Emprisonné
depuis un an, Foucquet comprit qu'il devait, non pas se borner à des
critiques de forme, mais aller au-devant d'une accusation qui ne se
prononçait pas. Par une hardie interversion des rôles, il se fit son propre
accusateur. Sans documents, sans notes, aidé du seul souvenir de ses
interrogatoires et de la confrontation de quelques témoins, de la lecture
rapide de quelques procès-verbaux, il dressa cet acte que Talon, avec le
concours de tant d'auxiliaires, ne parvenait pas à mettre sur pied. Du même
coup, il y répondit en publiant son livre : Défenses sur tous les points
de mon procez que j'aurois à proposer si j'estois devant mes juges naturels[1]. Cet
ouvrage, écrit d'inspiration, devait former tout un volume ; mais où
l'imprimer ? Le malheur arrivé aux Apostilles sur les Inventaires prouvant le
danger de se servir des presses parisiennes, la femme de Foucquet, sa mère,
ses parents, ses amis installèrent secrètement une imprimerie dans leur
propriété de Montreuil-sous-Bois, à proximité du donjon ; on y travailla avec
autant d'activité que de prudence. Toutefois,
avant la fin de l'impression, l'accusé dut quitter ce travail pour un autre
plus pressé. On annonçait la rentrée de la Chambre de justice. Tout était à
craindre de la part du procureur général, notamment quelque demande d'un
jugement précipité. Afin de parer le coup, des requêtes furent rédigées par
Foucquet. Le
vendredi 19 janvier 1663[2], la vieille mère de Nicolas,
Marie de Maupeou, et sa jeune femme, Marie-Magdeleine de Castille, se
présentaient humblement à l'entrée de la salle de la Chambre de justice[3]. Averti par un huissier,
Séguier perd aussitôt son sang-froid, et découvrant les alarmes de sa
conscience, s'écrie : ‘‘ C'est une requête de récusation contre moi !
J'entends soutenir mon privilège ! Talon, qui surveillait l'audience, prend
spontanément la parole, conclut au rejet de cette récusation supposée. La
question a été jugée sous Philippe le Bal, en faveur du chancelier de
Chappes. Partant, il s'oppose à l'admission des deux femmes[4]. On
envoie Foucault leur notifier cette décision. Mme Foucquet insiste. Ne
pourront-elles parler à un de ces messieurs ? Nouvelle délibération, nouveau
refus. — Au moins remettre un pli cacheté ? — Non. Alors, elles le remettront
ouvert. Quatrième
voyage de Foucault, qui revient pour déclarer que la Chambre ne recevra rien
des suppliantes. Qu'elles aient à se retirer et à voir un des commissaires en
particulier. Le Roi lui-même défend de les recevoir. Les deux nobles femmes
s'inclinent, écartées, non découragées. L'après-dîner
du même jour, accompagnées du président de Maupeou, leur cousin, et de
Gilles, frère de l'accusé, elles se rendent chez Ormesson et lui remettent
deux requêtes. Par l'une, Foucquet demandait communication de la production
faite par Talon et la restitution de ses papiers ; par l'autre, il récusait
Foucault, le greffier. De Séguier, si alarmé, pas un mot, pour cette fois. Le
soir, Foucault arrivait à son tour chez le rapporteur. Il avait rendu compte
de la séance du matin à M. Colbert. M. Colbert avait vu le Roi aussitôt, et
le Roi avait défendu à M. Talon d'admettre aucune récusation contre le
chancelier. Comme on l'a vu, l'alarme était vaine, presque ridicule ; mais le
cas n'en restait pas moins grave. Le
lendemain matin, Séguier proposa de faire juger immédiatement les requêtes.
Le rapporteur, commençant à trouver toutes ces procédures bien sommaires,
conseille à son chef de ne pas 'tant se mettre en avant, de laisser à Talon
la charge du refus, enfin de ne pas aller si vite. Autrement, on donnerait
aux parties sujet de se plaindre de la précipitation. Séguier approuve, mais
ajoute qu'il attend Colbert et Berryer. En effet, les deux personnages
arrivent, saluent Ormesson, qui se retire au plus vite, de peur d'être pris
dans ce conciliabule[5]. Il
n'esquivait Colbert que pour retrouver les deux dames Foucquet. Le dimanche
21, elles lui apportèrent encore trois requêtes de récusation contre Talon[6], Voisin et Pussort. Le lundi,
elles se représentaient, infatigables, à la porte de la Chambre, avec toute
leur famille ; mais le chancelier ne vint pas, prétextant d'un érysipèle,
grâce auquel on gagna huitaine. Il
fallut pourtant les examiner, ces requêtes désagréables. Le 30 janvier,
invité par Séguier à en donner lecture, Ormesson fit observer que, Foucquet
contestant la compétence de tous les juges, il était extraordinaire
d'admettre la récusation d'un ou plusieurs d'entre eux. Mal inspiré, le
chancelier répliqua aigrement que la Chambre avait bien donné un conseil et
communiqué les inventaires à l'accusé, malgré ses protestations. C'était une
critique, aussi visible qu'inopportune, de ce qu'avait fait Lamoignon.
Ormesson insiste : Foucquet ne peut être entendu dans ses demandes qu'après
avoir reconnu la Chambre ; il faut le traiter comme
un muet et rejeter ses requêtes, tant qu'elles seront remplies de
protestations[7]. Après un débat assez vif, on
finit par lire la requête contre Talon. C'était
un document portant la marque d'une rédaction hâtive et de remaniements
précipités. Vers le milieu, toutefois, Foucquet, retrouvant sa précision
habituelle, saisit son adversaire corps à corps, énumère les actes
d'hostilité de son ancien subordonné Talon, ses complots avec l'intendant du
Cardinal, ses dénonciations à Mazarin, tout ce qu'on a vu au cours de cette
histoire. Des suppositions de pièces, des fraudes dans les inventaires, des
falsifications d'écritures, des faux témoignages sollicités, Foucquet
n'accusera pas Talon, incapable de tels méfaits, basses œuvres des suppôts du
sieur Colbert. Par malheur, il signe les yeux fermés tout ce que rédigent ces
gens-là. Le greffier Foucault lui-même, après quelques réserves en droit, a
donné à entendre au suppliant que M. Talon se récuserait spontanément[8]. Malgré
sa modération, Foucquet n'avait pu se tenir d'allonger quelques coups de
griffe, comme celui qu'on vient de voir, au procureur général, transformé en
machine à signer. Talon,
debout et couvert derrière le barreau, comme mis en cause, écouta le factum
sans trop s'émouvoir, répondit avec calme. Bien ne lui a donné du
ressentiment contre l'accusé ; il a vécu neuf ans en bons termes avec lui. Il
en a reçu des marques de civilité lors de son exil à Reims. Qu'est-ce que
cette affaire de la ferme du poisson, du fermier Chuppin emprisonné ? Rien.
Sa lettre au Roi ? Encore moins. Elle est transcrite aux registres du
Parlement. Ainsi de suite. Dans toutes ces occasions, dont il fait grief
aujourd'hui, Foucquet jadis l'a remercié[9]. On en
vient aux avis ; Ormesson avance une étrange maxime : Tant s'en faut que l'inimitié dust estre une cause
légitime de récusation contre un procureur général, qu'il estoit advantageux pour la justice que l'inimitié et ses
passions fissent faire ce que la raison et le devoir ne pou-voient faire[10]. C'était aussi mal dit que mal
pensé. Malgré tout, la Chambre ne rejeta la récusation qu'à la majorité d'une
voix. Le
lendemain, ce fut au tour de Foucault de passer derrière le barreau, tête
nue, et d'entendre la requête présentée contre lui. L'accusé lui reproche de
ne pas s'en tenir à sa fonction, de consulter avec Talon, Gomont, Colbert ;
de rendre compte de tout à ce dernier ; de lui avoir refusé, à lui accusé, le
recueil des Ordonnances ; d'avoir, articulation plus grave, falsifié des
documents ou des copies de documents, changé un H en N au-devant du nom d'un
certain Foucquet, pour imputer à Nicolas un acte qui lui était totalement
étranger. Aussi maitre de lui que Talon, Foucault répond à tout, article par
article, avec plus d'aplomb que de sincérité. Il n'est pas la créature de
Colbert, qu'il voit seulement quelquefois, quand il lui porte des pièces de
finances déposées dans son greffe. Foucquet a demandé des livres de dévotion
pour lui, de médecine pour Pecquet, son médecin. Rien de plus. On lui a donné
ce qu'il a demandé[11]. Notoirement,
Foucault appartenait bien plus à Colbert qu'à la Chambre ; il lui remettait
toutes les pièces, agissant non en greffier impartial et fidèle, mais comme
le serviteur passionné de l'accusation. Ormesson
n'en trouve pas moins bonnes les raisons présentées par le récusé. On allègue
bien une certaine soustraction de pièces ; mais s'arrêter à cette allégation,
ce serait juger le procès en jugeant une récusation. Brillac
n'est pas d'aussi facile composition. Foucault peut continuer sa charge, mais
quant à présent seulement. Le
chancelier alors s'emporte, ce qui n'empêche pas Renard de dire qu'il y a
lieu à vérification[12]. Enfin, Foucault fut maintenu,
mais, aveu secret du crime commis, il supprima dans son journal d'audience le
reproche de soustraction et les commentaires qui l'avaient accompagné. Toute
la requête contre Pussort se résumait en ces deux mots, qu'il était parent de
Colbert, partie de Foucquet. Ormesson
parla cette fois très juridiquement. On ne peut nier que M. Colbert ne
s'occupe assidûment du procès, mais on n'est pas partie quand on agit par le
commandement ou pour le service du Roi. Néanmoins, comme jusqu'à présent on a
voulu ôter à M. Foucquet non seulement les sujets de plaintes légitimes, mais
encore les soupçons, il est, sinon de la justice exacte, au moins de
l'honnêteté, que M. Pussort s'abstienne d'être juge[13]. Bossu, Moussy se rangent à cet
avis ; Sainte-Hélène, Cuissotte, Baussan, Fayet, Le Féron le combattent.
Selon Renard, toujours très net, en droit Pussort peut rester ; suivant
l'honneur, il doit se retirer. Besnard s'en réfère à ce qu'en pensera M.
Colbert. Masnau est moins obséquieux : Si
Foucquet prouvoit que M. Colbert a comploté sa perte, ce seroit
l'anéantissement de la procédure. Cette franchise de provincial devenait alarmante. Séguier intervient.
Si M. Foucquet est l'ennemi de M. Colbert, M. Colbert n'est pas le sien.
Grâce à cette intervention, la requête contre Pussort est rejetée. Celle
qui visait Voisin subit le même sort. En réalité, Foucquet avait articulé de
sérieux griefs, en se servant même de paroles mystérieuses. Des personnes de créance et d'autorité diront certaines
choses au Roi, mais l'accusé ne les nommera pas, pour ne pas abuser de leur secret[14]. Le malheureux ne pouvait pas
se résigner à croire que le Roi ne voulait rien entendre. Restait
la demande de communication des papiers saisis, et de l'acte d'accusation
dressé par Talon. Le
document est fort long. Foucquet y reproduit toute son histoire depuis le 5
septembre 1661. Le prisonnier avait déjà beaucoup écrit, mais sans réussir à
répandre ses Défenses dans le public. Ses redites étaient donc aussi
volontaires qu'excusables. Au reste, comme dans la requête contre Talon,
quand Foucquet arrive à son objectif, sa rédaction devient parfaite[15]. Colbert
a soustrait les papiers qui permettaient de faire le compte des sommes
immenses passées par ses mains. Pour n'en pas douter, il suffit de lire les
Inventaires. On n'y trouvera ni ordres, ni lettres, ni billets soit du
Cardinal, soit de Colbert, et il en existait plus
de seize cents. On
n'en voit même pas de Servien, collègue de l'accusé pendant six années ! N'y
a-t-il pas là une présomption violente et
nécessaire de la soustraction des papiers du suppliant, qui en a gardé tant
d'inutiles, et dont plusieurs devaient lui être si nuisibles ?[16] On ne
veut même pas lui communiquer les conclusions du procureur général et les
pièces sur lesquelles il les a rédigées. On prétend le juger non seulement comme muet, mais comme sourd et aveugle[17]. Prétention d'autant plus
extraordinaire, d'autant plus dangereuse pour l'accusé, que, de notoriété
publique, le procureur général s'est servi du ministère du nommé I3errver, homme artificieux et dangereux,
plusieurs fois recherché en justice pour des faussetés et autres
malversations. Par
l'homme, jugez de l'œuvre. L'affaire
prit deux audiences. Talon, visiblement ému, conclut à ce qu'on joignit la
requête au fond du procès. C'était la rejeter en fait. Il demanda de plus
qu'on retirât à Foucquet le conseil de ses deux avocats, proposition
monstrueuse. Ormesson
opina en faveur de l'accusé. Puisqu'on a consenti à lire la requête, il faut
l'examiner. Elle est juste. Les pièces produites ne feront preuve contre
Foucquet que si on les communique. Quant à la remise des papiers saisis, la
demande est encore fondée, mais impraticable. Le greffier a reçu plus de
soixante mille pièces, dont cinquante mille sont sans intérêt. Tout ce qu'on
pourra faire, ce sera de rechercher celles qu'indiquerait l'accusé, à qui
l'on ne doit pas retirer son conseil[18]. Pussort,
qui avait sa récusation sur le cœur, parla avec chaleur en des termes
injurieux pour l'accusé. On le trouva lui-même emporté, hors de sens et de
prudence. Des murmures se firent entendre, indice certain des inquiétudes que
les allégations de Foucquet avaient jetées dans la conscience des magistrats. Six ou
sept d'entre eux, Moussy, Renard, Rocquesante, Besnard, du Verdier, Masnau,
furent d'avis qu'on devait communiquer toutes les pièces. La
Chambre n'était déjà plus dans la main du président. Brillac, invité par
Séguier à suivre l'avis du rapporteur, répliqua qu'il prendroit l'avis qui lui plairoit. On adopta cependant le moyen
terme proposé par Ormesson. Au
fond, ce jour-là, samedi 3 février 1663, une seconde bataille avait été
perdue par Talon, gagnée par Foucquet. — Ormesson fit cette remarque qu'en
octobre 1662, on avait perdu la première en autorisant l'accusé, contre son
avis, à prendre communication des inventaires et à s'aider de conseils
d'avocats. On avait cru l'engager à reconnaître insensiblement la Chambre ;
mais, tout au contraire, sans rien reconnaître, il avait pris des forces pour
se défendre et tirer les choses en longueur. Quant à
Talon, il en était à ses deuxièmes conclusions, allant du pour au contre,
voulant retirer ce qu'il avait accordé, tout prêt à conclure une troisième
fois encore et différemment. La vérité, dit le rapporteur, est qu'il ne conduit pas l'affaire, qu'il prend les sentiments que
l'on veut. Tout le
monde s'en mêle ; chacun veut l'emporter, et Berryer
paroît estre celuy qui a le plus de crédit. Foucault agist souvent contre son
sens. Talon enfin
ne s'applique pas, ne conduit rien, ne redresse rien. La troisième production,
celle des procès-verbaux, n'est pas encore faite[19]. Les
critiques formulées par Foucquet ne sont pas plus amères que ces réflexions
d'Ormesson. Talon,
éperdu, voulait retirer à l'accusé le secours de ses avocats. En effet, on
regrettait cette concession faite à l'opinion, à la justice : Gomont, avec
son honnête naïveté, nous révèle le motif de ce revirement. On imputait la
lenteur de la procédure au conseil libre donné à Foucquet. Le
conseil communique avec luy tant et sy souvent qu'il luy plaist depuis le
commencement d'octobre, n'y aiant point de sepmaine que le conseil ne le voue
au moing trois fois, et qu'il ne communique encore autant avec la famille ;
et quoyque MM. Auzanet et Lhoste soient personnes de très haute probité et
qui ne voudroient pas faire ny favoriser l'injustice ny la chicane,
néantmoings ils ont assez tesmoigné estre persuadés de trois choses : — l'une
que le procès de M. Foucquet estoit un dessein d'oppression de la part de ses
ennemis, — l'autre que non seulement on avoit emploié toutes les ressources
et tous les efforts pour l'opprimer, mais encore les suppositions et les
faussetés ; c'est de la sorte qu'ils en ont quelquefois parlé, et qu'ils en
estoient pleinement convaincus ; — et la troisiesme, qu'encores que M.
Foucquet n'eust pas autrefois vécu dans toute l'innocence et dans toutes les
règles qu'il eust pu vivre, il estoit tellement converty, et Dieu l'avoit
tellement touché qu'il ne vouldroit pas faire un mensonge pour sauver sa vie,
qu'il recevoit toutes ses disgritces comme des coups de faveur du ciel pour
opérer son salut ; et ainsy ils adjoustent entièrement foy à tout ce qu'il
dict et à tout ce qu'il escrit, comme s'il ne se pouvoit rien adjouster à sa
sincérité. Ces persuasions font qu'outre l'obligation générale de la
profession de défendre un accusé, et qu'il y a de l'honneur de pouvoir sauver
un homme illustre et si puissamment attaqué, ils y agissent par des
sentiments de conscience, de libérer une personne opprimée par tant de voyes,
et qui pourroit bien servir Dieu et l'Estat, ce qu'ils font asseurément par
un principe d'équité et de justice[20]. Voilà
ce que pensait, en mars 1663, l'adversaire de Foucquet et de ses avocats.
L'auteur de cette étude, avant d'avoir découvert le travail de Gomont, en
était arrivé, par une longue et impartiale observation de toute cette
affaire, à la même conviction que Lhoste et Auzanet. Nulle trace de mensonge
ni dans les réponses ni dans les écrits de l'accusé. Une seule fois, il a
équivoqué, quand on l'interrogea sur la communication de son projet
à Gourville, et cette fois-là peut-être songeait-il plutôt à ne pas compromettre
la vie de Gourville qu'à sauver la sienne. C'est à
ce moment précis, dans le plein désarroi de l'accusation, que la défense
rédigée par Foucquet, imprimée secrètement à Montreuil, commença d'être
répandue dans le public. L'effet en fut très grand. Le bon La Fontaine — cette
fois on ne critiquera pas l'épithète — en eut connaissance un des premiers,
et complimenta sincèrement son ancien patron[21]. Ce
qu'il disait, bien d'autres le pensaient. La police, avertie par un sourd
murmure d'approbation, se mit en campagne, chercha, trouva les presses
clandestines[22] ; mais déjà de nombreux
exemplaires s'étaient envolés, et si loin, qu'on ne pouvait plus les saisir. La
poursuite, au contraire, provoqua la curiosité, et l'œuvre était faite pour
les curieux. Comme
on l'a dit, Foucquet s'était dressé lui-même son acte d'accusation, sans
réserve, sans réticence. De quoi
l'accuse-t-on ? De
crimes d'État. De
malversations dans l'administration des finances. Crimes d'État ! Lesquels ?
Ceux qui résultent de son écrit, tout conditionnel, comme le portait la
feuille détournée où se trouvait cette condition : en cas d'oppression seulement, tout imparfait, uniquement
inspiré par les injustes défiances du cardinal Mazarin, que gouvernait
Colbert, son domestique. Avant
toutes choses, je supplie ceux qui pourront voir les présens Mémoire d'estre
persuadez d'une vérité de laquelle Dieu m'est témoin, qu'une de mes plus
grandes douleurs est de ne pouvoir me défendre -sans parler de monsieur le
cardinal Mazarin, auquel plusieurs qui croyent que je devois tout, n'ont pas
sceu ce qu'il devoit à mes services. Je
n'aurois peut-estre pas esté surintendant sans luy ; je voudrois ne l'avoir
pas esté : mais, sans tout ce que j'ay fait à sa sortie (en 1632) — qui est beaucoup au-delà de
ce qu'on peut sçavoir, et que j'ay teu, tant par modestie que pour ne pas
attirer sa haine ; ayant assez d'expérience qu'il n'aimoit pas qu'on crût
qu'il pût avoir des obligations si considérables à personne —, et sans les
autres choses que j'ay encore faites depuis son retour, il eût eu,
peut-estre, assez de peine à demeurer ministre. La
conduite de ma vie, pour toutes sortes de personnes, montre assez combien
j'ay esté éloigné d'ingratitude ; je ne sçay si on en pourra dire autant de
luy : mais bien qu'après les injustices qu'il m'a faites et me fait encore
après sa mort, j'aye raison de me croire hors d'obligation envers sa mémoire,
j'en parleras néamoins, non comme un ennemv qui chercheroit à la rendre
odieuse (ce qui me seroit plus facile qu'à beaucoup d'autres), ni comme un
indifférent, qui n'auroit nul dessein de l'épargner ; mais seulement comme un
homme poussé à toute extrémité, qui doit compte à Dieu, aux hommes, à sa
famille et au public, de son honneur et de son innocence que l'on veut
opprimer[23]. Ce
complot de Colbert remonte à l'année 1659. Les avis s'en trouvent dans les
papiers de Saint-Mandé, à moins qu'on ne les ait détournés, ce dont, dit le
prisonnier, je demande justice à Dieu, si
l'autorité empêche les hommes de me la faire[24]. Quant à
lui, non seulement rien n'a jamais pu passer pour un commencement d'exécution
de son soi-disant crime de lèse-majesté, mais il a agi tout au contraire et
fait cent choses qui en sont la négation. Belle-Isle a été acheté par ordre
du Cardinal, ordre confirmé par brevet du Roi[25]. Le
gouvernement de Concarneau n'est rien ; il fut acquis pour son frère Gilles,
au su de Mazarin[26]. On
l'accuse d'avoir pris des engagements de personnes s'obligeant à le servir
envers et contre tous ! Même illusion. De ces soi-disant affidés, il en est
qu'il n'a jamais vus, comme Mantatelon, tiers détenteur de Belle-Isle[27], ou qui ont écrit des promesses
qu'on ne leur demandait pas, comme Maridor[28], ou qui appartenaient à des
adversaires, comme Deslandes, homme de son frère l'abbé[29]. Veut-on
mettre les choses au pis ? Ces crimes, si crimes il y a, devraient être
couverts par l'amnistie. Et cependant, pour
n'avoir rien voulu faire de mal et avoir continué de servir, quoy que bien
averti de ma perte, je suis en pire condition que M. de Fargues et plusieurs
autres qui ont fait toutes sortes d'hostilitez sans avoir jamais receu aucun
déplaisir[30]. Fargues était ce gouverneur de
Hesdin qui, pour défendre ce qu'il considérait comme son patrimoine, avait
fermé les portes de sa place aux troupes du Roi. On verra plus tard la
terrible réponse qui sera faite par le Roi à cet argument de Foucquet. Abordant
la question des malversations dans les finances, l'accusé ne se dissimule pas
que sa défense sera difficile à faire entendre. Peu de gens connaissent ces
matières. Ceux-là
même qui y ont passé plusieurs années n'y sont pas trop sçavans, Dieu ayant
distribué divers talens aux hommes ; les uns de ces gens, employez dans les
finances, ayant celuy d'imaginer les affaires, de trouver l'argent, de faire
la banque et sçavoir le cours des changes et toutes les choses dont on peut
tirer avantage, et n'ayant aucune des lumières nécessaires à l'exécution de
leurs projets, qui sont toutes les chicanes et menües formalitez des
expéditions, des registres de l'Épargne, des parties casuelles et du Conseil
; les autres, au contraire, grands personnages en cette chicane, et très
habiles formalistes, mais incapables de trouver un sol, si on ne leur
apportoit les matières toutes digérées et les fonds tout préparez. Cependant,
comment se pourra-t-il faire que l'on explique tout, en sorte qu'il puisse
estre entendu de ceux qui sont d'une profession bien différente ; qui n'ont
jamais ouï parler de toutes ces choses, sinon depuis que la face des affaires
est changée, depuis que l'on ne voit plus cette urgente et injuste nécessité,
qui contraint à faire ce que l'on ne feroit pas sans elle, depuis que
plusieurs des acteurs sont morts, que d'autres, ayant eu peur d'un tribunal
qui n'entendoit pas la langue du païs, se sont absentez, ont déguisé les
affaires ; que la plupart ont caché leur papiers, et les autres, se
contentant de travailler à leur propre décharge, ont refusé l'éclaircissement
nécessaire à celle d'autrui : sans parler de ceux qui, pour faire leur cour,
pour tirer des avantages d'une faveur naissante et déjà trop puissante, ou
pour se garantir de la punition de leurs propres crimes, sont ardens à faire
connoître leur zèle[31]. Suit un
exposé historique, très simple, très sincère. Foucquet se contente de montrer
Mazarin d'abord pauvre, banni, puis rappelé, enrichi, restant envieux,
jaloux, et, à la mort, léguant sa haine à son intendant. La
passion de l'argent n'avoit pas encore abandonné son domicile ; au contraire,
comme le sujet estoit plus foible et qu'il résistoit moins, elle avoit plus
d'empire. Le sieur Colbert, en cette occasion, estoit tout-puissant. On ne
faisoit plus rien que par luy ; on le consulte sur ce que disoient les confesseurs,
il s'y accorde modestement ; car il connoissoit la défiance de son maistre,
et n'avoit garde de proposer les choses où il avoit intérest. Je
n'oserois dire tout ce que je sçais des machines qu'on fit jouër : je dirai
seulement qu'on s'abandonna tout à luy, il fit ce qu'il voulut, et il voulut
ce qui est aujourd'huy. Pour se rendre plus nécessaire, il se fit donner en
desposte tous les papiers ; il avoit encore de plus grands desseins ; Dieu en
ordonnera ce qu'il luy plaira ; cela ne me regarde pas[32]. Pour la
première fois, Foucquet fait allusion à quelque dessein secret de son ennemi.
On le verra y revenir, sans que jamais il s'en explique complètement. Depuis
la mort du Cardinal, rien n'a été ordonné qu'au commandement du Roi, rien
emprunté que par son ordre, notamment à Girardin, à ce Girardin qu'on venait
d'emprisonner à la Bastille. Si
le misérable estat où je suis réduit, s'écrie Foucquet, ne me laisse pas
d'autre moyen de luy témoigner ma reconnaissance, encore que ce soit plutost l'affaire
du Roi et du public que la mienne, toujours auray-je la satisfaction de ne
manquer pas à ce qui reste à mon pouvoir, qui est de publier à toute la
France que je l'ay trouvé seul assez zélé, assez désintéressé pour risquer
des sommes si immenses que les nations étrangères auroient peine à croire
qu'un seul particulier eût pu et voulu fournir jusqu'à trois, quatre et cinq
millions, sans aucun profit, se contentant des intéréts de ceux à qui il
empruntoit ces mêmes sommes. Il se fioit en moy, et moi je m'asseurois sur la
parole du Roy[33]. Conclusion.
Foucquet espérait au bout d'un an faire rentrer les finances dans leur cours
régulier, sans manquer de foy Il comptait si bien sur
l'avenir qu'il n'a pas craint de vendre sa charge, d'en donner le prix à Sa
Majesté. Le Roy l'accepta, me remercia, fit
porter le million secrètement à Vincennes, où je le mis et où il est
peut-estre encore aussi bien que moy[34]. Cette
histoire parle toute seule, je n'explique rien, je n'exagère rien ; quiconque
lira cecy, ne le lira pas sans faire des réflexions ; j'en av fait aussi ;
j'ay eu le loisir d'en faire. J'honore les pensées d'un grand Roy, pour qui
j'ay eu et auray le reste du temps que j'ay à vivre, non seulement la vénération
que je dois, mais une passion dont je n'ay pas veu d'exemple. On ne m'a
encore interrogé sur aucun article, ni fait connoistre seulement un soupçon
d'aucune faute contre son service depuis ce temps-là. Ce n'est pas assez
dire, je parleray plus hardiment : on ne peut me reprocher d'avoir passé une
journée, depuis la mort de M. le Cardinal, sans l'employer à rendre des
services qu'autre homme que moy n'eût rendus, et en matière de finances et en
d'autres. Demeurons
dans le silence et le respect, ne disons pas au public ce que je serois
consolé si je pouvois avoir l'honneur de le dire à Sa Majesté en secret,
comme le plus important service de tous, et qu'il sçaura peut-estre trop tard[35]. Voilà
une dernière allusion au secret qui ne sera pas révélé. Après
de lumineuses explications sur le système financier de ce temps-là,
l'ex-surintendant aborde l'examen des faits relevés contre lui. On
prétend (premier chef) qu'il a fait des prêts sans nécessité, pour prendre
des intérêts : Je
n'estime pas, dit-il, qu'il faille grande éloquence pour persuader que,
depuis 1653, l'État n'a pas été sans nécessité... Il faut avancer comme une
vérité bien publique et connue de tous ceux qui estoient dans le ministère
que, quelques avances que l'on pût faire, elles n'étoient pas suffisantes[36]. Quant
à la perception d'intérêts pour prêts supposés, c'est une allégation dénuée
de preuves. Servien, les trésoriers de l'Épargne n'auraient pu tolérer de
telles suppositions[37]. On
prétend (second
chef) qu'il a, lui
ordonnateur, fait des avances au Roi en v employant les deniers du Roi[38]. D'abord,
où est la loi qui interdit aux ordonnateurs de prêter au Bol ? Quand
il a fait des prêts, c'était par nécessité, sur l'ordre du Cardinal et du
Roi. On lui reproche de n'avoir pas pris des autorisations en règle. Cela
n'est pas sérieux. Pouvait-il réclamer l'autorisation du Parlement, de la
Chambre des comptes, de la Cour des aides, alors qu'on contestait à ces compagnies
leur droit d'immixtion dans ces affaires ? Devait-il crier à toute l'Europe
ennemie la détresse du Trésor royal ? Non. Que
je n'eusse pas le déplaisir de voir perdre des batailles et prendre nos
places, comme nous avons les exemples de Barcelone, de Dunkerque, de
Gravelines et de Cazal, perdues faute d'argent ; c'estoit là mon talent et
non pas celuy des formalités et des chicanes sur les pouvoirs et les
seuretez, lesquelles si j'eusse bien recherchées, à la vérité, je n'eusse
rien bazardé du mien, mais j'eusse bazardé l'Estat[39]. Je
m'assure que le Roy ne me refusera pas la grâce d'avouer que tout ce qui a
esté par moy emprunté et que j'ay presté ou fait prester pour ses affaires,
depuis mars 1661, a esté par son ordre ; que la veille du départ pour Nantes,
je fis donner manuellement vingt mille pistoles à Sa Majesté. Le
sieur Colbert n'osera pas peut-estre nier que, le quatrième septembre, veille
de ma capture, après les ordres signés pour me faire arrester, il ne soit
venu luy-méme, à Nantes, me prier de chercher de l'argent sur mon crédit,
pour les vaisseaux du Roy ; que je luy donnav cinquante mille et trente-huit
mille livres... si ce n'est que le sieur Colbert s'avoue coupable pour avoir
touché personnellement lesdits deniers n Nantes, depuis la connoissance qu'il
avoit des ordres de ma prison, contre la bonne fou et l'humanité, qui ne se
trouve pas grande en tout ce procédé[40]. Foucquet
aborde le troisième chef d'accusation : il a confondu dans une même recette
les deniers du Roi et les siens, employé ceux du Roi à ses affaires
domestiques, établi l'Épargne, c'est-à-dire la Trésorerie chez lui. Il
estoit nécessaire, répond-il, de faire des prêts. Il estoit nécessaire que je
les fisse ; il estoit donc nécessaire que je fusse remboursé. Cependant, on
trouve étrange que j'ay touché mon remboursement. Si,
ajoute-t-il, en six mois de 1661, il est vérifié dans le registre du sieur
Colbert — que le Roy a veu toutes les semaines — que j'aye avancé ou fait avancer
sur mon crédit vingt millions, trouvera-t-on étrange que j'ave un grand
nombre d'assignations et de grandes sommes pour mes remboursemens ? Je n'en
puis pas concevoir la difficulté[41]. Puis,
passant de la défense à l'attaque, il revient à Mazarin touchant chaque année
vingt-cinq millions de l'argent du Roi, non
d'avances qu'il ait faites, car il en a fait très-peu, les employant à son gré,
gagnant sur ses entreprises à forfait, parce qu'il ne payait pas tous les
officiers, laissait dépérir les vaisseaux et les galères, tomber en ruine les
fortifications, pour faire des deniers
revenant bons,
enfin, liquidant le tout par quelque ordonnance pour dépense secrète. Le coup
était droit ; impossible de le parer. C'est ce que Le Tellier lui-même, on se
le rappelle, avait dit à Mme de Motteville au lendemain de la mort du
Cardinal. Ce
n'est pas assez que de frapper Mazarin. Le
sieur Colbert peut-il nier qu'il n'ait touché en argent comptant, sans aucune
forme, sans quittance d'aucun trésorier, sans-récépissé même signé de luy,
des sommes immenses pour les frais de voyage et de mariage du Roy, sans en
avoir rapporté une quittance, sans en avoir jamais compté, sans marché
précédent fait par les officiers du Roy ?[42] Y
a-t-il quelqu'un dans le royaume plus sujet à compte, plus sujet à recherche,
plus sujet à donner l'estat des biens modiques qu'il a eus de sa famille et
des trésors qu'il possède à présent publiquement, ou sous les noms empruntez
de Berryer et d'autres ? Toutefois, on ne luy demande pas les comptes qu'il
doit. Foucquet
examine avec la même netteté les autres chefs d'accusation : intérêts dans
les fermes et traités, acquisition à vil prix de rentes et créances sur le
Roi (IVe
chef) ; pensions et
gratifications reçues des fermiers et des traitants, pour leur faire avoir leurs fermes et traitez à meilleur
marché[43]. Ce ne sont plus là des
allégations. On a cité des faits dans ses interrogatoires, le doublement du
marc d'or, le traité des aides, celui des droits sur les cires de Rouen, etc.
A tout il répond, sans ambages, sans hésitation, sans crainte des attaques
ultérieures. Quant
aux gratifications et aux pensions, il passe légèrement sur celles qui
concernent Gourville ; mais, arrivant à la pension de 80,000 écus sur les
gabelles : L'affaire, dit-il, est d'une autre nature, il est besoin d'en expliquer le
détail un peu plus amplement. Cette
négociation suspecte a été racontée au tome Ier de cette histoire. Interrogé
par Renard et Poncet, Foucquet n'avait pas nié qu'il eût fait toucher une ou
deux fois cette somme, pour compte d'autrui ; il croyait avoir rendu le titre
à son propriétaire, sans l'affirmer pourtant. Aujourd'hui, il fait face à ses
accusateurs. Messieurs
Poncet et Foucaut se souviendront que, lors de mon interrogatoire sur cet article,
ce qui fut écrit ne le fut que sur ce que l'on m'assura verbalement que ce
papier estoit entre les miens, et qu'il avoit esté trouvé sur la table du
petit cabinet, près ma chambre de Saint-Mandé. Comme je n'osois me fier
absolument à ma mémoire ni résister à ce qui me fut dit, je ne le niay pas
formellement, et ne sçavois qu'opposer. Mais
voicy ce que j'ay remarqué dans les inventaires, depuis qu'on m'a permis de
les voir[44]. J'ay remarqué que M. Colbert,
chargé d'une cassette, qu'il avoit apportée avec luy, estoit entré partout
sur un ordre verbal dont il a falu le croire, sans avoir observé aucune
forme, sans avoir signé les procès-verbaux ; et que, sous un prétexte inventé
de son chef de porter au Roy des cartes de Belle-Isle, qui estoient sur cette
méme table de mon petit cabinet avec les papiers entre lesquels on prétend
que s'est trouvé cet écrit, il avoit manié, visité et remué tous mesdits
papiers, avant qu'il y en eût aucun d'inventorié. J'ay
remarqué que Messieurs Besnard et Lalemant, qui avoient visité ce cabinet et
examiné les papiers laissez à l'abandon sur cette table, ont déclaré et signé
n'y en avoir trouvé aucun de conséquence, ainsi qu'il est porté par leur procès-verbal. J'ay
reconnu, de plus, que Foucaut avait tout mis dans un sac sans description ni
inventaire, et porté ce sac dans un autre cabinet, éloigné de la maison, mais
proche du parc de Vincennes. J'ay
appris qu'il s'estoit passé quelques jours et quelques nuits, avant qu'on fit
l'inventaire des papiers de ce sac. Et
j'ay reconnu tant d'entreprises informes et injustes, tant de violences, tant
d'artifices et surprises, qu'il ne reste plus de difficulté à accorder ce que
me disoient Messieurs les commissaires, avec ce que je soutenois et croyois
sçavoir, que ce papier ne devoit plus estre entre les miens. Car
qui ne voit qu'il a esté facile audit sieur Colbert, maistre de tous les
papiers de M. le Cardinal, ou au sieur Foucault, son agent, de mettre
celuy-là sur cette table même, où il a choisi plusieurs cartes, ou dans le
sac qui a esté transporté ?[45] Foucquet
attaque la difficulté véritable. Que la pièce ait été trouvée ou apportée
chez lui, quelqu'un a pris une pension des fermiers des gabelles, reçu un
pot-de-vin annuel, le fait est indéniable. On
pourrait dire que la stipulation postérieure à l'adjudication des gabelles
n'a pas eu d'influence sur l'enchère. Allons plus loin. Cette forme a été
arrangée, préméditée par un concussionnaire. Qui ? Moi, Foucquet, ou le
cardinal Mazarin ? Comment
pourra-t-on douter que M. le Cardinal ne tirât de ces sortes de pensions et
gratifications sur des gens d'affaires ? Luy, qui notoirement en recevoit des
gens de robe et d'épée et d'autres, de toutes conditions, à la moindre
ouverture ou apparence qu'il avoit d'en exiger. Niera-t-on
qu'il m'ait obligé de lui faire donner quatre-vingt mil francs de M. Galand,
secrétaire au Conseil, sans receu, sans décharge, pour lui permettre d'exercer
la charge de son père, qui lui appartenoit ? Si
ledit sieur Galand en estoit capable, pourquoy prendre quatre-vingts mil
francs ? S'il en estoit incapable, pourquoy lui confier tout le dépost le
plus important des affaires du Boy pour de l'argent ? Niera-t-on
qu'il n'ait pris des sommes immenses d'aucuns de Messieurs les Présidens des
autres Parlemens, pour les établir en la charge la moins vénale qui doive
estre en France, et la plus importante à la justice, et au bien de l'Estat ;
à quelques-uns desquels il promettoit de les faire rembourser par le Boy de
ce qu'il exigeoit d'eux, par gratification, sans néanmoins qu'il tint compte
de la parole qu'il leur en avoit donnée ? J'en ay la preuve par écrit dans
mes papiers, y en ayant tel qui s'est addressé à moy, pour le sommer de cette
parole quatre ou cinq ans après, comme je fis, et S. E. le trouva si mauvais,
et en témoigna tant de mécontentement contre lui, qu'il ne fit autre réponse,
sinon : Il n'a qu'à remettre la charge s'il
la trouve trop chère, d'autres m'en donneront davantage. M. Colbert le sçait, et m'en a
parlé et de plusieurs autres. Doute-t-on
qu'il n'ait pris des pensions sur les gouverne-mens des places de Languedoc,
après le décès de feu M. le duc d'Orléans, et sur celuy des isles de Provence
; je ne dis que ce qui est public et notoire, et ne veus pas dire ce qui est
secret, pour ce qu'on pourroit le nier, et qu'il suffit de ce qui sert à ma
défense. Ce
n'est pas chose extraordinaire aux premiers ministres de prendre des
gratifications et pensions sur les fermes ; plusieurs l'ont fait sans
beaucoup de scrupule ; mais d'en prendre sur ces autres natures d'affaires,
peu l'auroient voulu faire. Qui croira donc qu'un homme ait négligé une voye
facile, prompte, ordinaire, presque rendue légitime pour avoir de l'argent,
lequel n'en laissoit échapper aucune des autres, difficiles, longues,
extraordinaires, odieuses, et dont on ne pouvoit tirer que de moindres avantages
? Cependant,
tout a esté bien fait ; personne n'y trouve à redire, on ne recherche rien,
quoy qu'il ait laissé tant de millions sans dettes, pource que M. Colbert se
sert de cette mémoire pour élever sa fortune ; et on m'accable, on me
poursuit avec rigueur, par voyes toutes extraordinaires, sur les choses qu'un
autre a faites, moy, misérable, ruiné, sans biens, accablé de dettes ; pour
ce que cette poursuite, cette rigueur, cette oppression sert à la fortune du
même Colbert[46]. Et tout
se suit d'aussi bonne encre, jusqu'à l'ordonnance des 6,000,000 de livres. Nulle
part Foucquet n'a mieux montré l'inanité des accusations dirigées contre lui.
La somme, pour estre plus grande, ne change
pas l'espèce, ne rend pas responsables ceux qui ne le sont point, ni
coupables ceux qui n'y ont aucune part[47]. Cette grosse accusation n'est
qu'une fantasmagorie ; il n'y a pas eu, à l'aide de ces billets, un sol
effectif détourné d'un Trésor toujours vide. On lui
oppose le témoignage de Jeannin de Castille. Soit,
répond l'ex-surintendant, M. Jeannin déclare qu'il a délivré des billets, que
ses commis ont pris le nom des personnes qui les ont reçus, qu'il s'en réfère
à son registre. On n'est pas content de cette réponse, on voudroit que je
fusse chargé, ou du moins suspect. La voye de la justice et de la vérité ne
suffisent pas, celle de la violence a déjà réussi pour donner des soupçons ;
il faut la tenter encore. On
a arresté M. Jeannin prisonnier ; on lui oste tout commerce ; MM. Voysin et
Pussort le pressent de nouveau, sur les mêmes faits ; il dit les mêmes
choses. Cela
ne va pas bien ; la violence seule n'opère pas ; il y faut joindre
l'artifice, les menaces, les promesses, les négociations ; il est resserré,
ne voyant qui que ce soit. On luy envoye Berryer, l'un des hommes illustres
de ce temps. Je
ne doute pas que ledit Berryer n'ait usé de toute sou éloquence ; il ébranle,
mais il ne persuade pas tout à fait ; la répugnance qu'a ledit sieur Jeannin,
après tant de sermens, de charger et laisser prendre des soupçons contre moy,
en l'estat où je suis, le retient ; on luy dit d'y penser sérieusement, qu'il
pâtira pour les autres, s'il ne dit quelque chose, si peu qu'il voudra. Berrver
revient à la Bastille une seconde fois, sçavoir sa dernière résolution. On
envoye M. Fayet, lequel n'avoit pas fait les interrogatoires précédens, fort
homme de bien et d'honneur ; mais en luy donne les faicts tout préparez et
digérez ; il n'a qu'à les lire et faire écrire les réponses. Si ceux qui les
verront en suite des deux précédents interrogatoires, et les liront tout
d'une teneur, peuvent douter de la conduite cy-dessus expliquée, je suis fort
trompé : car l'artifice est si grossier, qu'on ne peut pas ne le point voir[48]. Et la
déposition de Tabouret concertée avec Berryer, corrigée par Talon et M. de Laune, un des avocats adjoints à Gomont[49] ? Foucquet la réduit à néant.
Mais où il semble qu'il ait été le mieux inspiré, c'est dans sa discussion
(les procès-verbaux dressés par Pussort et Voisin pour constater, d'après les
registres du Trésor, ses prétendus détournements. Les deux commissaires y
avaient travaillé depuis un an, et leur travail ne constituait pas moins de
cent chefs d'accusation. On les avait lus au prisonnier, à la hâte, sans lui en
laisser copie, mais enfin, on les avait lus. Il n'en fallait pas plus pour
qu'il en remarquât les défauts. Foucquet commence par récuser Pussort, oncle
de Colbert, et Voisin, son ennemi. Ni l'un ni l'autre, dit-il, n'auront pas vraysemblablement pris beaucoup de soin
d'examiner les circonstances qui pourront être à mon avantage. Leurs extraits, non
contradictoires, ne font pas foi ; ils sont tronqués. Berryer
a esté le principal instrument desdits extraits ; c'est luy qui a dit à M.
Talon ou à ses substituts ce qu'ils devoient requérir ; c'est luy qui a dit
aux commissaires ce qu'ils devoient ordonner ; c'est luy qui a dit au
greffier ce qu'il devoit écrire ; c'est luy qui a dressé les faits pour
interroger les accusez ; c'est luy qui a dit aux accusez ce qu'ils devoieut
répondre ; c'est luy qui a donné les faits pour entendre les témoins, et
c'est luv qui a dit aux témoins ce qu'ils devoient déposer ; c'est luy qui
leur a expédié des sauf-conduits, c'est lui, enfin, qui se vante de gouverner
tout, d'avoir fait faire toute la procédure ; et, si on le vouboit bien, ce
seroit encore luy qui jugeroit le procès, — luv accusé, luy dénoncé, luy
chargé par les mêmes registres dont il fait les extraits, luv justifié
parjure, luy contre qui j'av présenté requeste, luy qui a présenté requeste
en son nom contre mov, lui qui a enlevé des papiers que j'avois pour prouver
contre luv des crimes énormes, luy, qui d'un homme de néant et réduit à la
mendicité, est devenu riche de millions en deux ou trois ans. En un mot, le
plus digne sujet d'un exemple de la Chambre de justice est le directeur
principal de l'accusation intentée contre moy. Je
prouveray tout le contenu en cet article ; il n'y a pas un mot qui ne soit
vray ; et néanmoins, cet homme ne fait pas de serment, ne signe pas lesdits
procès-verbaux, et son nom n'y est pas employé[50]. Ces
allégations sont certainement hardies ; elles ont dû paraître d'abord bien
téméraires. On verra que Foucquet, emprisonné, mis au secret, aidé de ses
réflexions, avait vu juste et deviné les ruses de ses adversaires. On
l'accuse enfin de mauvaise administration, accusation vague, et à l'appui on
cite un traité de la ferme du poisson de mer. C'est celui qui, de 1658 à
1660, souleva tant de discussions et mit en relief l'hostilité de Talon
contre Foucquet. Ce dernier, dont la mémoire n'a été rafraîchie que par
quelques dépositions de témoins hostiles, se contente d'affirmer que, dans
cette affaire, tout a été régulier, public. Plus tard, il s'expliquera plus
pertinemment[51]. Qu'on restitue les papiers de Fontainebleau... qu'on me rende mes papiers ! C'est par ce cri, maintes fois répété, que
le prisonnier termine ses défenses contre l'accusation qu'il a lui-même
formulée, puisque le procureur général de la Chambre ne se décide pas à le
faire. Mes
ennemis, dit-il, en forme de résumé, ne trouvant témoins ni pièces
convainquantes d'aucun fait qui soit véritablement criminel, après avoir tâché
d'étonner les esprits du public pour l'empêcher de s'écrier sur l'oppression
qui m'est faite, et s'estre servis pour cet effet de toutes sortes
d'artifices, joints à l'autorité et la puissance où ils se trouvent,
emprisonnant et exilant ceux qui auroient pû, par intérest de parenté ou
amitié, observer leur conduite et s'en plaindre ; Après
m'avoir dépouillé par force et par voye de fait de tous les papiers et actes
qui faisoient une preuve certaine de mon innocence, et m'avoir osté tout
moyen de recouvrer quelques autres instructions pour ma défense, non
seulement dans les registres et déposts publics des finances et greffes qui
me devoient estre ouverts, mais jusqu'à la lecture des ordonnances imprimées,
que le greffier Foucaut m'a dit (en présence des sieurs Poncet et Renard)
estre un livre suspect et défendu pour moy : inhumanité qui scandalisera très
asseurément les personnes équitables de tous les siècles, quand elles
jugeront du nostre ; Après
avoir tasché encore d'affoiblir ma mémoire par la longueur et la dureté d'une
prison de tant de temps, interdiction de tout commerce avec ceux qui
pourroient me donner lumière du passé, le corps estant d'ailleurs abattu.
d'une longue maladie qui a toujours duré, l'esprit et l'imagination remplis
du mal présent, on y a ajousté le refus de papier, plumes et encre pour faire
des notes (au moins pour l'avenir) de tant de différentes choses sur
lesquelles on m'interrogeoit, et je n'en ay pu obtenir qu'après tout le
procès instruit et achevé ; Après
tout ce procédé, on vent, par la multiplicité des faits, confondre et
obscurcir les affaires, et surprendre l'esprit des juges, afin que ce qu'ils
ne trouveront pas clairement prouvé en aucun fait particulier, ils croyent
qu'il est caché et répandu en tous ensemble, et donner occasion à ceux qui
seroient moins éclairez, ou à ceux qui estant mes ennemis se veulent vanger
de moy, de dire, en termes généraux, mille choses dont ils n'oseroient en
asseurer une en détail[52]. Cette
page est belle et termine bien une défense. Toutefois, Foucquet était trop
habile pour ne pas deviner que l'opinion publique attendait de lui une
explication sur un point plus délicat : ses grandes acquisitions, ses grands
biens, ses excessives dépenses. Il a dû se
servir du bien du Roy !
C'est certain ! Non,
répond l'accusé, une seule chose est certaine, c'est que j'ai beaucoup
dépensé, mais je n'aurois pas pu subvenir aux nécessités de l'État, si
l'apparence de mon bien, la dépense, la libéralité jointes à l'observation
inviolable de mes paroles, ne m'en eussent donné le crédit... Si on a tiré de
si grands avantages de ce caractère d'esprit, de cette humeur et de ce
tempérament, que l'on soit assez équitable pour excuser et supporter les
défauts qui en sont inséparables et qui ne font tort qu'à celuy qui les a. Ce
ne seroit pas à moy, dans la règle de la justice (puisque ce n'est pas un
crime d'achetter ni de faire de la dépense), à prouver que le Roy n'en a rien
souffert ; ce seroit à mes accusateurs à justifier par pièces authentiques
plus claires que le jour, que ces acquisitions, ces dépenses sont faites de
deniers pris au Roy. Mais, pour faire plus que je ne suis obligé et oster
jusqu'aux soupçons, il faut voir sur quoy ils peuvent estre fondez[53]. Foucquet
a donné l'état de ses biens ; il n'en a recélé aucun, ni dissimulé aucune
somme d'argent confiée à des tiers ; il avait les reçus dans ses papiers. On
énumère toutes ses acquisitions, sans tenir compte de ses ventes, de ses
échanges. Mais
ce qui est plus court et plus décisif, c'est de voir s'il y a des biens ; car
s'il n'y en a pas du tout, la question de savoir où je les ay pris cesse tout
à fait, et nous nous tourmentons en vain. Voyons
donc les dettes[54]. Il n'a pas plus supposé de
dettes que dissimulé de biens. La
rigueur de ma détention est une preuve que je ne puis pas avoir rien supposé
depuis ma capture, laquelle il paroist bien par mes papiers que je n'avois
pas préveue. Si
mes parties (qui ne refusent pas d'ordinaire les occasions de faire de grands
profits) veulent se charger de tous les biens acquis depuis le mois de
février 1653, auquel j'ay esté fait surintendant, compris ceux dont on s'est
emparé sans appeller personne, sans forme, et sans que je fusse jugé ni même
accusé, et les faire tous valoir (par le moyen du sieur Berryer, leur agent,
l'industrie et l'activité duquel est plus connue que l'honneur et la
probité), ils le peuvent mieux que personne par le crédit, la puissance et
l'autorité dont ils font voir tous les jours des marques si éclatantes et si
extraordinaires ; s'ils veulent donner de bonnes asseurances à mes créanciers
du payement de ce qui leur est dû, je déclare, pour mon intérest, que j'y
consens, et en feray la déclaration en telle forme, et devant tel juge qu'il
leur plaira. Mais
de plus, j'abandonneray encore tout ce que j'avois de biens avant ledit mois
de février 1653, la terre de Vaux, la vicomté de Melun, les terres de
Kerraoul et autres en Bretagne, mes rentes, argent, meubles, et autres effets
de quelque nature qu'ils fussent, méme le prix de ma charge de procureur
général, sans rien réserver, et si mes créanciers ont assez de créance en moy
pour suivre mon conseil, je suis d'avis qu'ils abandonnent à celuy qui s'en
chargera quelques millions de livres en pure perte[55]. J'entends
déjà que l'on me réplique avec empressement : Mais vous avez fait des
dépenses monstrueuses ; c'est vostre faute si vous en estes incommodé ; et
que, pour le prouver, on calcule sur quelques comptes qui m'ont esté
représentez (et peut-estre sur d'autres qui ne l'ont pas esté) ; que l'on y
met pour dépense ce qui ne l'est pas ; et que la dépense y est comptée deux
ou trois fois, parce que la même somme est passée en plusieurs mains, et que
chacun a dressé des estats de ce qu'il a employé[56]. Alors,
Foucquet présente en gros l'état de ses biens, quinze cent mille livres au
moins, en 1653, de ceux de sa seconde femme, plus considérables ; il fait
entrer en ligne de compte trois cent cinquante mille livres de traitement
annuel, pendant neuf ans, enfin, ses dettes, sept à huit millions. Toutes
ces sommes font ensemble un fonds bien au-delà de toutes les dépenses que je
peux avoir faites pour mon intérest particulier[57]. Foucquet
a avoué de ses fautes ; il a bien le droit de revenir à sa justification. Quoy
que j'eusse pû faire, on y eust trouvé à redire. On vouloit prendre ma place.
Si j'eusse laissé périr des armées ou prendre des villes... que n'eust-on
point dit de moy ? Que n'en diroit-on point encore ? On m'eût crû, on me
voudroit croire aujourd'huy d'intelligence avec les ennemis, et partant
criminel[58]. Jav donné des garanties à mille
personnes pour que le service ne fût pas retardé. On dit : Il s'est intéressé
dans des affaires dont il estoit ordonnateur ! Je
ne sçay ce qu'il eust fallu faire, pour contenter des personnes si aveuglées
de leur intérest et de leur passion ; et il me semble que je vois ces Scribes
et ces Pharisiens hypocrites de l'Évangile (ma principale lecture et ma seule
consolation) : Leur unique but estoit d'occuper les premières places partout.
C'estoit pour eux la Lov et les Prophètes. On avoit beau faire, nulle manière
et nulle conduite, quelque sainte qu'elle fût, ne leur plaisoit en ceux dont
l'autorité détruisoit la leur. L'un vivoit avec austérité, hors de tout
commerce, dœmonium habet, disoient-ils. L'autre, pour l'utilité commune du
genre humain, prenoit une forme de vie toute contraire, publicanorum et
peccatorum amicus : c'estoit son éloge, comme on en veut faire le mien. Qu'ils
fassent ce qu'il leur plaira, puisqu'ils le peuvent, ils ne serviront jamais
l'Estat aussi utilement que j'ay fait. On se peut flatter aisément soy-même
d'une vaine opinion d'habileté, quand les choses rient et que le vent souffle
à pleines voiles : mais quand je considère qu'ils creusent des précipices
autour d'un poste qu'ils occupent ; qu'ils me persécutent, moy sans biens,
pendant qu'ils en ont d'immenses de toutes les sortes ; qu'ils sont obligez,
dans ma disgrâce, de corrompre des témoins et supposer des dénonciateurs qui
ne se nomment point, pendant qu'il s'en présente contr'eux, malgré leur
faveur, qui se nomment, qui sont connus et intelligens, à qui la seule
autorité souveraine ferme la bouche ; que cependant ils ne laissent pas de me
pousser jusques aux dernières bornes de l'inhumanité, sans considérer ni
Dieu, ni les hommes, ni le présent, ni l'avenir, je doute souvent s'ils sont
aussi habiles qu'ils se sont imaginez[59]. Eut-on
peur dans la famille de Foucquet de l'effet produit par la Défense ?
Voulait-on tenter tous les moyens de douceur ? Toujours est-il 'que le 2
février, jour de la Chandeleur, Mme Foucquet adressait au Roi une lettre bien
différente de celle du 5 juillet 1662. Sire,
ce n'est plus cette femme affligée qui se présentoit autrefois devant vous
avec crainte pour toucher le cœur de Votre Majesté par compassion de ses
larmes et de ses douleurs, ce n'est plus celle qui vous importunoit du
souvenir des services d'un de vos sujets, et vous demandoit quelque
soulagement à ses maux pour toute récompense ; c'est maintenant une personne,
Sire, qui croit avoir auprès de vous une puissante protection, et qui vient
avec confiance faire une très humble supplication à Votre Majesté, sous
l'autorisation d'un nom qui vous doit être cher et qui mérite bien de n'être
pas refusé. Je
viens au nom de la Sainte Vierge Marie, Mère de Dieu, vous conjurer par toute
l'affection que vous avez pour elle, par les grâces que vous en avez reçues
et par celles que vous en attendez, de lui accorder la vie de mon mari...
Elle est bonne, Sire, elle est reconnaissante et prend part aux misères des
affligés qui ont recours à elle ; modérez en sa faveur vos ressentiments ; si
Votre Majesté les croit justes, s'ils lui tiennent au cœur, le sacrifice en
sera d'autant plus considérable à cette grande Reine du Ciel, venant de vous,
que les dons ordinaires seroient de trop peu de valeur ; faites cet effort
sur vous pour l'amour d'elle[60]. Ces
mots : les ressentiments de Sa Majesté, s'ils
lui tiennent au cœur,
allusion discrète aux causes intimes de la colère royale, étaient plus durs à
dire à la femme de Foucquet que pénibles à entendre pour l'amant de La Vallière.
Inutile supplication. La
réponse au factum de Foucquet ne se fit pas attendre. Le 26 février, le
procureur général Talon introduisit devant la Chambre une instance contre un
pauvre diable de receveur des tailles à Étampes, appelé Poupardin. Poupardin
avait réclamé son dû un peu violemment. Cette violence avait peut-être en son
temps passé pour de l'énergie. A cette heure, on la traitait de concussion.
Un des juges déclara pourtant qu'il n'y avait rien dans l'affaire. C'est ce
qu'on a vu partout. Mais Talon, qui n'avait parlé d'abord que de
bannissement, conclut à la pendaison. La brutalité de cette réquisition
effaroucha la Chambre. A l'exception du seul Ferriol, les juges votèrent pour
le bannissement. Poupardin l'échappait belle[61]. Sur ce
résultat, le bruit courut que la Reine mère était très mécontente de Colbert[62], que l'affaire de Foucquet
serait civilisée, c'est-à-dire transformée en
procès civil, que l'ex-surintendant serait simplement banni. La Reine mère ne
veut pas qu'on attaque la mémoire de Mazarin, qu'on recherche ses papiers. Il
y avait du vrai et du faux dans ces propos de la Cour et de la ville. Le
mécontentement de la Reine mère était certain ; mais il était faux qu'on voulût
civiliser le procès fait à Foucquet. Au contraire, les
directeurs des poursuites, loin de s'adoucir, s'irritaient de plus en plus. On se
rappelle les ménagements dont Gourville avait été l'objet de la part de Le
Tellier et de Colbert. On l'avait presque prié de se retirer. Colbert, il est
vrai, lui avait joué un vilain tour en lui faisant verser avant son départ
500.000 livres à reprendre en province sur des recettes qu'il avait eu soin
de saisir d'avance. Gourville, beau joueur, ne s'en était pas formalisé. Les
intendants l'avaient bien aussi dénoncé, mais il se souciait peu de leurs
dénonciations, vivant bien, dansant, chassant. Il était même venu à Paris,
logeant aux environs, à Suresnes, chez un philosophe morose, qui célébrait
tous les jours les bienfaits de la Chambre de justice et vouait tous les
financiers à la potence[63]. Or, un
homme beaucoup plus intéressé à ces pendaisons que le vieux philosophe de
Suresnes, le sieur Berryer, très en faveur, occupait depuis un an par
commission la charge de secrétaire du Conseil qui appartenait à Gourville. Ce
dernier, connaissant l'homme, ne doutait pas qu'il ne fit tout son possible
pour en jouir le plus qu'il pourrait. Il ne fut donc pas trop surpris quand
Berryer, au commencement de 1663, le désigna à son patron Colbert, qui,
trouvant à la Chambre de la résistance à condamner Foucquet, désirait faire
quelque exemple[64], en d'autres termes, entraîner
les juges. Ainsi dit, ainsi fait. Le 7 avril 1663, Talon, après avoir exposé
les péculats commis par Gourville, ses rapports suspects avec Foucquet,
conclut à sa condamnation à mort par pendaison et à la suppression de sa charge,
qu'on pourrait rétablir au profit de Berryer. Cette
fois, les commissaires se montrèrent impitoyables. Fayet fit une violente
sortie contre les fortunes rapides, contre les voleries de l'accusé,
véhémentement soupçonné d'avoir eu
communication de l'escrit du sieur Foucquet, au sujet des enlèvements et
soulèvements complotés par le Surintendant. Pussort, on le devine, renchérit sur Fayet. Il y
a présomption violente de crime de lèse-majesté. Si l'on tenait Gourville, on
devrait l'appliquer à la question. Seul, Brillac hésita. Séguier insista dans
son résumé sur le crime d'État. L'arrêt de condamnation à mort visa entre
autres faits criminels un intérêt pris par Gourville dans la ferme des aides[65]. On constituait une
jurisprudence. Prévenu
à temps par un prévôt de son voisinage à qui Berryer avait fait des
propositions d'arrestation, le contumace se mit en sûreté à Dijon, chez le
prince de Condé. Il ne se doutait pas toutefois de la gravité des poursuites,
car il se risqua à venir encore à Paris. La première chose qu'il apprit,
c'est qu'on l'avait pendu en effigie. On lui apporta mème le mannequin, et il
fit cette réflexion que le peintre ne s'était pas trop attaché à la
ressemblance ; mais son sang-froid n'alla pas jusqu'à offrir de comparer
l'original à la copie. Il repartit en hâte pour la Franche-Comté, et fit
bien. Dans la
pensée des ennemis de Foucquet, la condamnation de Gourville comme coupable
de péculat et de lèse-majesté n'était qu'une sorte de répétition de ce qu'ils
réservaient au surintendant, accusé des mêmes crimes, soigneusement gardé
dans le donjon de Vincennes, et ne pouvant leur échapper. Ils espéraient bien que le jour où l'on pendrait Foucquet, ce ne serait pas en effigie. La ressemblance ne leur suffirait pas. Il leur faudrait l'identité. |
[1]
Défenses, t. V, p. 1.
[2]
Le Journal d'Ormesson présente à cet endroit une erreur qui ne peut
guère être imputable qu'à un copiste. Il donne (t. II, p. 30) pour date le 29
décembre, ce qui a trompé plus d'une personne et le savant éditeur lui-même.
[3]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 30. Ms. Ve de Colbert, no 235, f° 88 v°. Archives de la Bastille,
t. II, p. 110.
[4]
PELLISSON, Œuvres
diverses, t. III, p. 440.
[5]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 31.
[6]
M. Chéruel dit que la requête de Talon est tout au long dans le Journal de
Foucault (Bibl. nat., ms. Ve de Colbert, vol. 236), t. IX, f° 85-90. Elle
s'y trouve, mais non tout au long. Si on la compare avec le texte imprimé dans
les Défenses, t. VI, p. 403, on voit que Foucault a supprimé les
passages les plus désagréables.
[7]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 33.
[8]
Défenses, t. VI, p. 386-419.
[9]
Bibl. nat., ms. Colbert. Mélanges, t. CXI, f° 92. ORMESSON, Journal,
t. II, p. 34.
[10]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 34, 35.
[11]
Ms Ve de Colbert, vol. 236, f° 92-97.
[12]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 36.
[13]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 37. Cf. Ms Ve de Colbert, vol. 236, f° 101.
[14]
Ms. Ve de Colbert, vol. 238, f° 108.
[15]
Défenses, t. IV, p. 1-60. C'est le document mis en tête des premiers
recueils des Défenses, bien qu'il ne soit que le second ou le troisième
dans l'ordre de la composition. La requête proprement dite commence page 55.
[16]
Défenses, t. IV, p. 33, 96.
[17]
Défenses, t. IV, p. 58.
[18]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 37 et suiv.
[19]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. 40.
[20]
Bibl. Mazarine, ms. 1448.
[21]
LA FONTAINE, Œuvres
diverses, p. 243. Lettre à Foucquet, 30 janvier 1663.
[22]
GUY PATIN, Lettres,
février 1663.
[23]
Défenses, t. V, p. 7-8.
[24]
Défenses, t. V, p. 29.
[25]
Défenses, t. V, p. 41.
[26]
Défenses, t. V, p. 42.
[27]
Défenses, t. V, p. 43.
[28]
Défenses, t. V, p. 45.
[29]
Défenses, t. V, p. 48.
[30]
Défenses, t. V, p. 52.
[31]
Défenses, t. V, p. 53.
[32]
Défenses, t. V, p. 93-94.
[33]
Défenses, t. V, p. 97.
[34]
Défenses, t. V, p. 98.
[35]
Défenses, t. V, p. 98-99.
[36]
Défenses, t. V, p. 142, 143.
[37]
Défenses, t. V, p. 146. Foucquet vise un factum des trésoriers de
l'Épargne. V. Bibl. nat., ms., fr. 7625, f° 600.
[38]
Défenses, t. V, p. 146.
[39]
Défenses, t. V, p. 157.
[40]
Défenses, t. V, p. 153.
[41]
Défenses, t. V, p. 164.
[42]
Défenses, t. V, p. 166.
[43]
Défenses, t. V, p. 3, 176, 199.
[44]
Défenses, t. V, p. 212.
[45]
Défenses, t. V, p. 213.
[46]
Défenses, t. V, p. 222, 223, 224.
[47]
Défenses, t. V, p. 249.
[48]
Défenses, t. V, p. 250-251.
[49]
Défenses, t. V, p. 174.
[50]
Défenses, t. V, p. 264-265.
[51]
Défenses, t. V, p. 290 et suiv.
[52]
Défenses, t. V, p. 321-323.
[53]
Défenses, t. V, p. 325.
[54]
Défenses, t. V, p. 330.
[55]
Défenses, t. V, p. 332 et suiv.
[56]
Défenses, t. V, p. 334.
[57]
Défenses, t. V, p. 343.
[58]
Défenses, t. V, p. 347.
[59]
Défenses, t. V, p. 348 et suiv.
[60]
Archives de la Bastille, t. II, p. 115 et suiv.
[61]
Ms. Ve de Colbert, n° 229, f° 142. Cf. GUY PATIN, Lettres, t. II, p. 348.
[62]
GUY PATIN, Lettres,
t. II, p. 348, mars 1663.
[63]
GOURVILLE, Mémoires
p. 456-457. Archives de la Bastille, t. II, p. 93.
[64]
GOURVILLE, Mémoires,
p. 457. Ce sont les propres expressions de Gourville.
[65]
Ms. Ve de Colbert, n° 229, f° 178.