NICOLAS FOUCQUET

SIXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER. — INTERROGATOIRES DE FOUCQUET À VINCENNES.

CRAINTES DU PUBLIC POUR SA VIE. — SUPPLICATIONS INUTILES ADRESSÉES PAR SA FEMME AU ROI. — SUPPRESSION D'UN MILLION DE RENTES SUR LES TAILLES. — DISSENTIMENTS PARMI LES JUGES DE FOUCQUET. — PELLISSON PUBLIE UNE DÉFENSE DE FOUCQUET. — L'OPINION PUBLIQUE DEVIENT FAVORABLE À L'ACCUSÉ. (4 mars 1862.)

 

 

Le 4 mars, sur les neuf à dix heures du matin[1], Poncet et Renard, suivis du greffier Foucault, se présentaient au donjon de Vincennes, où d'Artagnan les introduisait aussitôt dans la chambre de Foucquet. Un homme arrêté depuis six mois, sans communication avec âme qui vive, incertain de ce qu'on veut faire de lui, des siens, de sa fortune, accepte toute occasion de s'éclairer. Sans qu'il ait le droit d'interroger, les questions lui servent déjà d'indices. Le prisonnier ne pouvait donc que bien accueillir ses visiteurs, l'un, Poncet, un peu son parent[2], passant pour dévot[3], possédant des regrats, c'est-à-dire des droits acquis à bon marché ; l'autre, Renard, mieux noté encore. Foucault était inconnu, mais se présentait bien, visage ouvert, parole insinuante, avec un bon air de greffier capable, rien qu'un greffier.

Si désireux qu'il fût de communiquer avec le monde extérieur, Foucquet, requis de prêter serment, allégua d'abord ses privilèges et les paroles du Roi, se plaignit des rigueurs exercées contre lui : refus de confesseur, refus de plumes, de papier, de livres, un vrai supplice de l'oisiveté ; de l'exil de sa femme, qu'on savait ignorante de ses affaires et la seule personne pouvant solliciter pour lui. Les commissaires répondent sur un ton conciliant. Le Roi désire certains éclaircissements. Si Foucquet se tient si raide, quel moyen de parler en sa faveur, d'obtenir quelque soulagement ?

Le prisonnier se dit alors qu'on ne lui u notifié aucun acte de procédure, que l'interrogatoire demandé au nom du Roi est dirigé contre les comptables et les traitants justiciables de la Chambre. Il peut donc répondre, sans préjudicier à ses droits[4]. L'interrogatoire commence ; mais, il faut bien le dire, on y va retrouver les procédés vicieux déjà appliqués lors de la rédaction des inventaires. Les plaintes, les protestations ne figurent pas au procès-verbal et passent, comme on dit, en conversation. On reconnaît bien que Foucquet a invoqué son privilège, se réservant de se pourvoir quand et ainsi qu'il aviseroit bon[5]. Formule de procédure ! On ajoute qu'il offre de répondre. Grossier mensonge de procès-verbal.

Offert ou subi, l'interrogatoire commence, très anodin. Foucquet s'appelle Foucquet ; il a quarante-sept ans ou environ ; il a été maitre des requêtes, procureur général, surintendant des finances. — N'a-t-il pas eu pour commis un nommé Delorme, un Bernard, un Bruant, un Pellisson, un Lespine ? — Il les a eus ! Delorme a été nommé par M. Servien ; il est dû de grandes sommes à Bernard, à Bruant ; Pellisson travaillait à la correspondance. On les a employés successivement. Quand le crédit de l'un était épuisé, on avait recours à l'autre. Le surintendant a dû leur témoigner d'autant plus de confiance qu'ils s'obligeaient pour le bien de l'État. — Midi sonne. On va dîner.

A deux heures, reprise. — Foucquet a-t-il eu tel et tel à son service ? Connaît-il Courtois ? — Oui, c'est un vieux serviteur de sa famille. — Courtois a-t-il rendu des comptes ? Foucquet commence à être agacé par ces questions sans portée. — Oui, Courtois a rendu des comptes ; mais ce sont là des affaires qui n'intéressent ni le Roi ni le public. Il est extraordinaire qu'on l'interroge sur des faits de cette qualité ! — Les commissaires insistent. — Avec quels secours Courtois subvenait-il à la dépense ? Avec ceux de son maitre ? — Foucquet connaît-il Pecquet ? Pecquet, son médecin, enfermé depuis six mois avec lui ! — Oui, il le connaît. Après cinq ou six questions de cette force, les commissaires Poncet et Renard se risquent un peu plus. — Comment se fait-il que tous ces commis possèdent des richesses immenses, eux qui étaient à l'origine si gênés ? — Telles richesses peuvent paraître immenses, répond mélancoliquement le prisonnier, qui ne le sont pas en effet ; il faudrait faire les comptes. Quant à lui, surintendant, il avait intérêt à ce qu'on les crût plutôt riches que pauvres, puisqu'il se servait de leur crédit. — Mais, ajoutent les commissaires arrivant à leurs fins, ces deniers empruntés soi-disant pour le Roi, Foucquet ne les a-t-il pas employés à ses dépenses personnelles ? — Non ! — N'a-t-il pas confondu les comptes du Roi et les siens ? — Non ; il a interdit cette confusion ; si elle s'est produite, cela n'a pas eu d'importance[6].

C'en était assez pour un premier interrogatoire. Foucquet renouvela ses instances : Représentez au Roi que j'ay beaucoup de choses secrettes à faire entendre à Sa Majesté, que je la conjure de m'envoyer une personne de confiance, à qui je puisse les expliquer, M. Colbert, s'il lui plaît[7]. Même Colbert ! Évidemment, six mois de séquestration avaient brisé cet homme si fier. Renard, très simple, et Poncet, plus finaud, s'y trompèrent. Le lendemain, on répétait partout que M. Foucquet leur avait fait beaucoup d'accueil[8].

 

La vieille mère du prisonnier, femme qui avait beaucoup vu, ne se trompa point sur le caractère menaçant de cette procédure. Elle rédigea en toute hâte une supplique au Roi : Sire, Marie de Maupeou, veuve de messire François Foucquet, conseiller d'État, la plus malheureuse mère du monde, supplie très humblement Votre Majesté de regarder son extrême affliction d'un œil de pitié ! Veuve d'un très fidèle serviteur des aïeux du Roi, elle n'était consolée dans son long veuvage que par la vue des services que le Roi recevait de sa famille. Retirée du monde, elle ne pensait qu'à prier Dieu, en attendant une mort tranquille. Tout à coup, elle apprend que son fils, le surintendant, a été arrêté, ses biens saisis, sa femme et trois de ses frères exilés, ses enfants réduits à la misérable condition des enfants exposés. Les amis de son fils le renient ou le trahissent ; ses domestiques sont emprisonnés ou en fuite. Elle, pauvre femme, âgée, malade, abandonnée de tous, reste seule d'une si nombreuse famille pour soutenir le poids de tant de malheurs, sans autre recours qu'en Dieu, sans autre espoir qu'en la bonté du Roi qu'elle implore humblement. Dieu lui est témoin qu'elle ne regrette pas les biens et la fortune de son fils ; ce qui l'afflige, c'est que son prince paraisse le croire coupable. Elle lui redemanderait la vie qu'elle lui a donnée, si elle n'espérait encore qu'on le trouvera moins coupable que son malheur ne le fait paraître. Qu'on se rappelle les services de Nicolas à Pontoise, son courage devant une populace irritée, les granules dettes où il s'est mis pour le service de l'État.

Suit un passage où l'on sent l'intervention d'un homme de loi, où l'on revendique pour Foucquet, procureur général, vétéran de la Cour, le privilège de n'être jugé que par le Parlement, pour Foucquet, surintendant, de ne rendre compte qu'au Roi. Mais la mère reparaît bientôt, priant, suppliant qu'on permette à sa belle-fille, à ses autres fils, de revenir pour l'aider dans la défense de l'accusé. Seule, vieille, malade, elle y succomberoit[9].

Telle autrefois la mère de Chalais s'efforçait d'attendrir l'impassible Louis XIII, alors que son fils comparaissait à Nantes devant cette commission de juges arbitraires dont François Foucquet bisait partie.

 

Le prisonnier de Vincennes ne devait compter que sur lui.

Pendant que les commissaires se félicitaient de l'avoir trouvé si accommodant, il profitait du dimanche pour se remettre de son émotion.

Le lundi, les deux conseillers trouvèrent devant eux un homme tout différent. Ne tirant pas d'eux de réponses positives à ses demandes[10], Foucquet les pria très humblement de différer l'interrogatoire jusqu'à ce qu'il sût l'intention du Roi, qui seul a connaissance de beaucoup de choses particulières et secrètes, pouvant servir à sa défense. Qu'on considère sa situation. Il ne peut ni dresser une requête, ni écrire, ni parler. Certes, il professe toute déférence pour une Chambre composée de tant de personnes de mérite. Aussi espère-t-il qu'elle ne lui en voudra pas de ce petit retardement[11].

Les commissaires lui donnent acte de ses dires, réquisitions, protestations, puis reviennent à leur objectif. Il ne s'agit que d'un interrogatoire ! Mais, cette fois, Foucquet résiste. Les commissaires essayent de l'intimider par une ordonnance rédigée séance tenante. Il connaissait aussi bien qu'eux cette procédure et persiste dans son refus. Poncet et Renard se retirent.

Le lendemain matin, sur leur rapport et sur la réquisition de Talon, la Chambre de justice rend un arrêt ordonnant à Foucquet de répondre.

Quelques heures après, les deux collègues se représentaient à Vincennes, notifiaient l'arrêt au prisonnier ; ils ajoutent quelques bonnes paroles ; un confesseur lui sera donné à Pâques, Mme Foucquet reviendra d'exil ; mais le Roi veut avant tout que le surintendant réponde[12]. Foucquet réserve son droit de protester quand on lui donnera un avocat ; car enfin, jamais on n'a refusé à personne de présenter requête en justice par les voies ordinaires[13].

Était-il bien sûr de ce qu'il avançait là ? Chalais et tant d'autres avaient-ils été admis à se défendre ? L'ex-procureur général voyait à cette heure le terrible rev2rs de cette instruction secrète, si commode à l'accusateur, si dangereuse à l'accusé. Enfin, une seconde fois, il faiblit, et l'interrogatoire recommença.

 

Quelles acquisitions Foucquet a-t-il faites depuis sa surintendance ? Il les énumère. Il doit la moitié de leur prix. Son dernier achat était cette petite métairie au fond de la Bretagne, retraite où se bornait son espoir, et dont il devait le prix tout entier.

Six heures sonnent. Le jour tombait. On rédigea le procès-verbal où, comme la première fois, les promesses faites à Foucquet ne furent même pas mentionnées.

Le lendemain 8, nouvelles questions. — A-t-il prêté de l'argent ? — Oui, il en a prêté aux uns en empruntant des autres. Il a vendu ses rentes et celles de sa femme. 11 doit de huit à neuf millions. — Possède-t-il de l'argent comptant ? — Le prisonnier aurait pu répliquer à ces questionneurs qu'ils devaient en savoir aussi long que lui, depuis six mois qu'on avait fouillé dans tous ses tiroirs, saisi chez tous ses débiteurs. Sans manifester d'étonnement, il répond qu'il a trois cent mille livres chez M. Chanut, deux cent mille livres à Belle-Isle. Mais, trop fin pour ne pas deviner le sentiment caché sous ces questions ambiguës, il avait été, dès le 7 mars, au-devant de l'accusation. Plus appliqué aux affaires du Roi qu'aux siennes, il est aussi plus pauvre qu'avant son entrée à la surintendance.

En somme, l'interrogatoire tournait à l'avantage de Foucquet. Les commissaires changent alors de tactique.

Le 9 mars, ils présentent huit pièces, que le prisonnier reconnaît, après les avoir examinées à loisir, si l'on en croit le procès-verbal, en fait, un loisir de quelques minutes, sans droit de prendre des notes. D'ailleurs, aucune question n'est posée à ce sujet. Montrer ces huit pièces, les faire reconnaître, cela suffit. On passa à l'affaire du marc d'or, et à celle de l'aliénation d'un million deux cent mille livres sur les tailles. Foucquet donne des explications techniques, comme s'il avait eu à faire l'instruction de ces messieurs, dont la pensée reste impénétrable. Sans s'expliquer, ils poursuivent leur interrogatoire : Y a-t-il eu des traités sur certains impôts, cires et sucres ; parisis et octrois, commissaires des tailles ? qui en ont été les traitants ? Le surintendant y a-t-il eu part ? —Réponse : Les traités sont publics. Les traitants sont Baron, Girardin, ou d'autres. Foucquet n'y a eu part que pour se rembourser d'avances par lui faites. Qu'on voie Bruant...

Les commissaires ne discutent pas[14]. Toutefois, homme du métier, l'ex-magistrat dut ce jour-là apercevoir le but caché derrière ces questions en apparence indifférentes.

Le lendemain, 10 mars, on pousse un peu plus Foucquet.

Qu'est-ce que ce privilège de la pêche des baleines donné par lui à du Grippon ? N'y avait-il pas un intérêt ? — Aucun ! L'affaire passait par-dessus du Grippon et assurait l'avenir de la marine française.

Et ces quatre prêts faits en 1658 ? —11 ne peut répondre sur le détail ; ce qu'il sait, c'est qu'on voulait bien lui prêter à lui, non au Roi, depuis la banqueroute de 1649. — Très bien ; mais n'a-t-il pas gagné à ces prêts cinq cent vingt-huit mille quatre cent soixante-huit livres deux sols six deniers ? Le chiffre est précis. Foucquet s'étonne. Il ne sait. Les commissaires triomphent. — N'est-ce pas Jeannin qui lui a promis et payé cette somme ? A ce nom de Jeannin, Foucquet se retrouve ; ces cinq cent vingt-huit mille quatre cent soixante-huit livres deux sols six deniers sont un surcroît d'intérêt pavé à Jeannin et non une somme reçue de lui. Ce surcroît ou plutôt cette différence d'intérêts était d'un usage courant, pour faire concorder le taux réel des emprunts avec celui qu'autorisaient les ordonnances.

On passe à une autre question. L'accusé n'a-t-il pas fait faire des prêts sans nécessité ?

Foucquet, cette fois, réplique par une autre question : A-t-on jamais été en état de n'avoir pas besoin d'argent ? Sur cette réponse topique, on clôt la séance du 10 mars.

Le 11, changement de système : les demandes sont brutalement posées.

On se rappelle l'acte de pension, trouvé sur la table du cabinet de Saint-Mandé, tout juste après l'arrivée de Colbert, parmi des papiers où ne l'avaient pas vu les premières personnes commises à la pose des scellés. On le présente à Foucquet comme trouvé chez lui. Il proteste. On insinue qu'il a tort, qu'il se compromet inutilement. Il hésite. Effectivement, on lui a remis un acte semblable, pour toucher une pension. Il croyait l'avoir rendu. Puisqu'on lui affirme le contraire, il cède à ces affirmations ; pourtant, qu'on y prenne garde, ce n'est pas lui que cette pension intéresse. On va frapper par-dessus sa tête un mort illustre, cher au Roi, le cardinal Mazarin. Pressé néanmoins par Poncet, Foucquet rassemble ses souvenirs. Le Cardinal aimait à se ménager quelques petits profits. On les remettait à son domestique, Bernouin. Poncet ne se démonte pas : Foucquet tirait-il des reçus de Mazarin ? — Obligé de répondre sérieusement à des questions oiseuses : Mazarin, dit le prisonnier, ne donnait pas d'ordres pour ces sortes d'affaires, encore moins de reçus[15]. Poncet insiste maladroitement, puis passe à d'autres exercices.

Foucquet a-t-il reçu cent quarante mille livres de pension sur le bail des aides ? vingt mille livres sur les gabelles du Dauphiné ? trente mille sur le convoi de Bordeaux ? sur la ferme du domaine ? sur la patente du Languedoc ? sur le sol des Charentes ? Poncet en énuméra pour trois cent quatre-vingt-trois mille livres par an, dont le surintendant rendait bien sans doute quelque petite chose à Gourville, à M. de La Rochefoucauld, à M. de Beaufort. Foucquet nie énergiquement. — Mais n'a-t-il rien touché sur les adjudications des fermes ? — Loin de là. On sait tout ce qu'il a fait en 1660 pour en relever les prix[16].

Le procès-verbal fut rédigé, signé, procès-verbal exact, mais non complet. Il ne mentionnait pas tout ce qui s'était passé ; par exemple, Poncet invitant Foucquet à ne pas nier la possession de l'acte des Gabelles, Foucquet hésitant, prévenant enfin qu'en voulant le viser on tirerait sur le Cardinal. Omission plus grave, non dans le procès-verbal, mais dans l'interrogatoire même, Poncet ne dit pas dans quelle circonstance suspecte la pièce avait été trouvée par lui. Obtenir un aveu ou un demi-aveu, c'était la seule préoccupation de ce juge partial. Foucquet, au contraire, croyait encore que ce maitre des requêtes, un peu son parent, restait aussi son ami.

Le surlendemain 14 mars, on demanda au prisonnier ce qu'il avait fait du prix de sa charge de procureur général. Il l'a remis au Roi, et l'argent a été reçu à Vincennes, par M. de Malsac[17]. C'était d'ailleurs chose si notoire, qu'on ne voit pas pourquoi Poncet et Renard posèrent cette étrange question. Peut-être pour se donner un air d'indépendance et montrer qu'ils constataient aussi les faits utiles à la défense. Mais bientôt le ton change : Foucquet ne possédait-il pas le gouvernement de Tombelaine ? — Non. Celui du Mont Saint-Michel ? — Non. — N'a-t-il pas payé, pour M. de Créqui, le prix de la charge de général des galères ? Créqui était le gendre de Mme du Plessis-Bellière. — \on, il s'est entremis du traité, au vu et au su du Roi, et loin d'avoir donné des fonds à Créqui, il en a reçu de lui en dépôt. — N'a-t-il pas payé le prix de la charge d'amiral de France achetée par M. de Neufchèse ? — Non. Cette question toutefois inquiéta Foucquet plus que la précédente. Neufchèse était certainement une de ses créatures, un des hommes sur lesquels il avait compté pour se défendre contre Mazarin[18].

Le surplus de l'interrogatoire sur des pensions données à des personnes de condition, sur la gestion des finances depuis la mort du Cardinal, ne présente pas d'intérêt.

 

Il devenait nécessaire de presser l'instruction. Le Roi trouvait que les travaux de la Chambre n'avançaient pas, et ce que le Roi entendait par travail, on le savait.

Le mardi 14 mars[19], on demande à Foucquet s'il n'a pas fait acheter à quelqu'un la terre d'Ancenis en Bretagne ? Oui, son gendre, Charost, l'ayant acquise, il a pris connaissance du contrat. — N'a-t-il pas employé les deniers du Roi pour fournir la dot de la marquise de Charost, sa fille ? — Non ! C'était la réédition d'une calomnie lancée en 1657 ! — N'a-t-il pas fait fortifier Belle-Isle ? mis dans la place du canon à ses armes, une garnison étrangère ? Avait-il permission du Roi ? — Oui. Il a fait fortifier Belle-Isle, mais dans l'intérêt du Roi ; d'autant plus que Mazarin l'avait avisé des desseins du cardinal de Retz sur cette place. Il a enrôlé des Suisses, précédemment au service de la France, congédiés à la paix, et qui ne peuvent passer pour étrangers. Enfin, il a agi en vertu d'un brevet en bonne forme.

Encore une fois, l'interrogatoire tourne à l'avantage du prisonnier. On veut savoir pourquoi il a acheté des vaisseaux. — Pour commercer dans toutes les parties du monde, pour former des capitaines et des pilotes. — Fort bien ; mais ne se faisoit-il pas donner parole de le servir envers et contre tous ? — Non, jamais ! Certaines gens croient se rendre agréables en usant de termes aussi ridicules. Mais aucun homme vivant ne peut dire qu'il ait, lui, Foucquet, jamais parlé de semblables choses.

Cependant, Deslandes, gouverneur de Concarneau ? Deslandes ! tout le monde sait qu'il appartenait à son frère, l'abbé Basile. Pour se rattacher à lui, Nicolas Foucquet, Deslandes lui envoya une déclaration de fidélité, ce qui ne l'a pas empêché de perdre son gouvernement. — Et Mantatelon ? — Il ne l'a jamais vu. Cet homme a servi peut-être d'intermédiaire à un moment donné, voilà tout[20].

Le jeudi 16[21], on fit jouer de grosses pièces. Après une escarmouche sur un engagement souscrit par un sieur de Maridor, président de la Cour des aides, les commissaires en reviennent aux fortifications de Belle-Isle et au dessein de 4s'en servir pour troubler le repos public. — Il faudrait, répond Foucquet, avoir perdu l'esprit pour concevoir une pareille pensée. Il a offert mille fois la surintendance à M. le Cardinal, Vaux et Belle-Isle au Roi, prêt à tout sacrifier pour le service, pour la moindre satisfaction de Sa Majesté.

A ce moment, le mielleux Poncet lance la grosse bombe : Foucquet n'a-t-il pas écrit un mémoire sur les mesures à prendre en cas qu'on voulût l'arrêter et lui faire son procès ?

Depuis plusieurs jours qu'on tournait autour de la question, la pensée du prisonnier avait dû se reporter sur cet écrit, œuvre d'un moment de colère. Aurait-il omis de le brûler ? L'a-t-on saisi ? Le connaît-on seulement par une indiscrétion de Gourville ? Grande incertitude ! Il faut pourtant répondre. Il ne s'en souvient pas à présent. Alors, Poncet exhibe les six demi-feuillets.

Foucquet les lit, les tient à loisir autant que bon lui semble. C'est bien son écriture. Il croyait avoir brûlé ce papier depuis deux ans. Il ne s'en est jamais servi, ne l'a mis entre les mains de personne. Très troublé, il allègue qu'il a beaucoup de choses à représenter à ce sujet ; mais l'heure est avancée.

En effet, il était une heure après midi. Les commissaires laissent un moment de répit au prisonnier et vont diner[22].

A la reprise de la séance, Foucquet, remis de cette vive émotion, parle pendant quatre heures. La Chambre, il l'en supplie, ne verra dans cette pièce que l'expression d'une pensée qui lui a passé par l'esprit, un jour d'affliction. M. le cardinal Mazarin, défiant, ne cessait d'exciter des divisions entre lui et tous ses collègues, Servien, Herwarth, Séguier, Villerov, Le Tellier, envenimant les querelles, le brouillant avec ses propres frères, l'embarquant dans toutes sortes d'aventures avec les compagnies souveraines pour l'abandonner ensuite. Il est facile à un premier ministre de faire périr qui il veut, en établissant des juges extraordinaires, en promettant des faveurs aux témoins, en employant les ennemis personnels de l'homme que l'on veut perdre. D'autre part, le Cardinal ne faisait rien, n'accordait rien que par peur. De là ce projet de résistance que lui, Foucquet, a condamné ensuite, qu'il croyait avoir bridé. Il en a regret. La preuve, c'est qu'il a offert Belle-Isle au Roi. Que le chancelier s'en informe. Le Roi, dans son petit cabinet au Louvre, après avoir entendu ses explications sur sa conduite pendant la vie du Cardinal, lui a dit ces propres paroles : Je vous pardonne ! Il y a eu amnistie pour les ennemis ; pour les gens de guerre des deux côtés. Sa Majesté le traitera-t-elle moins favorablement, lui qui a exposé ses biens, sa vie pour son service ? Ne lui conservera-t-elle pas l'effet de sa parole royale ? La clémence est la vertu des rois.

L'heure de six approchant, on rédigea le procès-verbal de cette grande séance et, sans discuter, on s'ajourna au lendemain.

Le lendemain (17 mars), le prisonnier put voir qu'on ne le tenait pas quitte au sujet de ce malheureux plan de défense. — L'a-t-il communiqué à quelqu'un ? — Non ! Mme du Plessis-Bellière n'en a-t-elle pas une copie ? — Non. N'en a-t-il pas parlé à Gourville ? — Il ne s'en souvient pas. C'est Gourville qui le tenait au courant des machinations de ses ennemis.

Bien qu'en général les commissaires discutassent peu, ils tinrent à mettre Foucquet en contradiction avec lui-même. Il a dit précédemment qu'il n'avait pas prêté les fonds pour l'acquisition de la charge du commandeur de Neufchèse, et cependant, à la cinquième demi-feuille de son écrit, il annonce précisément que cette charge de vice-amiral a été payée de ses deniers[23] ! C'est l'écrit qui n'est pas correct. Neufchèse, parent et ami de Servien, était créancier du Roi pour de grosses sommes légitimement dues. A la sollicitation de Mme du Plessis-Bellière, Foucquet a escompté ces créances. Voilà tout.

A partir de ce moment, les interrogatoires perdent tout intérêt, traînent sur des comptes vieux de dix ans, que le greffier apporte, montre au prisonnier, lui retire aussitôt ; sur des quittances données à son commis Bernard, et retrouvées chez lui, Foucquet[24]. Un seul fait sérieux est mis en avant, celui du Marc d'or, où on laisse entendre qu'il a profité de grosses sommes à l'aide de fausses ordonnances.

Le 23 mars, on annonce que l'interrogatoire est clos. Alors, Foucquet supplie de remettre la clôture à l'après-midi, il a quelques remontrances à faire, dont il requiert l'insertion[25]. Chose surprenante au premier abord, qui s'explique bien à la réflexion, c'est le prisonnier qui retient son juge, qui ne se trouve pas assez interrogé. En effet, cet interrogatoire, prolongé pendant vingt jours, n'avait pas pris moins de trente-quatre séances. Volontairement on non, conduit sans méthode, sans esprit de suite, il n'en résultait rien de précis. Les commissaires se retiraient impénétrables, et c'est Nicolas qui, le soir du 23 mars, les arrêta.

Sans liberté ni d'écrire, ni de présenter requête, ni d'agir aucunement, il ne peut pas se souvenir de tout ce qu'on lui a demandé sur des affaires entremêlées les unes dans les autres ; il prie donc qu'on veuille bien mentionner ses moyens de défense.

D'après les questions posées, il comprend qu'on veut l'accuser d'avoir : 1° mal administré les finances ; 2° pris des pensions ; 3° acquis à vil prix des droits du Roi ; 4° fait de grandes acquisitions et beaucoup de dépenses.

En thèse générale, sa commission de surintendant, qui est son contrat et sa loi, porte qu'il n'a de comptes à rendre qu'au Roi ; sans cette clause, il ne l'eût pas acceptée. En fait, il a rendu compte au cardinal Mazarin, alors dépositaire de l'autorité royale, et dont il a dû suivre les ordres.

A cette occasion, il supplie la Chambre de lui faire remettre les billets, les lettres émanant du Cardinal, de M. Le Tellier, du Roi, enfin tout ce qui peut servir à sa défense, n'estant pas juste qu'on se serve de ses papiers contre luy, et qu'il n'ait pas la liberté de s'en servir pour sa justification. On pouvait d'ailleurs lui enlever la surintendance. Que ne l'a-t-on fait ! Voilà pour le reproche de mauvaise administration.

Il a acheté des droits sur le Roi à bon marché ! Pourquoi les aurait-il payés plus cher qu'ils ne se débitaient à d'autres ?

Enfin, on argue de ses biens et de ses dépenses. Qu'on voie donc l'état de ses affaires. Il doit douze millions. Il en possède neuf. On dira qu'il a trop dépensé. Lui seul en pâtit. L'État en a profité.

Restent les fortifications de Belle-Isle et l'écrit qu'on lui a représenté. D'abord, les affaires de cette qualité ne paraissent pas être de la compétence de la Chambre ; si toutefois elle en veut prendre connaissance, qu'elle se fasse lire le brevet du Roi concernant l'acquisition, la fortification, la garnison de cette place. Quant au projet, œuvre imparfaite, le repentir et le changement de pensée de son auteur se montrent assez par ses ordres et ses actions postérieurs.

Concarneau laissé sans garnison, sans canon ; les vaisseaux de guerre vendus au Cardinal ; les navires marchands envoyés aux Indes ; l'Isle-Dieu, le Mont Saint-Michel aliénés par ses amis et à sa connaissance ; enfin, sa charge de procureur général, sa vraie place forte, vendue pour en donner l'argent au Roi, quelles preuves irréfutables de l'abandon de toute idée de révolte ! Cet écrit même, où l'a-t-on trouvé ? Sur une table, avec de méchants papiers, dans une chambre dont trois personnes avaient la clef, lui, son valet de chambre, son jardinier. Est-ce ainsi qu'on garde un plan de conspiration ?

Le malheureux parlait sans qu'on l'interrompit, cherchait en vain à se rendre compte de la situation qu'on voulait lui faire, et que ce long interrogatoire laissait incertaine. Sentant bien que ces hommes n'étaient pas sa véritable partie, il en revient au Roi, à sa parole positive, que le passé était pardonné, sans restriction. Que pourrait-on lui infliger de plus que ce qu'il a accepté volontairement ? Une amende d'un million ? la perte de sa charge ? On ne peut revenir sur un crime jugé ou pardonné, même si l'on découvre de nouvelles preuves. Que l'on considère enfin son étroite prison, sa longue maladie, sa fortune abîmée.

A ce moment encore, comme toujours, la cause première de la colère royale fut passée sous silence.

Voyant l'inutilité des supplications, Foucquet revendique son droit de se pourvoir par devers le Roy, ou autrement, quand il en aura la liberté. Cette liberté, il supplie la Chambre de la lui faire obtenir, de lui donner aussi un conseil non suspect.

Cette fois, il avait tout dit. Les commissaires prirent note exactement de ses paroles, lurent le procès-verbal, le firent signer, se retirèrent[26]. Foucquet se retrouva seul, séparé du restant des hommes, dans sa chambre, dans sa tombe du donjon de Vincennes.

Bien que l'instruction dût être secrète, on colportait dans le monde les nouvelles de l'interrogatoire. Les uns blâmaient Foucquet de sa condescendance. Il faudrait gagner du temps, et, tout au contraire, l'affaire s'avance fort. Ce qui est dit et signé reste[27]. L'ambassadeur de Hollande écrivait à son gouvernement que, d'après les réponses du surintendant, on craignait que son procès ne tournât très mal pour lui. Il avait reconnu, la larme à son projet de sédition. On se hâtera de prononcer sa sentence. Assurément, il y va de sa vie[28]. Colbert veut sa mort.

Les craintes étaient si vives, que, le 24 mars, la femme du prisonnier implora la clémence du Roi. Exilée à Limoges, obligée d'habiter d'abord la maison de Pellot, le perquisitionneur de Nantes, elle s'était bientôt retirée à l'abbaye de la Raigle, dont l'abbesse était une Verthamon, parente du maitre des requêtes qui procédait à l'inventaire de Vaux. A Limoges, le climat un peu dur, en général, est très rude sur les hauteurs de l'Abbessaille. La pauvre femme, malade à son tour, obtint l'autorisation d'habiter Saintes, puis de revenir à Paris solliciter pour son mari[29].

Sous peine de marquer une trop grande hostilité, on ne pouvait pas lui refuser cette faveur qui, selon les mœurs du temps, constituait une sorte de droit. L'ex-surintendante, sans ressource, était revenue avec quinze mille livres prêtées par Gourville[30]. Accompagnée d'un parent éloigné, elle se présenta d'abord au Roi, se jeta à ses pieds : Sire, grâce ! pitié ! Louis la releva murmurant quelques mots qu'on n'entendit pas, et passa. Anne d'Autriche intervint : La pauvre femme est si émue, qu'elle ne sait que dire[31]. Paroles perdues comme la harangue préparée par Mme Foucquet. Le silence du Roi servait de leçon aux courtisans. En un instant, le vide se fit autour de la suppliante.

Elle ne demandait pourtant pas une grande grâce. Voici la prière qu'elle aurait voulu faire entendre[32] :

V. M. a bien voulu me faire l'honneur de me dire qu'elle estoit faschée de faire ce qu'elle a fait. Qu'elle me pardonne, Sire, si je compte sur ces paroles royales, comme sur autant de vérités, et sy j'ose luy dire que, de la manière dont on a usé en faisant l'inventaire des papiers de mon mary, on a en quelque sorte bazardé la gloire de V. M. Car, encore qu'elle soit incapable de vouloir rien d'injuste, il n'est pourtant que trop vrai qu'on a employé son nom pour faire plusieurs choses qui sont contre les loix et la partie. Mais après tout, Sire, quoy que les papiers de mon mary ayent esté pris contre toutes les formes ordinaires, qu'on en ayt mesme soustrait beaucoup, comme tout le monde sçait, et qu'il y eust bien des choses à dire à V. M., qu'on luy a sans doute dissimulées parce qu'elle n'auroit peu les approuver, et que je luy tais par respect, ne voulant jamais dire ny faire rien qui puisse desplaire à V. M., aussy suis-je résolue de rejetter tous les conseils qu'on me pourroit donner de prendre d'autres voyes que celle de la clémence de V. M., sachant bien que je ne fais en ceste occasion que suivre les sentimens de mon mary, dont la soumission à respondre aux ordres de V. M. m'apprend assez que je ne puis mieux faire que de me confier absolument à sa bonté.

Je ne demande point, Sire, une absolution glorieuse pour mon infortuné mari, mais une abolition, et pour tels crimes que V. M., qui ne sçauroit se tromper, le jugera elle-même coupable. Tous ses biens, Sire, sont venus de V. M. ; il les tenoit d'elle, qu'elle les retienne, comme elle le peut justement, sy elle l'en trouve indigne. Qu'elle garde ses maisons qui l'ont irritée, non sans subject, encore qu'il ne les destinast que pour elle ; qu'elle accorde seulement à ses services passés et à son zèle, dont je m'asseure qu'elle a esté persuadée et convaincue en mil rencontres, à son respect, à sa soumission, à son amour pour la personne de V. M. et pour l'Estat, à une famille très innocente et très misérable, à mes larmes, Sire, à mon désespoir.

Que V. M. donne à sa propre grandeur et à sa propre bonté deux choses qui sont tout pour nous, mais qui ne peuvent nuire en rien à son estat, et peuvent augmenter la gloire de V. M. Qu'elle sauve donc, Sire, l'honneur de cet infortuné serviteur, sy toutes fois il en peut avoir un véritable, après avoir despleu à un sy grand et sy bon maistre, et sa vie qu'il peut encore employer au service de V. M., si c'est vivre pour luy que de vivre Loing d'elle et hors de son souvenir.

Le long et cruel supplice d'un exil sera, Sire, une grâce insigne pour luy et un bienfait extrême pour mole, et chaque moment de ma vie, en me faisant souvenir de mon infortune, ne laissera pas de me représenter les bontéz de V. M. qui m'obligera à prier Dieu incessamment pour sa prospérité, pour sa gloire et pour sa santé.

Le Roi n'avait rien voulu entendre.

Foucquet semblait perdu. La situation cependant s'était modifiée à son avantage.

 

Le président de la Chambre de justice, Lamoignon, s'apercevait qu'il était dupe de Talon et de Colbert ; qu'on voulait faire banqueroute sous prétexte de recherches contre les financiers ; abriter sous des décisions judiciaires un manquement à la parole donnée. Il se plaignit presque publiquement des personnes dont le Roy se servoit dans les affaires de finances. Boucherat ménagea un rapprochement entre le premier président et Turenne. Les principaux commissaires de la Chambre, Besnard de Rézé, Brillac, Renard, se rangèrent autour de lui, formant un noyau, non de résistance, mais d'indépendance relative.

Colbert se sentait visé ; mais il était trop habile pour attaquer de front ces déserteurs. Lamoignon restait toujours pour lui un fort homme de bien, incapable d'intrigues, seulement un peu dévot et, comme tel, présumant beaucoup de lui-même. Lui et Turenne sont mécontents de n'avoir pas plus de part au gouvernement. Qu'y faire, puisque le Roi seul gouverne ! Boucherat voulait être chancelier ; Besnard était contrariant par nature. Brillac et Renard avaient reçu des gratifications de Foucquet, ainsi que Lamoignon lui-même. Pas une aliénation de droits dont le président n'eût pris sa part.

On se rappelle qu'un des moyens les plus employés pour obtenir de l'argent pendant la dernière guerre, consistait à augmenter les gages des magistrats ou des officiers de justice, en leur demandant d'en verser la valeur capitalisée. Au fond, c'était une constitution de rentes imposée par le constituant, car on ne laissait pas aux magistrats la liberté de prendre ou de refuser. Foucquet n'avait pas voulu toucher à ces augmentations de gages. Quand ses ennemis prétendaient qu'il ménageait ses créatures, le Roi, répondait-il, ne voulait effrayer personne ; au moment favorable, ou l'on rembourserait l'argent reçu, ou l'on ramènerait les rentes à un taux équitable[33].

Après septembre 1661, les idées de Foucquet ne comptaient plus. Colbert, irrité de la résistance latente du Parlement, désireux surtout de séduire par une prompte liquidation des dettes le jeune Roi, non pas avare, mais égoïste, car Louis XIV dépensait volontiers pour lui, Colbert supprima ces gages. Lamoignon résista, défendit son personnel. On passa outre.

Le 13 mai, sur les réquisitions de Talon, un arrêt de la Chambre de justice supprima un million de rentes sur les tailles. Si le Roi en témoigna beaucoup de satisfaction, les rentiers en jugèrent autrement, s'attroupèrent, envahirent le grand escalier du palais. Le Parlement leur commanda de se disperser, sous peine de mort. Ils disparurent[34].

Depuis lors, jusqu'à nos jours, les gouvernements les plus divers n'ont guère tenu compte des attroupements de rentiers. Ceux-ci se résignent au sort qui leur est fait. Plus besoin de leur parler de peine de mort. Ce qu'on leur donne, ils le prennent, trop heureux.

Talon fit encore révoquer l'aliénation des droits du marc d'or, révocation peu dangereuse, n'intéressant que peu de personnes, Mme du Plessis-Bellière, de Nouveau, l'ex-intendant des postes, enfin N. Foucquet[35] ; on constituait aussi un préjugé contre ce dernier.

Le Roi ne se borna pas à féliciter la Chambre ; il lui fit dire par Talon qu'elle eût à tenir deux séances par jour[36].

Pour comprendre la portée de l'avis, il faut savoir que Colbert reprochait au premier président sa prodigieuse langueur, n'allant jamais qu'à onze heures et demie à la Chambre, en sortant à midy, ne retournant qu'entre trois et quatre heures et en sortant entre cinq et six[37].

Ces agissements achevaient d'indisposer Lamoignon.

 

Pendant que ces dissentiments se manifestaient parmi les juges de Foucquet, tout à coup, une voix éloquente, d'autant plus frappante qu'on l'entendait sans savoir d'où elle venait, s'éleva en faveur du prisonnier.

Vers la fin de mars 1662 parut un discours au Roy par un de ses fidèles sujets, sur le procès de M. Foucquet. Sire, disait l'auteur, Votre Majesté n'est sans doute guère importunée de ceux qui lui parlent aujourd'hui de M. Foucquet, naguère procureur général, surintendant des finances, ministre d'État, l'objet de l'admiration et de l'envie, maintenant à peine estimé digne de pitié. Tout se tait, tout tremble, tout révère la colère de Votre Majesté. L'auteur la révérerait plus que personne, cette colère, s'il n'avait à dire des choses essentielles, qu'autre que lui ne dira pas. Il parlera donc avec toute la liberté d'un homme qui n'a rien à craindre ni à espérer, mais avec tout le respect et la soumission d'un sujet fidèle.

Il discute d'abord très hardiment la compétence de ces commissaires devant lesquels on dit que Votre Majesté veut que Foucquet réponde[38]. Bien qu'on ait, dans l'édit de création de la Chambre de justice, coulé en passant deux ou trois mots généraux, de toutes sortes de personnes et de quelque condition que ce soit, ces termes généraux ne comprennent pas les personnes privilégiées telles qu'est Foucquet, ancien ministre, exempt par ses lettres de surintendance de rendre compte de son administration, si ce n'est à la seule personne du Roi.

De plus, les commissaires ne sont pas des vrais juges, et, dans l'espèce, plusieurs sont récusables. Il n'y a point de Parlement dont on ne pût évoquer un procès, si on avoit un pareil nombre d'aussi fortes et légitimes récusations 2[39].

Foucquet ne peut reconnaître d'autre juge que le Roi.

Faut-il parler de ces chefs d'accusation inouïs, s'en prenant aux intentions ? Non, examinons seulement ce qui est dit de la mauvaise administration des finances et de l'excessive ambition.

Foucquet a mal administré, en travaillant à s'enrichir ! Je ne crains pas de dire à Votre Majesté qu'il n'y a pas d'homme dans son royaume assez hardi pour se charger en même temps des biens et des dettes de M. Foucquet. Mais, s'il a fait des dettes, c'est pour avoir trop dépensé ! — Non, ses biens, le bien de sa femme, ses revenus ont suffi à ces dépenses.

Rechercher ce qui s'est fait sous le ministère du cardinal Mazarin, c'est presque appeler cette mémoire en jugement. Discutera-t-on cette haute fortune, à peine commencée quand le Cardinal sortit pour la seconde fois du royaume ? Et celle de ses parents, de ses amis ?

Et à qui le surintendant rendra-t-il ses comptes ? Le ministre, alors dépositaire de l'autorité royale, n'est plus là ! De ses lettres, de ses ordres écrits, mis en liasses par Foucquet, soigneusement, mois par mois, année par année, que plusieurs personnes d'honneur ont souvent vus dans ce même cabinet de Saint-Mandé où l'on u saisi ses plus secrètes affaires, rien ou presque rien ne se retrouve. Croira-t-on qu'il n'ait pas voulu les conserver, lui qui gardait tant de choses inutiles ? Or, on a saisi ces papiers sans appeler personne, sans se soumettre aux formalités ordinaires.

Quant à ce qui s'est passé depuis le mois de mars 1661, il serait difficile de persuader au public que Foucquet ait agi en rien contre l'ordre de Sa Majesté.

On reproche à l'accusé son luxe, ses grandes constructions. La faute en est à son ardeur pour toutes les belles choses, aux propositions, aux conseils toujours engageants des personnes les plus célèbres dans les arts, à la facilité d'avoir de l'argent à crédit, à l'ascendant, à l'étoile de cet homme qui, n'étant que maitre des requêtes, commençait des plans de surintendant. Il regrettait le premier de s'étre tant engagé. N'a-t-il pas fait porter parole pur M. de Brancas à la Reine mère de donner Vaux au Dauphin espéré ? N'a-t-il pas offert Belle-Isle au Roi ? Belle-Isle acquis, fortifié par ordre de Mazarin !

Foucquet a eu des pensionnaires, s'est fait des amis ! mais les amis que se fait un zélé et fidèle ministre, il ne les dérobe pas à son roi, il les lui garde, il les lui ramène en des temps difficiles.

Les accusations contraires sont chimères, fantômes, dont un roi, un grand roi, tel que Louis XIV, ne peut, ne doit pas prendre ombrage. Ce serait juger trop indignement et trop bassement d'une si grande puissance !

A écouter les discours du peuple ou les jalousies de la Cour : Il n'y a point eu de surintendant qui, dans une administration un peu longue, dans ce poste si grand et si envié, si sujet à la haine publique, n'ait paru digne de la mort ; mais de ce nombre, il n'y en a eu en tout que quatre ou cinq de malheureux ; et de ces quatre ou cinq même, à peine y a-t-il un qui, après sa mort, lorsque la colère des rois, la jalousie des concurrens ou des supérieurs, l'envie du monde sont mortes avec lui, n'ait été justifié par l'histoire, n'ait laissé par sa condamnation plutôt une ombre et une tache qu'un ornement à la vie de son prince.

Après un habile et chaleureux rappel des services rendus par Foucquet pendant la Fronde, pendant la guerre, l'auteur du discours concluait ainsi :

Votre Majesté voit combien il est digne de sa bonté et de sa grandeur de ne point faire juger M. Foucquet par une Chambre de justice, dont même plusieurs membres sont récusables ; qu'on ne sçauroit prouver les malversations dont on l'accuse, ni par son bien (car il n'en a point), ni par ses dépenses non plus, car il y a fourni par ses dettes et par plusieurs avantages légitimes ; qu'un compte du détail des finances ne se demanda jamais à un surintendant ; qu'homme vivant en sa place ne le pourroit rendre ; que cette discussion est sujette à une infinité d'erreurs, surtout en cette matière de billets, dont on veut faire un si grand bruit ; qu'il n'a point failli depuis que Votre Majesté lui a donné ses ordres elle-même ; que la mort de Son Éminence, dont il les recevoit auparavant, que la soustraction de ses lettres lui ôte tout moven de se justifier ; qu'en plusieurs choses, comme on ne le peut nier, son administration a été grande, noble, glorieuse, utile à l'État et à Votre Majesté ; que son ambition, quand elle passera pour excessive, a mille sortes d'excuses, et ne doit être suspecte d'aucun mauvais dessein ; que ses services, ou du moins son zèle en mille rencontres, surtout dans les temps fâcheux, et au milieu de l'orage, mérite quelque considération ; que la recherche de quelques surintendans, sujette à mille artifices de la calomnie et de l'envie, n'a produit aucune gloire aux rois, prédécesseurs de Votre Majesté ; que la douceur, que la bonté du grand Henry, son ayeul, et en cette occasion et en mille autres, a été célébrée de mille louanges. C'en est assez, Sire, pour espérer toutes choses de Votre Majesté, qu'elle n'écoute plus rien qu'elle-même, et les mouvemens généreux de son cœur.

 

C'était l'honnête, le courageux Pellisson, qui, du fond de la Bastille, malgré ses gardiens, malgré ses soucis personnels, prenait la défense du prisonnier de Vincennes, son patron, son ami. Le discours manuscrit fut remis, par quelles mains, nous l'ignorons, au Roi, qui voulut le lire ; c'est pour le Roi seul que Pellisson l'avait écrit[40]. Peu après cependant, il était imprimé, distribué sous le manteau.

La défense était trop forte pour qu'on n'y répondit pas.

Ou prit corps à corps le discours de Pellisson. On en retourna les raisonnements. Oui, les lettres de provision des surintendants leur donnent le Roi pour juge, c'est pour cela que le Roi les renvoie non devant les juges ordinaires, mais à des commissaires, qui le représentent plus directement.

Oui, un surintendant n'est pas obligé de compter, s'il reste dans la charge de surintendant ; mais, s'il fait l'Épargne, la Trésorerie chez lui, il perd son privilège. Dans la bonne foi naturelle, tout maniement oblige à compter.

L'opinion ne se méprit pas sur la valeur de ces arguties. Prétendre que des commissaires représentaient plus directement le [toi que des juges ordinaires, c'était monstrueux. Enfin, pour obliger Foucquet à rendre des comptes, était-il nécessaire de saisir, de détourner ses papiers, de l'enfermer dans une étroite prison, sans moyens de défense, sans conseil ? L'opinion publique fut retournée par l'éloquent, par le judicieux plaidoyer du fidèle sujet du Roi.

Au même moment, un poète, qui n'a jamais mieux mérité d'être appelé le bon La Fontaine, composait une élégie admirable, aux sentiments justes, nobles, touchants, partant du cœur, exprimés dans le plus beau langage. Tous les amis du surintendant se sont enfuis ; le Roi reste irrité : le poète s'adresse aux Nymphes de Vaux :

On ne blâmera pas vos larmes innocentes ;

Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :

Chacun attend de vous ce devoir généreux.

Les destins sont contents, Oronte est malheureux.

Vous l'avez vu naguère au bord de vos fontaines,

Qui, sans craindre du sort les faveurs incertaines,

Plein d'éclat, plein de gloire, adoré des mortels,

Recevoit des honneurs qu'on ne doit qu'aux autels[41].

Et La Fontaine rapproche cet éclat de la sombre prison où l'on a enseveli son ami.

Pour lui les plus beaux jours sont des secondes nuits.

Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,

Hôtes infortunés de sa triste demeure,

En des gouffres de maux le plongent à toute heure.

Voilà le précipice où l'ont enfin jeté

Les attraits enchanteurs de la prospérité.

Naturellement, l'esprit de ce poète, amoureux du calme et du loisir, se reporte sur l'admirable demeure d'où Foucquet est passé si subitement dans les donjons d'Angers et de Vincennes.

Ah ! si ce faux éclat n'eût pas fait ses plaisirs, Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs, Qu'il pouvait doucement laisser couler son âge ! Vous n'avez pas chez vous ce brillant équipage, Cette foule de gens qui s'en vont chaque jour Saluer à longs flots le soleil de la Cour : Mais la faveur du ciel vous donne en récompense Du repos, du loisir, de l'ombre et du silence, Un tranquille sommeil, d'innocents entretiens ; Et jamais à la Cour on ne trouve ces biens.

L'aimable songeur, toutefois, ne s'attarde pas à philosopher et remet au lendemain sa harangue.

Mais quittons ces pensers : Oronte nous appelle.

Vous, dont il a rendu la demeure si belle,

Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appas,

Si le long de vos bords Louis porte ses pas,

Tâchez de l'adoucir, fléchissez son courage :

Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ;

Du titre de Clément rendez-le ambitieux :

C'est par là que les rois sont semblables aux dieux.

Du magnanime Henri qu'il contemple la vie ;

Dès qu'il put se venger, il en perdit l'envie.

Inspirez à Louis cette même douceur :

La plus belle victoire est de vaincre son cœur.

Oronte est à présent un objet de clémence.

S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance,

Il est assez puni par son sort rigoureux,

Et c'est être innocent que d'être malheureux.

On ne donna pas à l'élégie de La Fontaine la même publicité qu'au discours de Pellisson. Elle fut cependant imprimée et colportée[42].

La pensée contenue dans le dernier vers n'est pas d'une justesse absolue. Le malheur n'innocente pas le coupable ; mais, dans l'espèce, le public ne s'y méprit pas, et répéta avec le poète :

Il est assez puni par son sort rigoureux.

 

 

 



[1] Défenses, t. XVI, p. 1.

[2] Olivier D'ORMESSON, Journal, t. II, p. 11.

[3] Portraits du Parlement, DEPPING, Correspondance administrative de Louis XIV, t. I, p. 2 ; Le Livre abominable, t. I, p. 49. Paris, Didot, 1883.

[4] Défenses, t. XVI, p. 276. Récit de Foucquet.

[5] Défenses, t. XVI, p. 2.

[6] Défenses, t. XVI, p. 1 à 14.

[7] Défenses, t. XVI, p. 277.

[8] ORMESSON, Journal, t. II, p. 11.

[9] Archives de la Bastille, t. II, p. 13.

[10] Défenses, t. XVI, p. 277.

[11] Défenses, t. XVI, p. 15. Procès-verbal des commissaires.

[12] Défenses, t. XVI, p. 218. Récit de Foucquet.

[13] Défenses, t. XVI, p. 13.

[14] Défenses, t. XVI, p. 55.

[15] Défenses, t. XVI, p. 76.

[16] Défenses, t. XVI, p. 87. Procès-verbal des commissaires.

[17] Défenses, t. XVI, p. 97.

[18] Défenses, t. XVI, p. 98, 99.

[19] Défenses, t. XVI, p. 116.

[20] Défenses, t. XVI, p. 120.

[21] Coté à tort 13. Défenses, t. XVI, p. /40. '

[22] Défenses, t. XVI, p. 150.

[23] Défenses, t. XVI, p. 164.

[24] Défenses, t. XVI, p. 178.

[25] Défenses, t. XVI, p. 240.

[26] Défenses, t. XVI, p. 258, 278.

[27] Rouillé du Coudray, conseiller au grand Conseil, à Pomponne, 12 mars 1682. Archives de la Bastille, t. II, p. 18.

[28] V. Beuning à de Witt, 9 mars, 23 mars 1662. Lettres, t. II, p. 314, 328.

[29] Pellot à Colbert, 5 octobre 1661. Arch. Bast., t. I, p. 379. M. Rayaisson a lu : La Reyle ; l'abbaye de la Raigle est appelée à Limoges l'Abessaille.

[30] GOURVILLE, Mémoires, p. 537'. Gourville, qui a souvent brouillé les dates, place après juin 1662 ce fait, qui est de mars 1662.

[31] Boulder fils à son père,28 mars 1662. Archives de la Bastille, t. II, p. 25.

[32] Cette requête a été publiée à Utrecht, 1680, à la suite du Formulaire des inscriptions et subscriptions des lettres dont le roy de France est traité par les potentats. M. le comte A. de Bertier a bien voulu nous en communiquer une copie tirée des archives de sa famille.

[33] Colbert, récit autographe. Défenses, t. V, p. 283.

[34] La Bibl. nat. conserve dans les Ve de Colbert, n° 228 à 237, les registres de la chambre de justice, transcrits en partie par Foucault sous le titre de : Extraits sommaires des registres de la Chambre de justice ; les trois derniers volumes 235 à 237 contiennent exclusivement le récit du procès de Foucquet.

[35] Arrêt du 29 mars 1662.

[36] 1er avril 1682.

[37] Récit de Colbert, publié par JOUBLEAU, t. II, p. 325.

[38] C'est la preuve que le discours a été composé avant les interrogatoires de mars 1662, et après la supplique adressée au Roi par Mme Foucquet mère.

[39] PELLISSON, Œuvres diverses, t. II, p. 25 à 59.

[40] Seconde défense de M. Foucquet. PELLISSON, Œuvres diverses, t. II, p. 74 et suiv. La première édition du factum de Pellisson porte toutes les marques d'une composition clandestine. Le papier en est grossier. Le teste est plein de fautes énormes.

[41] LA FONTAINE, Œuvres diverses, édit, 1804, p. 15 ; éd. Moland, t. VI, p. 346.

[42] P. LACROIX, Nouvelles Œuvres inédites de La Fontaine. Paris, 1873, p. 274. Lacroix attribue à La Fontaine une élégie publiée dans les œuvres de Pellisson, t. I, p. 194, et prétend qu'elle aurait précédé celle dite des Nymphes de Vaux. Nous aurons à revenir sur cette question, mais nous pouvons déjà dire que l'élégie attribuée à Pellisson est postérieure à celle des Nymphes de Vaux. L'auteur y parle de deux hivers qui doivent être ceux de 1661 et 1662.