NICOLAS FOUCQUET

SIXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE III. — APPOINTEMENT DU PROCÈS.

NOMINATION DE RAPPORTEURS IMPOSÉS PAR LOUIS XIV. — RÉSISTANCE DE LAMOIGNON. — FOUCQUET MALADE. — SA PIÉTÉ EXEMPLAIRE. — FAUTES COMMISES PAR TALON. — SA PASSION POUR LA MARÉCHALE DE L'HOSPITAL. — DÉFENSES DE FOUCQUET. — COLBERT EN FAIT SAISIR LES IMPRIMÉS. -- ORDRE DU ROI DE HÂTER LE JUGEMENT. (Octobre-décembre 1662.)

 

 

Le 5 octobre, Poncet, parlant pour lui et son collègue Renard, exposa à la Chambre que l'instruction préparatoire du procès de Foucquet, informations, interrogatoires, confrontations, étant terminée, il y avait lieu de déterminer la conduite à tenir pour le surplus de l'instruction[1].

Alors, le procureur général Talon conclut à ce que les parties fussent appointées à produire et à ouïr droit dans le délai de l'ordonnance.

Appointer un procès, c'était, à proprement parler, le mettre au point, pour titre jugé. L'appointement se faisait par écrit. La clause, dans les délais de l'ordonnance, était purement de style. Ces délais pouvaient s'étendre indéfiniment[2].

Étant donnée la hâte d'en finir que Colbert et le Roi manifestaient, ces conclusions parurent incompréhensibles. Bien que l'influence des commissaires appartenant au Parlement de Paris en eût déterminé le vote unanime[3], Lamoignon fit remarquer qu'au criminel l'appointement n'était pas nécessaire. Mais aussitôt et sans plus insister, il ajouta que, dans ce procès, outre les pièces secrètes, il y en avait beaucoup de sujettes à communication ; que le ministère public soutenait deux actions regardant, l'une la vindicte publique, l'autre les restitutions pécuniaires ; ainsi l'affaire était mixte ; donc il se rangeait à l'avis du procureur général. Arrêt conforme fut rendu en date du 5 octobre 1662, treize mois après l'arrestation de l'accusé.

Il faut croire qu'en provoquant cette décision, Talon était déjà sujet à ces absences d'esprit qui devinrent plus tard si manifestes, ou bien que ses inspirateurs, Colbert, Berryer, Foucault, encore mal renseignés sur la situation de fortune de Foucquet, le croyant solvable, voulaient obtenir du même coup une condamnation criminelle et civile[4]. Les amis les plus dévoués du surintendant, ses conseillers les plus habiles, n'auraient jamais pu lui rendre pareil service.

Les erreurs n'allant jamais seules, non plus que les malheurs, cet arrêt fut signifié le même jour, jeudi 5 octobre, comme avant été rendu la veille mercredi[5]. Or, Foucquet collectionnait soigneusement toutes les pièces qu'on lui signifiait. Aussi bien ne manquait-il pas de loisir. Il tirera plus tard un certain avantage de cette erreur.

L'appointement du procès nécessitait la nomination d'un rapporteur, et, suivant l'usage, l'accusé pouvait exclure certains juges. Mais, comme il n'était pas encore admis à conférer avec ses conseils, sa mère et sa femme, toujours en éveil, exercèrent pour lui cette espèce de droit. Leur récusation porta sur Olivier d'Ormesson, maitre des requêtes, et sur Le Cornier de Sainte-Hélène, président au parlement de Normandie.

Leurs motifs étaient des plus sérieux[6]. Sainte-Hélène passait pour être lié d'intérêts avec Berryer, l'homme à tout faire. Olivier d'Ormesson, ancien intendant de Picardie, homme d'une réputation intacte, travaillait depuis trois mois avec ce même Berryer sur ces registres de l'Épargne, où l'on avait trouvé, disait-on, les preuves accablantes et multiples des voleries de Foucquet. C'était sur son rapport que, le mois précédent, Bruant avait été condamné à mort[7].

Précédent sinistre.

Avertis de cette récusation, Colbert et Le Tellier, y trouvant, au contraire, la garantie d'un bon choix[8], manœuvrèrent si bien, que le Roi désigna Ormesson et Sainte-Hélène comme rapporteurs du procès (10 octobre 1662).

C'était un nouvel abus d'autorité. En bonne règle, Louis XIV aurait dû laisser le choix à la conscience du président de la Chambre ; mais, depuis longtemps, cette conscience donnait des inquiétudes à Colbert.

 

Le 12 octobre, le Roi manda Lamoignon, qui, se doutant bien des motifs de l'appel (Ormesson était prévenu depuis deux jours de sa nomination), chercha à se dérober. Son fils aîné avait la petite vérole. Il ne pouvait s'exposer à porter le mauvais air à la Cour. Rien ne valut.

Le Roi lui désigna ses candidats. — Sire, ce sont les deux seuls que Mme Foucquet, la mère, ait exclus. — Elle craint, répliqua Louis, l'intégrité connue de ces magistrats, et cette crainte est une raison de plus pour les nommer. Alors, Lamoignon de représenter qu'il s'est fait une loi de ne pas donner aux parties les rapporteurs qu'elles demandent, comme de ne pas leur imposer ceux qu'elles excluent. Mais Louis, bien instruit par Colbert : Que l'accusé propose ses moyens de récusation, la Chambre en jugera. — Sire, il n'en est pas d'un rapporteur comme d'un juge ordinaire. Le juge est nécessaire ; on choisit le rapporteur, et il n'y a jamais de nécessité que ce soit l'un plutôt que l'autre. Voilà pourquoi il faut des moyens de récusation contre un juge, tandis que la simple demande des parties, même sans motifs allégués, doit suffire pour exclure de la fonction de rapporteur. Ce magistrat, dans un procès criminel, a bien plus d'influence sur le sort de l'accusé que les autres juges, dont il peut même déterminer la voix par son rapport.

Cette discussion théorique aurait pu se prolonger. Lamoignon s'était même un peu exposé, en distinguant le juge nécessaire du rapporteur choisi. Le juge nécessaire est celui qui, nommé d'avance, inamovible, sans acception de personne, est nécessairement imposé à tous. Était-ce bien le cas de rappeler ce principe quand l'un des interlocuteurs, celui qui parlait, présidait un tribunal d'exception créé dans un dessein de vengeance, par le prince même à qui s'adressaient ses objections ? Louis n'était pas en situation et moins encore en humeur de discuter sur les principes : Dites que c'est moi qui vous l'ai commandé, répliqua-t-il pour couper court à l'argumentation. Puis, comme Lamoignon le priait encore de réfléchir : Mes réflexions sont faites ; ma volonté est immuable. Telle fut la conclusion despotique de ce mémorable entretien.

Le même jour, Louis s'en allait à Vincennes, y passait une grande revue de dix mille hommes, et le soir, le prisonnier du donjon pouvait apercevoir quelques lueurs du feu d'artifice tiré dans les cours du château en signe de réjouissance[9].

Ce jeune prince de vingt-cinq ans, si fier de montrer sa volonté, n'était au fond qu'un instrument aux mains de l'homme habile qui savait jouer de ses deux passions dominantes, l'amour des femmes et celui de l'argent.

Lamoignon ne s'y trompait pas, c'était bien Colbert qu'il voyait derrière le Roi, Colbert, l'un des esprits du monde les plus difficiles pour ceux qui n'étoient ni d'humeur ni d'état à lui être entièrement soumis. Il le savait plein de grandes qualités, rendant au prince d'inappréciables services dans les finances, capable, laborieux, dévoué au-delà de toute expression ; par contre, infatué de son mérite et des services qu'il rendait, persuadé qu'on ne le pouvait contredire sans ignorance ou malignité, suspectant quiconque ne se rangeait pas à son avis, voulant si fortement ce qu'il voulait que tous les moyens lui étaient bons pour arriver à ses fins. Homme au tempérament volontaire, n'ayant pas vécu dans les compagnies réglées où l'on apprend à déférer aux sentiments des autres, il prétendait tout emporter par sa seule autorité.

Lamoignon, doux, affable, patient[10], achevait de peindre son homme. Ceste même disposition le jette dans une autre extrémité qui parait d'abord bien opposée, mais qui procède du même principe, et que j'ai retrouvée dans plusieurs personnes du même caractère, c'est d'être susceptible des impressions que ses valets et ceux qui sont entièrement soumis à ses ordres lui veulent donner. La défiance et les soupçons suivent presque toujours ces dispositions-là ; enfin, je n'ai jamais vu personne qui en soit plus susceptible que Colbert[11].

Le président ne se contenta pas de lancerces traits académiques. Au sortir du Louvre, loin de se presser d'obéir aux ordres du Roi, il adressa les plus vifs reproches à Colbert et à Le Tellier sur cette étrange violence, sur les soupçons qu'elle ferait naître. On n'en avait jamais usé de telle sorte ! Pas de réponse. Ces deux rusés personnages, dont Turenne disait déjà : M. Colbert a plus d'envie que M. Foucquet soit pendu et M. Le Tellier plus de peur qu'il ne le soit pas, restaient impassibles, affectant de se désintéresser de cette affaire, mettant en avant, pour toute raison, la volonté du Roi.

Alors Lamoignon se retira, résistant toujours, faisant éprouver à Talon le contre-coup de sa colère mal dissimulée. Le procureur général avait pris l'habitude d'assister aux délibérés sur ses conclusions. On lui déclare que cette pratique est abusive. Mais ni ces velléités d'indépendance ni cette résistance passive ne devaient aller loin. Les ordres succédaient aux ordres.

Foucault, le greffier, à l'instigation de Colbert et de Le Tellier, présentait sans cesse au président le registre où il devait écrire les noms des rapporteurs.

Lamoignon commença à réfléchir. Ce qu'on exigeait de lui constituait, non une violation des lois, mais seulement une infraction à ses principes personnels.

Le Roi, ses ministres, commettaient sans doute une imprudence, non une prévarication. La désignation de ces commissaires exciterait des soupçons ; mais ces soupçons seraient injustes. Sainte-Hélène, Ormesson étaient d'honnêtes magistrats, le second surtout, homme de devoir et de courage. Ce serait servir l'accusé malgré lui-même, que de remettre son sort dans des mains si pures et si saintes. Enfin, comme le dit sans tant de discours le biographe du président, on ne désobéissait pas à Louis XIV[12]. Cette considération valait toutes les autres. Après six jours de résistance, le 20 octobre, vu l'importance du procès et la qualité de l'accusé[13], les deux commissaires désignés par le Roi étaient nommés rapporteurs du procès de Foucquet. Les uns approuvèrent la conduite du prince, les autres la blâmèrent, et ces derniers avec raison[14].

 

Talon avait en quelque sorte escompté la condescendance de Lamoignon. Dans les séances du 18 et du 19 octobre, il affirmait que sa production était déposée au greffe de la Chambre[15], qu'il avait obéi à l'arrêt du 5 octobre ; que Foucquet, au contraire, n'avait pas produit ; qu'en conséquence, il y avait lieu de lui commander de satisfaire à l'appointement, sinon de le déclarer forclos.

C'est sur cette requête mensongère qu'Ormesson fit son premier rapport. On discuta beaucoup sur des questions de procédure ; enfin, l'arrêt fut rendu conformément au désir de Talon, mais en partie seulement. Un premier commandement devait être fait à l'accusé de fournir ses défenses par atténuation, puis un second de produire ses pièces[16].

A peine sorti de l'audience, Foucault se hâta d'écrire à Colbert qu'on venait de faire deux choses considérables : l'une, d'adjuger au Roi neuf cent mille livres à reprendre sur des gens solvables ; l'autre, que les deux rapporteurs étaient en fonction. Ce n'a pas été sans quelque contestation, ajoutait-il... Cependant, l'arrêt est sur le chemin de Vincennes ; car je suis toujours dans le même sentiment, qu'il n'y a pas un seul moment à perdre d'un temps si précieux. Je le dis toujours, et il me semble que je ne le saurois assez dire, puisque je suis si absolument à vous[17].

En présence de ce commandement, Foucquet ne put s'empêcher de faire ressortir la précipitation inexcusable du rapporteur, qu'il tenait pour un ennemi. En bonne foi, pouvait-on lui enjoindre de présenter ses défenses, alors qu'on n'avait précisé aucun chef d'accusation[18] ? De ces deux griefs, le premier n'était pas complètement fondé. Ormesson résistait de son mieux. Le président et les magistrats indépendants, comme une armée au lendemain d'une bataille perdue, un peu en déroute, avaient encore disputé le terrain à Talon, en lui ordonnant de signifier à l'accusé deux commandements au lieu d'un ; mais personne n'avait songé à vérifier la production soi-disant mise au Greffe par le procureur général, point de départ de cette procédure de forclusion. Or, la production n'existait pas ; Talon n'avait pas indiqué les pièces dont il entendait se servir, et n'en avait communiqué aucune à l'accusé.

 

Si cette production retardait à venir, ce n'était pas faute d'avoir été commencée de bonne heure. Depuis le mois d'avril, Gomont s'appliquait à establir l'ordre de l'inventaire, sans pouvoir aller bien loin, parce qu'on ignorait si Foucquet accepterait ou déclinerait la compétence de la Chambre. Colbert et Le Tellier avaient même approuvé le plan du discours préliminaire ; mais tant de changemens s'étaient produits dans l'affaire et dans les pensées de ceux qui la conduisaient, qu'on ne savait plus au juste à quel projet s'arrêter. Gomont ne put travailler utilement qu'en juillet. Au surplus, n'étant pas homme à épargner sa peine, il s'avisa de dresser un inventaire qui contenoit tout le fait par forme d'histoire, toutes les procédures faites jusqu'alors, avec un long récit et tous les chefs d'accusation, avec de grandes inductions. Il se disait que par ce moyen, on choisiroit tout ce qu'on voudroit, qu'on y verroit tout, et qu'il n'y auroit qu'à retrancher.

A la fin de juillet, Talon reçut ce projet, le garda, le renvoya sans aucune correction, sans même en dire son avis. Je ne sçay, ajoute Gomont, s'il prist la peyne de le lire. Colbert et Le Tellier l'examinèrent à leur tour et le corrigèrent. Cet inventaire a esté faict, refaict et remis au net plus de dix fois. Il arriva même que Gomont dut déménager de l'Isle Notre-Dame, pour aller habiter rue des Bourdonnais, emportant les sacs et les portefeuilles où estoient toutes les pièces et les originaux des principales. Tout déménagement fait perdre du temps, quelquefois plus que du temps. On accusa le pauvre homme de lenteur, sinon de paresse. Piqué au vif, en quatre jours il termine la production secrète, et, huit jours après, la production littérale. Talon, alors, s'imagine de revoir ce travail, le garde quinze jours, le corrige de manière à le changer entièrement.. Gomont ne dit rien, fait tout recopier et adopte les corrections jusque dans leur orthographe et leur ponctuation, quoy qu'il y eût, dit-il, beaucoup de choses qui n'estoient point de mon humeur ni de mon stile

Alors, on le chargea de mettre par ordre les pièces des deux productions, selon les cottes des inventaires.

Gomont, le seul homme qui travaillât dans cette affaire, avait cité des documents qu'il n'avait plus à sa portée. Il fallut les chercher dans la chambre du Louvre et les différents coffres ; certains estoient en des différentes mains. Il falloit assembler tout cela et le faire très exactement, d'autant plus tost que M. Foucault, qui estoit dépositaire des pièces, s'en inquiétoit. Il croyoit que jamais on ne pourroit trouver les pièces, et que méme il luy seroit impossible de jamais retrouver toutes les cotes de l'inventaire, après la séparation qui en avoit été falote.

Quel aveu !

Le scrupuleux avocat s'acharna à cette besogne, compulsa les liasses, rechercha les preuves égarées, avec une peine qu'il assimila très justement à celle de la terre remuée, dont on ne voit pas le travail. Enfin, l'inventaire de la production secrète et ses preuves furent prêts. Quant à la production littérale, Talon ne la remit que le 29 décembre 1662, presque un mois après la signification de l'arrêt qui déclarait l'accusé forclos de son droit de défense[19].

L'aveuglement de cet homme si prévoyant d'ordinaire s'expliquait d'autant moins que, à sa connaissance, Foucquet recevait depuis quinze jours les avis de deux avocats expérimentés, dévoués, courageux, Auzanet et Lhoste.

 

Un contemporain nous représente Barthélemy Auzanet comme un homme très juste, d'une érudition solide et profonde, d'une rectitude de jugement que rien n'égalait, si ce n'est la droiture de son cœur. Sincère dans le récit des faits, il sacrifiait les belles paroles à celles qui convainquent. Les qualités de son âme ne le faisaient pas moins estimer que celles de son esprit ; formé sur le modèle des anciennes mœurs, il avait une candeur et une simplicité dignes de l'innocence des premiers siècles. Au physique, grand, maigre, avec un visage d'une coupe un peu moutonnière, des yeux voilés sous de longs cils, l'ensemble de sa physionomie respirait une douceur entêtée. Quoique parvenu à un âge avancé, soixante-dix ans passés, son intelligence toujours saine conservait toute sa vigueur dans un corps fatigué[20].

Lhoste, originaire de Montargis[21], avait été bâtonnier de l'ordre[22]. C'était un avocat également recommandable par son talent et par son caractère.

L'un et l'autre, également incapables de trahir leur conscience, venaient comme on les demandait, non pour fournir des expédients de chicane, mais pour donner un conseil droit et sincère.

En peu de jours, Foucquet apprit par eux, par la lecture des inventaires, ce qui depuis deux ans était notoire dans tout Paris, qu'on avait détourné ses papiers, supposé des pièces, suborné des témoins. Chose remarquable, sa première idée fut de s'adresser directement au Roi. Il avait été repris de sa fièvre, et le mal exaltait encore sa pensée. Voici ce qu'il rédigea[23] :

Sire, s'il est vray que la personne la plus affligée doit estre la plus digne de compassion, je viens avec confiance me jetter aux pieds de Vostre Majesté, bien assuré d'obtenir les effects de sa miséricorde, puisque je suis certain qu'aucuns de ses subjets ne peut avoir une douleur qui soit comparable à la mienne ; j'ay plusieurs afflictions ensemble, Sire, dont chascune séparément est capable de faire des malheureux avec excèz ; mais j'en ay une si grande et si sensible au-delà des autres, que je suis peu touché du reste, et ne puis seulement me résoudre à m'en plaindre.

Je laisseray à d'autres, Sire, à représenter à Vostre Majesté la perte de leurs charges, de leurs employs et de leurs biens, la ruine de leurs familles, l'accablement de leurs créanciers, et la mandicité à laquelle ils sont réduits.

Je leur laisseray regretter l'esloignement de leurs proches, la privation de toute société civille, avec leurs femmes, enfans, frères, parens, amis et domestiques.

Je ne feray point à Vostre Majesté, Sire, le récit d'une dure et ennuyeuse prison, pendant une longue et fascheuse maladie, avec toutes les incommodités qui peuvent adjouster de la peine et du chagrin à la perte de la liberté.

D'autres qui seroient à ma place pourroient importuner Vostre Majesté de leurs clameurs pour les injustices qui leur sont faictes, et avoir recours à son authorité contre les vexations et mauvais traictemens, surprises, faulcetés, subornation de tesmoings, enlèvement de papiers, mespris des loys, violences et oppressions de toutes sortes qu'on leur fait souffrir en leur personne et celle de leurs domestiques, sans forme, sans raison et sans exemple.

Et d'autres, Sire, se voyant à l'extrémité de leur vie, imploreroyent le secours favorable de Vostre Majesté contre le triomphe injurieux que sont prests d'en faire leurs ennemys, trop jaloux et trop cruels, mais aussi trop puissans et trop acréditez.

Je pourrois, dis-je, Sire, avec raison représenter tous ces malheurs à Vostre Majesté, puisque je les souffre moy seul, et beaucoup plus grands que les autres ; mais ces souffrances sont supportables ; je n'en dis mot, je me tais, et cherche seulement à soulager celles qui me pressent.

Sire, c'est la douleur d'avoir déplu à Vostre Majesté dans le temps que je m'efforçois de la mieux servir, qui fait toute ma peine ; c'est le regret d'estre devenu l'objet de sa collère et de son adversion, moy qui n'ay jamais eu d'autre dessein que de luy plaire, et moy qui n'av jamais sonhaitté d'autre récompense de mes services, sinon qu'ils fussent utiles à Vostre Majesté, qu'ils en fussent cogneus, et qu'ils luy fussent agréables ; j'av le désespoir d'en voir tout le fruict perdu, et que Vostre Majesté les avt ignorés.

Je ne puis, Sire, m'empescher de parler à Votre Majesté de l'excez de mon zèle pour sa grandeur, et pour sa gloire et pour sa personne ; c'est une passion qui s'est élevée avec moy et ne m'a jamais abandonné ; je l'ay nourrie, cultivée, je luy ay sacrifié volontairement tous les jours ces mesmes choses, dont on m'a dépouillé depuis par force, et n'ay regret de les perdre que pour ne les pouvoir plus donner, Vostre Majesté le sçait, et sy un cœur peut paroistre sur des lèvres, Vostre Majesté a veu le mien quand je luy ay fait offre de tout, et qu'elle en a accepté une bonne partie[24] ; mais, ;hélas ! je ne pus luy faire cognoistre tout ce que je pensois, pour ce qu'il n'y avoit pas de parolles qui le pussent exprimer. Vostre Majesté voudra-elle bien s'en souvenir, de ce qui se passa lors, voudra-elle bien se remettre en mémoire avec quelle promptitude et quelle joye j'ay toujours exécuté ses commandemens ; si la colère de Vostre Majesté n'a point effacé ces images, qu'il luy plaise d'y faire réflection et n'en croire que son propre jugement, elle cognoistra qu'il est impossible que le mesme cœur de qui partoient les mouvemens qu'elle a veus, ait produit tous les crimes que publient mes ennemis.

Ils sont puissans, Sire, ils sont habiles, mais ils sont heureux, non pas pour avoir de grandes richesses, des honneurs ny d'autres avantages que je ne leur envie point, mais de parler à Vostre Majesté quand ils veullent, de luy faire entendre seuls ce qui leur plaist, et d'estre creus de tout ce qu'ils disent, mesme dans leurs intérests.

Qu'ils se contentent de mes charges, Sire, de mes emplois, de mes biens, de ma liberté, de mon honneur et de ma vie encore s'ils veulent, j'y consent (sic), je leur aban-. donne ; je ne refuse pas mesure de leur faire des sousmissions qui seroient honteuses si elles n'estoient chrestiennes ; mais qu'ils ne m'ostent pas le moyen de faire cognoistre à Vostre Majesté mon innocence et ma passion, et qu'ils ne soient pas les seuls arbitres de ce qui me reste au malheureux estat ou ils m'ont réduict.

C'est une justice, Sire, que Vostre Majesté me doit et se doit à elle-mesme, de me laisser la consolation en mourant de rendre ce dernier service à un maistre pour qui j'ay eu tant d'amour et tant de zèle, et pour qui je le conserveray jusques à la fin, que je puisse sans déplaire à Vostre Majesté luy descouvrir les artifices qu'on a pratiqués contre moy pour luy déguiser la vérité, et que je puisse luy faire sçavoir ce qu'on cache à elle seulle et qu'elle ne sçaura jamais, s'il fault qu'en l'estat où je suis les choses qui me regardent soient encores décidées par mes ennemis[25].

Vostre Majesté veut faire cognoistre à toute l'Europe qu'elle gouverne ses subjets elle-mesme ; quelle occasion plus importante, Sire, en trouvera-t-elle jamais ? Toute la France est persuadée que le mal qui m'arrivera sera un effect de leur envie, de la jalousie et des moyens dont ils se sont servis pour surprendre M. le Cardinal et Vostre Majesté ; personne ne doutera jamais, si je reçois quelque soulagement en mes malheurs, que ce ne soit un 'pur effect de la clémence et de la bonté de Vostre Majesté, à laquelle on jugera bien qu'ils n'auront aucune part.

Je conjure Vostre Majesté, Sire, qu'il luy plaise, et par son propre intérest, et par une compassion généreuse, escouter favorablement la très humble prière du plus affligé de ses subjets, de vouloir estre bien informé de la vérité par une voye non suspecte, et de prendre elle-mesme une cognoissance entière de mes fautes ; je ne suis pas impeccable, Sire, j'en ay fait plusieurs ; mais elles sont plus dignes du pardon de Vostre Majesté que de sa colère, et ne peuvent entrer en balance avec un zèle passionné, une vénération très respectueuse, et les très profondes soumissions, que j'ay tous jours eues et que j'auray tous jours pendant le reste de ma vie, que je prétends employer en vœux et supplications pour la santé et prospérité de Vostre Majesté.

 

Ce qui frappe le plus dans cette supplique, c'est l'extraordinaire confiance que Foucquet, après quinze mois de prison, conservait dans le Roi. Pendant ces milliers d'heures où avaient battu dans sa tête le flux et le reflux de tant de pensées, il n'avait encore vu comme ennemis que Colbert, Talon et quelques autres. Il avait si peu songé à offenser Louis XIV, qu'il s'adressait à lui comme à son unique sauveur.

La lettre fut-elle envoyée ? c'est douteux. Les avocats étaient autorisés à se charger de mémoires, de requêtes ordinaires, mais non de missives adressées au Roi. Quoi qu'il en soit, celle qu'on vient de lire témoigne de l'état d'esprit de cet homme, accusé du crime de lèse-majesté, et qui n'avait qu'une idée, rentrer en grâce auprès de son souverain. Il était encore convaincu qu'on avait surpris la bonne foi du prince, et qu'une explication directe dissiperait les calomnies amassées par ses ennemis.

Ceci se passait aux environs du 1er novembre 1663.

 

L'autorité absolue fait parfois commettre d'étranges fautes à ceux qui la détiennent ; elle inspire une confiance excessive qui conduit au mépris des formes légales, et ces formes méprisées deviennent à la fin la meilleure défense des opprimés. Le détournement des papiers a déjà engendré les procès-verbaux inexacts. Voilà Talon arrivé aux significations fausses ; on va voir où le conduira la production des pièces supposées.

Les fêtes de la Toussaint et du jour des Morts imposaient une sorte de trêve. On avait autorisé d'Artagnan à choisir un religieux qui confesserait ses prisonniers[26]. Foucquet était de nouveau malade depuis quelques jours. Sa résignation, sa piété sincère faisaient l'admiration de ses geôliers. Ses adversaires allaient bientôt voir que cette soumission aux décrets de la Providence, que cette acceptation d'un juste châtiment des fautes de sa vie, ne comportait pas un lâche abandon de sa dignité ni de son honneur.

 

Tout au contraire, mais dans un autre sens, on ne reconnaissait plus Talon. Ce modèle des magistrats avait de nombreuses distractions, requérait à l'aventure, signait les conclusions sans les lire, commençait tout, n'achevait rien. Le greffier crut devoir en conférer avec Ormesson. Évidemment, on n'était plus maitre du procureur général. Au moment où l'on songeait à corriger ses fautes, il en accumulait de nouvelles. Le 6 novembre, sans consulter l'avocat Gomont[27], il obtint un arrêt de forclusion contre Foucquet. Le lendemain, il commande à Foucquet de déposer sa production au greffe.

Suivant l'ordre, il aurait dû signifier d'abord à l'accusé les conclusions civiles qu'il prenait contre lui. La remarque en fut faite à la Chambre ; mais un très honnête homme, M. Fayet, ayant dit que ces conclusions avaient été signifiées, on n'insista pas, et l'arrêt passa tout d'une voix[28]. Il n'en était rien pourtant. Talon continuait de marcher comme s'il avait appliqué l'ordonnance. Le 13 novembre, l'huissier Leblanc remit à Foucquet un arrêt du même jour (car on ne perdait pas une minute), aux termes duquel Foucquet, faute d'avoir satisfait à l'arrêt du 5 octobre, était déclaré forclos. La Chambre, sans plus attendre, jugerait sur ce qui se trouveroit écrit, et produit au greffe.

Cependant, Foucquet, qui ne perdait jamais son sang-froid et qui avait appris beaucoup de choses par ses conseils, Auzanet et Lhoste, demanda à l'huissier où se trouvait cet arrêt du 5 octobre. Il lui montra tous ceux qu'il avait reçus, où l'on ne put pas le trouver. Alors il protesta. Le commandement fait en vertu d'un arrêt non signifié est nul. Nulle encore la forclusion pour n'avoir pas fourni des défenses à des conclusions non signifiées[29]. On me fait, s'écrie-t-il[30], commandement de produire pendant que l'on retient tous mes papiers. Ce n'est pas assez de dire que cette procédure est irrégulière, on y voit une oppression toute manifeste.

 

L'accusation s'enferrait de plus en plus. Talon réfléchit pendant quatre jours, et, le 22, résolu à payer d'audace, il expose à la Chambre la protestation de Foucquet. Il ajoute que lui, procureur général, ne pouvait donner que des conclusions au criminel et non au civil ; encore ne les communiquerait-il qu'après l'entière instruction de l'affaire. En conséquence, passer outre à l'instruction et au jugement du procès[31].

La manœuvre était habile ; mais la Chambre ne prit pas le change. Plusieurs commissaires firent ressortir que c'était lui, Talon, qui avait demandé l'arrêt d'appointement et ses conséquences. Il changeait de manière de voir. Soit. Encore fallait-il rectifier la procédure.

Ormesson, le rapporteur, émit un avis assez médiocre, où se retrouve l'influence de Foucault, On communiquerait la requête du procureur général à Foucquet ; la discussion en serait ainsi contradictoire, et l'on mettrait l'accusé dans son tort. Ce dernier mot était de trop. Sainte-Hélène, Le Bossu, Moussy, Rocquesante, Besnard appuyèrent pourtant cette opinion.

Pussort, toujours solide au poste où l'avait placé Colbert, parla dans le sens de la requête. On n'avait qu'à forclore Foucquet de toutes défenses et à le juger. Cuissotte, Le Féron, Ferriol, Noguès, La Toison, opinèrent comme Pussort.

En somme, ils étaient six contre six. Mais Fayet, Catinat, Poncet, Phélippeaux, Nesmond attaquèrent le projet de Talon. A ce moment, Lamoignon ouvrit un troisième avis. Un nouveau délai de huitaine serait accordé à Foucquet, par grâce[32]. La Chambre accepta la proposition de son président.

Bien que Talon sortit vainqueur en apparence de ce laborieux débat, le véritable condamné, c'était lui. Lamoignon dévoila le secret de tant d'erreurs commises par le ministère public qui avait la tête ailleurs. Devenu subitement amoureux d'une belle dame, tout entier au désir de plaire, il ne travaillait plus et, quand il travaillait, brouillait tout[33]. Cet austère magistrat, orateur attitré des plus sévères remontrances, Talon, chargé de requérir contre les prodigalités amoureuses de Foucquet, était tombé, presque aussi âgé que le surintendant, dans un piège grossier tendu par son ami Colbert.

Une certaine Françoise Mignot, née de parents de petite condition, avait réussi d'abord à séduire un sieur Desportes d'Ambérieux, trésorier-receveur en Dauphiné. Veuve, elle était venue à Paris, riche ou pauvre, on ne sait, et par un second coup plus fort que le premier, cette rusée avait eu l'art de se faire épouser par le vieux maréchal de l'Hopital, qui ne tarda pas à mourir en 1660. Jeune encore, ne manquant ni de beauté ni de manège, Françoise devait être riche quand ses procès avec la famille du maréchal seraient finis. Vraisemblablement, la sollicitation de ses instances judiciaires l'avait placée en présence de Talon. Dès ce temps-là, les belles veuves étaient la grande tentation mise en avant par le diable pour ébranler la vertu des juges et détruire leur repos. Colbert, faisant l'office du malin, protégeait la dame, et, pour n'en pas rendre l'entretien trop onéreux au parcimonieux Talon, il faisait payer à la maréchale le traitement arriéré de son mari[34].

C'est alors que Foucquet résolut de rendre ses récusations publiques.

Prenant pour thème les inventaires et les arrêts qu'on lui avait communiqués, il écrivit ses observations en marge des cahiers. Ce travail, tout personnel, composé en quelques jours, du 24 novembre au 1er décembre[35], a pour titre : Extraits des procès-verbaux des scellez et inventaires faits dans les maisons de M. Foucquet et de ses commis'[36]. Il n'y faut chercher ni ordre, ni méthode, mais seulement la première pensée du surintendant. Assurément, les deux avocats avaient informé Foucquet des défauts commis dans l'apposition des scellés ou dans la confection des inventaires. -L'accusé, toutefois, pour les ménager, ne laissa pas soupçonner leur intervention et affecta de tirer ses preuves du texte même des documents.

Il montre d'abord Colbert s'introduisant sans ordre écrit à Saint-Mandé, porteur d'une cassette gravement suspecte, revenant la nuit, avec Foucault, agissant à la fois par un don merveilleux d'ubiquité à Saint-Mandé et à Fontainebleau ; Poncet, d'Aligre inventoriant à la grosse, désignant les pièces au tas, les remettant au Roi sans les avoir cotées et parafées. Peu de discussions de fond, sauf sur la pension des gabelles, dont le titre a dû être introduit méchamment dans ses papiers, et sur ces lettres apocryphes dont on a semé des copies dans tout Paris.

Comment se défendront mes ennemis de la publication qu'ils ont faite, au commencement de ma détention, de quelques billets qu'ils ont supposé avoir esté trouvez chez moy ? Ces billets, montrez et publiez partout, non autorisez, avouez, signez, ny reconnus, estoient dans mes papiers ou n'y estoient pas. La lecture et publication qui en a esté faite contre moy est une calomnie, bien noire et horrible. S'ils soutiennent qu'ils y estoient, dans quel article des inventaires sont-ils expliquez ? Il faut donc, par une nécessité absolue, conclure que les lettres et billets sont faux et supposés.

Ils ne peuvent se garantir de la calomnie et supposition qu'en faisant une autre supposition, en s'accusant et disant que ce sont papiers trouvés entre ceux que le sieur Colbert a soustraits furtivement, ou de ceux que son greffier Foucault a pris de son autorité, levant seul les scellez à l'insceu des commissaires. Après une procédure de cette qualité, que ne doit-on, point présumer de la mauvaise conduite et de l'excès où s'est portée la rage de mes ennemis ?[37]...

 

Colbert est attaqué directement, et, dès la première page, on voit que Foucquet, ruiné, emprisonné, menacé de mort, ne fléchira pas. M. Colbert, ma partie, n'est pas seulement gradué et n'a jamais esté que commis de M. Le Tellier et intendant de M. le Cardinal[38]. Il l'appelle le sieur Colbert, qui me considère comme une proie[39]... Colbert, qui a conspiré contre lui, aidé de Talon, qui est venu lui demander pardon, comme la preuve est dans ses papiers de Saint-Mandé, si on ne l'a détruite[40]. Le coup était d'autant plus droit, qu'en effet, la copie de la fameuse lettre de Colbert à Mazarin, en 1659, avait été détournée, et Gourville sévèrement interrogé à ce sujet.

Après avoir pris corps à corps son ennemi, Nicolas marque au front son ancien ami et protégé, d'Aligre, toujours du costé de la faveur naissante, d'Aligre, le rédacteur du faux procès-verbal de Fontainebleau, le rapporteur de l'arrêt du 6 juillet 1662, plein de nullités et impossibilités[41].

Une seule remarque, comme en passant, sur le sieur Berryer, faisant fonctions de procureur général de la Chambre à l'égard des registres de l'Épargne, coupable d'une infinité de malversations[42].

 

A peine ce travail très sommaire, fait de verve, était-il porté à l'impression, que Colbert envoyait le commissaire Picard en saisir les feuilles. En même temps, il donnait aux autres imprimeurs une horrible appréhension de la Bastille. Pas un ne voulut prêter davantage ses presses aux défenses de l'accusé, qui éprouvait à son tour l'effet de ces abus de pouvoir commis cent fois par lui-même[43]. Colbert prétendait agir en vertu d'un ordre du Roi, alors que Louis était en voyage, réalisant le beau projet du rachat de Dunkerque, d'abord négocié par Foucquet, qui, pour le réaliser, se démunissant de sa charge au Parlement, avait remis au Roi un million. Les barreaux de mes fenêtres ne sont pas si épais, disait le prisonnier, que je n'aie vu sortir du donjon de Vincennes les grandes sommes amassées par mes soins en vue d'un glorieux projet, dont un autre se fait les honneurs.

Le 9 décembre, Talon, considérant qu'on avait fait bonne mesure à Foucquet, puisqu'au lieu de huit jours, il en avait eu quinze pour se défendre, requit la Chambre de prononcer la forclusion définitive de l'accusé, ce qui fut fait[44]. Décision surabondante, puisque celle du 23 novembre portait déjà que la forclusion serait entraînée de droit, sans nouvel arrêt. Procédure vicieuse où l'on commandait à un prisonnier de produire des pièces que ses accusateurs détenaient. Talon s'efforçait de corriger ce vice, au moins de le masquer aux yeux du public ; mais plus on le dérobait, et plus il reparaissait, injuste et odieux.

 

Au moment où il pouvait craindre qu'on ne le jugeât sans l'entendre, Foucquet s'était mis à rédiger un écrit qu'il intitula : Mémoires et remarques sur une partie du procédé qui a esté tenu à non égard depuis le cinquième septembre 1661, jusqu'au 9 décembre 1662[45]. Ce récit, très simple, inspire à première lecture une confiance que les témoignages étrangers confirment pleinement. Le prisonnier raconte les faits comme ils se sont passés, sobrement, sans colère, parfois avec grandeur, toujours avec mesure. Le style est admirablement approprié au sujet, exempt de cette pompe et de cette rudesse archaïque qu'on remarque dans la première manière d'écrire de Foucquet. L'homme parle de lui comme l'histoire, un jour, en parlera. Il semble toutefois que, vers la fin de son récit, un certain découragement l'ait saisi. Il termine en invoquant le secours divin.

Ainsy, les moyens pour me défendre par les voyer permises même aux plus scélérats, m'estant ostés par l'authorité de mes ennemis, qui abusent de celle du Roy, et ne me restant plus pour me défendre que la confiance en Dieu, qui n'abandonnera jamais ceux ausquels toute assistance humaine est déniée, quand ils ont recours à luy, j'espère enfin qu'il touchera le cœur du Roy, et ne permettra pas qu'un prince si éclairé demeure plus longtemps sans estre informé par voyes non suspectes de ce qui se passe à mon égard, et suis persuadé qu'il me tiendra, pour son propre intérest autant que pour le mien, les paroles qu'il m'a données[46].

Mme Foucquet, la mère, plus résignée, avait commencé par la remise à Dieu de toutes ses espérances. Elle écrivait aux églises, aux maisons religieuses, suppliant les bonnes âmes de prier le Souverain Maître, pour qu'il inspirât aux juges de son fils des intentions pures et sincères[47].

 

Par une étrange contradiction, au moment même où Foucquet se considérait comme livré à un tribunal hostile et prévenu, ses adversaires reprochaient à une partie des commissaires, surtout au président, de dissimuler sous une rigoureuse observation des formes leur prévention en faveur de l'accusé[48]. A la vérité, on constatait un grand revirement de l'opinion. Le bruit des nullités de la procédure s'était répandu dans le public ; il faudrait, disait-on, un temps assez long pour couvrir ces défauts. Guy Patin, le commensal de Lamoignon, écrivait, le 8 décembre 1662 : On ne dit rien de M. Foucquet, et c'est bon signe ; il y a dans le droit une règle, dont il me fait souvenir : Esse diu in reatu pœnamt mitigat[49]. Longue prévention adoucit la punition. C'est la pensée de Gomont rapportée plus haut.

Colbert, de plus en plus irrité contre Lamoignon, s'efforçait, par tous les moyens, d'annuler l'influence de ce président incommode. Tout à point, le vieux chancelier Séguier, qui, depuis l'ouverture de la Chambre de justice, n'y avait pas reparu, s'offrit pour en reprendre la présidence[50]. Avec cet ennemi mortel de Foucquet, Colbert ressaisissait la direction du procès. Il ne fallut pas grand effort pour faire agréer cette mesure au jeune roi, qui, revenu de Dunkerque le mercredi 6 décembre, appela Lamoignon le dimanche suivant : Cette affaire, lui dit-il, tourne en longueur. Je veux l'accélérer. Le palais vous occupe, et vous ne pouvez pas tout faire. J'ai dit au chancelier d'entrer dorénavant à la Chambre de justice ; ce qui ne doit pas vous empêcher d'y aller, quand vos occupations vous le permettent. — Je tiendrai toujours à honneur, répliqua Lamoignon, d'être présidé par le chef de la magistrature ; j'ai appris sous lui mon métier au Conseil ; je puis encore apprendre de lui beaucoup de choses. Si le jeune Louis avait bien débité sa leçon, le premier président de son côté trouvait une repartie fort ambiguë. Le Roi jugea utile d'insister : Je ne conçois pas comment vous avez pu suffire au double travail du palais et de la Chambre de justice ![51] C'était assez clairement dire à son interlocuteur qu'il eût à se contenter de son travail du palais.

Le lendemain, Séguier prenait séance, exposant que le Roi lui avait donné l'ordre de siéger tous les jours sans intermission, qu'il obéissait avec joie, heureux de concourir au bien que cette Chambre apporterait au public. Lamoignon répondit que la Chambre le recevroit toujours avec honneur, et lui, en son particulier, avec beaucoup de joie[52]. La joie paraissait universelle et à son comble. Purs compliments de cour. En sortant, Séguier avertit les commissaires d'avoir à prendre séance le lendemain matin, à neuf heures. Je n'aurai donc pas l'honneur de vous recevoir, interrompit Lamoignon. On ne sort pas du palais de si bonne heure. — Nous prendrons votre temps, répondit Séguier.

Mais cet arrangement n'était pas du goût des patrons du chancelier qui, le lendemain, annonça platement que le Roi l'avoit repris d'être si paresseux. Décidément, il viendra le matin à neuf heures[53]. Cette fois, Lamoignon se retira, sans bruit, sans faire de sa retraite un événement, sans que personne non plus se trompât sur la cause qui l'obligeait à se retirer[54].

L'impression fut mauvaise au point d'alarmer Colbert. Il voulait bien annuler l'influence du président, mais il craignait que cette retraite définitive n'entrainât une sorte de condamnation des opérations extérieures de la Chambre. Il fit donc prier Lamoignon, en ami, de ne pas quitter. C'était un conseil qu'il lui donnait, dans son intérêt et dans celui des siens ; il trouveroit plus d'occasions de servir le Roi et surtout de lui plaire, en un mois de Chambre de justice, que dans trente ans de travaux au palais. Conseil très clair, on peut dire inquiétant. Lamoignon n'y déféra pas. On lui offrit même de partager la présidence avec Séguier, à condition de conférer en particulier des affaires de la Chambre avec les juges qui avoient la confiance de M. Colbert[55]. Ce dernier trait peint la situation. Pour être admis à juger Foucquet, il fallait désormais jouir de la confiance de son persécuteur. On l'avait vu tout récemment. Le commissaire Françon, du parlement de Grenoble, étant mort (17 septembre 1662), fut remplacé par le sieur de La Ranime, qui se trouvait de passage à Paris, indiqué au Roi par M. Voisin[56]. Voisin, parent de Talon, ennemi juré de Foucquet, appartenait à la clientèle de Colbert.

Ces événements étaient connus du public. Mais un incident survint qui resta et reste encore mystérieux.

Le 19 novembre 1662, Lhoste, avocat de Foucquet, montra un papier à Gomont. Le 20, assisté de son collègue Auzanet, il chargea Gomont d'en parler à Colbert, à qui, le 29, après une série d'allées et venues, le papier fut enfin envoyé. Les 2 et 5 décembre, Gomont et son patron conférèrent à ce sujet, et le 10, la pièce fut restituée à Lhoste, en présence d'Auzanet, avec une réponse de Colbert. Peut-être, note soigneusement Gomont, que ce papier et ceste négociation, qui sont jusques à présent des choses très secrètes, seront un jour publiés et auront de l'esclat[57].

Le scrupuleux procédurier prit copie du document, et l'inséra dans son second registre, celui précisément qui ne nous est pas parvenu.

De quoi traitait ce papier ? La perte du manuscrit de Gomont ne laisse place qu'à des conjectures. On verra si dans la suite du procès quelque pièce est produite avec l'éclat annoncé par l'agent de Colbert. Mais il est déjà bien remarquable, ce mot de négociation employé pour caractériser les rapports entre un roi tout-puissant et un prisonnier destitué de tout secours. C'est qu'entre le fort et le faible avait pris place une noble institution, la défense de l'accusé.

Au même moment où, grâce aux deux avocats, le jour se faisait rapidement sur les manœuvres des adversaires de Foucquet, un rayon d'amitié illuminait tout à coup la sombre chambre du donjon. Auzanet et Lhoste ne crurent pas manquer à leur devoir en apportant au prisonnier l'élégie aux Nymphes de Vaux, plus une ode que La Fontaine, jadis digne commensal de l'homme au pouvoir, à cette heure ami fidèle du ministre tombé, avait composée, non pour plaider devant le Roi la cause de Foucquet, mais à la considération du Parnasse. Autrefois, il payait sa pension ; il présentait maintenant son compliment du 1er janvier, ses étrennes, ses vœux désintéressés de bonne année.

L'ode n'était pas le genre où excellait le poète. Quelques strophes sont cependant bien venues, tant une généreuse pensée les anime.

Ce triste objet de ta colère

N'a-t-il point encore effacé

Ce qui jadis t'a pu déplaire

Aux emplois où tu l'as placé ?

Depuis le moment qu'il soupire,

Deux fois l'hiver en ton empire

A ramené les aquilons ;

Et nos climats ont vu l'année,

Deux fois de pampres couronnée,

Enrichir coteaux et vallons.

Oronte seul, ta créature,

Languit dans un profond ennui ;

Et les bienfaits de la nature

Ne se répandent plus sur lui.

Tu peux, d'un éclat de ta foudre,

Achever de le meure en poudre ;

Mais si les dieux, à ton pouvoir,

Aucunes bornes n'ont prescrites,

Moins ta grandeur a de limites,

Plus ton courroux en doit avoir...

L'amour est fils de la clémence,

La clémence est fille des dieux ;

Sans elle, toute leur puissance

Ne seroit qu'un titre odieux...

Laisse-lui donc pour toute grâce

Un bien qui ne lui peut durer,

Après avoir perdu la place

Que ton cœur lui fit espérer.

Accorde-nous les foibles restes

De ses jours tristes et funestes,

Jours qui se passent en soupirs.

Ainsi les tiens filés de soie

Puissent se voir comblés de joie,

Même au-delà de tes désirs ![58]

Nicolas lut ces beaux vers, et, comme au temps de sa puissance, les apostilla. Le passage sur Rome l'étonna, car il ignorait l'attentat des Corses contre l'ambassadeur de France[59]. Il trouva certaines tournures un peu poétiques, étant donné le goût du Roi ; mais il reprocha surtout au poète de demander trop bruyamment une chose qu'on doit mépriser[60]. La réponse de La Fontaine fut topique :

Quant à ce que vous trouvez de trop poétique pour pouvoir plaire à notre monarque, je le puis changer en cas qu'on lui présente mon ode, ce que je n'ai jamais prétendu... Je viens à cette apostille où vous dites que je demande trop bassement une chose qu'on doit mépriser. Ce sentiment est digne de vous, Monseigneur ; et, en vérité, celui qui regarde la vie avec une telle indifférence, ne mérite aucunement de mourir. Mais peut-être n'avez-vous pas considéré que c'est moi qui parle, moi qui demande une grâce qui nous est plus chère qu'à vous...

Quand je vous introduirai sur la scène, je vous prêterai des paroles convenables à la grandeur de votre âme. Cependant, permettez-moi de vous dire que vous n'avez pas assez de passion pour une vie telle que la vôtre.

La Fontaine n'avait pas tort de songer à la vie de son ami, et Foucquet avait raison de se préoccuper de ce qui vaut plus que la vie, de sa dignité et de son honneur.

 

 

 



[1] Registre de la Chambre de justice. Bibl nat., ms. fr. 7628. Colbert, Ve, 235, f° 70 v°. Cf. ibid., t. II, f° 21 ; Archives de la Bastille, t. II, p. 86.

[2] Encyclopédie méthodique : Dictionnaire de jurisprudence, art. Appointement.

[3] ORMESSON, Journal, t. II, p. 21.

[4] V. la lettre de Foucault à Colbert, en date du 23 octobre 1662, où il lui annonce des condamnations au profit du Roi, pour 8 à 900.000 livres. Les condamnés sont solvables, et cela se peut appeler argent comptant. Archives de la Bastille, t. II, p. 92. Notez en passant cette correspondance entre le greffier de la Chambre, personnage neutre, et Colbert, personnage masqué.

[5] Défenses, t. XVI, p. 322. Récit de Foucquet.

[6] ORMESSON, Journal, t. II, p. 22. Ormesson montre que les rapporteurs possibles étaient en petit nombre.

[7] V. chap. XXIX. Ormesson a indiqué le premier chef de récusation, sa collaboration avec Berryer, sans parler du second grief. Ses Mémoires sont très écourtés pour la période de janvier à octobre 1662. Il ne lui fut sans doute pas agréable de rappeler ce souvenir de l'affaire Bruant.

[8] Vie de Lamoignon, p. XXXV, en tête du Recueil des arrêts.

[9] PONCET DE LA GRAVE, Mémoires intéressants sur l'histoire de France, t. III, p. 132.

[10] FLÉCHIER, Oraison funèbre de Lamoignon.

[11] Vie de Lamoignon, p. XXVIII.

[12] Vie de Lamoignon, p. XXX.

[13] Bibl. nat., ms. fr. 7828, Extraits sommaires, ms. Ve de Colbert, n° 236, f° 76.

[14] ORMESSON, Journal, t. II, p. 22. Ormesson n'a presque rien dit de ces longs débats entre le Roi et Lamoignon.

[15] Défenses, t. XVI, p. 322.

[16] Les défenses par atténuation étaient celles que fournissait un accusé en suite de l'appointement à avoir droit, qui portait que la partie civile donnerait ses conclusions et l'accusé ses défenses. Faute par la partie civile ou par l'accusé de fournir ses pièces, le procès était suspendu. Cette procédure fut abrogée par l'ordonnance de 1670. Encyclopédie méthodique, jurisprudence, art. Atténuation.

[17] Bibl. nat., ma. fr. 7628, f° 74. Foucault à Colbert, 23 octobre 1662, à une heure et demie d'après-midi. Archives de la Bastille, t. II, p. 92.

[18] Défenses, t. XVI, p. 323 et suiv.

[19] Bibl. Mazarine, ms. 1448. Récit de Gomont.

[20] Son portrait, gravé par Thomassin, a été publié en tête des Remarques sur la coutume de Paris. Voir la notice publiée par l'abbé LAMBERT, Histoire littéraire du règne de Louis XIV, t. I, p. 321.

[21] On voit encore dans l'église de Montargis plusieurs épitaphes concernant sa famille.

[22] Discours prononcé à la conférence des avocats par M. Deroy, en 1882. On ne doit pas exiger d'un discours une précision historique à laquelle il est difficile de parvenir, même dans un gros volume ; mais on ne peut rien ajouter à la noblesse des pensées exprimées par le jeune secrétaire. Son travail est bien préférable à celui de M. loyer, avocat général à la Cour de cassation, sur le même sujet, longue méprise d'un magistrat savant.

[23] Cette lettre se trouve en copie à la Bibliothèque nationale, impr. Lb31, 3421, pièce 21e. Elle est sans date, mais en la comparant aux diverses pièces qui composent les Défenses de Foucquet, publiées ou inédites, il est facile de reconnaître qu'elle ne peut être que d'octobre à décembre 1662. Quant à l'authenticité, je la tiens pour indiscutable.

[24] V. Défenses, t. V, p. 98.

[25] V. Défenses, t. V, p. 99.

[26] Archives de la Bastille, t. II, p. 93.

[27] Bibliothèque Mazarine, manuscrit cité.

[28] Bibl. nat., ms. fr. 7628, f° 7. Défenses, t. XVI, p. 323. ORMESSON, Journal, t. II, p. 22, 23. Bibl. Mazarine, ms. 1448. Par malheur, le volume qui contenait les conférences de novembre i662 entre Gomont, Le Tellier, Colbert, Talon, ne se trouve pas à la Bibliothèque avec le précédent.

[29] Défenses, t. XVI, p. 323.

[30] Défenses, t. XVI, p. 325.

[31] Ms. Colbert, Ve 235, f° 95. ORMESSON, Journal, t. II, p. 23.

[32] Défenses, t. XVI, p. 325-333. ORMESSON, Journal, t. II, p. 25.

[33] ORMESSON, Journal, t. II, p. 25.

[34] V. JAL, Dictionnaire, art. MICROT. SAINT-SIMON, Mémoires, t. VI, p. 90 ; DU NOYER, Lettres galantes, t. I, p. 220.

[35] Défenses, t. XVI, p. 334.

[36] Défenses, t. IV, p. 61.

[37] Défenses, t. IV, p. 218.

[38] Défenses, t. IV, p. 61.

[39] Défenses, t. IV, p. 64.

[40] Défenses, t. IV, p. 109.

[41] Défenses, p. 75, 93.

[42] Défenses, p. 86.

[43] Défenses, t. XVI, p. 334.

[44] Ms. Colbert Ve, 235, f° 54.

[45] Défenses, t. XVI, p. 261.

[46] Défenses, t. XVI, p. 334, 335.

[47] Bulliaud à Rautenstein, 10 novembre 1662. Archives de la Bastille, t. II, p. 97.

[48] Vie de Lamoignon, p. XXVI.

[49] Archives de la Bastille, t. II, p. 97, 102. Lettre de Bulliaud à Rautenstein, 10 novembre 1662 ; le même à Fabricius, 7 décembre 1662. GUY PATIN, Lettres, t. II, p. 332.

[50] ORMESSON, Journal, t. II, p. 27.

[51] Le biographe de Lamoignon veut donner à ces paroles un caractère d'obligeance. J'y vois une insistance 'mur forcer Lamoignon à se retirer.

[52] ORMESSON, Journal, t. II, p. 26. Ms. Ve de Colbert, n° 236, f° 67 v°.

[53] Vie de Lamoignon, p. XXVII.

[54] ORMESSON, Journal, t. II, p. 26.

[55] Vie de Lamoignon, p. XXVIII.

[56] Ms. V° de Colbert, n° 236, f° 58 y°.

[57] Bibliothèque Mazarine, ms. 1448.

[58] L'ode a été remise à Foucquet entre le 6 octobre 1662 (permis de voir ses conseils) et le 23 janvier 1663, date de la lettre adressée par La Fontaine au surintendant. Mais puisque le 23 janvier ce dernier avait fait ses remarques sur l'ode, il faut qu'il l'ait reçue au plus tard vers le 1er janvier. D'autre part, La Fontaine, dans sa lettre du 23, parle des Défenses de Foucquet ; or, la première avait paru en novembre 1662, et l'on imprimait la seconde en décembre et en janvier 1663. Il en avait seulement pu voir les feuilles. Donc l'ode a été remise vers le 1er janvier 1663.

[59] Ceci prouve que Lhoste et Auzanet se bornaient à leur rôle de conseil, et ne donnaient pas de nouvelles politiques.

[60] LA FONTAINE, Œuvres, éd. Molland, t. VII, p. 342.