NICOLAS FOUCQUET

SIXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE VII — TRANSFERT DE LA CHAMBRE DE JUSTICE À L'HÔTEL SÉGUIER.

FOUCQUET RÉCUSE LE CHANCELIER. — IL S'INSCRIT EN FAUX CONTRE DEUX PROCÈS–VERBAUX DE L'ÉPARGNE. — VIE DE FOUCQUET À LA BASTILLE. — PREMIÈRE ENTREVUE DE FOUCQUET AVEC CHAMILLART ET D'ORMESSON. VÉRIFICATION À LA BASTILLE DES PROCÈS–VERBAUX DE L'ÉPARGNE. — DÉFENSEURS DE FOUCQUET. — LE ROI EST IMPATIENT DE VOIR FINIR LE PROCÈS. — IL ÉPURE LA CHAMBRE DE JUSTICE. — ÉLÉVATION DE BERRYER. — CONDAMNATION ET EXÉCUTION DE DUMONT. — TRANSFERT DE FOUCQUET À MORET. (Décembre 1663-juin 1664.)

 

 

Séguier rétabli ou à peu près, on résolut de presser les travaux de la Chambre de justice. Afin d'éviter tout nouvel à-coup, le Roi ordonna pour la plus grande commodité de monseigneur le Chancelier, attendu son grand âge de soixante-quinze ans, que la Chambre siégerait à l'hôtel de son président. Toutefois, les affaires ne devaient être définitivement jugées qu'à l'Arsenal[1]. On n'avait pas osé suivre Colbert et Foucault, alléguant le précédent de Marillac, condamné à mort dans la maison de Richelieu.

Cette décision ne laissa pas d'exciter les sérieuses inquiétudes de Foucquet et de sa famille. Tout homme se sent plus indépendant sur son terrain que chez un supérieur ; de plus, l'accès à l'hôtel Séguier serait-il libre ? À toutes fins, l'accusé protesta et sa femme présenta sa protestation[2]. On ne s'y arrêta guère. À part Catinat, exprimant un regret, et Le Féron, demandant qu'on entendit l'opposant, les commissaires approuvèrent à l'envi la décision prise par le Roi. L'un blâmait Foucquet et l'empêchement continuel au jugement ; l'autre rappelait Marillac jugé à Ruel. Pourvu que les juges soient libres, les lieux sont indifférents. Le grand Conseil tient bien ses séances dans une maison de louage, dit Pussort. Le Roi est maitre des juridictions, ajouta Poncet ; à plus forte raison des lieux de leurs séances. M. de Nesmond, qui présidait, alla plus loin : Les lettres de translation n'étaient pas nécessaires. L'arrêt, déboutant Foucquet de sa requête, fut rendu tout d'une voix.

Autre changement de décor. Autres lettres patentes. Vu la durée de la Chambre, plus longue qu'elle n'avait été prévue, et le préjudice notable que le public recevoit de l'absence de M. Talon, le Roi a jugé à propos de le dispenser du service de la Chambre et de commettre à son lieu et place MM. Hotman de Fontenay et de Chamillart, le dernier devant seul connaître du procès contre le sieur Foucquet, ses commis et les trésoriers de l'Épargne[3].

Chamillart, né dans une famille de robe, engagé d'abord dans une congrégation religieuse, rentré dans la vie séculière, avait acheté une charge de maitre des requêtes. Commis à la recherche de prétendues malversations pratiquées dans l'exploitation de la forêt de Compiègne par les grands maîtres des eaux et forêts, on l'avait trouvé suffisamment ardent, en même temps que docile, prenant volontiers les avis de M. Berryer, tenant surtout à faire preuve de zèle. Vous jugerez par la date de ma lettre, écrivait-il à Colbert, que j'emploie le jour Saint-Martin au service du Roi, comme les autres le donnent à leur plaisir[4]. Cette phrase, qui sent plus l'employé que le magistrat, n'était pas faite pour déplaire.

La première rencontre entre Chamillart et Ormesson fut très significative. Le procureur général se présenta, annoncé par Foucault. Il avait appris que Foucquet devait lui faire apporter une requête de récusation contre Séguier ; en ce cas, le Roi ordonnait qu'on la lui envoyât aussitôt. C'était déjà ce qu'avait dit le greffier. Poussant sa pointe, Chamillart invite Ormesson à conférer avec lui sur les autres requêtes de l'accusé, sur l'inscription de faux. Dans sa pensée, la Chambre étant favorable à leur adoption, la prudence commandait de se conformer à ce sentiment. Il voulait d'ailleurs faire justice et accorder à M. Foucquet tout ce qui pouvait contribuer à sa défense. Aussi désirait-il s'entendre à ce sujet avec le rapporteur, afin que ses conclusions ne différassent pas des siennes.

Ormesson, très surpris par cette étrange proposition, se mit aussitôt sur la défensive. Il n'a pas manifesté son sentiment, il ignore celui de la Chambre et ne cherchera pas à le connaître, n'ayant pas à s'y conformer. Il donnera son avis simplement, selon ce qu'il croira juste. D'ailleurs, il n'est pas encore décidé, et c'est au procureur général à le guider par ses conclusions.

L'entretien n'alla pas plus loin.

Les deux hommes s'étaient jugés.

Bientôt, en effet, Ormesson apprenait que Chamillart, à peine installé, menaçait les gens d'affaires. Ils devaient déposer contre le surintendant ; sinon s'attendre à toutes sortes de persécutions. Au contraire, on relâchait le traitant Jacquier, qui avait bien témoigné contre Foucquet et ses commis[5].

Le Roi était exactement informé. Le 7 janvier 1664, la vieille mère et la femme de Foucquet apportaient à Olivier d'Ormesson une récusation contre le chancelier. Au lendemain de la chute mal dissimulée de Talon, c'était porter un grand coup à la Chambre que de récuser son président. Fût-elle rejetée, l'effet de la requête sur le public serait encore considérable. De là, toutes ces précautions pour l'arrêter dès son apparition.

C'était d'ailleurs un document admirablement rédigé.

Foucquet espérait que M. le chancelier, averti par des représentations particulières, se retirerait de son propre mouvement, qu'il s'emploierait à des affaires plus dignes de lui que ce complot formé contre un malheureux. — Il n'en est rien. — Colbert l'a persuadé qu'il y aurait faiblesse à se reconnaître incompétent.

Cependant, M. Séguier a été trop ouvertement l'ennemi de l'accusé pour pouvoir rester son juge ! Faut-il rappeler les violentes discussions de 1661 entre le chancelier, exigeant des faveurs financières, et le surintendant les refusant ? les haines de Séguier et de Servien, fortifiées par les alliances de leurs enfants ? — Les trois quarts des faits imputés à Foucquet pour inobservation des formes, sont reprochables à ces deux hommes. S'il y a eu crime, ils en sont les complices. Est-ce que Séguier, en ce cas, par une exubérance de courage, se condamnera lui-même ? Non. Son animosité redouble. Il consulte avec Colbert, avec Talon, avec Berryer ; il y a peu de jours, il interrogeait des ouvriers du surintendant, déchirait une pièce obtenue par l'accusé. Qu'il fasse réflexion sur son âge ! Dieu, par une grave maladie, lui a procuré une sortie facile et honorable de ce procès où il n'aurait pas dû s'engager : qu'il en profite[6] !

En réalité, cette récusation constituait une injonction.

Les faits d'inimitié n'étaient pas contestables, ni l'entente entre le président et les directeurs de l'accusation. Berryer, on l'a vu, rédigeait les arrêts de Séguier, que Colbert appelait impertinemment le bonhomme. On n'eût peut-être pas été fâché de se débarrasser du vieillard ; mais, Foucquet le récusant, il fallait le défendre. L'affaire fut examinée dans un conseil où se trouvèrent Le Tellier, Villeroy, d'Aligre et de Sève, chargé du rapport. Ce dernier conclut à s'en remettre à la conscience du chancelier. Le Tellier, par principe de politique, on le reconnaît bien là, opina différemment. Le Roi devait avoir un représentant non récusable ; le chancelier était président nécessaire. D'Aligre se rallia à cet avis. Villeroy en jugeait autrement et pensait comme de Sève. Ils étaient deux contre deux. Louis les départagea dans le sens de Le Tellier.

Le prince suivait sa passion. L'opinion publique ne suivait déjà plus le prince. On parla fort contre sa décision. Les malcontents répétaient qu'il vouloit décider et régler de toutes choses[7], seul, avec Le Tellier très politique, et Colbert très perfide. Comme ces sortes de bruits s'accroissent en se propageant, quand ils parvinrent à Mme Foucquet, on prétendait que le Roi, sans prendre avis, avoit décidé. Ormesson formula l'avis général. Tout le monde trouve injuste que M. Séguier soit le juge de M. Foucquet. La récusation, même rejetée, avait porté, et, pour le public, Séguier était moralement récusé.

Après cette dernière escarmouche, le procès recommença.

A l'époque où l'on ne savait pas encore quel chef d'accusation l'on prendrait, péculat ou crime de lèse-majesté, on avait à toutes fins procédé à des vérifications sur ces registres de l'Épargne, parafés par le Roi, en 1661, avec une singulière affectation. Pendant toute l'année 1662, de mars à octobre, plusieurs commissaires, notamment Pussort, Voisin, Ormesson, avaient procédé à ces recherches résumées en trente-trois procès-verbaux[8] ; mais c'était à Berryer qu'on devait le plus gros de ce travail, dont l'accusation faisait grand bruit.

Complément de mise en scène, les trésoriers généraux de l'Épargne avaient été poursuivis, arrêtés, emprisonnés à la Bastille. On attribuait à la perspicacité du Roi la suppression de ce négoce d'iniquité[9], dont Bruant, commis de Foucquet, était représenté comme l'entremetteur.

Ces trésoriers généraux avaient un caractère moitié administratif, moitié civil, un peu comme les receveurs généraux de notre temps. Leurs registres ne constituaient que des écritures privées, nullement obligatoires pour ceux qui les tenaient, non opposables à personne, pas même à leurs auteurs[10]. Colbert les avait fait parafer par le Roi, mais sans les saisir. La justice ne les consultait qu'à titre de renseignement. Dans cette mesure, c'était son droit. Encore fallait-il les prendre comme ils étaient, et sans les fausser.

Or, bien qu'on lui en eût refusé la communication, Foucquet avait soupçonné la fraude dans les procès-verbaux, et, dès le commencement de 1663, il affirmait qu'on y avait commis des faux[11]. Talon, en abandonnant d'un coup vingt-quatre procès-verbaux sur trente-trois, avait achevé d'éveiller les soupçons ; un éclaircissement devenait inévitable, et, comme on n'en attendait pas une bonne issue, on avait mieux aimé écarter Talon que de le laisser affronter une discussion pénible avec l'accusé. Quant à Chamillart, trompé par ses patrons comme par sa suffisance, il arrivait plein de morgue et d'audace.

 

Le jour venu de statuer sur les deux requêtes de Foucquet, la première en inscription de faux contre deux procès-verbaux rédigés par Pussort et Voisin, l'autre contre l'ensemble de leur travail, Chamillart n'hésita pas. Contrairement à ce qu'il avait dit au rapporteur, il conclut au rejet pur et simple.

Ormesson, plus habile, pensa qu'on devait joindre l'inscription de faux à la vérification des procès-verbaux, vérification qui aurait lieu en présence de Foucquet.

Son collègue, Sainte-Hélène, adopta la première partie de l'avis, rejeta la seconde.

Pussort et Voisin, bien qu'ils fussent en cause, opinèrent brutalement, cyniquement contre la requête.

Malgré tout, l'avis d'Ormesson sur l'admission de l'inscription de faux prévalut par dix-neuf voix contre cinq. Sur le second point, sur la présence de Foucquet à la vérification de tous les procès-verbaux, l'opinion du premier rapporteur allait encore l'emporter, quand Le Féron proposa un parti moyen. On vérifierait les deux procès-verbaux argués de faux, en présence de l'accusé.

Séguier, usant alors d'une petite finesse, qui ne luy tournera pas à louange, appuie l'avis de Le Féron et le fait passer par treize voix contre onze. De plus, au dispositif de l'arrêt, il ajouta le mot seulement, ce qui restreignait pour l'avenir aux deux actes visés le droit de vérification. Ormesson, indigné, protesta. Cette fois encore l'opinion publique ne ratifia pas les petites chicanes de la Chambre. Au contraire, beaucoup de personnes de condition complimentèrent Ormesson.

Le 26 janvier 1664, ce dernier se rendit à la Bastille, accompagné de Chamillart et de Foucault, pour procéder selon cet arrêt du 19, légèrement falsifié par le président.

Foucquet ne connaissait que trop le greffier Foucault ; mais il n'avait pas encore vu Ormesson ni Chamillart. Quand d'Artagnan introduisit les deux hommes, ils trouvèrent le prisonnier vêtu d'un habit de drap noir, tout fermé, d'un manteau doublé de drap, avec des bas de laine[12]. Des souliers plats, un collet uni, des petites manchettes cousues, un chapeau de castor, le tout fort propre et fort simple, complétaient ce costume. Ormesson, qui connaissait Nicolas, ne le trouva pas changé, seulement un peu plus gras, les yeux plus battus, avec un peu de bile répandue sur le visage. Sa santé, sans être très solide, s'était remise. Il vivait avec un très grand régime, jeûnait toutes les semaines, le mercredi et le vendredi ; le samedi, il se mettait au pain et à l'eau, ne mangeant, les autres jours, que du bœuf, du mouton, et refusant toutes les viandes délicates.

Levé à sept heures, il faisait sa prière, travaillait jusqu'à neuf heures, entendait la messe. De dix heures à midi, il recevait ses avocats, puis dînait, se remettait au travail jusqu'à onze heures du soir. Sa distraction consistait à traduire des psaumes en vers français, à lire des livres de dévotion ; au surplus, il montrait une parfaite égalité d'humeur et même une certaine gaieté.

Son logement était composé d'une chambre donnant sur le fossé, avec une garde-robe dans la tour voisine (celle qu'on appelait la tour de la Chapelle), et une petite pièce à côté, où l'on voyait quelques oiseaux en cage, prisonniers inconscients, chargés de distraire un prisonnier résigné[13].

Foucquet accueillit très poliment Ormesson, se plaignant seulement de ce qu'on ne lui avait pas signifié l'arrêt du 19. Chamillart, se présentant lui-même, insinua que l'accusé devait connaître sa qualité de procureur général. — Je l'ai connue, repartit Foucquet, en voyant une autre signature que celle de M. Talon au pied d'une requête ; vous auriez dû signifier votre commission. J'estime votre mérite et votre personne ; mais enfin, certains termes pourroient me préjudicier. Chamillart, déjà démonté, lui demanda assez grossièrement s'il avait, lui, Foucquet, procureur général, fait voir sa commission à tous les accusés du royaume : Le Roi, ajouta-t-il, ne m'a choisi que pour faire justice. — Soit, répliqua l'accusé, mais je ne suis pas persuadé que ce changement ait été fait pour mon plaisir. C'est assez que mes ennemis vous aient choisi pour motiver quelque suspicion. — Monsieur, je travaillais dans la forêt de Compiègne[14], quand le Roi m'a nommé sans entremise de personne. Je suis bien aise d'en informer M. Foucquet. — Ce mot de forêt m'est suspect, il suffit à désigner qui vous a mis en votre place. — Je suis fort connu du Roi ; il connaît les hommes capables de le servir ; c'est comme le soleil qui éclaire et voit par lui-même toutes choses[15].

La conversation tournait à l'aigre. Ormesson intervient : il est temps de verbaliser. Une table est tirée près de la fenêtre. Le rapporteur s'assied d'un côté, à la bonne place, Chamillart vis-à-vis de lui, Foucquet au bout de la table, à deux pas en arrière, fort civilement, attendant pour se couvrir que le commissaire-rapporteur l'en priât. Au cours de la discussion, il parla fort raisonnablement, avec une grande liberté d'esprit, de toutes les formes de la procédure et de ses défenses. S'il n'omettait rien de ses petits avantages, on ne devait pas les lui envier, à lui, accusé. Pendant qu'Ormesson dictait une remontrance fort sérieuse, Chamillart, qui regardait par la fenêtre les bois flottés entassés sur le fossé[16], se retourna : Monsieur le commissaire, dit-il, voilà bien du bois ; s'il y en eût eu autant l'hvver dernier, il n'eût pas esté si cher ! On juge de l'effet de cette belle remarque, au cours d'une action si sérieuse. Pour Foucquet, ce lourdaud était un homme jugé.

Il se faisait, au contraire, à la figure d'Ormesson ; la copie d'un document prenant un certain temps, la conversation entre les deux hommes devint plus libre et plus confiante.

Depuis son arrestation, le surintendant n'avait vu que des ennemis. Poncet l'avait trompé, Renard, plus honnête, mais naïf, ne comptait pas. Heureux de se trouver en présence d'un magistrat intègre, bien élevé, incapable de surprise, Nicolas lui montra son logement, ses livres, ses papiers. Du premier coup, il parlait librement, sans contrariété. Il ne se sentait aucune inquiétude, s'accommodait de tout. En quelque lieu qu'on le mit, à étudier, à jardiner, il serait content partout. Qu'on lui ôtât la surintendance, cela ne lui paraissait pas étrange, si son humeur libérale et trop facile ne convenait pas aux finances ; mais ne pouvait-on l'employer ailleurs, dans une ambassade, ou le laisser vivre en simple particulier ?

Que ses ennemis aient voulu le perdre sans quartier, il ne pouvait le comprendre. En le persécutant, ils n'étaient que les instruments de la colère de Dieu ; aussi ne leur voulait-il pas de mal. Procédure à part, il ne haïssait même pas M. Berryer. Mais pourquoi M. Colbert, qui était raisonnable, qui connaissait son humeur, ne venait-il pas le voir, comme il l'en avait fait prier mille fois ? Après une heure de conversation, ils se quitteraient contents l'un de l'autre, il en était assuré. Car le fond de son procès ne lui donnait pas de peine. On y trouverait trop de facilité, aucune malice.

Il parla ainsi pendant une heure, comme s'il eût discouru des affaires d'un autre. Nulle trace de ressentiment, tout au plus un appel à la justice de Dieu, qui le punissait de ses fautes, mais tournerait un jour sa colère contre ses persécuteurs. Ormesson admirait cette présence d'esprit et ce grand calme. On se sépara avec beaucoup de civilité de part et d'autre. Cette séance fit plus pour le salut de l'accusé que dix volumes de Mémoires et de Défenses.

Foucquet avait enfin retrouvé une communication libre et sincère, non seulement avec le monde, mais avec ses juges. Plus pénitent par sa propre volonté que puni par celle du Roi, avouant sans difficulté son humeur facile, ses négligences, il défendait énergiquement son honneur. Ses adversaires sentirent le danger de cette nouvelle situation et ne surent se contenir. Pendant les deux jours qui suivirent cette première visite à la Bastille, Séguier ne décoléra pas.

 

Foucquet avait demandé la permission d'informer contre les subornations de témoins, les menaces prodiguées à ceux qui ne déposaient pas contre lui. Le chancelier, avant même d'entendre les conclusions du procureur général, s'emporta. Recevoir cette requête, c'était gâter le procès ; autant l'abandonner. Le lendemain, la plainte recommença, plus vive encore. Si l'on écoutait toujours M. Foucquet, on n'en finirait jamais avec ces chicanes ; il l'avait toujours bien dit, qu'en communiquant les procès-verbaux, on s'engageait dans de grandes longueurs ; il y en avait pour deux ans. Quant à lui, il ne croyait pas tant vivre. Sans le dire, il laissait entendre que le rapporteur était trop facile.

Le rapporteur, sans s'émouvoir, trouvant la plainte de l'accusé vicieuse dans la forme, bonne dans le fond, la fit joindre au procès. Dix-neuf juges partagèrent cet avis qu'on subornait des témoins contre Foucquet[17].

On ne croirait pas à ces monstruosités si la preuve n'en était claire et répétée. Une autre fois, Foucquet s'étant encore inscrit en faux contre un procès-verbal dressé par Pussort, ce dernier eut l'audace de dire : Cela ne me touche pas ; il faut mettre l'accusé hors de Cour et de procédure. Voisin, son complice, s'exprima aussi brutalement. Ormesson insista en vain pour les faire retirer (29 janvier 1664). Ils restèrent ; mais, dans le public, on s'offensa de ce qu'ils fussent à la fois juges et parties.

Chamillart, comme on l'a vu, s'était mis bien vite à leur diapason. Un soir, à la Bastille, où, l'on avait travaillé jusqu'à sept heures, il feint de s'inquiéter pour la sûreté des registres de l'Épargne, veut les confier à d'Artagnan. Ormesson répond qu'il n'a pas le droit de déposséder les trésoriers de leurs registres. D'Artagnan donnera des mousquetaires pour escorter le coffre et le commis des trésoriers. Chamillart insiste. Il faut servir le Roi ; il est le procureur général du Roi. Le Roi ne peut perdre son procès par provision et autres badineries de cette force. Voyant qu'on ne l'écoutait pas, il crie plus fort : Le Roi est le maitre ; quand il parle, il faut obéir. MM. d'Artagnan et de Besmaux n'obéiront pas à d'Ormesson, quand lui, Chamillart, le leur défendra. — C'est à vous à requérir et à moi d'ordonner, réplique sèchement le juge. Le procureur général requiert qu'on garde les registres, et aussitôt Ormesson ordonne qu'on les reporte chez leurs propriétaires. Comme Chamillart, décontenancé, voulait apposer sa signature sur l'ordonnance, le juge le réduisit à signer au bas de sa réquisition à lui, comme partie.

Foucquet, présent à cette scène, souriait de l'inexpérience du procureur général et de ses sots discours ; d'un geste discret, il approuvait Ormesson. D'Artagnan, obéissant au magistrat, donna des mousquetaires au commis de porter. Il n'y a plus qu'à juger, se hâta de dire Séguier, pour tâter ses collègues ; mais aussitôt, Nesmond de prendre la parole : Il reste à vérifier les procès-verbaux de l'Épargne ; c'est le procureur général qui l'a demandé[18]. — Il faut donc faire cette vérification, répondit le chancelier désespéré.

Pour bien comprendre ce désespoir, il faut se rappeler les propos de Séguier, qu'il voudrait être assuré de vivre aussi longtemps que le procès ; son médecin, Valot, ne lui en donnait plus pour trois mois. À la Cour, on finit par croire à sa mort pour l'automne, au plus tard. En somme, les ennemis du surintendant étaient pris dans leur maladresse. Voilà l'affaire de M. Foucquet arrestée jusqu'après la vérification. C'était l'avis général.

De plus, cette vérification tournait à l'avantage de l'accusé. Le 19 février, on trouva sept ou huit lignes du procès-verbal entièrement fausses, n'y ayant rien de semblable dans les registres. Je ne puis comprendre, dit Ormesson[19], comment on peut inventer des choses qui ne sont point, et les rapporter comme si elles estoient, et d'autant plus qu'elles ne servent de rien, et ne changent pas le fond de l'affaire.

Falsification plus grave.

Foucquet constata que, dans le procès-verbal d'inspection des registres de l'Épargne, dressé pour rechercher le fameux vol de six millions, les commissaires Voisin et Pussort avaient supprimé la mention de billets montant à 181.500 livres, parce que ces billets avaient profité à Berryer.

Berryer, faisait observer Foucquet, estoit présent au travail de MM. Voisin et Pussort, si ce n'est que, pour parler plus correctement, il faille dire que MM. Voisin et Pussort estoient présens au travail de Berryer[20]. Pour mieux cacher la suppression, on avait mentionné une recherche de ces 181.500 livres par le trésorier de l'Épargne, M. de La Basinière.

Par malheur, La Basinière n'était pas présent à la prétendue vérification. Avec sa finesse habituelle, Foucquet constata encore que le document avait été rédigé en une après-disnée, bien qu'à première vue, il eût fallu au moins quinze jours pour le faire. C'est donc que le procès-verbal, intitulé du nom de MM. Pussort et Voisin, est un procès-verbal de Berryer, apporté tout fait par Berryer, et fabriqué comme Berryer a voulu.

A un autre endroit, Berryer ayant reçu 120.000 livres, le registre portait Cy..... six-vingt-mille livres. Mais on avait intercalé deux lettres, S. E., qui changeaient tout le sens : Cy. S. E. (Son Éminence), six-vingt-mille livres[21]. Berryer rejetait ainsi sur le patron la responsabilité de l'encaissement.

Autre découverte. Un des billets procédant de l'ordonnance des six millions avait régulièrement servi à payer avant 1661, les appointements de M. d'Ormesson, le même (lui se trouvait être rapporteur du procès. Donc, tous ces billets n'avaient pas tourné au profit de l'accusé. Aussi, pour ne pas affaiblir l'accusation, Voisin, Pussort, Berryer avaient supprimé le nom d'Ormesson[22].

Le procès-verbal de l'ordonnance des six millions, écrivait Foucquet, est l'extrait le plus remply de faussetez qui ait jamais esté fabriqué par des commissaires de compagnies souveraines... Il est faux pour le lieu ; il est faux pour le temps ; il est faux pour l'écriture ; il est faux pour les personnes nommées comme présentes ; il est faux pour ce qu'il exprime des choses contre la vérité ; il est faux parce qu'il supprime d'autres choses qui sont de la vérité[23].

En présence de la découverte de tant de faussetés, l'étonnement de Chamillart et du greffier Foucault paraissait inexprimable[24]. Chamillart, qui n'était peut-être pas au courant de cette procédure, essaya de dire que la besogne avait été toute préparée par les commis de l'Épargne, ce qui expliquait ce rapide travail de l'après-dînée. Foucquet alors de demander qu'on interrogent les commis. Justement, il y en avait de présents à la Bastille. Chamillart proteste aussitôt, leur défend de parler. Foucault, aussi démonté, demande au prisonnier qui lui avait donné avis[25]. À sotte question, pas de réponse. Alors ce greffier trop zélé court prévenir Berryer et concerter avec lui un plan de défense. Dès le lendemain, il apportait un mémoire justificatif, écrit de la main d'un commis de Berryer.

Le prisonnier reconnaît l'écriture, demande copie du mémoire, avec dépôt de l'original au greffe.

Pour corriger son imprudence, Foucault déclare audacieusement qu'accéder à cette requête, ce serait agir contre le service du Roi. L'on dit que sur cette parole, il y eut tel qui changea d'avis aussitôt et refusa ce qu'il avoit accordé[26]. Cette réflexion de Foucquet dans ses Défenses paraît viser Ormesson. Mais, si le rapporteur eut quelques instants de faiblesse ou d'hésitation, il était incapable de se laisser longtemps étourdir par le sinistre propos : Non es amicus Cæsaris.

L'accusé s'inscrivit en faux contre les procès-verbaux et demanda à extraire des registres du Trésor les preuves du bon emploi des deniers publics[27]. Le 3 avril 1664, Chamillart parla comme s'il s'agissait du fond et non de la forme. Foucquet était coupable, donc on n'avait qu'à rejeter sa demande ; donc il n'avait pas le droit de se défendre. Au contraire, Ormesson opina pour l'admission de la requête, qui fut reçue[28].

 

On a vu qu'à peine sorti de la Bastille, Foucault s'était abouché avec Berryer.

Pour cacher leur intrigue, ils s'étaient donné rendez-vous à Saint-Nicolas du Chardonnet. Foucquet le sut aussitôt, s'en plaignit au rapporteur, en présence de Foucault. Ce fut une grosse faute. Le greffier, au sortir de la prison, laissa voir son étonnement. Lui et Berryer avaient pris pour se cacher toutes les précautions imaginables ; jamais homme n'avait été si bien servi que M. Foucquet, ni mieux averti de toutes choses à point nommé. C'était à croire que les dévots, le curé de Saint-Nicolas des Champs, Claude Joly, sollicitaient pour lui. Ce dernier trait visait Ormesson[29], paroissien de Joly. Décidément, le prisonnier était trop bien renseigné et possédait trop de moyens de se défendre. Il fallait y mettre ordre. Trois jours après, on parla du transfert de la Chambre à Fontainebleau.

Comme on trouvait un peu fâcheux que le Roi traisnast des prisonniers dans un lieu qui n'estoit que pour la douceur et le plaisir, on décida de loger Foucquet, non au palais, mais dans le donjon de Moret, sur la lisière de la forêt. D'Artagnan, Foucault, Berryer lui-même furent dépêchés en inspection[30]. Le château était, sinon en bon état, au moins très isolé ; la ville elle-même très bien fermée. Une seule rue, avec deux portes faciles à surveiller. Moret est encore aujourd'hui à peu près tel qu'on le voyait en ce temps-là.

Ce n'était pas seulement le curé de Saint-Nicolas qui sollicitait en faveur de Foucquet ; on citait aussi madame de Sévigné[31]. Que cette aimable femme bravât la calomnie, et, malgré les sottises de Chapelain et consorts, conservât un sentiment de tendre affection pour son ancien ami, le fait est certain et tout à son honneur. Mais elle était mère, dévouée à sa fille, et cherchait, pour l'établir, à plaire à la Cour. À ce moment, elle assistait aux fêtes de Versailles[32], et les dénonciateurs anticipaient sur les événements. Quelqu'un, dont on parlait moins, influençait plus l'esprit du rapporteur, c'était Turenne. L'austère soldat, très prévenu d'abord contre le surintendant, avait beaucoup modifié sa première opinion. À son sens, Séguier se conduisait comme un homme sans honneur et prostitué. Au contraire, il approuvait fort la conduite d'Ormesson[33]. Foucquet était encore défendu par Condé. Voilà deux bons répondants.

Deux hommes, inférieurs comme valeur morale, se retiraient de la lutte. Le Tellier, jaloux de Colbert, déclarait que, selon lui, une condamnation à mort était impossible. Au début, une cordelette eût suffi pour pendre l'accusé ; mais on avait fait la corde si grosse, qu'on ne pouvait plus la serrer[34].

Le bruit courut que, sans autre forme de procès, on claquemurerait Nicolas à Pignerol[35]. On prêtait même à Colbert la pensée bien étonnante de consentir à une abolition des poursuites. Le Roi s'y serait opposé[36].

On se trompait. Louis et son conseiller étaient d'accord pour porter leur vengeance à la dernière extrémité. En voici la preuve. Pour accélérer le jugement, Colbert se chargea de porter au père d'Olivier d'Ormesson les plaintes du souverain. Il déclara d'abord à ce vieillard que son fils, le rapporteur, affectait de traîner le procès en longueur. Le Roi était persuadé qu'Olivier ferait justice, mais enfin on n'en finissait pas. Il trouvait fort extraordinaire qu'un grand Roi, craint et le plus puissant de toute l'Europe, ne pût faire finir le procès d'un de ses sujets comme M. Foucquet.

André d'Ormesson, âgé de soixante-quinze ans, était un vieux serviteur de la monarchie. Loin de le troubler, cette intervention brutale de Colbert le blessa.

Je suis bien fâché, répondit-il, que le Roi ne soit pas satisfait de la conduite de mon fils ; mais je sais qu'il n'a que de bonnes intentions. Je lui ai toujours recommandé de craindre Dieu, de servir le Roi et la justice, sans acception de personnes.

La longueur du procès ne vient pas de lui ; mais de ce que ce procès est grand et rempli de trente ou quarante chefs d'accusation, où il n'en fallait que deux ou trois. Un sermon ordinaire dure une heure ; mais un prédicateur, s'il prêche la Passion, n'est pas trop long parlant trois heures.

Ce dernier trait ne laissait pas d'être vif. Puis, se radoucissant, le brave homme ajouta qu'il faudrait que son fils eût perdu le sens pour chercher à plaire à M. Foucquet, dont la fortune était abîmée, et à déplaire au Roi, qui tenait toutes grâces dans ses mains. Tous les avis de son fils sont suivis par la Chambre. Si l'on s'en écarte, on y revient : au fond, il n'a pas laissé voir son opinion. — Cependant, interrompit Colbert, M. d'Ormesson présente plus gaiement et plus fortement les raisons de M. Foucquet que celles de M. Chamillart. — Un rapporteur est obligé de faire valoir toutes les raisons, réplique vivement le vieillard, poussé à bout. On a ôté à mon fils l'intendance de Soissons. Il ne s'en plaindra pas : il n'en rendra pas moins bonne justice Nous avons peu de biens, mais ces biens nous viennent de nos pères. L'entretien finit sur cette généreuse réponse[37].

Le bruit de cette démarche oppressive et presque odieuse ne tarda pas à se répandre. On fut unanime pour la blâmer, d'autant plus qu'elle n'était pas exceptionnelle ; on ne visait pas le seul Ormesson ; on avait enture enlevé leurs intendances à d'autres maîtres des requêtes, commissaires à la Chambre, dont on n'était pas content en haut lieu. On congédia même Boucherat, peu favorable à Foucquet, mais affectant l'indépendance. Séguier affirma que cette retraite n'avait que des causes très naturelles[38]. On ne crut pas Séguier.

Enfin, ce qui porta au comble l'indignation publique, ce fut la protection accordée au faussaire Berryer.

En bonne règle, disaient les défenseurs de Foucquet, après la découverte de toutes ces faussetés dans la procédure, le procureur général, usant de la même autorité qui a esté exercée avec bien moins de sujet contre tant de pauvres misérables, qui ne sont ny si chargez, ny si riches, ny si suspects, et qui languissent depuis si long-temps dans les prisons, devoit, sans perdre de temps, faire arrester la personne de Berryer, se saisir de ses papiers et de ses effets, et le faire interroger sur la naissance et le progrez de sa fortune ; tout cela devoit estre exécuté avant que Berryer pust avoir le moindre vent, et la moindre lumière de ce qui avoit esté trouvé contre luy.

Mais il est arrivé, tout au contraire, que ce Berryer est le premier averty, même avant la Chambre ; c'est luy de qui on prend les ordres ; et ceux qui devoient garder un grand secret à son égard ont esté les premiers à le violer en sa faveur, et à prévariquer à leur charge, par une basse complaisance pour l'accez que cet homme a auprès du sieur Colbert, que luy, Berryer, se vante de gouverner, par le besoin et la nécessité que ledit sieur Colbert a de son industrie[39].

Ces objections étaient irréfutables. Colbert, perdant toute mesure, répondit à l'indignation publique par un nouveau défi ; Berryer fut nommé conseiller d'État ordinaire. Le Roi lui fit présent d'une abbaye de 6.000 livres de revenu, promit de demander à Rome des dispenses pour les enfants de cet homme de bien, titulaires de bénéfices avant l'âge. Chamillart, Hotman reçurent l'ordre formel de lui donner connaissance de toutes les affaires de la Chambre, de ne présenter aucunes conclusions sans avoir pris son avis ; enfin, Louis chargea Berryer de solliciter les juges dans ses intérêts[40].

D'autres temps ont vu la magistrature aux prises avec un homme cynique et hardi, aidé dans la perpétration de faux judiciaires par un chef d'État. Encore faut-il remarquer que cet homme défendait sa situation personnelle, et que les juges avaient devant eux, non un Louis XIV, mais une sorte de magistrat civil. L'opinion publique, soulevée, frappa où elle pouvait frapper, en balayant du pouvoir le chef d'État prévaricateur.

Au dix-septième siècle, l'opinion, impuissante pour agir contre le Roi, était déjà très libre dans ses jugements. Élever Berryer et le faire conducteur public de toutes les affaires de la Chambre de justice, c'estoit faire gloire d'infamie et de honte ; car Berryer est le plus déshonoré de tous les hommes et acquiert du bien par tous moyens, même par les plus illicites. Cette fois, ce n'est pas Foucquet, c'est Ormesson qui parle si sévèrement et si justement à la fois. C'était à croire, ajoutait-il, que Colbert n'élevait ce coquin que pour rejeter ensuite sur lui tout le blâme des décisions de la Chambre[41]. En effet, l'élève de Mazarin, d'ordinaire si froid, était enflammé de colère contre les magistrats. Il ne les épargnerait pas où il lei retrouverait, et mille autres extravagances. Séguier le déclara sans ambages : Estant nécessaire que Messieurs fussent informés du mérite des affaires, le Roi a fait choix du sieur Berryer pour les voir et solliciter en particulier et leur faire entendre ce qui estoit dans l'intérest de Sa Majesté[42].

Colbert, Berryer, solliciteurs attitrés au nom du Roi, résolurent d'éprouver les juges.

 

On détenait dans les prisons de Paris un homme appelé Dumont, ancien receveur des tailles à Crépy. Arrêté en décembre 1662, il avait été en janvier 1663 jugé et condamné à mort, pour crime de péculat, par un de ces sous-commissaires qui remplaçaient en province la Chambre de justice. Celui-là se nommait Charmolue, trésorier de France à Soissons, homme non gradué et assisté, pour la forme, d'un juge choisi par lui. L'affaire était depuis lors en appel devant le Parlement. Si l'on parvenait à faire confirmer la sentence, quel préjugé contre Foucquet !

Pour arriver à cette fin, il fallait d'abord dessaisir le Parlement, dont on n'était pas sûr. Le 3 avril 1664, un arrêt du Grand Conseil évoqua l'affaire et la déféra à la Chambre de justice[43]. De plus, on fit savoir aux commissaires qu'ils ne partiraient pour Fontainebleau qu'après avoir jugé Dumont. Or, Séguier, craignant d'être desservi, tenait à rejoindre la Cour[44]. Le greffier Foucault languissait[45] de revoir Colbert. Ils insistèrent tant et si bien, que, le 5 juin, le procès commença.

Par un fatal concours de circonstances, il se trouva qu'au même moment, on criait dans les rues un arrêt du 17 mai 1664, aux termes duquel le Roi entendait se libérer de toutes les rentes de l'hôtel de ville en les remboursant sur le pied de leur valeur depuis vingt-cinq ans. C'était une demi-banqueroute. Pussort aurait voulu la banqueroute tout entière. La consternation et le désespoir étoient dans le cœur de tout le monde[46]. On s'assemblait à l'hôtel de ville. Naturellement, on parlait à la Chambre de ces agitations. Séguier, plus verbeux que jamais, affirmait les droits du Roi, prince juste, qu'il fallait prendre garde d'offenser. Et alors, il rappelait le souvenir des troubles. Il avait vu, lui, chancelier, les piques des bourgeois baissées contre les piques des gardes, les députés des Princes traiter avec ceux du Roi, des sujets s'élever contre leur souverain ! Paroles fort imprudentes à Séguier, ancien serviteur des princes et dont le gendre, M. de Sully, avait ouvert à l'armée espagnole les portes de Mantes[47].

Pussort parlait très nettement. C'est la Fronde, disait-il, mais bien hardi qui voudra attacher la sonnette. On ne lui répondait pas[48].

Le 9 juin, sur une question d'appel des jugements rendus par des subdélégués, le même Pussort s'emporta. Les formalités empêchaient la justice. Présentement, le Roi ne pouvait faire le procès à un homme avant de l'argent. Désordre intolérable[49] !

Enfin, le 14 juin, Dumont comparut devant la Chambre. C'était un homme de quarante-cinq ans environ, lourd, grossier, hébété par trois années d'emprisonnement. Interrogé, il refuse de répondre, et le greffier Foucault de faire aussitôt cette réflexion, que l'accusé était déjà imbu des maximes de la Bastille[50], comme s'il eût reçu les avis de Foucquet. Le malheureux ne demandait pourtant rien de déraisonnable : un conseil et communication du dossier. On lui déclare qu'on va le juger comme muet. Le chancelier lit sur un cahier toutes les questions à poser, article par article. Dumont reste silencieux. Ce silence, dit le président, est un aveu tacite ; et comme l'accusé réclamait toujours un conseil, Séguier le fait sortir et invite les commissaires à donner leur avis.

Catinat, choqué de la procédure suivie contre ce misérable, exige qu'on le fasse rentrer, qu'on lui explique encore une fois qu'on va le juger. Dumont, ramené, replacé sur la sellette, refuse toujours de répondre. Renvoyé de nouveau, il allait quitter la salle, quand plusieurs commissaires lui répètent qu'on va le juger. Finissant par comprendre, il se ravise ; il répondra ce qu'il pourra, mais un conseil a toujours été accordé en semblables occasions. Séguier le presse, brusque l'interrogatoire, au point de choquer Nesmond et ses collègues. Au milieu des murmures, il jette son cahier à Nesmond[51], qui le renvoie à Ferriol, le rapporteur. L'interrogatoire commence : Dumont n'a-t-il pas vendu un troupeau de Villers-Cotterêts à 51 sous la bête[52] ? Dumont se retrouve un peu. On a vendu, mais à qui a voulu reprendre ses bêtes, on les lui a rendues pour le même prix. — Il a fait des frais aux contribuables ? — Oui, par ordre de M. d'Estrées. — Il se défend lourdement, mais en somme on n'articule rien de grave. Les esprits s'impressionnent favorablement. Alors, Séguier, au début si pressé, consulte Foucault, lève la séance et ajourne le jugement au lundi. Pour plaire à la Cour, il ne songeait qu'à faire condamner l'accusé, sans garder aucune bienséance, sans écouter ses raisons. Beaucoup de commissaires étaient indignés. La manœuvre n'en devait pas moins réussir.

Le lundi, Ferriol, le rapporteur, opina le premier, s'attacha à détruire tout l'effet des réponses de Dumont. Deux chefs d'accusation : péculat, concussion. La peine du péculat, c'est la mort. Voir lois romaines, ordonnances de François I", de Louis XIII, arrêt prononcé contre Jacques Cœur. On devine l'allusion. Donc Dumont doit être condamné à mort.

Gisaucourt est de cet avis. On a bien frappé Gourville de pareille peine. Seulement, Gourville s'était esquivé. Pussort, cela va de soi, vote dans le même sens ; mais il dispense Dumont de l'amende honorable. Noguès, Hérault, même avis.

A ce moment, Rocquesante, homme incertain, mais indépendant, prend la parole. La peine du péculat n'est point la mort ; si Dumont doit en être puni, c'est à :cause de ses exactions. Sainte-Hélène se dérobe, déguise son sentiment sur la punition du péculat ; il sera moins sévère en d'autres occasions, mais il faut un exemple. Un seul peut en sauver plusieurs par son supplice. À mort ! Plusieurs autres répètent : À mort ! à mort ! Enfin, une voix s'élève en faveur de l'accusé. Du Verdier avoue que la procédure lui donne de la peine. On l'a confiée à Charmolue, qui était en procès avec Dumont, qui a recueilli tous les faits à la charge, aucun à la décharge de l'accusé. Il faudrait entendre à nouveau les témoins.

Masnau insiste dans le même sens. Il a cru Dumont criminel ; mais depuis qu'il l'a entendu, son opinion s'est modifiée. La procédure est mal faite ; l'accusé lui parait stupide jusqu'à la brutalité. La peine de péculat n'est pas capitale, mais laissée à la discrétion du juge. Il cite les vers du Pastor fido :

O troppo dura legge che la natura offende !

O troppo imperfetta natura che repugna alla legge.

Il y a un tempérament à apporter. Puis, tournant court, il est obligé d'avouer que Dieu vient subitement de lui changer le cœur. Il sent un mouvement intérieur qui le pousse à suivre l'avis du rapporteur. À mort Dumont ![53] On s'étonne de cette versatilité. Catinat exprime son sentiment. L'accusé lui a paru un gros brutal, qui a plutôt péché par omission qu'autrement. Ses exactions ne sont pas bien prouvées. Il a pris des remises, mais conformément à l'usage, dans un temps misérable où les receveurs des tailles, en fait, en étaient les traitants. La procédure est vicieuse. Rien, en ce cas, ne légitime la peine de mort. Amende, restitution, perte de la charge, soit ; pas la mort[54].

Aussitôt une voix s'élève : Jamais juge jusqu'à présent n'a mis en doute que la peine du péculat ne fût la mort !

A cet avis et à ce style on reconnaît Pussort. Conclusion : À mort ! Cuissotte, Gisaucourt, de même, à mort !

Le Féron objecte qu'il n'y a eu ni exaction, ni violence, conclut comme Catinat. Brillac appuie cet avis. Renard fait ressortir qu'on a maltraité l'accusé, enfermé longtemps dans une cage de fer. Rien ne motivait cette rigueur. Les fautes sont plutôt imputables aux commis qu'au maitre. Ferriol interrompt Renard, qui ne se laisse pas démonter. La procédure est vicieuse[55].

Mais Voisin tire sur la corde. L'accusé a peu de génie, il en convient. Il est le coupable et le malheureux. Il n'a pas pu douter qu'il ne fit mal. La Chambre doit être rigoureuse, donner des exemples au public. À mort[56] !

En vain Ormesson insiste dans le sens de la modération. Phélippeaux, sans donner de raisons, vote la mort. Nesmond n'admet qu'une peine pécuniaire ; mais Séguier, le président, avec gravité et force, confirme l'opinion commune pour la peine de péculat[57], résume l'accusation avec énergie. À mort !

Dumont fut condamné par treize voix contre huit, pour crime de péculat et de concussion, à être étranglé.

Comme on avait gagné un peu de temps, on jugea encore le même matin plusieurs autres affaires. On arrêta que les biens de Dumont seraient vendus. On régla la forme des exploits pendant le séjour de la Chambre à Fontainebleau. Enfin, pour montrer qu'on rendait justice à tous, on arrêta qu'il serait informé des bris de serrures commis par les gardes, à Saint-Mandé, dans la maison de Foucquet[58].

A midi, chacun alla dîner. Il paraît même qu'on laissa un peu de répit à Dumont, car on ne lui signifia son arrêt qu'à deux heures de relevée. On lui donna l'après-midi pour se reconnaître. À sept heures du soir, une potence était dressée, carrefour de la Bastille, et quelques instants après on y pendait ce malheureux, poursuivi par des haines de contribuables, condamné en première instance par un ennemi personnel, condamné en appel pour servir de préjugé contre Foucquet.

Far hasard ou par dessein prémédité, le gros Jeannin, trésorier général, allié du surintendant, faisait sur la plate-forme de la Bastille son tour de promenade. Il voit cette pendaison, s'informe du cas. Un substitut du procureur général qui assistoit au spectacle[59] lui en donne l'explication. Quoi ! pour crime de péculat ! Grande surprise. Le substitut répète le propos à son supérieur, qui se hâte d'en informer Colbert. Le receveur de la Chambre écrivait de son côté au même conducteur de tous ces procès : Cette exécution donnera de mauvaises nuits à plusieurs[60]. Dans un ordre d'idées tout opposé, Ormesson consignait sur son journal l'état de l'opinion publique. La condamnation de Dumont avait surpris beaucoup et donné grande douleur à ceux qui prenoient intérêt au prisonnier.

C'est qu'en effet, le receveur des tailles de Crépy avait été pris comme un mannequin qu'on voulait balancer à la potence devant les fenêtres de la prison de Foucquet. L'étrange état d'esprit des commissaires, leurs votes, si contraires parfois aux considérants exprimés, étaient bien faits pour donner de l'espoir aux persécuteurs, de la crainte aux amis de Foucquet, des mauvaises nuits à plusieurs.

 

Il ne parait pas que le prisonnier spécialement visé se soit ému de tout cet appareil ; sa vie restait la même. Pendant tout le carême, on ne lui avait servi que du hareng, de la morue, du saumon salé ; pas de poisson frais. Depuis Pâques, rien que du bœuf et du mouton ; pas de poulet, pas de gibier. Tout cela par son ordre. Les samedis, il jeûnait au pain et à l'eau. D'Artagnan, témoin ému de cette rude pénitence, déclarait qu'il n'avait jamais trouvé cet homme, jadis si délicat et si fastueux, que travaillant, écrivant sur sa petite table ou priant Dieu, à genoux[61]. À la Cour, on n'en tournait pas moins tout à mal. Si les trésoriers de France se plaignaient du régime de la Bastille, on prétendait qu'ils exigeaient de la glace pour boire frais. Foucquet, au contraire, vivait en religieux. C'était de sa part affectation pure.

Il n'en demeurait pas moins constant et ferme, ne se plaignant de rien, si cela ne touchait à sa défense. Sous prétexte de lui celer les motifs de la condamnation de Dumont, on le remit au secret, en insinuant même qu'il n'était pas étranger aux mouvements des rentiers où l'on affectait de voir l'exécution de son projet. On recommandait à Colbert de bien se garder[62].

Le 24 juin, une file de carrosses à six chevaux sortit de la Bastille, emportant les trésoriers de l'Épargne, Pellisson, Foucquet, chacun dans une voiture.

Deux cent cinquante mousquetaires escortaient le convoi. Au Plessis, chaque prisonnier diva servi dans une chambre séparée. Pas un mot, pas un regard à échanger. Le soir, le surintendant fut écroué dans sa cinquième prison, sans rien connaitre des motifs de son nouveau transfert. Certes, sa résignation était complète. Toutefois, si, entrant dans cette ancienne ville, par laquelle il avait passé si souvent aux jours de sa jeunesse et à ceux de sa toute-puissance, il lui fut permis de lever les yeux sur la porte dite de Samois, il y put lire deux mots, gravés alors depuis plus d'un siècle et que le temps n'a pas effacés : Stat Spes, l'Espérance subsiste.

 

 

 



[1] Bibl. nat., ms. Ve de Colbert, n° 230, vol. III des Extraits de FOUCAULT, f° 5. Les lettres patentes de translation sont datées du 24 novembre 1663.

[2] Cette séance eut lieu le 12 décembre, et non le 29, comme le portent à tort le Journal d'ORMESSON (t. II, p. 61) et les Archives de la Bastille.

[3] Extraits sommaires, Colbert, V°, t. 236, f° 5-6 ; 230, f° 175 v°.

[4] Lettre du 11 novembre 1682. Archives de la Bastille, t. II, p. 99. V. sur l'origine de Chamillart, ESNAULT, Michel Chamillart, I, préf., p. VI, Paris, 1885.

[5] ORMESSON, Journal, t. II, p. 71, 73.

[6] Cette requête a été publiée dans les Œuvres mêlées de PELLISSON, t. III, p. 433, bien qu'elle soit l'œuvre personnelle de Foucquet. Elle est reproduite assez fidèlement dans les Extraits de FOUCAULT, t. IX, f° 181 à 207 v°.

[7] ORMESSON, Journal, t. II, p. 74.

[8] V. Raisons et moyens observés par M. le procureur général (Talon) sur les procès-verbaux dressés par MM. les commissaires sur les registres de l'Épargne... contre les trésoriers de l'Épargne. 1663. Imprimé. Bibl. nat., ms. fr. 7625, f° 600. Le mémoire imprimé est précédé de la minute manuscrite, laquelle est suivie d'une déclaration manuscrite contre les trésoriers de l'Épargne.

[9] Bibl. nat., ms. fr. 7825, f° 600.

[10] Défenses, t. XIII, p. 189. Un manuscrit de ces Défenses se trouve à la Bibl. nat., ms. fr. 7624, f° 1 à 228 v°.

[11] Défenses, t. VI, p. 3.

[12] Il faisait froid à la Bastille, et k chauffage y était, l'hiver, le grand souci des prisonniers.

[13] ORMESSON, Journal, t. II, p. 79 et suiv.

[14] M. Chéruel pense qu'il est impossible de rendre compte du mot forent qui se trouve à cet endroit du Journal d'ORMESON. Évidemment, il s'applique à la mission de Chamillart dont nous avons parlé.

[15] ORMESSON, Journal, t. II, p. 78.

[16] Ces chantiers de bois sont figurés sur le plan de Paris dit plan de Turgot.

[17] Extraits sommaires, ms. V° de Colbert, t. 230, f° 212 et suiv ORMESSON, Journal, t. II, p. 82.

[18] ORMESSON, Journal, t. II, p. 96.

[19] ORMESSON, Journal, t. II, p. 100.

[20] Défenses, t. XV, p. 120. Requête adressée à la Chambre par Foucquet. 1664. ORMESSON, Journal, t. II, p. 106. 5 mars 1664.

[21] Défenses, t. XV, p. 148.

[22] Défenses, t. XV, p. 148.

[23] Défenses, t. XV, p. 131.

[24] Défenses, t. XV, p. 165.

[25] Défenses, t. XV, p. 140.

[26] Défenses, t. XV, p. 131.

[27] Bibl. nat., ms. Ve de Colbert, Extraits sommaires, n° 236, p. 237.

[28] ORMESSON, Journal, t. II, p. 116.

[29] ORMESSON, Journal, t. II, p. 116. Cl. Joly était le curé d'Olivier d'Ormesson et de Foucquet.

[30] ORMESSON, Journal, t. II, p. 119, 121.

[31] ORMESSON, Journal, t. II, p. 120.

[32] ORMESSON, Journal, t. II, p. 142.

[33] ORMESSON, Journal, t. II, p. 105, 120.

[34] ORMESSON, Journal, t. II, p. 120.

[35] ORMESSON, Journal, t. II, p. 120. C'est Turenne qui le dit à d'Ormesson. 20 avril 1664.

[36] ORMESSON, Journal, t. II, p. 125.

[37] ORMESSON, Journal, t. II, p. 167, 138.

[38] Bibl nat., ms. Ve de Colbert, n° 236, Extraits sommaires, f° 160.

[39] Défenses, t. XV, p. 138, 139.

[40] ORMESSON, Journal, t. II, p. 138.

[41] Extraits sommaires de FOUCAULT, t. IV, f° 155. 18 mars 1664.

[42] ORMESSON, Journal, t. II, p. 139.

[43] Bibi. nat., ms. fr. de Colbert, n° 230 (t. III des Extraits sommaires de FOUCAULT), f° 189, 190 et suie.

[44] ORMESSON, Journal, t. II, p. 148.

[45] L'affaire de Dumont nous fait ici languir. Foucault à Colbert, 7 juin 1864. Archives de la Bastille, t. II, p. 188.

[46] ORMESSON, Journal, t. II, p. 149.

[47] ORMESSON, Journal, t. II, p. 152.

[48] ORMESSON, Journal, t. II, p. 153.

[49] ORMESSON, Journal, t. II, p. 151.

[50] Foucault à Colbert, 14 juin 1664. Archives de la Bastille, t. II, p. 193. On voit que Foucault rendait compte de tout à Colbert.

[51] ORMESSON, Journal, t. II, p. 157. Foucault, dans son Journal, se contente de dire que monseigneur fut indisposé. Sa mauvaise foi est évidente.

[52] Fol. 207 v°.

[53] Fol. 244. Cf. ORMESSON, Journal, t. II, p. 261.

[54] Ms. V° de Colbert, n° 230, f° 214. (Extraits sommaires de FOUCAULT, p. 141.)

[55] Ms. V° de Colbert, n° 230, f° 216.

[56] Ms. Ve de Colbert, f° 216 v°, 217 r°.

[57] Rapport adressé par le procureur Général à Colbert. Pour cette triste affaire, on possède trois récits : celui d'Hotman (Archives de la Bastille, t. II, p. 94, en date du 16 juin 1664) ; celui d'Ormesson (Journal, t. II, p. 159) ; celui de Foucault (Ms. Colbert), très arrangé.

[58] Ms. Ve de Colbert, n° 530, f° 223, 227.

[59] Hotman à Colbert, 16 juin 1664. Archives de la Bastille, t. II, p. 197.

[60] Pequot à Colbert, 16 juin 1664. Archives de la Bastille, t. II, p. 198.

[61] ORMESSON, Journal, t. II, p. 19.

[62] Hotman à Colbert, 16 juin 1664.