NICOLAS FOUCQUET

SIXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE VIII. — FOUCQUET DANS LE DONJON DE MORET.

LE ROI RESTREINT LA LIBERTÉ DE SON CONSEIL. — SES REQUÊTES SUR CE SUJET. — IL ACCUSE COLBERT DE FAUX ET DE SOUSTRACTION DE PAPIERS. — IL EST DE NOUVEAU TRANSFÉRÉ À LA BASTILLE. — SON ENTREVUE AVEC SA FEMME ET SES ENFANTS. — IL RÉCUSE VOISIN ET PUSSORT. — LOUIS XIV FAIT JUGER PAR SON CONSEIL LES REQUÊTES DE FOUCQUET CONTRE COLBERT. ACTIVITÉ DE FOUCQUET. — LES IRRÉGULARITÉS DU PROCÈS DEVIENNENT DE PLUS EN PLUS ÉVIDENTES. (Août-octobre 1664.)

 

 

Malgré sa devise Stat Spes, l'histoire contemporaine de Moret ne laissait pas de rappeler à l'esprit les vicissitudes humaines. Là était morte, à peu près aveugle, mal servie, empoisonnée par l'erreur d'un apothicaire, la belle Jacqueline de Bueil, dont le fils, Antoine de Bourbon, bâtard royal, blessé à Castelnaudary, avait subitement disparu, sans qu'on eût jamais su s'il était mort ou vivant[1]. Le domaine, confisqué par Richelieu, puis restitué moins le château sans doute, était alors possédé par François-René du Bec-Crespin, marquis de Vardes, à qui l'exemple de Foucquet n'avait pas profité. L'imprudent, pour avoir essayé d'ouvrir les yeux de la Reine sur l'intrigue amoureuse de Louis XIV et de Louise de La Vallière, avait été exilé à Aigues-Mortes.

Moret, au surplus, était une petite ville très bien située. De la grosse tour, on jouissait d'une vue admirable. Au pied, la douce et limpide rivière du Loing, de vertes prairies ; de l'autre côté, l'église, les remparts, et au loin les nobles horizons de la forêt de Fontainebleau. Mais il faut croire qu'il n'y a pas de belle prison, ou qu'on s'arrangea de façon à borner la vue du prisonnier. Foucquet, à peine installé, protesta contre sa translation et le nouveau régime de police qui lui était imposé.

Aux yeux de ses avocats, Auzanet et Lhoste, ce déplacement n'avait d'autre cause que le désir de priver l'accusé de leurs secours. On n'ignorait pas que Foucquet rédigeait seul ses mémoires, et que ces jurisconsultes n'étaient appelés qu'à titre de consultants et pour la prudence. Mais cette prudence gênait. On voulait voir si les corps lassez et abattuz de vieillesse de deux hommes, dont les années jointes ensemble font presque cent cinquante ans, pourroient résister aux fatigues et aux incommodités, comme leur vertu avoit résisté à la crainte et à la faveur nouvelle[2]. S'arrêteraient-ils à leurs maisons, à leurs proches, à leurs affaires ? Sans hésiter, ces braves gens, honneur du barreau de Paris, entreprennent ce voyage fatigant, arrivent à Moret, un jour à peine après leur client, ils se présentent au château, on les ajourne au 1er juillet. Sans se rebuter, ils reviennent au jour dit. Alors, d'Artagnan leur communique un ordre nouveau. Les avocats ne seront reçus que deux fois par semaine, le mardi et le vendredi. Or, le l'r juillet tombant un mercredi, pas de conférence possible avant le vendredi. De plus, on devra parler assez haut pour que d'Artagnan puisse tout entendre[3]. Auzanet et Lhoste refusent de subir ces odieuses restrictions.

Aussitôt, Foucquet écrit tout d'un trait une requête énergique. Le Roi a autorisé une défense libre. On a rapporté au prince mille faussetés, on a exilé Jannart, conseil de la femme du prisonnier[4]. Au contraire, ses ennemis confèrent avec trois personnes infâmes, condamnées à mort pour crimes atroces, et qu'on veut faire parler contre l'accusé. Des magistrats ont eu part à ces sales négociations. Par bonheur, on a trouvé pour obstacle certaines testes d'uni héroïque vertu. Alors, on fait tout pour les éloigner. Et Foucquet raconte le traitement infligé aux courageux vieillards, ses dignes avocats. Quant à lui, on l'a enfermé dans une cinquième prison, plus loin de ses juges, mais non plus éloigné de Dieu, protecteur des affligés, son seul recours.

 

Le 6 juillet, madame Foucquet, qui avait suivi son mari, se rendit à Fontainebleau et remit cette requête à d'Ormesson. Depuis quatre jours, Berryer et Foucault avaient annoncé cette remise au rapporteur en lui conseillant de transmettre ce document au Roi. Le rapporteur ne répliqua rien à cette belle instruction[5]. Il n'en était pas plus rassuré. L'état d'esprit des commissaires l'inquiétait. Depuis l'arrivée à Fontainebleau, on avait jugé, en manière de passe-temps, deux sergents de Dourdan. Le procureur général n'avait conclu qu'aux galères. Pourtant, ces pauvres diables avaient failli perdre la vie. Pussort plaisanta messieurs du Parlement, et cinq ou six juges opinèrent pour la mort.

La requête lue, Séguier prit la parole. Il n'y avait pas d'apparence que M. d'Artagnan eût rien fait sans ordre du Roi. Certes, la Chambre ne voudrait pas délibérer. Il fallait donc voir le Roi. Les rapporteurs seraient les bienvenus. Ormesson objectait, sans qu'on demandât son avis, qu'en bonne règle, c'était au procureur général à prendre ce soin. Le Roi désire qu'il soit fait comme j'ai dit, répliqua Séguier. — Il le faut donc faire, comme le Roi le désire, ajouta Nesmond. — Le devoir de la Chambre est de rendre ce respect au Roi, conclut Séguier. Il n'y a pas lieu de délibérer. — Et la chose demeura ainsi, sans qu'aucun parlât[6].

D'Artagnan, en effet, n'avait agi que par ordre du Roi, ordre qui s'était d'ailleurs croisé avec une demande dans le même sens adressée par Chamillart. C'était un retour général à la rigueur. Le jeune prince montrait de plus en plus son génie despotique. Il ne se cachait plus, se promenant publiquement avec La Vallière, maîtresse reconnue. Il chassait Mme de Navailles qui lui avait défendu l'accès aux chambres des filles d'honneur de la Reine. La Cour, complaisante, s'inclinait devant ce régime à la turque. Séguier affirmait que les rapporteurs de la Chambre seraient les bienvenus au palais. On les y reçut au contraire très sommairement, en les ajournant au lendemain. Le lendemain, après réflexion, Louis, assisté de Colbert et de Lionne, leur donna audience dans son cabinet de l'oval 2[7].

Lorsque je trouvai bon, leur dit-il sèchement, que M. Foucquet eust un conseil libre, j'ai cru que son procès dureroit peu de temps ; mais il y a plus de deux ans qu'il est commencé, et je souhaite extresmement qu'il finisse. Il y va de ma réputation. Ce n'est pas que ce soit une affaire de grande conséquence ; au contraire, je la considère comme une affaire de rien ; mais dans les pays estrangers, où j'ay intérest que ma puissance soit bien establie, l'on croiroit qu'elle ne seroit pas grande, si je ne pouvois venir à bout de faire terminer une affaire de cette qualité contre un misérable. Je ne veux que la justice ; mais je souhaite voir la firr de cette affaire, de quelque manière que ce soit. Quand la Chambre a cessé d'entrer et qu'il a fallu transférer M. Foucquet à Moret, j'ai dit à d'Artagnan de ne plus luy laisser parler les avocats, parce que je ne voulois pas qu'il fust averti du jour de son despart. Depuis qu'il a esté à Moret, je luv av dit de ne les laisser communiquer avec luv que deux fois la semaine et en sa présence, parce que je ne veux pas que ce conseil soit éternel. J'ay sçu que les avocats avoient excédé leur fonction, porté et reporté des paquets et tenu un autre conseil au dehors, quoyqu'ils s'en deffendent fort. Et puis, dans ce projet, par lequel il vouloit bouleverser I'Estat, il doit faire enlever le procès et les rapporteurs. C'est ce qui m'a fait donner cet ordre, et je crois que la Chambre y ajoutera. Je m'en remets, néant-moins, à ce qu'elle fera sur la requeste de M. Foucquet, et si elle voudra y mettre quelqu'un de sa part. Je ne veux que la justice ; et, sur tout cela, je prends garde à tout ce que je vous dis ; car, quand il est question de la vie d'un homme, je ne veux pas dire une parole de trop. C'était pourtant en prononcer une bien grave que de signaler comme possible la peine capitale. La Chambre, donc, reprit Louis XIV, ordonnera ce qu'elle trouvera à propos. J'aimais pu vous dire mes intentions dès hyer ; mais j'ay voulu voir la requeste, et je me la suis fait lire avec application ; on est bien ayse de sçavoir ce qu'on a à dire. Je vous rends la requeste, afin que la Chambre y délibère'[8].

Évidemment, on avait fait la leçon au prince. Un instant il demeura court, s'arréta pour rappeler sa mémoire. J'ay perdu ce que je voulois dire ! Puis, ne retrouvant pas le fil du discours : Cela est fâcheux, reprit-il ; en ces affaires, il est bon de ne rien dire que ce qu'on a pensé[9].

Quelle était la pensée de ce jeune Roi, très dissimulé ? Le Tellier ne cessait de répéter à Olivier d'Ormesson qu'il ne devait rien faire contre sa conscience, tout en prenant garde de ne rien gaster, et que aux choses indifférentes, il falloit estre facile et sçavoir se conduire[10]. Le rapporteur, un peu troublé par ces conseils ambigus, en convenait. Si l'arrêt était à faire, on ordonnerait la présence de d'Artagnan. Le conseil ne pouvait être perpétuel, on lui prescrirait un terme. Son rapport à la Chambre fut très exact (9 juillet) ; il n'y retrancha que deux petits mots du prince, qui paraissoient durs et inutiles.

Chamillart ne prit pas tant de précautions (10 juillet). Le Roi l'avait fait appeler, ne demandait que justice et néanmoins n'avait pu encore l'obtenir. C'étaient précisément les deux petits mots que l'honnête Ormesson trouvait trop durs et qui blessèrent plusieurs commissaires. Après de longues tirades sur le droit romain, sur les procès du chancelier Poyet, de M. de Chenailles, de Bonnesson, le procureur général conclut à ce que Foucquet communiquât avec ses conseils le mardi et le vendredi au matin, en présence de d'Artagnan et de Foucault.

Ce triste magistrat retiré, la véritable discussion commença. Ormesson posa en principe que le Roi, en renvoyant la requête, faisait connaître qu'il préférait les règles de la justice à ses ordres. Foucquet avait pour lui l'arrêt, l'exécution, la faveur due aux accusés ; contre lui, la loi, l'usage du Parlement, les précédents. À son avis, on devait obéir à l'ordre du Roi, en ajoutant le droit pour Foucquet de consulter ses avocats chaque fois qu'on lui signifierait un acte de procédure. D'Artagnan assisterait aux consultations, mais pas le greffier.

Une fois de plus, on constata l'incohérence des idées des commissaires. Suivant Pussort, il ne fallait pas faire d'antithèses entre les ordres du Roi et la justice. C'était même chose, personne n'en devait douter. Masnau, Renard, furent d'avis, au contraire, d'adresser des remontrances au Roi. Séguier se récrie, Masnau change d'avis. Le plus sensé fut cette fois encore Catinat. Pourquoi modifier les décisions antérieures ? Les avocats n'avaient rien fait de contraire à leur devoir, mais donné bien des avis utiles. Par exemple, on avoit cru que l'affaire des six millions estoit un grand crime, et cependant elle estoit éclairée[11]. Séguier se hâte d'interrompre Catinat, comme sortant du sujet. Voisin prétend que les six millions ont été détournés. Il parlait avec un tel emportement, que le chancelier lui-même en souffrait, sans l'interrompre pourtant, bien que, dans sa colère haineuse, Voisin eût laissé échapper d'étranges aveux : La Chambre n'avoit esté establie que pour M. Foucquet, et cependant elle n'avoit encore rien fait. Foucquet, homme d'intrigues, cherchait à profiter de l'émotion des rentiers. Le Roi le savait.

Au milieu de ces emportés, les modérés disparaissaient. Besnard insinua que bien entendu M. d'Artagnan n'entreroit pas en tiers et se tiendroit escarté. — Alors, sa présence sera inutile, interrompit Pussort. En fin de compte, l'avis d'Ormesson fut adopté[12].

Dès le lendemain M, Chamillart, employant des petits moyens indignes de la justice, fit signifier l'arrêt à Foucquet, mais en ayant soin de n'envoyer l'huissier qu'après midi, quand les avocats étaient repartis pour ne revenir que le mardi suivant. L'accusé réclame son droit à une conférence après chaque signification ; mais d'Artagnan refuse d'envoyer chercher Auzanet et Lhoste. Il n'a pas d'ordre[13]. Aussi le temps se passe, et cependant on impute tous les retards à Foucquet.

L'opinion publique n'accueillit pas favorablement cette décision restrictive de la Chambre. L'air de Fontainebleau, disait-on aux commissaires, donne d'autres sentiments que celui de Paris[14]. En réalité, ils ne jugeaient pas, ils enregistraient les ordres du Roi.

Mais Foucquet avait eu bien raison de dire qu'il avait pour lui certaines testes d'une héroïque vertu. Dix jours ne s'étaient pas écoulés que Mme Foucquet, la jeune, Auzanet et Lhoste, les vieux avocats, remettaient au rapporteur deux nouvelles requêtes.

La première avait trait à la présence de d'Artagnan, qui prétendait tout entendre, tout voir, tout lire. Autant déclarer au suppliant qu'on ne veut pas qu'il se défende[15]. D'Artagnan promettait bien le secret sur tout ce qui concernerait le procès ; un royaume ne le tenterait pas ; mais si l'accusé parlait d'autres affaires, il en avertirait le Roi. Foucquet, disait-il dans ses rapports confidentiels, lui témoignait une entière confiance[16]. Pas entière cependant. La requête en était la preuve.

Ce fut l'occasion d'un nouveau débat. Ormesson, impressionné sans doute par ses amis de Paris, ne pense pas que l'arrêt du 10 ait voulu enlever toute liberté à l'accusé, qui devait pouvoir parler quelquefois secrètement à son conseil. Tout au contraire, prétendait Voisin, la présence a été ordonnée pour qu'on sût tout ce qui se passerait. D'Artagnan doit tout dire. Alors Nesmond s'indigna. D'Artagnan est obligé au secret, et l'on doit agir honnêtement avec l'accusé. Séguier appuya Voisin. La Chambre fut presque partagée, Toutefois, on finit par rejeter la requête[17].

L'accusé devenait importun. On ne pouvait lui faire grief qu'il ne protestât aussitôt. Ainsi le Roi, de l'avis de Colbert, de Berryer, etc., avait ordonné qu'un des commissaires, M. Le Bossu, cesserait de siéger à la Chambre dans les procès criminels. Le Roi avait appris, disaient les uns, qu'il n'était pas gradué. On le trouvait trop favorable au surintendant, disaient les autres. C'est cette mesure qui motivait la seconde requête de Foucquet.

On fit encore intervenir le souverain, qui manda Chamillart par un valet de pied. Il ne voulait pas que Le Bossu jugeât les procès criminels.

Ormesson ouvrait toujours la discussion. Il fut très net. Que Foucquet eût vingt-cinq ou vingt-six juges, il importait peu. Mais que le Roi voulût décider tous les incidents du procès, cela était fort important. Après ce qu'avait déclaré le procureur général, et bien qu'il y eût beaucoup à dire, il était inutile de discuter. On n'avait qu'à rendre à M. Foucquet sa requête.

Alors ce fut un éclat : Foucquet, s'écria Sainte-Hélène, ne reconnaît pas la Chambre, il ne peut donc pas réclamer un juge plutôt qu'un autre ! Pussort : Il n'y a rien de plus raisonnable que la décision du prince. La seule requête de Foucquet devrait suffire pour qu'on exclût Le Bossu. Sept autres parlent à la suite, dans le même sens.

Catinat alla fort loin à l'opposé. Il fallait faire des remontrances au Roi, qui, mieux informé, n'eût pas dit ce qu'on lui fait dire. Poncet, voulant faire le savant et songeant à Colbert, montre une grosse objection à cette décision de prince. La commission royale ne suppléait-elle pas au défaut de grades ? en d'autres termes, ne donnait-elle pas la science infuse ? Mais on ne prit pas garde à cette basse flatterie. Berryer, solliciteur attitré pour le Roi, avait distribué un mémoire à tous les juges. Foucquet fut déclaré non recevable[18].

Dans la forme, la décision était juridique ; par malheur, elle atteignait un des commissaires suspects de douceur et de clémence.

 

Cependant, la marée des requêtes montait toujours. Foucquet s'inscrit en faux et en détournement de pièces contre Colbert. On lui a pris ses papiers les plus importants, plus de douze cents lettres du Cardinal ou de ses secrétaires[19], plus de trois cents billets de Colbert ou de Berryer[20]. Lorsqu'un arrêt de la Chambre a ordonné la communication de papiers à l'accusé, Foucault, Berryer les ont revus pour s'assurer qu'aucune pièce importante ne leur échapperait. L'arrêt est du 16 avril 1663, et c'est seulement le 17 avril qu'on a parafé les pièces saisies. Encore une fois, prétendre que le suppliant ou ses proches ont détourné des papiers de la maison de Paris, c'est un artifice grossier. En résumé, Foucquet demande qu'il soit informé contre Colbert, Berryer, Foucault. Subsidiairement, il requiert la nomination d'un autre greffier et la récusation de Pussort. C'était complet[21]. Chamillart, indigné, conclut à ce qu'on déboute Foucquet de sa demande, avec défense d'en présenter de pareilles à l'avenir. Accuser M. Colbert de soustraction de papiers, lui qui était dans la confidence du Roi, qui entrait dans tous ses conseils, c'était injurier le Roi. Et à quel moment ? pendant qu'il y avait tant d'étrangers à la Cour ! En vérité, il fallait empêcher M. Foucquet de provoquer un tel scandale !

Séguier n'hésita pas. Lire de pareilles pièces, c'est perdre le temps.

Ormesson garda sa réserve habituelle. L'accusé n'était pas fondé dans ses conclusions. Les admettre, ce serait l'absoudre indirectement. On ne pouvait non plus le débouter. Peut-être les faits paraitroient-ils un jour si considérables qu'il seroit nécessaire de les relever. Le parti le plus sage, c'était de joindre la requête au procès.

Malgré sa modération, cet avis était significatif et laissait prévoir qu'un jour ces détournements de pièces condamneraient les accusateurs.

Sainte-Hélène, la veille de même avis qu'Ormesson, tourne subitement. On le suit. Séguier reprend le thème de Chamillart. Accueillir la requête, c'est insulter le Roi. Ce n'est pas pour louer M. Colbert, mais on ne peut agir mieux que lui, ni mettre un plus bel ordre dans les finances. Il faut donc débouter Foucquet, mais sans lui interdire de présenter requête. Un accusé doit pouvoir se défendre.

Vain effort d'hypocrisie. La Chambre ordonne que la requête sera jointe au procès[22]. C'était la prendre en considération et, en principe, suspecter Colbert.

 

Décidément, l'air de Moret devenait trop salutaire à l'accusé. Le Roi, rentrant à Paris, ordonna d'y ramener sa Chambre de justice et son prisonnier. Le jeudi 14 août, sixième transfert de Foucquet. Mais cette fois, l'infortuné trouva sur sa route une consolation inattendue. À Charenton, sa femme et ses enfants se présentèrent à la portière du carrosse. D'Artagnan, geôlier ponctuel, mais au fond homme bon et compatissant, sans arrêter le convoi, le fit aller plus doucement et permit à Nicolas d'embrasser ces êtres chéris, qu'il n'avait pas vus depuis trois ans, ce petit enfant qu'il avait laissé à Fontainebleau âgé d'un mois, qu'il retrouvait entrant dans sa quatrième année, sa noble femme surtout, qui consacrait sa vie à sa défense[23].

Il avait plus d'une faute à se reprocher envers elle ; à un moindre degré, elle avait elle-même un peu sacrifié à la coquetterie, surtout à la vanité. Le malheur, en séparant leurs vies, avait réuni leurs cœurs et renouvelé leur amour. Admirable exemple de la force divine du mariage. Peut-être qu'à aucun des moments les plus enviés de leur existence ces deux époux ne s'étaient embrassés avec une plus sincère affection. Ils ne devaient pas se retrouver de quinze ans.

 

Besmaux avait reçu l'ordre de ne pas disposer des chambres de la Bastille. Foucquet, réintégré dans la sienne, se remit au travail. Sa femme rentra dans Paris et, assistée de sa belle-mère, dont les ans n'abattaient pas le courage, continua à surveiller la procédure. Le 18 août, ces héroïques personnes apportaient deux nouvelles requêtes, l'une revenant sur l'inscription de faux, l'autre demandant la récusation de MM. Voisin et Pussort, coupables de faux au préjudice de l'accusé[24].

C'était le coup le plus hardi que Foucquet eût encore porté à ses ennemis. Ils se sentirent touchés.

Pussort plaida les circonstances atténuantes. S'il y avait eu des omissions, c'était par pure inadvertance et non dolo malo. Très troublé, il contestait un point mis en fait par Foucquet ; Ormesson lui passa la requête ; il la lut et se trouva confondu s[25] ; sa confusion n'alla pas plus loin d'ailleurs que de tout redire à Colbert, qui s'en prit à Ormesson. Ce commissaire attaquoit sa famille à l'honneur ; luy Colbert ne pouvoit plus servir, ny son oncle Pus-sort, qui avoit vescu avec réputation depuis trente ans. On le traitait de faussaire.

Voisin, renforçant la plainte, suppliait le Roi de l'autoriser à se défendre contre Ormesson, qui voulait l'attaquer à son honneur. C'était un déchaînement de colère contre le rapporteur, de menaces à son adresse et à celle des siens. Sur ce, Le Tellier détache quelqu'un auprès d'Ormesson. La conjoncture est fort importante pour lui. Le Tellier a lu la requête. Rien de plus défectueux que ce que MM. Voisin et Pussort avoient fait. Il en convenait ; mais avaient-ils agi de mauvaise foy ou par trop de facilité ? En ce dernier cas, étaient-ils récusables ? Ormesson devrait y faire réflexion et dire son sentiment, quel qu'il fût, à Le Tellier. Ormesson répondit, suivant sa méthode, qu'il n'avait pas d'avis formé[26].

Tout justement, on lui apporta le lendemain les minutes des procès-verbaux vérifiés à la Bastille.

Celle qui avait trait aux six millions était l'œuvre de trois mains. Une mention relative à certaine somme touchée par Berryer estoit écrite et depuis rayée, et les rédacteurs avoient mis en interligne que M. de La Bazinière ne l'avoit pu trouver. De plus, Ormesson constata qu'une cote : M. d'Ormesson, estoit escrite et avoit esté effacée.

Quelle révélation accablante ! À une des séances suivantes, le 28 août, Sainte-Ilélène, un ami pourtant, prit la minute, lut l'article en pleine séance : Il fut reconnu que, d'abord, on avoit écrit quatre billets d'une remise de 181.500 livres, cotés Berryer, qu'on les avoit effacés et qu'on avoit escrit en interligne ces mots : pour laquelle remise ledit sieur de La Bazinière a déclaré n'avoir rien trouvé, dont il fera une plus ample perquisition. Cette fausseté surprit toute la compagnie, n'y ayant rien de plus honteux que de faire une déclaration si fort contraire à la vérité ! Il se trouva, en effet, que M. La Bazinière n'avoit rien trouvé parce qu'il n'avoit rien cherché du tout[27].

Foucquet, on se le rappelle, soutenait que le trésorier général n'avoit point signé cette déclaration, et, selon toutes les apparences, ajoute Ormesson, il n'y estoit pas. La fausseté devenait publique. Les messieurs demeurèrent fort honteux de ce travail si mal fait[28].

Cette fois, c'est Le Tellier lui-même qui vint voir l'infortuné rapporteur. Il commença par dire son avis sur la situation. Parlant au Roi, devant Colbert, il avait blâmé Berryer et sa mauvaise procédure ; mais pourtant, il n'y avait pas lieu de récuser Pussort. Bien que Colbert crût son nombre assuré, c'est-à-dire sa majorité bien établie dans la Chambre, il n'en jugeait pas moins utile de faire solliciter certains magistrats, Nesmond, Catinat, Ormesson. Le Roi lui-même avait chargé Pelletier de cette commission. Toujours le nom du Roi mis en avant. Après avoir donné ce gros argument, Le Tellier vient au fait. Si le rapporteur devait émettre un avis favorable à la récusation, mieux valait alors que Pelletier ne le vît pas. Opposer un refus à un secrétaire, sollicitant pour le Roi, quelle mauvaise note ! Vains efforts. Plus on le pressait, plus Ormesson s'entêtait et répondait que Voisin et Pussort ne pouvaient pas juger M. Foucquet.

En effet, ces deux magistrats semblaient être moins des juges que des accusés.

Selon Voisin, Ormesson omettait tout ce qui allait à sa décharge, et le renvoyait au procureur général, qui ne disait rien. Pussort parlait plus bas, insinuant qu'il y avait plus de dix mois que tout cela — un coup monté contre ces honnêtes gens ! — se conduisait.

Autre comble ! Colbert avait dit à Le Tellier qu'il n'entendoit l'affaire que depuis vingt-quatre heures, et que Berryer estoit un coquin 2[29]. Or, depuis six mois, il recommandait à Chamillart d'écarter la discussion des inscriptions de faux, en joignant les requêtes au fond du procès. Il n'était donc pas si pressé de découvrir les faussetés.

Le 30 août, Voisin et Pussort durent s'expliquer sur la confection des procès-verbaux falsifiés. Pussort, parlant de sa place, donna des explications évasives. Quant à Voisin, il ne lui restait que de très légères notions ; ils ont suivi les indications du procureur général Talon. Il seroit fort étrange que, dans une affaire qui regardoit leur honneur et leur réputation, tout fût exagéré contre eux, qu'il n'y eût rien d'expliqué ni de deffendu en leur faveur. Sur une observation d'Ormesson, le récusé s'emporte et le chancelier est obligé de luy faire signe de se modérer.

Pussort s'animant à son tour, on l'obligea à passer derrière le bureau. Là, il change de ton, parle doucement. Il est oncle de M. Colbert et son ami particulier. Il veut bien avouer qu'il n'a jamais vu les registres de l'Épargne, si mal écrits qu'à peine luy parurent-ils lisibles[30]. Peu de messieurs pourraient les lire. Il faut se reporter en arrière. On avait cru que tout le monde s'élèverait contre les traitants, pour leur faire rendre gorge de leurs brigandages. Point du tout ! Pas de preuves. La Chambre allait être exposée à la raillerie des gens d'affaires[31]. Le Roi commande alors de chercher ces preuves dans la comptabilité du Trésor. On se partage la besogne ; on l'accomplit, sans viser personne, Foucquet moins que tout autre. Lui, Pussort, ne fréquente pas Voisin. Berryer est l'homme du monde qu'il connoît le moins[32]. Le complot aurait donc été mental. Pussort n'a jamais choyé personne, pas même les puissants. Chacun le sait. Il était ignorant dans ces matières. Voisin n'en savait pas plus que lui. Pour comprendre la routine des registres, on leur donna Berryer[33]. Ils avaient confiance dans Talon, Talon dans Berryer. Qu'ont-ils fait ? un simple compulsoire. Que de bruit pour si peu de chose ! Être poursuivi par un accusé, c'est une condition bien dure !

Le fait est que les rôles étaient intervertis. Pussort ne savait comment finir. Encore une fois, il n'entend rien aux finances. Il n'estime pas que M. Talon y entendist beaucoup plus que luy. Les registres faisaient le tour de la table, indéchiffrables. Il n'y a pas de honte à avouer son ignorance, effet de l'infirmité humaine. On trouvera des omissions dans les autres procès-verbaux.

La Bazinière était-il présent ou absent ? les souvenirs de Pussort sont obscurs. On l'a regardé comme présent, par un commis. Talon et Berryer rédigeaient tout[34]. Quant à la rature des apostilles, il ne sait rien de précis. Peut-être le sieur Berryer, qui estoit présent, ne fut pas fâché que son nom ne parust pas en cette affaire. Foucquet n'en a pas subi de préjudice. On dit que le procès-verbal n'a pu être fait en une séance, mais Talon, à l'avance, digérait la matière, d'après les instructions du sieur Berryer[35]. En résumé, tout cela, c'est le fait de Talon.

Au tour de Voisin de s'expliquer. L'orateur change ; les explications restent pitoyables. On ne connaissait pas encore Berryer. On le tenait pour homme de bien, homme de confiance, très industrieux pour le déchiffrement des registres, travail embarrassant[36]. Foucquet a prétendu que lui Voisin n'était pas nouveau dans ces matières, étant allié à des gens de finances. Erreur ! Jusqu'en 1661, il était au plus mal avec son beau-père et son beau-frère. Foucquet est envenimé. Mais ses attaques ne le touchent pas. — Comme on le voit, l'allié de Talon prononçait le mot consacré par l'usage quand on est touché.

On commençait à délibérer[37] quand Séguier renvoya la séance au lundi. Il savait bien ce qu'il faisait. Chamillart passa son dimanche à solliciter au nom du Roi tous les juges en faveur des deux récusés. Il vint même chez Ormesson, sous prétexte d'expliquer la fameuse rature. Sans répondre, Ormesson le regarda. Je crois bien, reprit cet extraordinaire procureur général, que vous ne trouvez pas ma raison bonne, ni moi non plus ; mais je n'en ai pas de meilleure 2[38]. C'est ce qu'il pouvait dire de plus spirituel.

Le lendemain, Ormesson donna son avis. Berryer faisait tout ; il emportait les registres le soir ; il a fait parler les commissaires. En quantité d'ordonnances, on a imputé à Bruant, commis de Foucquet, les deux lettres Br. qui signifiaient Berryer. On a compilé trente-huit procès-verbaux en une production. M. Talon, l'ex-procureur général, y avait déjà reconnu certaines inexactitudes. Aussi s'est-il, le 6 juin 1663, restreint à neuf d'entre eux.

Quant aux faussetés du procès-verbal des six millions, MM. Pussort et Voisin sont-ils coupables d'une action si noire ? Ormesson ne le croit pas. Il est convaincu que c'est Berryer qui l'a commise avec dessein. Il a fait croire à MM. les commissaires ce qu'il a voulu, allant de l'un à l'autre, et tous les deux déféraient innocemment à un homme qu'on leur avait donné pour travailler avec eux[39]. La fausseté est prouvée, imputable à Berryer. Même faux dans le procès-verbal des octrois et dans un troisième. Les trois procès-verbaux sont trois faux[40]. Berryer, auteur de toutes ces sales pratiques, mériteroit qu'on décrétast contre luy. MM. Pussort et Voisin doivent s'abstenir de juger.

C'est ce que Foucquet répétait depuis si longtemps ; c'est ce qu'il avait dit à la Bastille à d'Ormesson, alors hésitant, et que le greffier Foucault avait troublé par un mot : Non es amicus Cæsaris1. Ormesson heureusement était un de ces hommes qui reprennent possession de tout leur courage en présence du danger, sur le champ de bataille.

Son collègue, Sainte-Hélène, donna un avis équivoque. M. Berryer étoit solliciteur de la part du Roi. Séguier l'interrompt pour dire la même chose. Sainte-Hélène conclut au rejet de la requête de Foucquet, à sa suppression comme injurieuse, avec défense à l'accusé d'en présenter d'autres, sinon signées de ses avocats[41].

En effet, Foucquet signait seul toutes les pièces de sa procédure, voulant ainsi dégager la responsabilité des hommes courageux qui lui prêtaient un concours sans réserve.

Qui ne croirait qu'après les explications honteuses des deux juges récusés, l'avis si net, si formel, si bien motivé d'Olivier d'Ormesson, la requête de Foucquet ne dût être admise ? Il n'en fut rien. Quinze commissaires fermèrent leurs oreilles à la justice, pour n'écouter que la sollicitation royale. Seuls, du Verdier, Masnau, Catinat, Renard, très durs pour Talon et Berryer, suivirent le sentiment du rapporteur. Nesmond lança aux récusés le pavé de l'ours : Ils n'ont pas entendu finesse, ils ont agi sans intelligence. Donc, ils doivent rester juges. Séguier ne fut pas moins étonnant. À son avis, M. Foucquet avait beaucoup à se louer de ses juges[42]. La requête fut rejetée.

Pendant toute cette délibération, Berryer, caché derrière la porte, ne perdait pas une parole, s'emportant contre Ormesson : Comme ce coquin d'Ormesson opine pour ce fripon de Foucquet ![43] Tout le monde d'ailleurs fut ravi des dures vérités dites à ce Berryer, capable de tout. Chamillart, Foucault lui-même complimentèrent le rapporteur. Colbert, racontant la séance au Roi, reprit tous ces propos de fripon, de coquin pour les appliquer à son homme de confiance. Louis convint que si Ormesson n'avait pas conclu à la récusation, son avis eût été parfait[44]. Pour Le Tellier, Berryer était un homme perdu. Le Tellier passait pour être très fin, mais de plus fins encore prétendirent que cet homme si perdu se retrouverait.

Ainsi se termina cette grande délibération, qu'on regarda, à juste titre : comme présageant l'issue du procès.

 

Peu de jours après, Chamillart reçut l'ordre de porter au Roi la requête de Foucquet contre M. Pussort, récusé comme parent de M. Colbert, alors que Colbert était accusé de la soustraction des papiers de Foucquet. Louis, se faisant juge de faits particuliers, statua en son Conseil. Seul, le maréchal de Villeroi fut d'avis de laisser l'affaire à la Chambre[45]. Le Tellier, qui parlait si bien quand le Roi n'était pas là, d'Aligre, de Sève, anciens protégés de Foucquet, Séguier, le président de la Chambre de justice dont on allait violer un arrêt, tous ces hommes sans caractère votèrent en faveur du favori Colbert, caché à son tour derrière une portière de la salle du Conseil. Un arrêt d'en haut débouta Foucquet.

A la Chambre, Chamillart balbutia. Séguier voulut expliquer la chose par deux raisons : la première, que le Roi avouoit tout ce qu'avoit fait M. Colbert, qui n'avoit pris les papiers que par son ordre. Il fallait bien en convenir : il y avoit eu des papiers emportés de Saint-Mandé dans une cassette... MM. les commissaires le sçavoient bien, à cause du secret d'Estat. Le Roi avait déjà jugé implicitement cette requête présentée au Parlement. Il y avait donc chose jugée, et le souverain vouloit qu'on enregistrât son arrêt sans que la Chambre y délibérast. C'est ce qu'on avait fait du temps du chancelier Duprat.

Séguier, perdu dans les exemples, oubliait la seconde raison du Roi. Il se ravise. Il sembloit dans le monde que M. Colbert fût déféré à la Chambre, et le Roy ne vouloit pas qu'un homme auquel il confioit ses plus secrètes et importantes affaires fust accusé dans une Chambre de justice. Le tout assaisonné de réflexions d'ordre secondaire : licence du sieur Foucquet injuriant un homme honoré de la confiance du Roi ; le Roi faisant ce que la Chambre aurait dû faire. Conclusion : il ne reste qu'à enregistrer l'arrêt de Sa Majesté[46].

Le greffier lit le projet d'enregistrement. Personne ne dit mot. Séguier se lève, et le tour est joué. La requête de l'accusé, visant non le seul Colbert, mais Foucault, mais Berryer, le coquin, le fripon, le faussaire, si énergiquement flétri la veille, est supprimée. Peu de jours après, on trouvait Berryer installé comme devant chez Séguier[47], qui porta la faiblesse jusqu'à demander à Ormesson un travail fait par cet honnête homme et d'où ressortait l'innocence de Foucquet, afin de le faire examiner et discuter par Berryer.

 

Ces évocations sur des points de détail ne faisaient que descrier le procès. C'est un des juges qui le dit[48]. Malgré tout, il avait été convenu qu'on relirait les procès-verbaux, non plus au point de vue de l'inscription de faux, puisqu'elle était rejetée, mais à celui de l'accusation et du jugement (5 septembre 1664). C'était tout à recommencer, tant la procédure primitive était vicieuse. Trois mois, septembre, octobre, novembre, furent employés à ce travail rebutant.

Foucquet, bien excusable, multipliait ses productions, requêtes, salvations, les envoyait par parties, la moitié un jour, le restant le lendemain.

C'était légal, mais agaçant. Les plus agacés n'étaient pas les juges impartiaux. Séguier voulait qu'Ormesson fit ses rapports sans avoir lu les pièces. Ormesson s'y refusait : C'est une chose estrange que l'on voye une production que les rapporteurs n'ont point vue. Alors, Pussort, toujours colère et redevenu arrogant : il vaut autant que vous disiez qu'il ne faut jamais juger ce procès ![49] Séguier annonçait qu'on irait bientôt à l'Arsenal ; car les séances se tenaient en son hôtel, et l'on ne pouvait condamner Foucquet dans un logis particulier.

Le procès-verbal des octrois était tellement plein de faussetés, qu'on n'osa en parler, de peur de blesser M. Voisin et M. Pussort, oncle de M. Colbert. Plus on avançait, plus l'accusation s'évanouissait. C'était visible à de nombreux incidents de séance.

Un jour, Chamillart déclamait sur le crime d'État, prétendant que Foucquet avait acquis Belle-Isle par des moyens scandaleux. C'est à vous à le prouver, lui répond Ormesson[50]. Les munitions de guerre, poudres et boulets n'étaient pas en plus grande quantité dans cette place qu'au temps de M. de Retz[51].

Le procureur se rejette sur le projet communiqué à Gourville ; mais Foucquet avait-il avoué cette communication ? On interpelle Renard, un des juges d'instruction chargés avec Poncet d'interroger l'accusé. Renard ne se rappelle pas bien, et révèle un détail curieux. Dans cet interrogatoire, il ne disoit rien, pour n'estre pas participant du secret[52]. Il y avait donc un secret, caché à certains juges, tout au moins à Renard.

A la dernière heure (13 octobre), Foucquet fit remettre à la Chambre huit lettres de Mazarin, entre lesquelles ces fameuses lettres écrites de la Fère, toutes pleines de la reconnaissance du Cardinal pour les 900.000 livres envoyées après la déroute de Valenciennes. On les lut. Rocquesante, jusqu'alors si dur, se déclara attendri. Ferriol en avait les larmes aux yeux. Tous étaient touchés. Un des juges, en se levant, laissa échapper ces mots : M. le Cardinal donnoit là de bonnes paroles à M. Foucquet !Si l'on sçavoit, répliqua Pussort, celles que le Roy luy dit la veille qu'il fust arresté, elles estoient bien plus fortes ![53] Quand un homme est dans une position fausse, il est presque impossible qu'il ne dise pas de sottises, témoin Pussort.

Les opinions commencent à se révéler. A. propos des six millions soi-disant détournés, Renard objecte qu'il faut savoir si le Roi a perdu ou non. S'il y a eu simple interversion de billets de l'Épargne, c'est peu de chose. En effet, tout est là. Ormesson déclare qu'on a trouvé dans les caisses de Foucquet et de ses commis plus de billets indiscutables et encore dus, que de discutables et payés sur les six millions. Donc, il y a eu interversion, et non vol. Eh quoi ! s'écrie Pussort, si mon valet était trouvé nanti de ma bourse, ne serait-ce pas un voleur déclaré ? Alors Renard : Si on avoit confié la bourse au valet, il ne seroit pas voleur parce qu'on l'en trouveroit saisi. Pussort grommelle qu'on aurait fait valoir ces billets plus tard[54]. — Poursuit-on pour un crime qui aurait pu être commis ?

Grande surprise. On apporte une lettre de Chatelain, ce traitant si dur à Foucquet. Malade, craignant de mourir, il écrivait à son directeur de conscience : Le billet de Mazarin, stipulant que les emprunts ne devaient pas dépasser le denier dix, soit 10 pour 100, était concerté, pour être montré. C'est Foucquet lui-même qui avait conseillé au Cardinal de l'écrire. On a sa lettre[55]. Cela faisait tomber toutes les pompeuses déclamations de Talon sur les principes rigides de Mazarin quand il s'agissait du crédit de l'État.

 

Si la fatigue envahit le lecteur de cette cause célèbre, il sera très excusable. Elle accablait alors tout le monde, juges et accusés. Les commissaires de Nesmond et Fayet étaient tombés malades, à la grande joie de l'accusation, qui les tenait pour suspects. Seul, Foucquet restait maître de lui, calme comme au premier jour, sujet d'admiration pour ses avocats comme pour ses geôliers[56]. Le 8 novembre, il annonça à d'Artagnan qu'il avait achevé sa dernière production : Si le procureur général ne donnoit rien de nouveau contre lui, il n'écriroit plus. D'Artagnan, au fond, était un homme loyal, les amis mêmes du prisonnier en convenaient. Depuis six mois, il assistait par ordre à tous les entretiens de l'accusé avec ses conseils, et l'on ne pouvait 'lui reprocher une indiscrétion : Me dites-vous cela, demanda-t-il à Foucquet, pour le répéter au Roi ? Autrement, je serois obligé au secret. — Je vous en prie, répliqua Foucquet. Je ne prétends point fuir le jugement et je suis prêt à répondre quand on voudra m'interroger[57]. Plus tard, on jugea bon d'amplifier ces paroles. Les voilà telles que le véridique Ormesson les recueillit dans son Journal, un vrai journal, tenu jour par jour.

La dernière production de l'accusé devant la Chambre concernait les défauts des inventaires[58]. Foucquet finissait comme il avait commencé ; mais que de lumières reçues depuis 1663, quand il publiait ses apostilles[59] ! Là, il laisse échapper tout ce qu'il a sur le cœur. Parmi les papiers saisis en septembre 1661, il se trouve des pièces datées d'octobre 1661, de 1662, trois mois, un an après son arrestation :

Mes ennemis ne se sont pas contentez d'abuser de leur autorité pour me perdre ; d'y avoir employé des artifices qui n'ont jamais esté approuvez ; d'avoir violé toutes les loix du royaume en la manière dont ils ont intenté leur accusation contre moy ; de s'estre dispensez de toutes les formes essentielles des procez criminels pour la poursuivre ; de n'avoir employé que des voyes d'autorité dans les occasions où il faloit que la liberté de la justice fust la plus entière ; d'avoir suborné des témoins, pour déposer des faussetez ; et d'en avoir intimidé d'autres, pour leur faire supprimer la vérité ; d'avoir choisi et maintenu des juges notoirement suspects ; et d'en avoir exclu d'autres sous de mauvais prétextes ; et enfin, d'avoir supposé, tronqué, ou altéré la pluspart des pièces. Mais, pour rendre leur entreprise plus seure et plus infaillible, ils ont comploté de me dépouiller auparavant de tout ce qui estoit capable de contribuer à ma légitime défense.

Pour cet effet, non seulement ils m'ont fait interdire tout commerce avec mes proches ; ils m'ont osté toute communication avec mes commis, et avec ceux qui pouvoient nie donner des lumières. Mais ils ont soustrait tous mes papiers ; ils ont détourné les pièces qui m'estoient absolument nécessaires ; il n'y a point de malversation qu'ils n'ayent pratiquée, pour venir à bout de leur pernicieux dessein.

Les siècles à venir auront peine à croire que des gens revestus de charges et d'emplois, des gens qui ont de grands biens, se soient abandonnez à leurs passions, jusques à ce point de commettre aux veux de tout Paris et toute la Cour, et à la vetie du Roy même, des actions si violentes et si injustes ; et d'avoir passé jusques à cet excez de hardiesse, de s'estre servis de l'autorité du Roy, contre ses ordres mêmes ; et par un attentat sacrilège d'avoir prophané son sacré nom, en le mettant à la teste de leur abominable conduite, sans aucune retenuë, sans précaution quelconque, et avec une présomptueuse ostentation d'une asseurance de toute impunité[60].

 

Colbert est touché, ainsi que Foucault, son confident, un autre luy-même. Séguier encore plus. M. le Chancelier me permettra de luy dire, s'il luy plaist, que, pour estre chef de la justice, il n'est pas au-dessus des ordres de la justice... Il estoit obligé d'estre d'autant plus exact qu'il sçavoit les raisons d'inimitié qui ont toujours esté entre luy et moy, lesquelles il a bien fait connoistre qu'il n'a pas oubliées[61].

Le document est terminé par quelques pages très remarquables.

Ce que je ne puis dissimuler, c'est l'horreur des outrages que mes en nemis ont vomis contre mon honneur, au moment que j'ay esté arresté ; ayant méchamment, et par un complot qui ne peut avoir esté concerté qu'avec les démons les plus enragez, supposé des lettres scandaleuses, que les plus perdues de toutes les femmes publiques ne voudroient pas avoir écrites ny pensées, et d'avoir eu l'effronterie de les publier sous des noms de personnes de qualité, qu'on a voulu diffamer par là, et me rendre odieux au Roy et au public, encore que le tout fust calomnieusement forgé dans la boutique de ces abominables forgerons, qui n'éviteront jamais le chàtiment de leurs méchancetez, puisqu'elles sont si détestables qu'elles ne sçauroient estre suffisamment vangées que par l'enfer même qui les a produites, ou par une pénitence publique, qui répare la réputation de toutes les personnes qui peuvent y avoir intérest.

On a eu l'impudence de dire que ces lettres dissoluës avoient esté trouvées sous mes scellez ; et ceux qui les avoient mises dans leurs poches, en sortant de leurs propres maisons, ont feint de les avoir trouvées dans les miennes avec d'autres papiers dont ils s'estoient saisis : ils y ont meslé le nom des personnes qui pouvoient animer le Roy contre moy ; et pendant que j'estois rigoureusement détenu et sans commerce, on distribuoit par tout le royaume les copies de ces infâmes compositions d'un infâme auteur.

Peut-on bien seulement entendre le récit de crimes si énormes, sans que les cheveux en dressent à la teste ? Peut-on s'étonner assez de l'excez d'une telle rage ? Et peut-il rester quelque action, à laquelle des gens capables d'avoir commis cette exécration, ayent fait scrupule de se porter, pour satisfaire leurs intérests et leur ambition, puisqu'ils ont bien pû se rendre à celle-là, qui est le comble de toute la malignité la plus diabolique ?

L'on n'a pas voulu me permettre d'informer des papiers que l'on a supposez malicieusement entre les miens ; les coupables ont eu recours à l'autorité du Roy pour les mettre à couvert d'une recherche qu'ils ont eu raison de craindre ; et il ne me reste pas de voye humaine pour faire connoistre la vérité. Mais je prie le Dieu vivant, sévère vengeur des parjures, en la présence duquel j'ay dicté et signé cecy, de me perdre sans miséricorde, si ces infâmes lettres qu'on a fait courir par le monde, ne sont des pièces méchamment et calomnieusement fabriquées par mes ennemis, lesquelles n'ont jamais esté du nombre de mes papiers ; et je conjure en même temps la justice divine, de rendre cette vérité si connue et si manifeste, que le Roy puisse apprendre l'indigne trahison qu'on a faite, non seulement à moy, mais à Sa Majesté, et les honteux artifices dont on s'est servy pour surprendre sa bonté, et pour l'animer à ma perte.

Que Dieu ne permette pas, s'il luy plaist, que mes ennemis triomphent plus longtemps de leur malice en m'opprimant ; que celuy qui est la vérité même ne souffre pas davantage que ces lasches calomniateurs jouïssent paisiblement du fruit de si noires impostures ; et que sa toute-puissance arreste enfin le cours de ma disgrâce et de leur prospérité, fondées sur de si damnables inventions.

Domine Deus omnium Creator terribilis et foras, justus et misericors, afflige opprimentes nos, et contumeliain facientes in superbis.

Signé : FOUCQUET[62].

 

Ces trois pages sont d'un honnête homme, et l'on comprend que d'honnêtes femmes aient ressenti de la sympathie pour lui. Une d'elles, la plus belle peut-être, assurément la plus aimable, la plus spirituelle, rentrait de Bourgogne à Paris (10 octobre 1664), à peu près à l'époque où l'ex-surintendant écrivait cette protestation indignée. Malgré le malheureux vers de Boileau : Jamais surintendant ne trouva de cruelles, Mme de Sévigné, cruelle aux jours de la fortune de Foucquet, se révélait tendre et compatissante à l'heure de la crise suprême. Cette noble conduite l'a mieux délivrée de soupçons malveillants que les lourdes déclamations d'un Chapelain. Elle justifie même Foucquet. Il est impossible que ces femmes d'élite, Guénégaud, Scudéry, Scarron, Sévigné, que sa propre femme aient ressenti tant d'affection pour lui, si par quelque noble côté, par l'esprit et le cœur, il ne méritait pas d'être aimé.

 

 

 



[1] Abbé POUCROIS, L'antique et royale cité de Moret, p. 152-154. Paris, 1875.

[2] Requête inédite de Foucquet, juillet 1664. Bibl. nat., ms. fr. 10722, f° 401. Le recueil où se trouve la copie de cette requête est daté de 1664 ; la copie est du 23 août 1664.

[3] Bibl. nat., ms. fr. 10722, f° 431, 432.

[4] La Fontaine avait dû suivre Jannart, mais Foucquet n'osa pas le nommer.

[5] ORMESSON, Journal, t. II, p. 170.

[6] ORMESSON, Journal, t. II, p. 172. Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, ms. Ve de Colbert, n° 536, f° 248. V. le texte de Foucault. Archives de la Bastille, t. II, p. 205.

[7] Foucault, dans ses Extraits, dit que la réception eut lieu au Louvre, erreur de copiste que M. Ravaisson a reproduite par mégarde. Archives de la Bastille, t. II, p. 206.

[8] ORMESSON, Journal, t. II, p. 174, 175.

[9] ORMESSON, Journal, t. II, p. 174, 175.

[10] ORMESSON, Journal, t. II, p. 175.

[11] ORMESSON, Journal, t. II, p. 178.

[12] ORMESSON, Journal, t. II, p. 179.

[13] Bibl. nat., ms. fr. 10722, f° 483.

[14] ORMESSON, Journal, t. II, p. 181.

[15] Bibl. nat., ms. fr. 10722, t 4.86. Cette requête est restée inédite. Cf. ORMESSON, Journal, t. II, p. 182.

[16] ORMESSON, Journal, t. II, p. 185.

[17] Bibl. nat., ms. fr. 10722, f° 487. L'arrêt fut signifié par l'huissier Le Blanc, le 28 mars 1664, Cf. ORMESSON, Journal, t. II, p. 187. Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, f° 287.

[18] ORMESSON, Journal, t. II, p. 193. Archives de la Bastille, t. II, p. 203.

[19] Bibl. nat., ms. fr. 10729, f° 456, 476. Cette requête est inédite. La copie est datée du 21 août 1664.

[20] Bibl. nat., ms. fr. 10729, f° 478.

[21] ORMESSON, Journal, t. II, p. 193.

[22] ORMESSON, Journal, t. II, p. 195. Extraits sommaires de FOUCAULT, ms. Ve de Colbert, n° 236, f° 280.

[23] ORMESSON, Journal, t. II, p. 204.

[24] Bibl. mat., Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, f° 282.

[25] ORMESSON, Journal, t. II, p. 205, 207.

[26] ORMESSON, Journal, t. II, p. 209.

[27] ORMESSON, Journal, t. II, p. 210.

[28] ORMESSON, Journal, t. II, p. 210. M. Chéruel cite, comme explication, un passage des Extraits sommaires de FOUCAULT qui a trait à tout autre chose. Sur ce point, la fausseté est manifeste et sans excuse. V. FOUCAULT, Extraits, t. IX, f° 285 v°. Bibl. nat., ms. Ve de Colbert, n° 246.

[29] ORMESSON, Journal, t. II, p. 211.

[30] Extraits sommaires, t. IX, f° 288. Ms. Ve de Colbert, n° 236.

[31] Extraits sommaires, t. IX, f° 289.

[32] Extraits sommaires, t. IX, f° 290.

[33] Extraits sommaires, t. IX, f° 290 v°.

[34] Extraits sommaires, t. IX, f° 294.

[35] Extraits sommaires, t. IX, f° 295.

[36] Extraits sommaires, t. IX, f° 298.

[37] On délibéra pendant trois quarts d'heure.

[38] ORMESSON, Journal, t. II, p. 212.

[39] Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, f° 303. (Colb. Ve, 238.)

[40] Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, f° 308, 310.

[41] ORMESSON, Journal, t. II, p. 262. Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, f° 310, 320.

[42] Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, f° 395.

[43] ORMESSON, Journal, t. II, p. 232.

[44] ORMESSON, Journal, t. II, p. 214.

[45] ORMESSON, Journal, t. II, p. 219, 221.

[46] ORMESSON, Journal, t. II, p. 221. Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, p. 335. Archives de la Bastille, t. II, p. 219.

[47] ORMESSON, Journal, t. II, p. 238.

[48] ORMESSON, Journal, t. II, p. 220.

[49] ORMESSON, Journal, t. II, p. 232.

[50] Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, p. 335.

[51] Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, p. 339.

[52] Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, p. 336.

[53] ORMESSON, Journal, t. II, p. 235.

[54] Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, f° 346.

[55] Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IX, f° 372 v°.

[56] ORMESSON, Journal, t. II, p. 237.

[57] ORMESSON, Journal, t. II, p. 237.

[58] Défenses, t. XV, p. 1. Inventaire des pièces, etc.

[59] Défenses, t. V, p. 1 et suiv.

[60] Défenses, t. XV, p. 2, 3.

[61] Défenses, t. XV, p. 10.

[62] Défenses, t. XV, p. 94, 95, 96.