonnant de l'injustice du
procureur général, de la hardiesse de ses ennemis. Dans un tableau
saisissant, il représenta le siège de Valenciennes, levé en déroute, un général
pris, la Cour consternée. C'est dans ce décri des affaires qu'il emprunta de
ses amis, par un suprême effort, 900.000 livres, envoyées à marches forcées,
de nuit et de jour, au ministre, surpris et réconforté par ce secours aussi
grand qu'inespéré. Alors, on le remerciait au nom du Roi ; il était l'ami
fidèle, le restaurateur de l'État : Je
méritois la plus grande récompense ! Et aujourd'hui, on m'impute à crime
cette même action, et cela après m'avoir enlevé mes papiers par une
déprédation effroyable. Cela crie vengeance. On me fera justice un jour ! Très à
propos, Foucquet cite cette lettre de Mazarin, miraculeusement retrouvée et
dont la lecture, dans une précédente audience, avait ému tous les juges. Le
président, décontenancé, se rejette sur les détails. Pourquoi, s'il était
dans son droit, lui, surintendant, s'est-il, pour acquérir ces droits du marc
d'or, caché sous le double nom de Duché et de Montrésor ? — Qu'est-ce que cela prouve ? Vous-même, monsieur,
n'avez-vous pas acquis des droits du Roi sous des noms interposés ? J'en ai
la preuve. Je l'apporterai demain s'il est nécessaire. Vous me le
pardonnerez, monsieur, si je le dis ; mais pourquoi m'en vouloir faire un
crime après que j'ai bien servi ?[32] Puis,
Foucquet poursuit, se radoucissant. Duché était non son homme à lui, mais
l'homme de M. Servien, qui le prenait comme on prend le nom d'un valet.
L'avantage concédé à Montrésor, simple réalisation d'une promesse faite par
Mazarin pour enlever ce personnage à la Fronde. J'explique ces petites choses, dit-il en terminant, parce qu'on s'y arrête, faute de meilleures ; mais elles
ne méritent pas d'être considérées. Séguier
insinue que c'était lui et quelques collègues du Conseil qui avaient fourni
les 900.000 livres. — Où est cela ? interrompt Foucquet. — À l'Épargne ! — C'est une malignité étrange
d'avancer de tels faits sans preuve. On a travaillé avec moi sur les
registres de l'Épargne. Si l'on avait osé proposer rien de semblable,
j'aurais aisément trouvé sur ces registres la justification de ce que j'ai
allégué. Mais non, c'est quand un procès est sur le bureau qu'on vient
avancer des faits sans preuve pour surprendre les juges. Cela est honteux au
procureur général[33]. Foucquet
entendait dire, non que Séguier n'eût rien avancé au Roi en 1656, mais que
ces avances n'avaient rien de commun avec les 900.000 livres. Et il était
dans le vrai. Alors, du fond passant à la forme : Que lui parle-t-on de
procédures ! de liquidation de ses créances ! Le mot de liquidation est
nouveau, usité seulement depuis la banqueroute de 1648, où l'on a obligé les
préteurs à faire liquider leurs avances. Vous,
monsieur le chancelier, lorsqu'on vous a remboursé les vingt mille écus que
vous avez avancés, a-t-on observé cette formalité ?[34] À
ce compte, elle n'aurait été nécessaire que pour moi ! Séguier
est complètement perdu : J'ai donné mon
argent à M. Colbert, sans reçu, et quelques années après, il me fut rendu de même. Cette réponse valait un aveu :
d'abord ce n'était pas à Foucquet qu'il avait remis son argent, ensuite il
n'avait pas plus fait liquider sa créance que Foucquet. L'accusé,
encouragé par son succès, reprend l'offensive. On a cru qu'on le traiterait
comme un muet ; on a conduit la procédure, interrogé des témoins dans cette
pensée qu'il n'y aurait pas de contradiction. On n'a pas élucidé certains
points obscurs dont il aurait fallu demander l'éclaircissement aux héritiers
de M. Servien ; car enfin, de tout cela, quid
ad me ?[35] dit-il avec une contenance fort
gaie[36] et tout satisfait de ses
réponses. Il ne
restait à Séguier qu'à lever l'audience, ce qu'il fit en assez méchante
humeur. Comme à l'entrée et à la sortie quelques-uns des juges avaient
répondu aux révérences de Foucquet en ôtant un peu leur bonnet, le chancelier
dit à l'un d'eux, Hérault, conseiller à Rennes : C'est à cause que vous êtes de Bretagne, que vous saluez
si bas M. Foucquet ! Je n'ai jamais vu que les juges saluassent les accusés à
la Tournelle[37]. Foucault lui-même avait fait
une révérence avec un souris respectueux. Quand il rédigea son procès-verbal
pour Colbert, il crut prudent d'effacer le mot respectueux[38]. Le même
jour, malgré les défenses d'imprimer, malgré les poursuites rigoureuses
dirigées contre les compagnons imprimeurs, la femme du prisonnier faisait
distribuer les défenses de son mari, sur l'affaire des octrois, qui allait
venir en discussion. Tous les commissaires en reçurent, hormis trois,
Séguier, Voisin, Pussort, systématiquement exceptés de toutes distributions
comme de toutes sollicitations en faveur de l'accusé[39]. A la
séance suivante, procédé tout nouveau. Séguier annonçant qu'il interrogera
Foucquet sur les affaires dites des sucres et des cires, fait lire les
pièces, invite chacun à proposer ses difficultés, afin que le fait demeurât constant, autant que faire se pourroit. Au fond, c'était pousser les
juges à prendre parti avant d'avoir entendu l'accusé. Pussort fit le
procureur général, relevant toutes les inductions contre l'accusé, prenant
d'Ormesson à partie, l'un attaquant, l'autre défendant[40], à ce point que les
commissaires se disaient : M. Pussort tient
M. d'Ormesson sur la sellette plus fortement que M. Foucquet n'y seroit tenu. Séguier enchérissant sur
Pussort, le rapporteur finit par répliquer que ces instances allaient à faire
juger le fait, qu'il voulait, lui, réserver son avis jusqu'au jour du
jugement. On
finit par faire entrer Foucquet. Cet impôt sur les sucres et cires débarqués
à Rouen avait été fort impopulaire. On avait même menacé les concessionnaires
de les jeter dans la Seine. En fait, tout ce qu'on pouvait reprocher à
l'accusé, c'était d'avoir, lui, surintendant, négocié avec les traitants.
C'est ce que lui dit Séguier. Foucquet,
élevant la voix plus que d'ordinaire, répliqua vivement. Pour lui, la
bienséance consiste à servir le Roi ; un général a bonne grâce à faire le
soldat[41] au besoin. Il s'était mis au-devant
de tous les périls, sans songer à ces bienséances qu'on lui oppose à présent.
Ces traitants étaient gens très forts, voulant faire leur situation
avantageuse. Il fallait bien entrer en accommodement avec eux. Oui, il avait
pris en remboursement de sommes à lui dues, partie de ces droits sur les
sucres et les cires, mais parce que personne n'en voulait ; c'était pour favoriser
le service du Roi ; il y avait perdu. Jamais son intérêt n'était entré en
ligne de compte. On le savait bien. Séguier
l'invitant encore à produire certain ordre dont il prétendait se couvrir : Je ferai voir cet ordre le plus aisément du inonde, si
l'on me rend mes papiers. On a tout supprimé, tout diverti ; on m'a lié les
mains et l'on me dit : Défendez-vous. Ce que j'ai dit, Roussereau et les
secrétaires du Cardinal le diront, si vous voulez les entendre. Ils ne peuvent
vous être suspects. Je cite les hommes, même mes ennemis ; c'est tout ce que
je peux faire en l'état où l'on m'a réduit. Je trouverais bien d'autres
choses s'il m'était permis d'informer. Puis, Séguier se perdant de nouveau dans des
observations ridicules, l'accusé s'animait, d'interrogé se faisait
interrogateur : Que me parle-t-on de noms
supposés ! Jamais ces affaires d'adjudications ne se mettent que sous des
noms de valets, pour éviter aux intéressés les ennuis des démarches dans les
bureaux, les dangers de taxes arbitraires, suite ordinaire de ces sortes de
biens. Il n'y a rien en tout cela que d'innocent. Jamais je n'ai fait passer
mon intérêt avant celui du Roi. La
séance finit sans que cette fois personne répondit au salut de l'accusé. Les
commissaires se retirèrent avec des impressions diverses. Les uns trouvaient
que Foucquet avait montré trop d'impatience et même un air de hauteur ; les
autres, comme Voisin et Pussort, que l'interrogatoire était faible. Séguier
n'avait pas relevé les véritables difficultés. Ils laissaient voir un
découragement méprisant[42]. Le chancelier lui-même était
sans doute intérieurement très mécontent de lui ; car, le soir, il traita
Berryer de fripon, de coquin[43] ! Encore
une mauvaise journée pour les adversaires de l'accusé. Le
lendemain, un peu reposé, le président essaya de se reprendre aux branches,
revint à propos d'un petit détail sur l'affaire des cires, cita, par on dit,
des propos d'un gros épicier de Rouen, se fit encore battre par Foucquet.
Quelque 'bon ange l'avait sans doute averti d'être moins fier. Il se montra
plus calme, mais non moins net[44]. D'une question malheureuse le
président passa à une autre qui tourna au comique. Dans une audience
précédente, Séguier avait reproché à Foucquet de s'être servi du nom de Montrésor.
L'accusé, par discrétion, n'avait pas jugé bon de répondre ; mais Séguier,
mal inspiré, revenait à la charge. Qu'était-ce enfin qu'une pension de 6.000
livres promise par l'accusé à M. de Montrésor, prête-nom du surintendant dans
l'affaire du Marc d'or ? M. de
Montrésor, répliqua Foucquet, était un homme qui avait des amis, qui était
des miens, homme (l'esprit et de négociation. M. le Cardinal désira qu'on le
ménageât pendant les troubles. On lui promit une pension de 20.000 livres sur
des bénéfices ecclésiastiques. Marché conclu. De frondeur, Montrésor devint
mazarin, reçut 14.000 livres. L'orage passé, les 6.000 livres de pension
restant à paver furent oubliées aisément, non pas par Montrésor
toutefois, qui accablait le surintendant de sollicitations. C'est alors qu'on
trouva le biais d'une pension sur le Marc d'or, abandonnée depuis pour le
revenu d'une abbaye en Périgord. Cette dernière négociation avait-elle un
caractère simoniaque ? Foucquet ne se hasarderait pas à employer un si gros
mot. En somme, affaire de M. le Cardinal. Le
président avait son compte. Sans insister, il aborda la fameuse affaire des
octrois, qu'on a racontée en son temps et qui n'avait guère d'intérêt que par
la présence au traité d'un parent de Mine du Plessis-Bellière, le prieur de
Bruc. On n'avança pas beaucoup ce jour-là, Foucquet conservant cependant son
avantage. La prochaine audience fut fixée au mercredi suivant, à cause de la
fête de Sainte-Catherine. Séguier
avait exercé des fonctions moitié politiques, moitié judiciaires, vieillard
honnête à cette heure après fortune faite, marié à une femme acariâtre,
passant pour chercher, sous le nom de Pierrot, des consolations auprès des
grisettes[45]. À d'autres jours, il implorait
l'inspiration divine au pied des autels. Depuis trois mois, il avait fait
quatre pèlerinages au couvent de la Visitation Sainte-Marie, rue
Saint-Antoine. Le Bienheureux François de Sales lui avait obtenu des grâces
si particulières pendant sa dernière maladie, qu'il lui avait l'obligation de
sa santé. Il supplia la supérieure de faire prier pour lui toute la
communauté ; de lui montrer le cœur du Bienheureux. Mille écus d'aumône, si
l'on défère à son pieux désir. La relique est apportée à la grille. Séguier
se jette à genoux, reste un quart d'heure fondant en larmes, apostrophant ce
cœur : Ô cœur, donnez-moi une étincelle du
feu dont l'amour de Dieu vous a consumé ! C'était touchant ! La Mère supérieure, pleurant de
son côté, donne à ce fidèle si fervent de menues reliques de l'évêque.
Séguier ne les quitte plus. À quatre reprises, il paraît si touché du désir
de son salut, si rebuté de la Cour, si transporté de l'envie de se convertir,
qu'une plus fine que la supérieure y aurait été trompée. Sincère et bonne,
cette religieuse songea à Foucquet. Les Foucquet étaient bienfaiteurs de la
maison. Quatre des sœurs du surintendant appartenaient à l'Ordre, le
servaient et l'édifiaient à la fois. La prieure parla donc de leur frère
accusé à cet homme si pieux et qui allait être son juge. Il répondit comme
s'il ne regardait que Dieu seul. On ne le connaissait pas. On verrait. Il
ferait justice à l'accusé, selon Dieu et sans rien considérer que lui. Que
penser de cette conduite ? À quoi pouvait servir cette comédie ? Et, si ce
sentiment était sincère, comment accommoder tous les agissements du
chancelier avec ces belles paroles ? Voilà de
ces choses qu'il faut que le temps explique, car, par elles-mêmes, elles sont
obscures[46]. Cette
fois encore, le jeune roi se chargea de dissiper toute obscurité. Il fit
saisir au domicile de Gilles Foucquet tous les exemplaires des Défenses
qui s'y trouvèrent ; on jeta en prison les domestiques de Mine Foucquet, on
enleva une presse. Séguier fut mandé. Louis était très satisfait de son
application, mais il voulait que, pour abréger, on posât désormais à l'accusé
une simple question sur le fait en discussion, en moins de paroles que faire
se pourrait ; qu'on le laissât répondre tout ce qu'il voudrait[47], sans discuter. Le vieillard
comprit, obéit. Il interrogeait mal ; il n'interrogera plus : M. Foucquet, dit-il à Foucault et à Hotman, est
subtil et adroit. Il prend avantage de tout. Je vois bien qu'on ne tirera
rien de plus que ce qui se trouve au procès. Il sera bon de parler peu, de
trancher, dût-on imputer un échec, s'il arrive, au défaut de l'interrogatoire[48]. Dès le jour même, le
changement de manière était évident. Les naïfs pensèrent que Séguier,
converti, s'était dérobé aux obsessions de Berryer[49]. L'interrogatoire
sur le fait des octrois se résumait ainsi : Foucquet avait acquis une part
dans la régie de ces octrois, touché 60.000 livres par an pendant quatre ans,
sans même avoir payé le prix de son acquisition. Ces 60.000 livres
constituaient donc un pot-de-vin, une concussion. Mais non, répondait Foucquet, si je dois,
je payerai. Je puis avoir acquis des terres, en jouir, sans que le prix en
soit payé. Depuis lors, j'ai donné des valeurs en payement pour ces octrois. — Vous avez traité de droits sur le Roi ! disait le président. — Non, non, j'ai traité avec un particulier, qui lui-même
avait traité avec le Roi. Le Roi n'a pas d'action contre moi, mais contre le
particulier, qui est le contractant du Roi. En tout cas, rien en cela n'est
criminel, nihil de genere malorum[50]. Le
chancelier, visiblement désireux d'en finir : Il
est tard, dit-il, vous avez amplement expliqué vos défenses par vos
écritures. Cependant, si vous avez quelque chose à dire... Or, plus on lui mesurait le
temps, et plus Foucquet, que cette nouvelle méthode inquiétait, s'engageait
dans de longues explications. Séguier s'assoupit et sommeilla doucement. Les
juges se regardaient. Foucquet n'osait pas rire. Midi sonna, le bonhomme se
réveilla et leva la séance. A ce train-là, le procès pouvait durer indéfiniment[51]. En
regagnant sa prison, Foucquet eut une joie inattendue. Mme de Sévigné et
quelques dames s'étaient rendues dans une maison d'où l'on voyait dans
l'Arsenal et dans l'allée aboutissant à la première enceinte de la Bastille.
Elles étaient à la fenêtre, masquées. L'accusé revenait, tout rêveur. En
passant devant la maison, d'Artagnan, en brave homme qu'il était, lui fit
remarquer ces dames. Relevant la tête, il les salua avec cette mine souriante
qu'on lui avait toujours connue. À peine cette noble et charmante Sévigné
l'eut-elle aperçu qu'elle sentit ses jambes trembler, son cœur battre à n'en
pouvoir mais. Sa peine redoubla quand elle vit son pauvre ami disparaître
dans une petite porte, sorte de trou d'abîme. Si
vous saviez,
disait-elle[52], comme on est malheureux quand on a le cœur fait comme je l'ai ! Mais comme on est heureux quand
on a gagné l'amitié d'un pareil cœur ! A la
séance suivante, Séguier laissa encore échapper un mot malheureux. Foucquet
insistant pour être entendu sur tous les points qui paraîtraient obscurs : La Compagnie, répliqua le chancelier, a
considéré votre affaire, l'a examinée jusqu'aux moindres circonstances ; elle
a tout vu, tout pesé ; elle n'attend pas, pour former son jugement, vos
réponses à vous accusé. Elle y fera toutefois telles considérations que de
droit[53]. Foucquet s'expliquait de son
mieux ; mais on avait trouvé un sûr moyen pour couper court à ses défenses.
Mandé à onze heures et demie, on le congédiait à midi. Il s'en
plaignit devant d'Artagnan, laissant même entendre que si l’on continuait, il
interpellerait le président. D'Artagnan n'eut rien de plus pressé que
d'avertir le Roi, ou plutôt Colbert. Ce dernier, qui, malgré son indifférence
apparente, ne perdait pas de vue sa proie, sentit que le moment était venu
d'en finir. Par son
ordre, Foucault convoqua Hotman, les avocats Langlois et Gomont, Berryer
enfin, qui n'avait jamais cessé d'être l'homme de Colbert et qui déjà était
rentré en crédit près de Séguier[54]. Ces conciliabules secrets se
tenaient chez Chamillart. Discussion
très serrée. La situation fut examinée aux trois points de vue de Foucquet,
du chancelier, du public. On avait voulu non seulement accabler l'accusé,
mais le faire condamner par l'opinion ; l'opinion entendait juger aussi bien
les accusateurs que l'accusé. On posa
donc en fait qu'il ne suffisait pas que, du côté du Roi, les intentions
fussent justes et sincères ; encore fallait-il sauver les apparences, et à
cette heure plus que jamais. Il n'y avait pas à s'y méprendre. Le public
était favorable à Foucquet ; la plus grande partie des juges s'ouvraient en
sa faveur. Il semblait que la cause du Roi fût abandonnée Conclusion : ne pas
presser Foucquet pour ne pas lui donner lieu de crier à la persécution ; mais
profiter de sa disposition d'esprit pour hâter la marche du procès. Ce qui
affaiblissait l'accusation, c'était ce chancelier trop fatigué, s'entêtant à
interroger, d'autant plus qu'il devinait bien qu'on se défiait de ses moyens. Après
mûre délibération, cette Chambre occulte rendit son arrêt. Le Roi notifierait
à Séguier son intention que tout fût fini avant Noël. À cet effet, on
ouvrirait l'audience de bonne heure ; on poserait les questions sans
discuter, laissant l'accusé répondre, sans interruption et sans réplique.
Toutefois, à la prochaine séance, le chancelier agirait à l'accoutumée.
Foucquet ne manquera pas de se plaindre, et, dès le lendemain, on procédera
comme il était convenu, et en apparence sur la propre requête de l'accusé.
Ainsi, on satisfera du même coup Foucquet, le chancelier, le public et le
Roi. A peine
en possession de ce plan machiavélique, Colbert court au Roi, qui mande
aussitôt Séguier. Séguier
arrive. Louis répète sa leçon ; il est très content de la manière dont le
président interroge ; mais il faut abréger, laisser l'accusé parler, seul,
dans de longues séances. Le bonhomme, blessé dans son amour-propre, veut
prouver que sa méthode est bonne et son insistance fort utile. Le Roi, mal
préparé pour une discussion, appelle Colbert, et, après quatre paroles de ce
dernier, Séguier, président d'une Chambre de justice, se déclare prêt à
exécuter ce qu'il plaira au Roi d'ordonner. On ne
laissa pas refroidir son zèle. Le même
jour, sur les quatre heures, Foucault, Gomont, Berryer se rendent chez le
vieillard. Il les accueille avec quelque
émotion et reproche, comme d'une partie faite. Il obéira toutefois, mais il prévoit de grands
inconvénients. Enfin, dès le lendemain neuf heures, il appliquera les
nouveaux ordres. Le
chancelier était si ému, que Foucault, inquiet, jugea prudent de prévenir
Colbert, qui, dès huit heures du matin, prit ses mesures pour faire exécuter
par Séguier le plan arrêté la veille dans le conseil secret. La
séance du 15 décembre commença seulement à neuf heures et demie ; on perdit
d'abord volontairement plus d'une heure à lire des pièces, et l'accusé ne fut
introduit que sur les onze heures[55]. La
première question porta sur les prêts faits au Roi. Foucquet répondit fort
bien ; il eut même de beaux mouvements oratoires. En 1658, le Cardinal m'écrivit une lettre pleine de termes
de reconnaissance. Il seroit le plus lâche des hommes si, m'étant engagé à sa
prière, il souffroit, lui étant au pouvoir, que ma familles[56] perdit
un teston ; si elle éprouvoit le moindre préjudice des services que j'avois rendus
au Roi. Cependant, ses généreux successeurs me font, sans scrupule, un crime
de mes actions les plus méritoires. Il y a plus, le Roi lui-même m'a fait
l'honneur de me remercier, et, je me souviens encore de cette circonstance,
auprès de la fenêtre de la chambre de M. le Cardinal. C'est tout ce que j'ai
à dire sur ce sujet. Comme
toujours, quand il en appelait aux paroles du prince, l'accusé montrait
autant de réserve que de précision. Séguier, passant aussitôt à d'autres
menus chefs d'accusation, lisait les notes qu'on lui avait remises[57], sans questionner, sans
répliquer. Foucquet alors, comme on l'avait prévu, pria le chancelier de
l'interroger sur toutes les accusations qu'on voudrait relever contre lui ;
il semblait qu'on ne voulût pas lui donner lieu d'éclaircir toutes les
difficultés. Au commencement, on le faisait entrer avant neuf heures, et, à
présent, après onze heures[58]. Le
malheureux tombait dans le piège tendu par ses ennemis. Aussitôt, Séguier
déclare qu'il faut enlever à l'accusé tout prétexte de plainte, et ordonne à
d'Artagnan d'amener son prisonnier dès neuf heures du matin. Le
lendemain, le chancelier, sans même dire à la Chambre de quoi il s'agissait,
prend son mémoire, interroge l'accusé sur divers points. Le plus important
était le prétendu détournement de six millions. Foucquet, comme on l'a vu par
ses défenses, avait la partie belle ; il parla deux heures un quart, sans
s'émouvoir, sans s'embarrasser, sans être interrompu qu'une seule fois[59]. Cette réserve entrait dans le
plan de l'accusation ; mais l'accusé montra qu'il n'en était pas dupe.
Décidément Mme de Sévigné avait raison. Quelque bon ange avertissait ce
malheureux. Au cours de la séance, il déclara qu'il avait encore beaucoup
d'éclaircissements à donner et de productions à représenter ; mais le Roi
paraissant désirer la fin du procès, il ferait de sa part ce qu'il pourrait
pour l'avancer. C'était le seul service qu'il pût rendre en l'état où on
l'avait réduit[60]. A la
séance suivante, il renouvelle sa déclaration. Le Roi désire qu'on avance le
procès ; il faut le satisfaire[61]. Séguier affecte de ne pas
comprendre. L'accusé retiré, Pussort, se levant impétueusement, s'écrie : Dieu merci, on ne se plaindra pas qu'on ne l'ait laissé
parler tout son saoul !
— Que dire de ces paroles ? ne sont-elles pas
d'un bon juge ?[62] Cette violence produisit un
effet tout contraire à l'intention de Pussort. Plusieurs commissaires ne
dissimulaient pas leur admiration pour Foucquet. Il faut avouer, disait Renard, que cet homme
est incomparable ! Il n'a jamais si bien parlé dans le Parlement. Il se
possède mieux qu'il n'a jamais fait ![63] Poursuivi
dans ces conditions, l'interrogatoire n'était plus qu'une formalité. Le
mercredi 3 décembre, Foucquet reconnut qu'il avait fait des dépenses
excessives. C'était un tort ; mais jamais les deniers du Roi n'étaient entrés
dans ses dépenses particulières. Il rappela, ce qui était la vérité, qu'il
avait dû souvent recevoir le Roi, les reines d'Angleterre et de Suède, tenir
table à Vincennes pendant plusieurs jours chaque année, au départ ou au
retour des voyages, au lieu et place du Cardinal, qui avait toujours expédié
en avant ou laissé en arrière ses officiers de bouche. Ces dépenses, pour
être excessives, ne constituent pas un crime[64]. Il avait voulu faire plaisir, et n'était pas de l'humeur de ses ennemis,
gens durs et n'obligeant jamais personne[65]. Le
jeudi 4 décembre était le jour fixé pour la clôture de l'interrogatoire.
Foucquet se présenta avec une contenance fort humble. Le chancelier avait
aussi préparé ses effets. Vous êtes accusé
par le procureur général du crime de lèse-majesté ! Et il lut un mémoire de
Chamillart sur l'écrit trouvé à Saint-Mandé. Puis : Cet écrit est si considérable dans toutes ses parties,
qu'il est à propos de le lire à l'accusé ! Greffier, prenez le projet et
lisez-le ! A ce
moment, Foucquet commence à s'impatienter. Alors, il fallait lire aussi ses
défenses ! II était inouï qu'on eût imprimé une pareille pièce ! Mais Séguier
insiste. Le greffier Foucault commence la lecture d'une voix si mal assurée,
que Séguier est obligé de l'aider à chaque ligne[66]. L'accusé, pendant cette espèce
de torture morale, tenait ses yeux attachés sur un crucifix placé devant lui,
au-dessus du bureau du président. La
lecture achevée : Monsieur, dit-il, je crois que vous ne pouvez rien tirer de ce papier, si ce
n'est me couvrir de beaucoup de confusion. Rien n'en donne plus aux hommes
que de mettre leurs folies devant les yeux. C'en est une grande, je l'avoue,
d'avoir composé cet écrit, que vous vous êtes donné la satisfaction de faire
lire[67]. Séguier
proteste. C'est le procureur général qui considère cette pièce comme la plus importante du procès[68]. Vous venez de l'entendre, vous avez pu voir par-là que
cette grande passion pour l'État, dont vous nous avez parlé tant de fois, n'a
pas été si considérable que vous n'ayez pensé à le brouiller d'un bout à
l'autre. Séguier
finit eu énumérant longuement les circonstances aggravantes. Foucquet,
qui ne perdait jamais de vue sa procédure, conteste, cette dernière fois, la
compétence de la Chambre de justice en cette matière ; puis, venant au fond :
Monsieur, ce sont des pensées creuses et
imparfaites, venues dans le fort du désespoir où me jettoit parfois la
conduite de M. le Cardinal, principalement lorsqu'après avoir contribué plus
que personne à son retour en France, je me vis payé d'une si noire
ingratitude. Mon malheur est de n'avoir pas brûlé ce misérable papier,
tellement sorti de ma mémoire que j'ai été deux ans sans y penser, sans
croire que je l'avois encore. Quoi qu'il en soit, je le désavoue et je vous
supplie de croire que ma passion pour la personne et pour le service du Roi
n'en a pas été diminuée. Ce
discours faisait tant d'impression que Séguier, malgré l'ordre du prince et
la méthode adoptée, crut devoir interrompre. Cela
est bien difficile à croire quand on trouve une pensée opiniâtre exprimée à
plusieurs reprises. A ce
coup, la colère s'empare de l'accusé : Monsieur,
dans tous les temps, même au péril de ma vie, je n'ai jamais abandonné la
personne du Roi ; mais ce qu'on peut dire attaquer la couronne, c'est se
trouver à la tête du conseil des ennemis du prince, c'est faire livrer par
son gendre des passages aux Espagnols et les faire pénétrer au cœur du
Royaume. C'est cela qui se peut appeler un grand crime d'État ! Séguier,
devant cette évocation de sa traîtresse conduite en 1652, ne savait plus où
se mettre. Et moi, reprit Foucquet, qui ai
toujours servi, on va chercher jusqu'à mes pensées pour m'en faire des crimes
et me poursuivre à mort. C'est Colbert, par ses calomnies, qui pousse le Roi
à cette extrémité. À la façon dont on me poursuit, il semble que ce soit un
intérêt d'État que d'abandonner tout pour perdre l'ennemi de Colbert. Un peu
soulagé par cette explosion de colère, il revient sur sa défense, la présente
complète, lumineuse. Séguier, pour reprendre quelque avantage, énumère de
nouveau les projets contenus dans l'écrit. Tout
cela est mal,
répète l'accusé ; mais non de la qualité
d'introduire les ennemis en France. Et il recommence encore sa charge contre le chancelier, qui
n'avait plus besoin des ordres du Roi pour rester silencieux. Il étoit sans exemple qu'on eût relevé et poursuivi une
pensée ; il n'appartenoit qu'au tribunal de Dieu d'en connaître ; pour lui,
il n'avoit même jamais eu de volonté formée, et il ne s'en accuseroit jamais
devant Dieu. C'est ce qu'il pouvoit dire de plus exprès. Étrange
conspirateur, ajoutait-il, qui s'applique à fortifier le pouvoir contre
lequel il est censé conspirer, qui ne donne aucun ordre à ses gouverneurs que
d'obéir au Roi ! Étrange crime d'État, dont on ne veut faire aucune instruction
publique, parce que toutes les recherches secrètes n'ont rien fourni qu'à
l'avantage de l'accusé ; crime qu'on ne vise pas dans la constitution de la
Chambre qui doit en connaître ! Qu'a-t-on voulu, si ce n'est enlever l'accusé
à ses juges naturels ? J'aurois encore
beaucoup à dire contre les méchants desseins, contre les complots formés pour
me perdre, complots dont la révélation m'a porté à cette colère. Je pourrois
nommer un évêque, qui m'est venu prévenir que j'avois rendu de trop grands
services, que j'avois donné de la jalousie. Je pourrois le nommer ; mais je
veux ménager les personnes et épargner les noms, à moins qu'il ne plaise au
Roi de les connaître. Le prélat dont je parle ne me désavouera pas ! À la fin, revenant à
l'accusation de crime de lèse-majesté, l'accusé, s'adressant au crucifix
placé devant ses yeux, le prit à témoin de la vérité de ses réponses, et cela
avec tant d'énergie, que la plupart des juges en étaient touchés[69]. Foucquet
a fini. Séguier garde le silence, n'interrogeant même pas sur le point le
plus important, sur les faits allégués comme constituant un commencement
d'exécution du projet[70]. Ce juge, si cruellement mis
sur la sellette par l'accusé, aurait voulu déjà voir l'audience finie ! Foucquet
aussi souhaitait d'en finir ; mais entre le juge qui va condamner et
l'accusé, si résolu qu'il soit, dont on va prononcer la condamnation, grande
est la différence. Foucquet,
effrayé par ce silence, demande à ce président si loquace hier et qui à cette
heure présidait comme un muet, si c'est la dernière fois qu'il doit répondre.
Séguier se décide à lui dire qu'il croit que oui. Alors, l'infortuné supplie
la Chambre de lui permettre de donner encore quelques éclaircissements. Un
point le touche dans sa délicatesse, celui de ses dépenses. Évidemment,
toutes les accusations de péculat, pour pensions prises, pour droits achetés
à vil prix, pour les six millions détournés, il les tient pour nulles ou
réfutées ; niais ses dépenses si grandes, son luxe, son faste, ses
prodigalités indéniables, avouées par lui-même, a-t-il pu s'y livrer sans
avoir volé ? C'est ce qu'il conteste. Il démontrera que ses prodigalités les
plus folles n'ont pas excédé ses recettes légitimes. Je m'offre à faire voir que je n'en ai fait aucune que je
n'aie pu faire, soit par mes revenus, dont M. le Cardinal avoit connoissance,
soit par mes appointements, soit par le bien de ma femme. Si je ne prouve ce que
je dis, je consens d'être traité aussi mal qu'on le peut imaginer. Il
demande justice ; il y va de l'honneur d'une Chambre composée d'officiers
tirés des premières compagnies du royaume, de ne pas dissimuler les
calomnies, les suppositions de pièces, les subornations de témoins ; justice
sera faite, il l'espère, de toutes ces abominations. Arrêter un homme, et
cependant lui voler ses papiers, c'est commettre un assassinat. On ne peut
douter que ce ne soit M. Colbert qui ait prévenu le Roi par ses calomnies,
qui ait pris et trié ses papiers, produit des pièces qui ne pouvaient se
trouver dans ses inventaires. Il y en a eu de faites à plaisir. Je nommerai ceux qui les ont écrites ! Foucquet enfin, en honnête
homme, déclare encore que ces prétendus
billets des dames sont
d'infâmes suppositions, des faux avérés, la plus noire invention de la haine
de ses ennemis. Ce qui
lui fait horreur, c'est la conduite du procureur général protégeant des faux
témoins, leur communiquant les défenses de l'accusé, allusion à la honteuse
conduite de Chamillart. Après tant de preuves
de tant de crimes commis pour me perdre, la Chambre ne pourra s'empêcher de
signaler sa justice par une punition exemplaire de mes ennemis. J'avois
présenté une requête pour être autorisé à informer contre eux ; on a évoqué
ma requête, par autorité, mais qu'au moins exemple soit fait de ces faux
témoins ! Rien ne peut causer plus de scandale que leur impunité ![71] Midi
sonne. Foucquet s'arrête. Séguier se hâte de l'inviter à se retirer, ce qu'il
fait en saluant toute la compagnie à son ordinaire, marchant droit, ferme et
grave[72]. Si quelque colère l'avait
saisi au cours de cette suprême audience, la chaleur en tomba aussi vite, et,
dès sa rentrée à la prison, l'accusé avait repris toute sa sérénité. Le
lendemain matin, d'Artagnan, voulant observer sa contenance, ouvrit sa porte
sans bruit, entra dans sa chambre par surprise dès huit heures du matin. Il
le trouva au coin du feu, lisant un livre de prières. Comme il s'étonnait de
le voir si peu affairé, sans plume, sans papier : Je suis valet à louer, répondit simplement Foucquet, je
n'ai plus rien à faire qu'à prier Dieu et à attendre le jugement. Quel qu'il
soit, je le recevrai avec cette même tranquillité d'esprit. Je suis résolu et
préparé à tout[73]. Les juges étaient plus inquiets et plus troublés que l'accusé. |
[1]
Ces conclusions ont été publiées dans les Défenses de FOUCQUET, t. XVI, p.
339. Cf. ORMESSON,
Journal, t. II, p. 240 ; FOUCAULT, Extraits sommaires. Ajoutant
M. de Chamillart que l'accusé fut déclaré atteint et convaincu du crime de
lèse-majesté. Cf. Bibl. nat., ms. fr., 7628. Premier cahier de
l'interrogatoire passé par M. N. Foucquet, ministre d'Estat, ex-surintendant
des finances de France, sur la sellette, à l'Arsenal.
[2]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 240 ; FOUCAULT,
Extraits sommaires (ms. V. de Colbert, 237), t. X, f° 2 ; Bibl. nat.,
ms. fr., 7628.
[3]
On aurait peine à croire à ces détournements de pièces, à ces falsifications, à
ces suppressions commises par des hommes en grande situation, par des
conseillers d'État, si l'on n'en avait malheureusement des exemples sous les
yeux. Il n'y a pas longtemps qu'un acte signé par un chef de gouvernement a si
bien disparu qu'on a pu en révoquer l'existence en doute. Ce qu'il y a de plus
triste, c'est que ces imitateurs de Colbert ne sont pas des Colbert.
[4]
Défenses, t. XVI, p. 335. Récit contemporain fait peu de jours après le
jugement.
[5]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 2. M. Ravaisson dit que l'accusé s'excusa de ne pas
paraître en habit. Il omet le mot décent, qui se trouve dans le ms. fr., 7628.
Cf. ORMESSON, Journal,
t. II, p. 243.
[6]
FOUCAULT, Extraits
sommaires (ms. Ve de Colbert, 236), t. IX, f° 9 v° ; Archives de la
Bastille, t. II, p. 235 ; ORMESSON, Journal, t. II, p. 244.
[7]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. IX, f° 12.
[8]
Le récit d'Olivier d'Ormesson (t. II, p. 244) et celui de Foucault diffèrent
assez sensiblement. Le dernier cache, tant qu'il peut, les défaillances du
chancelier et quelquefois ses injustices.
[9]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. IX, f° 12 v°.
[10]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 245.
[11]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 245. Foucault a omis tous ces détails caractéristiques.
[12]
Bibl. nat., ms. fr., 7628, f° 21. Première rédaction des Extraits sommaires
de Foucault.
[13]
Bibl. nat., ms. fr., 7628, f° 22.
[14]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 110 ; Archives de la Bastille, t. II, p. 208. Cf. un curieux billet
de Mlle de Scudéry, publié par MATTER, Lettres et pièces curieuses, p. 24. Paris, 1846.
[15]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 247, ms. fr., 7628, f° 22. Cf. le Livre abominable, t. I, p.
38.
[16]
FOUCAULT, Extraits
sommaires ; ms. fr., 7628, f° 23 v°.
[17]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 33 ; ORMESSON, Journal, t. II, p. 247.
[18]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. IX, f° 37.
[19]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. IX, f° 41 v°. Dans les Archives de la Bastille, on a
imprimé le sel de Charente par erreur.
[20]
V. Bibl. nat., ms. fr., 7621, f° 321. Notes pour interroger Foucquet.
[21]
Je rétablis ici ce texte édité fautivement dans les Archives de la Bastille,
t. II, p. 271.
[22]
Ravaisson imprime par erreur le commerce.
[23]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 248.
[24]
SÉVIGNÉ, lettre
du 18 novembre 1664, édit. Regnier, t. I, p. 440.
[25]
SÉVIGNÉ, Lettres,
t. I, p. 442.
[26]
ORMESSON, Journal,
t. 11, p. 246.
[27]
SÉVIGNÉ, Lettres,
t. I, p. 441.
[28]
SÉVIGNÉ, Lettres,
t. I, p. 440.
[29]
SÉVIGNÉ, lettre
du 20 novembre 1664, t. I, p. 443. Ce qui est
admirable, c'est le bruit que tout le monde fait de cet emplâtre, disant que
c'est une sainte que Mme Foucquet et qu'elle peut faire des miracles. —
L'éditeur donne l'an 1665 comme date de l'édition du recueil des recettes de
Mme Foucquet, c'est une erreur. — Foucault, dans ses notes intimes, a résumé
l'état de l'opinion : Le bruit courait dans Paris que
l'emplâtre de Mme Foucquet avait guéri la Reine. Archives de la
Bastille, t. II, p. 297.
[30]
Elle n'est pas nommée, mais quelle autre aurait pu agir avec ce courage ? Cf. le
Livre abominable, t. II, p. 72.
[31]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 251. Ormesson est très affirmatif sur l'effet du remède, mais il
tenait ses renseignements de Mme de Sévigné, comme cette dernière tenait de lui
tout ce qu'elle raconte du procès.
[32]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 48 v°.
[33]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 50.
[34]
Il y a dans le ms., f° 51 v° : a on sans t euphonique. Dans les Archives de la Bastille,
t. II, p. 282, on a imprimé : on a, ce
qui fausse le sens.
[35]
Ms fr., 7228, f° 135, 138.
[36]
M. Ravaisson a imprimé par erreur grave
au lieu de gaie. Archives de la
Bastille, t. II, p. 288.
[37]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 250. SÉVIGNÉ,
lettre du 20 novembre 1664, t. I, p. 443.
[38]
Archives de la Bastille, t. II, p. 288. Comparez le ms. du procès
Foucquet, de l'Arsenal, avec celui de la Bibl. nat., rédaction revue pour être
remise à Colbert. V. aussi, Bibl. nat., ms. fr., 7628, f° 137.
[39]
M. Ravaisson a supprimé ces mots concernant les octrois. Notons encore que
Foucault n'a pas cru devoir maintenir dans la copie préparée pour Colbert la
mention de cette exclusion méprisante pour Séguier, Colbert et Pussort.
[40]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 56. M. Ravaisson, Archives de la Bastille, t.
II, p. 287, a supprimé ce passage important : l'un
attaquant l'accusé, l'autre le soustenant. M. Chéruel n'a pas commis
cette faute. ORMESSON,
Journal, t. II, p. 252.
[41]
Le goujat, soldat du dernier rang.
[42]
V. FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 56 à 63 ; ms.fr., 7628, f° 161 ; Archives de la
Bastille, loc. cit. ; ORMESSON, Journal, t. II, p. 252 ; SÉVIGNÉ, lettre du 21
novembre, t. I, p. 445.
[43]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 252. V. SÉVIGNÉ,
lettre du 21 novembre.
[44]
Il serait fastidieux d'entrer dans tous les détails. Notons seulement qu'un
compte de 13.000 livres et un autre de 15.000 livres sont portés à tort à
130.000 et à 150.000 livres dans les Archives de la Bastille, t. II, p.
297. Cf. FOUCAULT,
Extraits sommaires, t. X, f° 65.
[45]
V. le Livre abominable, t. I, p. 111, et SÉVIGNÉ, lettre du 24 novembre 1664.
[46]
SÉVIGNÉ, lettre
du 24 novembre 1664.
[47]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 75 ; ms. 7628, f° 189. Foucault donne à l'audience la
date du mardi 25 novembre ; le ms. 7628, celle du lundi 25.
[48]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 80. Cf. ms. 7628, f° 204 v° ; Archives de la
Bastille, t. II, p. 314 ; ORMESSON, Journal, t. II, p. 252.
[49]
SÉVIGNÉ, lettre
du 24 novembre 1664.
[50]
FOUCAULT, Extraies
sommaires, t. X, f° 84, 85.
[51]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 254 ; SÉVIGNÉ,
lettres des 21, 26 et 27 novembre. Mme de Sévigné et Olivier d'Ormesson parlent
d'un endroit glissant où Foucquet risqua de se compromettre et où on aurait pu
l'embarrasser. J'ai vainement cherché ce passage, qui ne parait avoir été
qu'une négligence dans la forme des actes, comme tout ce qu'on trouve dans ce
procès financier, qui n'était qu'un prétexte.
[52]
SÉVIGNÉ, lettre
du 27 novembre 1664.
[53]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 88.
[54]
Le nom de Berryer ne se trouve pas dans les Extraits sommaires de FOUCAULT, qui n'aura
pas osé mentionner la présence de ce coquin. Mais sa présence est constatée par
le Journal de GOMONT. Il est nommé dans le ms.7828. On a de ce conciliabule
deux récits très curieux, l'un donné par Gomont, l'autre par Foucault. V. Archives
de la Bastille, t. II, p. 331.
[55]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 94 v°.
[56]
M. Ravaisson a imprimé fille au lieu de famille. Archives de la Bastille, t. II,
p. 339. V. FOUCAULT,
Extraits sommaires, t. X, f° 98.
[57]
Quelques-unes de ces notes sont conservées dans le ms. fr. 7828 de la Bibl.
nat.
[58]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 253 ; FOUCAULT,
Extraits sommaires, t. X, f° 94 v° ; Archives de la Bastille, t.
II, p. 334.
[59]
ORMESSON, Journal
t, t. II, p. 260.
[60]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 103.
[61]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 120.
[62]
SÉVIGNÉ, lettres
des 2 et 3 décembre.
[63]
SÉVIGNÉ, lettres
des 2 et 3 décembre.
[64]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 129 ; Archives de la Bastille, t. II, p. 371.
[65]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 261.
[66]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 262.
[67]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 134 ; SÉVIGNÉ, lettre du 4 décembre.
[68]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 134.
[69]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 264.
[70]
Relation de ce qui s'est passé dans la Chambre de justice au jugement de M.
Foucquet, 1664. Défenses, t. XVI, p. 335, 337.
[71]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, f° 146.
[72]
Foucault, dans sa seconde rédaction pour Colbert, a remplacé les mots avec gravité par ceux avec
bruit.
[73]
FOUCAULT, Extraits
sommaires, t. X, p. 146. Cf. ms. 7828, f° 409 ; le Livre abominable,
t. II, p. 128.