NICOLAS FOUCQUET

CINQUIÈME PARTIE

 

CHAPITRE IV. — FOUCQUET ENFERMÉ À ANGERS EN COMPAGNIE DE SON MÉDECIN PECQUET ET DE SON VALET LA VALLÉE.

IL DRESSE UN ÉTAT DE SES BIENS. — IL ÉCRIT À LE TELLIER. — ON LUI DÉFEND D'ÉCRIRE. — IL TOMBE GRAVEMENT MALADE. -- IL DEMANDE UN CONFESSEUR QUI LUI EST REFUSÉ. — IL EST TRANSFÉRÉ À AMBOISE. — À VINCENNES. — D'ARTAGNAN EST CHARGÉ DE LE GARDER. (5 septembre 1661-mars 1662.)

 

 

Depuis six mois, Foucquet, transféré de prison en prison, tenu partout au secret le plus absolu, avait été séparé du restant du monde.

Parti de Nantes le 5 septembre 1661, vers une heure, d'Artagnan avait conduit son prisonnier à petites journées, couchant le premier soir à Oudon, le second à Ingrandes. Le 7, on arriva au château d'Angers, dont les mousquetaires expulsèrent aussitôt la garnison ordinaire pour plus de sûreté[1].

Ce château, bâti sur un rocher, entouré du côté de la campagne et de la ville de fossés taillés dans le roc, flanqué de huit grosses tours rondes, et, du côté de la rivière, défendu par l'escarpement même du site[2], était plus que suffisant, malgré le mauvais état des ponts-levis, pour assurer la garde d'un homme que nul ne songeait à délivrer. Foucquet y fut installé, assez grossièrement ; le lit même n'étoit pas des plus honnestes[3], ce qui d'ailleurs ne préoccupait pas le prisonnier. Comme on ne pouvait le laisser seul et malade, on autorisa son domestique, La Vallée, et son médecin Pecquet, à s'enfermer avec lui[4]. Pecquet, avant son départ de Nantes pour Angers, avait, dans une courte entrevue avec Gourville[5], appris tout ce qu'on savait de la situation, c'est-à-dire peu de chose, l'exil de Mme Foucquet, l'arrestation de Pellisson, les ordres donnés pour placer les biens et les papiers du surintendant sous la main de la justice[6]. Ce fut tout. La porte du château se referma sur ces deux fidèles serviteurs, mis au secret comme leur maître[7].

D'Artagnan et ses deux officiers, Saint-Mars et Saint-Léger, restaient muets comme des murs. Foucquet tourna d'abord de tous côtés dans sa prison, cherchant à trouver une issue. Moins abattu, plus inquiet qu'au premier jour, il mit tout en usage pour gagner ses gardes, obtenir des nouvelles du dehors. Sa femme, transformée par le malheur, et de légère et ambitieuse devenue sérieuse et vaillante, s'était arrêtée à Fontenay, organisant derrière elle un service de courriers. Par ses soins, dès le 18, des gens inconnus arrivaient à Angers, visitaient les parents du prisonnier, s'enquéraient de sa santé, de ses gardiens, cherchant à savoir ce qu'il disait, ce qu'il espérait[8]. Le président de Chalain était soupçonné, bien à tort, d'avoir soudoyé un mousquetaire. Peines perdues. Les courriers de Mme Foucquet furent renvoyés ; Chalain se vit, malgré ses protestations, emprisonné à la Bastille. Quant aux autorités municipales d'Angers, elles se firent les espions de d'Artagnan. Les Foucquet d'Anjou se montrèrent gens dont la conduite ne devait rien faire craindre. Enfin, les Arnauld, hommes rigides, ne se rappelèrent plus de leur puissant ami de la veille que sa hauteur et son air de demi-dieu[9].

Le demi-dieu était à cette heure à peine traité comme un homme.

Loin de relâcher ses liens, on les resserrait. On avait d'abord autorisé Nicolas à écrire des lettres domestiques, remises ouvertes à son geôlier, ensuite à Le Tellier, qui les gardait ou les expédiait, à son gré. Cette faculté fut supprimée.

Foucquet avait encore dressé un état de sa situation financière, telle du moins qu'il la supposait. Il devait plus de douze millions, empruntés en son nom, mais pour le Roi et par son commandement. Ses biens n'allaient pas à la moitié de la somme ; encore étaient-ils à l'abandon, saisis, dissipés. Personne n'en profiterait, plusieurs en pâtiraient[10]. Dans cette note, adressée à Le Tellier, Foucquet s'exprimait avec une noble hardiesse : Tous ceux qui pendant la minorité et pendant les guerres ont porté les armes contre Sa Majesté, qui ont assisté ses ennemis, qui leur ont donné passage en France (cela visait Séguier), sont tous en repos, jouissant de leurs biens, de leurs dignitez, de leurs gouvernements... et moy, qui non seulement suis dévoué, ferme et inébranlable dans le service, mais qui, en toutes les occasions, me suis signalé hazardeusement, je suis seul attaqué !...

J'ay gouverné les finances avec M. Servien ; je n'estois que le second ; il avoit le crédit et l'authorité les premières années. M. Le Tellier sçait bien qu'à la fin de 1654, et luy et M. le Cardinal mesme demeurèrent tout court sans pouvoir plus trouver un sol, à la veille de veoir tout le royaume une autre fois bien plus dangereusement bouleversé. Je me chargeay de la conduite, ce qu'aulcun aultre homme n'eust faict. Par mes advances et mes engagements et ceux de mes amis, je restablis les affaires et les ay soustenues, toutes misérables qu'elles estoient, par ces voies-là, sept ans durant... Nous ne sommes en advance presque que d'une année, et M. le Cardinal mesme en a assez haustement profité, et cependant, pour récompense, on me fait périr !

Je puis avoir fait des fautes, je ne m'en excuse pas. J'en ay fait qu'il a fallu faire... On ne pouvoit pas avoir de règle certaine avec M. le Cardinal en matière d'argent. Jamais d'ordre précis. Il blasmoit et permettoit néanmoins. Il désapprouvoit tout après.

En somme, Foucquet prisonnier répète ce qu'il avait dit à Mazarin lui-même en 1659. Il ajoute qu'il s'est expliqué du passé : Le Roy, très obligeamment, me dit qu'il me pardonnoit tout et m'en donna sa parole. Cependant, je me trouve emprisonné et poursuivi !

Dans ces derniers temps, combien d'avances a-t-il procurées pour plaire ! N'a-t-il pas offert de remettre la surintendance, sa charge de procureur général, Vaux, Belle-Isle ? On le félicitait. On prend encore mon argent la veille ; dans un temps que je suis malade, on m'arreste. — Je ne puis pas bien comprendre pourquoy, les affaires allant bien, ce changement estoit nécessaire... Ma passion de plaire m'avoit fait méditer des choses grandes et advantagenses. Au moindre mot, d'ailleurs, j'eusse remis tout sans qu'il eust esté besoin des extrémitez où l'on m'a mis. Mais ce sont des secrets où je ne doibs pas pénétrer.

Voilà la seule allusion à un secret que se permet, la seule que se permettra Foucquet. Ce que je demande est peu, c'est de convertir ma prison en un exil... au lieu du royaume le plus esloigné de la Cour. J'ay une meschante chaumière au fond de la Bretagne, où il n'a jamais demeuré qu'un concierge de M. d'Elbeuf, et qui tient à des bois dont je doibs encore le prix. Je consens d'estre relégué là. M. de La Meilleraye, qui ne m'aime pas, verra ma conduite... Je signeray, soubs peine de la vie, de ne me mesler d'aulcune affaire... En l'estat où je suis, qui est à dire plus rien, on n'a plus guère d'amis... De mon costé, voulant quitter les pensées de toutes choses et faire mon salut, ils seront fort désabusez.

Le prisonnier prie Le Tellier de lire ce gros volume au Roy, à une heure de loisir. — L'affaire est plus importante que beaucoup d'autres où il donne plus de temps. Il termine en conjurant le prince de faire la mesme miséricorde qu'il désire que Dieu lui fasse un jour[11].

Les malheureux sont rarement bien inspirés. Foucquet, pour se sauver, attaquait Séguier, Mazarin et par conséquent Colbert ; il parlait de secrets qu'il ne voulait pas pénétrer, d'affaires moins importantes auxquelles le Roi donnait plus de temps. Au lieu de les calmer, il irritait ses ennemis, et le plus redoutable de tous, son maître.

La réponse ne se fit pas attendre. Le Tellier écrivit à d'Artagnan, dès le 2 octobre, que les lettres de Foucquet étaient fort longues, que Sa Majesté ne lui donnait pas assez de temps pour les lire en sa présence ; il le fera à la première occasion. Cinq jours après, défense au prisonnier d'écrire, sans ordre préalable donné par le Roi.

Quant à ce petit domaine au fond de la Bretagne, séjour sollicité par l'ex-seigneur de Saint-Mandé et de Vaux, déjà le prince d'Harcourt et Mlle d'Elbeuf le revendiquaient. Poncet, si dur pour les petits créanciers, prenait à cœur la demande des puissants et trouvait le moyen de dire à Colbert que cette acquisition, faite par Foucquet, avait occasionné les murmures des plus sages[12]. On n'avait d'ailleurs nulle envie de permettre au ministre disgracié de s'y retirer.

Ce dernier, arrêté en plein accès de fièvre, tomba tout à fait malade. La maladie augmenta. Si la fièvre quarte engendre la mélancolie, ce château-prison n'était pas propre non plus à dissiper le chagrin. On y voyait la fillette du Roi, sorte de cage en fer et en bois, destinée à des prisonniers d'État. La légende prétendait qu'une reine de Sicile y avait été enfermée par son mari pour avoir fait bâtir trop magnifiquement l'église de Saint-Maurice d'Angers[13]. On ne sait si le magnifique constructeur de Vaux connut cette légende. Cet homme, qui ne pouvait sans compromettre sa santé aller le soir aux rendez-vous de la Mi-Voie, se trouvait confiné sur une hauteur, où pendant le jour l'air était très vif, où, le soleil couché, montaient les brouillards de la Maine. Sa fièvre devint double, puis triple-quarte, avec des accès violents et longs. Sur soixante-douze heures, le malheureux en passait soixante à trembler. Affaibli, exténué, toujours prêt à défaillir, il ne pouvait plus dormir, et ses veilles étaient envahies par de noires rêveries. Pris d'inquiétude, il demanda la permission d'écrire à Le Tellier[14] : Voicy la saison qui devient mauvaise : je puis entre surpris et par la mort et par la perte de la raison ou de la parole ; car souvent, j'ay peine à parler. Mon inquiétude pour ma conscience est assez raisonnable. Le Roy est trop bon et trop juste pour me refuser le secours que je demande avec empressement depuis longtemps. Sa Majesté auroit regret, s'il m'arrivoit quelqu'un de ces accidents, de ne m'avoir pas donné cette consolation à temps : la distance est longue d'icy à Paris. En un mot, je ne puis avoir l'esprit en repos que je n'aye faict ce que j'auray peu pour me mettre bien avec Dieu.

Il est très vrai, si contradictoire que cela puisse paraître, que depuis sa maladie de décembre 1660, Foucquet avait l'esprit hanté par des pensées religieuses. A peine arrêté, il demanda le secours d'un prêtre, de M. Joly, son directeur, l'ecclésiastique qui avait assisté Mazarin, homme estimé du Roi, moins suspect qu'un autre. On le refuse. Foucquet insiste : Il est impossible que je puisse communiquer mes affaires à des ignorants ou jansénistes, ou gens qui n'avent pas un peu pratiqué le monde, ou en qui je n'aye pas confiance. Il supplie le Roi qu'on avertisse sa mère, qu'elle lui amène un confesseur, à ses frais. — Comme il connaissait le prince ! — Ce me sera un double secours et temporel et spirituel ; car je la tiens plus capable pour mon mal qu'un grand nombre d'habiles médecins. Peut-être Mme Foucquet mère n'a-t-elle pas l'honneur d'être connue du Roi ni de M. Le Tellier ; mais, ajoute ce fils malheureux, je ne doubte point que la Reine mère, qui la cognoist, et tout ce qu'il y a de gens de piété qui l'ont veie et qui sçavent sa vertu et la sainteté de sa vie, ne respondent qu'elle ne voudroit pas, pour un royaume, ny pour la vie de tous ses enfants et la sienne, avoir fait une menterie et un péché quel qu'il soit. On peut en être sûr, elle ne se chargera ni de lettre, ni de message, ni de commission, soit à l'aller, soit au retour.

La réponse fut sèche, indirecte. M. Joly, écrivit Le Tellier à d'Artagnan, n'est pas en état d'aller à Angers ; mais si le prisonnier désire se confesser, vous pouvez choisir un religieux, de ceux que vous saurez qui auront le moins de commerce dans le monde[15].

Cependant, Foucquet était à toute extrémité. Pecquet, souffrant lui-même, exprima le désir de conférer avec les médecins d'Angers et de Paris. Après un long échange de correspondances, on autorisa une consultation par écrit. Encore le médecin dût-il la rédiger devant d'Artagnan, qui, séance tenante, retira plumes, papier, encre. On reçut bien les avis de Vallot et des médecins angevins. Quant au confesseur, pas de réponse positive. Les Jésuites de la Flèche, les Pères de l'Oratoire de Saumur, les religieux même de la ville demandés par le malade sont successivement refusés par les gardiens. L'inquiétude gagna Pecquet. Jugeant nécessaire d'ordonner un remède un peu fort ; voyant, d'autre part, l'extrême foiblesse du malade, qui pouvait mourir dans une crise, il n'osait pas se hasarder. A la fin, il fit part à Foucquet de son appréhension. Je passay par-dessus, dit le prisonnier, et Dieu bénit le remède ; ma fièvre diminua et devint quarte simplement[16].

Simplement quarte ! c'est-à-dire que le malade, sans se rétablir complètement, fut remis sur pied. On lui permit d'entendre la messe tous les jours[17]. Au centre du château, une vieille chapelle tombait en ruine. On en répara la toiture. C'était une construction du treizième siècle, placée sous le vocable de sainte Geneviève, la patronne des Parisiens, ornée des portraits de Charles VIII et d'Anne de Bretagne[18]. Cette pratique religieuse fut aussi salutaire à l'âme du prisonnier que le remède de Pecquet avait pu l'être à son corps. A partir de ce moment, les gardiens de Foucquet constatèrent qu'il ne pensait plus qu'à son salut éternel, ne parlait des vanités du monde que pour regretter de leur avoir sacrifié sa vie, de sa disgrâce que pour en faire bon usage, s'il plaisait au Roi de le reléguer en quelque extrémité de son royaume.

Dès qu'on sut à Paris que l'ex-surintendant était sinon guéri, au moins en convalescence, un ordre arriva de le conduire au château d'Amboise. Le 1er décembre, on le &monter dans un carrosse. Quand il passa dans les rues, la populace lui chanta mille pouilles et mille injures. — Si nous l'avions en nos mains, nous le pendrions, criaient-ils à d'Artagnan. A Tours, on dut partir de nuit pour éviter les injures du peuple[19]. Le plus exposé était encore Pellisson, qu'on avait tiré du château de Nantes et qui, hissé sur un cheval, marchait devant son ancien patron, sans pouvoir lui parler. Voyage pénible, allongé par la difficulté de préparer les logis où les prisonniers n'eussent de communication ni entre eux ni avec le dehors. A Amboise, d'Artagnan remit Foucquet à la garde de Talhouet, et poursuivit sa route avec Pellisson qu'il conduisit à la Bastille.

 

Amboise était la ville des La Vallière. Le frère de Louise, de cette petite fille si naïve et si douce, et qui pourtant coûtait si cher à Foucquet, se trouvait être le lieutenant du Roi dans cette place. N'y eut-il là qu'une simple ironie du sort ? le jeune Roi voulut-il donner à sa vengeance cette marque spéciale ? Ce qui le ferait croire, c'est qu'on n'aperçoit aucune cause à ce déplacement d'Angers à Amboise. Quoi qu'il en soit, Talhouet, envoyé en avant, avait tout organisé pour un long séjour. La garnison dut évacuer le château et le livrer à un détachement des petits mousquetaires. Comme à Angers, on manquait de meubles[20]. Par contre, les fenêtres de la chambre étaient murées, sauf un petit espace par le haut, en façon de soupirail, un vrai tombeau.

Quelques années plus tard, un des rares amis restés fidèles à Foucquet dans sa disgrâce, La Fontaine, visita le lieu, et en laissa une description attendrie[21] :

Une garde an soin non pareil...

Chambre murée, étroite place,

Quelque peu d'air pour toute grâce,

Jours sans soleil,

Nuits sans sommeil,

Trois portes en six pieds d'espace.

Naguère, le surintendant La Vieuville avait pu s'échapper d'Amboise ; Foucquet n'était ni de taille ni d'humeur à tenter une telle escapade.

 

Le 16 décembre, revirement d'idées. L'ordre d'emmener Nicolas à Vincennes arrive le jour de Noël. Repris de sa fièvre quarte, le prisonnier supplie en vain son geôlier de différer le départ au lendemain[22]. Il doit monter dans un carrosse venu de Paris et conduit par un sieur Blondeau, qu'il avait connu domestique du Cardinal, sous l'intendance de Colbert. Déjà ce nouveau changement de prison lui faisait peine. La vue de l'ancien cocher de ses ennemis l'effraya. A quoi ce voyage, qui le rapprochait du Roi, devait-il aboutir ? Était-ce pour quelque chose de mieux ou de pis ? Talhouet lui dit quelques bonnes paroles pour le remettre, et l'on partit.

Même accueil par les chemins qu'au départ d'Angers ; injures, imprécations, menaces de mort. Les gardes s'efforçaient, sans y réussir, d'écarter la populace. Une mauvaise récolte, un hiver particulièrement dur dans le Blésois et l'Orléanais[23], avaient irrité les pauvres gens. Devant ces avanies, qu'il crut, non sans apparence, préparées par le cocher Blondeau et son patron Colbert, Foucquet reprit son sang-froid, comme au jour de l'émeute de Valence, et Talhouet rendit hommage à son attitude courageuse et fière.

Cette fois encore on ne pressa pas le voyage. Le carrosse et les vingt-six mousquetaires s'arrêtèrent le premier jour à Blois, à la Galère ; le second, à Saint-Laurent des Eaux, aux Trois Rois ; le troisième, à Orléans, au faubourg de Paris, à la Salamandre ; le quatrième, à Toury, au Grand Cerf ; le cinquième, à Étampes, sans doute au château ; le sixième, aux Carneaux, d'où l'on gagna Vincennes le dernier jour de décembre.

Suivant certaine anecdote, un valet de Pellisson, déguisé en cuisinier et engagé dans une des auberges de la route, serait parvenu à remettre une lettre à Foucquet et à lui donner le moyen d'y répondre. Cette unique et sommaire correspondance, si elle eut lieu, ne put rendre de grands services au prisonnier[24]. Ce qui est plus certain, c'est que ce dernier endura sept jours de route, en carrosse de louage, par le froid le plus vif, au milieu d'une populace hostile. Quel supplice pour un homme miné par la fièvre depuis cinq mois !

Le convoi vint à passer, on ne sait pas trop pourquoi, près de sa maison de Saint-Mandé. Il y auroit, dit-il, plus de plaisir à prendre à gauche qu'à droite ! Mais, toujours résigné, il ajouta qu'il fallait user de patience.

Tel fut pour Foucquet le retour de ce voyage en Bretagne, commencé avec tant d'illusions. A son départ, l'été finissait à peine, la terre était encore chargée d'une partie de sa moisson, les bois étaient verts. A ce dernier jour de l'année, l'hiver attristait ces riants coteaux, les feuilles mortes craquaient sous les pieds des chevaux, et au-dessus des arbres dénudés apparaissait la silhouette redoutable du donjon de Vincennes.

Un logement avait été préparé dans la première chambre de ce donjon, c'est-à-dire au premier étage, d'où les bâtiments voisins ne permettaient pas de rien voir au dehors. La pièce, assez grande, était augmentée de quelques petits cabinets pour le médecin et le domestique, le tout garni de meubles tirés de cette maison de Saint-Mandé, dont la vue avait arraché un soupir à son maître. Mesure d'ailleurs conforme aux usages. Les prisonniers devaient se meubler, même se nourrir. Si, sur le second point, on fit exception à la règle pour Foucquet, c'est qu'on voulait assurer plus étroitement sa garde.

L'année 1662 commença comme 1661 avait fini, tristement. Pour tous vœux et tous compliments, le surintendant assista aux querelles de ses gardiens. Talhouet d'un côté, Marsac de l'autre, chargés de le surveiller et dedans et dehors, ne s'entendaient pas. Le Roi résolut de remettre le prisonnier à d'Artagnan, qui, le 4 janvier, à quatre heures du matin, se fit livrer les clefs du donjon[25]. Ce lieutenant de mousquetaires était un geôlier modèle. Seul, il entrait dans la chambre de Foucquet ; seul, il y portait toutes les choses nécessaires à la vie, sans souffrir que personne communiquât, soit avec le prisonnier, soit avec son médecin ou son valet[26]. Jusqu'alors, on avait toléré un demi-quart d'heure de conversation par jour entre le surintendant et les officiers de garde. Conversation banale, où il était défendu de donner aucune nouvelle, même la plus indifférente. Si peu que ce fiât, c'était encore un commerce avec le monde vivant et libre. D'Artagnan supprima ces sept minutes de récréation, et Foucquet n'entendit plus que la voix des deux serviteurs rivés à sa chaîne[27].

Le rigide gardien avait remarqué, toutefois, que les pensées religieuses rendaient son prisonnier plus calme, plus résigné. Il proposa de lui donner, comme à Angers, la consolation d'entendre la messe. A deux pas du donjon s'élevait la belle chapelle qu'on connaît, desservie par un nombreux collège de chanoines. Mais, comme on ne voulait pas traverser la cour, on obtint des grands vicaires de Paris l'autorisation de célébrer le service divin dans une petite pièce attenant à la chambre de Foucquet[28]. C'est ce qu'on avait fait autrefois pour le cardinal de Retz.

Pour le surplus du temps, rien à faire. Ni papier ni encre. Pas même de livres. Vers la fin de janvier seulement, on examina une note des volumes que Nicolas avait demandés. On lui refusa la collection des Ordonnances, dont il pourrait abuser pour sa défense. Quelques livres de piété furent seuls envoyés. On avait bien autrefois donné l'Imitation de Jésus-Christ à Condé, qui ne voulait imiter que Beaufort, parce que Beaufort s'était échappé du donjon. Foucquet n'était ni assez jeune ni assez valide pour songer à une évasion. Il retombait donc sur lui-même pendant les jours sans soleil et les nuits sans sommeil. Cet homme, qui n'avait jusqu'alors vécu qu'au milieu d'une agitation incessante, occupé à défendre ses oreilles contre les paroles, ses yeux contre les suppliques, ses instants contre l'envahissement, vivait, à cette heure, enfermé entre quatre murs, sans entendre une voix humaine, sans pouvoir lire ni écrire, se posant sans cesse des questions insolubles. Janvier s'écoula, puis février, aussi muet, aussi solitaire que janvier. Quand, au mois de mars 1662, l'écorce des arbres commença à reverdir, les cheveux de Nicolas Foucquet, naguère encore bruns, avaient complètement blanchi[29].

 

 

 



[1] Récit officiel. Bibl. nat., Ve de Colbert, loc. cit.

[2] PÉAN DE LA TUILLERIE, Description de la ville d'Angers, édit. C. Port, p. 107. C. PORT, Dictionnaire de Maine-et-Loire, art. Angers.

[3] Archives de la Bastille, t. I, p. 365. Lettre du 17 septembre à Colbert.

[4] L'ordre concernant La Vallée est du 5 septembre, celui qui concerne Pecquet est du 7 suivant. Bibl. nat., ms. Ve de Colbert. Cf. Archives de la Bastille, t. I, p. 356, 357.

[5] Récit officiel.

[6] Pellot à Colbert, 12 septembre et 5 octobre 1661. Archives de la Bastille, t. I, p. 360, 380.

[7] Chénedé à Colbert, 18 septembre 1661. Archives de la Bastille, t. I, t. I, p. 365.

[8] Le Tellier à d'Artagnan, 7 octobre 1661. Archives de la Bastille, t. I, p. 380.

[9] Mémoires de l'abbé ARNAULD DE POMPONNE, t. III, p. 31.

[10] Défenses, t. XVI, p. 250 ; récit personnel de Foucquet.

[11] FEUILLET DE CONCHES, Causeries d'un curieux, t. II, p. 532. Cette supplique est à tort mentionnée comme la seconde. Elle doit être antérieure au 2 octobre. Le Tellier y fait allusion dans une lettre de cette date. V. aussi Défenses, t. XVI, p. 283, le récit très exact de Foucquet.

[12] 30 septembre 1661. Archives de la Bastille, t. I, p. 375.

[13] PÉAN DE LA TUILLERIE, Description de la ville d'Angers, p. 113. V. la note de M. C. Port.

[14] Défenses, t. XVI, p. 264. Note de Foucquet, publiée par FEUILLET DE CONCHES, Causeries, t. II, p. 529. On montre à Angers le cachot de Foucquet. La désignation eu arbitraire et invraisemblable.

[15] FEUILLET DE CONCHES, Causeries, t. II, p. 530. La note n'est pas datée, au moins dans l'édition, mais une lettre de Le Tellier permet de la placer avant le 10 octobre 1661. Archives de la Bastille, t. I, p. 381.

[16] Défenses, t. XVI, p. 264, 265. Récit de Foucquet, confirmé par la lettre de Le Tellier.

[17] Archives de la Bastille, t. I, p. 405. Le Tellier à d'Artagnan, 3 décembre 1661.

[18] PÉAN DE LA TUILLERIE, Description de la ville d'Angers, p. 101.

[19] Récit officiel. O. D'ORMESSON, Mémoires, t. II, p. 99 ; Défenses, t. XVI, p 265.

[20] Foucquet arriva le 4 décembre, et c'est le 3 seulement que Le Tellier donna ordre à M. de Sourdis, gouverneur d'Amboise, d'en fournir.

[21] Lettre de La Fontaine à sa femme, 5 septembre 1663. Œuvres, éd. Moland, VII, 243.

[22] Défenses, t. XVI, p. 266. Le récit de d'Artagnan ne mentionne pas cette prière.

[23] GUY PATIN, Lettres, t. II. Lettre du 6 décembre 1661.

[24] PELLISSON, Œuvres diverses, t. I, préface. L'histoire nous est transmise de seconde main et n'est guère vraisemblable.

[25] Récit officiel. Cf. Archives de la Bastille, t. I, p. 419. Dans le ms. des Ve de Colbert, de la Bibl. nat., Talhouet est appelé Talois.

[26] Récit officiel de d'Artagnan.

[27] Défenses, t. XVI, p. 266.

[28] Archives de la Bastille, t. I, p. 421. Lettre du 7 janvier 1662.

[29] ORMESSON, Journal, t. II, p. LXX.