Depuis
six mois, Foucquet, transféré de prison en prison, tenu partout au secret le
plus absolu, avait été séparé du restant du monde. Parti
de Nantes le 5 septembre 1661, vers une heure, d'Artagnan avait conduit son
prisonnier à petites journées, couchant le premier soir à Oudon, le second à Ingrandes.
Le 7, on arriva au château d'Angers, dont les mousquetaires expulsèrent
aussitôt la garnison ordinaire pour plus de sûreté[1]. Ce
château, bâti sur un rocher, entouré du côté de la campagne et de la ville de
fossés taillés dans le roc, flanqué de huit grosses tours rondes, et, du côté
de la rivière, défendu par l'escarpement même du site[2], était plus que suffisant,
malgré le mauvais état des ponts-levis, pour assurer la garde d'un homme que
nul ne songeait à délivrer. Foucquet y fut installé, assez grossièrement ; le
lit même n'étoit pas des plus honnestes[3], ce qui d'ailleurs ne
préoccupait pas le prisonnier. Comme on ne pouvait le laisser seul et malade,
on autorisa son domestique, La Vallée, et son médecin Pecquet, à s'enfermer
avec lui[4]. Pecquet, avant son départ de
Nantes pour Angers, avait, dans une courte entrevue avec Gourville[5], appris tout ce qu'on savait de
la situation, c'est-à-dire peu de chose, l'exil de Mme Foucquet,
l'arrestation de Pellisson, les ordres donnés pour placer les biens et les
papiers du surintendant sous la main de la justice[6]. Ce fut tout. La porte du
château se referma sur ces deux fidèles serviteurs, mis au secret comme leur
maître[7]. D'Artagnan
et ses deux officiers, Saint-Mars et Saint-Léger, restaient muets comme des
murs. Foucquet tourna d'abord de tous côtés dans sa prison, cherchant à
trouver une issue. Moins abattu, plus inquiet qu'au premier jour, il mit tout
en usage pour gagner ses gardes, obtenir des nouvelles du dehors. Sa femme,
transformée par le malheur, et de légère et ambitieuse devenue sérieuse et
vaillante, s'était arrêtée à Fontenay, organisant derrière elle un service de
courriers. Par ses soins, dès le 18, des gens inconnus arrivaient à Angers,
visitaient les parents du prisonnier, s'enquéraient de sa santé, de ses
gardiens, cherchant à savoir ce qu'il disait, ce qu'il espérait[8]. Le président de Chalain était
soupçonné, bien à tort, d'avoir soudoyé un mousquetaire. Peines perdues. Les
courriers de Mme Foucquet furent renvoyés ; Chalain se vit, malgré ses
protestations, emprisonné à la Bastille. Quant aux autorités municipales d'Angers,
elles se firent les espions de d'Artagnan. Les Foucquet d'Anjou se montrèrent
gens dont la conduite ne devait rien faire craindre. Enfin, les Arnauld, hommes
rigides, ne se rappelèrent plus de leur puissant ami de la veille que sa
hauteur et son air de demi-dieu[9]. Le
demi-dieu était à cette heure à peine traité comme un homme. Loin de
relâcher ses liens, on les resserrait. On avait d'abord autorisé Nicolas à
écrire des lettres domestiques, remises ouvertes à son geôlier, ensuite à Le
Tellier, qui les gardait ou les expédiait, à son gré. Cette faculté fut
supprimée. Foucquet
avait encore dressé un état de sa situation financière, telle du moins qu'il
la supposait. Il devait plus de douze millions, empruntés en son nom, mais
pour le Roi et par son commandement. Ses biens n'allaient pas à la moitié de
la somme ; encore étaient-ils à l'abandon, saisis, dissipés. Personne n'en
profiterait, plusieurs en pâtiraient[10]. Dans cette note, adressée à Le
Tellier, Foucquet s'exprimait avec une noble hardiesse : Tous ceux qui pendant la minorité et pendant les guerres
ont porté les armes contre Sa Majesté, qui ont assisté ses ennemis, qui leur
ont donné passage en France (cela visait Séguier), sont tous en repos, jouissant de leurs biens, de leurs dignitez, de
leurs gouvernements... et moy, qui non seulement suis dévoué, ferme et
inébranlable dans le service, mais qui, en toutes les occasions, me suis
signalé hazardeusement, je suis seul attaqué !... J'ay gouverné les finances avec
M. Servien ; je n'estois que le second ; il avoit le crédit et l'authorité
les premières années. M. Le Tellier sçait bien qu'à la fin de 1654, et luy et
M. le Cardinal mesme demeurèrent tout court sans pouvoir plus trouver un sol,
à la veille de veoir tout le royaume une autre fois bien plus dangereusement
bouleversé. Je me chargeay de la conduite, ce qu'aulcun aultre homme n'eust
faict. Par mes advances et mes engagements et ceux de mes amis, je restablis
les affaires et les ay soustenues, toutes misérables qu'elles estoient, par
ces voies-là, sept ans durant... Nous ne sommes en advance
presque que d'une année, et M. le Cardinal mesme en a assez haustement
profité, et cependant, pour récompense, on me fait périr ! Je puis avoir fait des fautes, je
ne m'en excuse pas. J'en ay fait qu'il a fallu faire... On ne pouvoit pas avoir de règle certaine avec M. le
Cardinal en matière d'argent. Jamais d'ordre précis. Il blasmoit et
permettoit néanmoins. Il désapprouvoit tout après. En
somme, Foucquet prisonnier répète ce qu'il avait dit à Mazarin lui-même en
1659. Il ajoute qu'il s'est expliqué du passé : Le Roy, très obligeamment, me dit qu'il me pardonnoit tout
et m'en donna sa parole. Cependant, je me trouve emprisonné et poursuivi ! Dans
ces derniers temps, combien d'avances a-t-il procurées pour plaire ! N'a-t-il
pas offert de remettre la surintendance, sa charge de procureur général,
Vaux, Belle-Isle ? On le félicitait. On prend
encore mon argent la veille ; dans un temps que je suis malade, on m'arreste. — Je ne puis pas bien comprendre pourquoy, les affaires
allant bien, ce changement estoit nécessaire... Ma passion de
plaire m'avoit fait méditer des choses grandes et advantagenses. Au moindre
mot, d'ailleurs, j'eusse remis tout sans qu'il eust esté besoin des
extrémitez où l'on m'a mis. Mais ce sont des secrets où je ne doibs pas
pénétrer. Voilà
la seule allusion à un secret que se permet, la seule que se permettra
Foucquet. Ce que je demande est peu, c'est de
convertir ma prison en un exil... au lieu du royaume le plus
esloigné de la Cour. J'ay une meschante chaumière au fond de la Bretagne, où
il n'a jamais demeuré qu'un concierge de M. d'Elbeuf, et qui tient à des bois
dont je doibs encore le prix. Je consens d'estre relégué là. M. de La
Meilleraye, qui ne m'aime pas, verra ma conduite... Je signeray, soubs peine de la vie, de ne me mesler
d'aulcune affaire...
En l'estat où je suis, qui est à dire plus
rien, on n'a plus guère d'amis... De mon costé, voulant quitter
les pensées de toutes choses et faire mon salut, ils seront fort désabusez. Le
prisonnier prie Le Tellier de lire ce gros volume au Roy, à une heure de loisir. — L'affaire est
plus importante que beaucoup d'autres où il donne plus de temps. Il termine en conjurant le
prince de faire la mesme miséricorde qu'il
désire que Dieu lui fasse un jour[11]. Les
malheureux sont rarement bien inspirés. Foucquet, pour se sauver, attaquait
Séguier, Mazarin et par conséquent Colbert ; il parlait de secrets qu'il ne
voulait pas pénétrer, d'affaires moins importantes auxquelles le Roi donnait
plus de temps. Au lieu de les calmer, il irritait ses ennemis, et le plus
redoutable de tous, son maître. La
réponse ne se fit pas attendre. Le Tellier écrivit à d'Artagnan, dès le 2
octobre, que les lettres de Foucquet étaient fort longues, que Sa Majesté ne
lui donnait pas assez de temps pour les lire en sa présence ; il le fera à la
première occasion. Cinq jours après, défense au prisonnier d'écrire, sans
ordre préalable donné par le Roi. Quant à
ce petit domaine au fond de la Bretagne, séjour sollicité par l'ex-seigneur
de Saint-Mandé et de Vaux, déjà le prince d'Harcourt et Mlle d'Elbeuf le
revendiquaient. Poncet, si dur pour les petits créanciers, prenait à cœur la
demande des puissants et trouvait le moyen de dire à Colbert que cette
acquisition, faite par Foucquet, avait occasionné les murmures des plus sages[12]. On n'avait d'ailleurs nulle
envie de permettre au ministre disgracié de s'y retirer. Ce
dernier, arrêté en plein accès de fièvre, tomba tout à fait malade. La
maladie augmenta. Si la fièvre quarte engendre la mélancolie, ce
château-prison n'était pas propre non plus à dissiper le chagrin. On y voyait
la fillette du Roi, sorte de cage en fer et en
bois, destinée à des prisonniers d'État. La légende prétendait qu'une reine
de Sicile y avait été enfermée par son mari pour
avoir fait bâtir trop magnifiquement l'église de Saint-Maurice d'Angers[13]. On ne sait si le magnifique
constructeur de Vaux connut cette légende. Cet homme, qui ne pouvait sans
compromettre sa santé aller le soir aux rendez-vous de la Mi-Voie, se
trouvait confiné sur une hauteur, où pendant le jour l'air était très vif,
où, le soleil couché, montaient les brouillards de la Maine. Sa fièvre devint
double, puis triple-quarte, avec des accès violents et longs. Sur
soixante-douze heures, le malheureux en passait soixante à trembler.
Affaibli, exténué, toujours prêt à défaillir, il ne pouvait plus dormir, et
ses veilles étaient envahies par de noires rêveries. Pris d'inquiétude, il
demanda la permission d'écrire à Le Tellier[14] : Voicy la saison qui devient mauvaise : je puis entre
surpris et par la mort et par la perte de la raison ou de la parole ; car
souvent, j'ay peine à parler. Mon inquiétude pour ma conscience est assez
raisonnable. Le Roy est trop bon et trop juste pour me refuser le secours que
je demande avec empressement depuis longtemps. Sa Majesté auroit regret, s'il
m'arrivoit quelqu'un de ces accidents, de ne m'avoir pas donné cette
consolation à temps : la distance est longue d'icy à Paris. En un mot, je ne
puis avoir l'esprit en repos que je n'aye faict ce que j'auray peu pour me
mettre bien avec Dieu. Il est
très vrai, si contradictoire que cela puisse paraître, que depuis sa maladie
de décembre 1660, Foucquet avait l'esprit hanté par des pensées religieuses.
A peine arrêté, il demanda le secours d'un prêtre, de M. Joly, son directeur,
l'ecclésiastique qui avait assisté Mazarin, homme estimé du Roi, moins suspect qu'un autre. On le refuse. Foucquet insiste : Il est impossible que je puisse communiquer mes affaires à
des ignorants ou jansénistes, ou gens qui n'avent pas un peu pratiqué le
monde, ou en qui je n'aye pas confiance. Il supplie le Roi qu'on avertisse sa mère,
qu'elle lui amène un confesseur, à ses frais. — Comme il connaissait le
prince ! — Ce me sera un double secours et
temporel et spirituel ; car je la tiens plus capable pour mon mal qu'un grand
nombre d'habiles médecins.
Peut-être Mme Foucquet mère n'a-t-elle pas l'honneur d'être connue du Roi ni
de M. Le Tellier ; mais, ajoute ce fils malheureux, je ne doubte point que la Reine mère, qui la cognoist, et
tout ce qu'il y a de gens de piété qui l'ont veie et qui sçavent sa vertu et
la sainteté de sa vie, ne respondent qu'elle ne voudroit pas, pour un
royaume, ny pour la vie de tous ses enfants et la sienne, avoir fait une
menterie et un péché quel qu'il soit. On peut en être sûr, elle ne se chargera ni de lettre, ni de message, ni de
commission, soit à l'aller, soit au retour. La
réponse fut sèche, indirecte. M. Joly, écrivit Le Tellier à
d'Artagnan, n'est pas en état d'aller à
Angers ; mais si le prisonnier désire se confesser, vous pouvez choisir un
religieux, de ceux que vous saurez qui auront le
moins de commerce dans le monde[15]. Cependant,
Foucquet était à toute extrémité. Pecquet, souffrant lui-même, exprima le
désir de conférer avec les médecins d'Angers et de Paris. Après un long
échange de correspondances, on autorisa une consultation par écrit. Encore le
médecin dût-il la rédiger devant d'Artagnan, qui, séance tenante, retira
plumes, papier, encre. On reçut bien les avis de Vallot et des médecins
angevins. Quant au confesseur, pas de réponse positive. Les Jésuites de la
Flèche, les Pères de l'Oratoire de Saumur, les religieux même de la ville demandés par le malade sont successivement
refusés par les gardiens. L'inquiétude gagna Pecquet. Jugeant nécessaire
d'ordonner un remède un peu fort ; voyant, d'autre part, l'extrême foiblesse du malade, qui pouvait mourir dans une crise, il
n'osait pas se hasarder. A la fin, il fit part à Foucquet de son
appréhension. Je passay par-dessus, dit le prisonnier, et Dieu bénit le remède ; ma fièvre diminua et devint
quarte simplement[16]. Simplement
quarte ! c'est-à-dire que le malade, sans se rétablir complètement, fut remis
sur pied. On lui permit d'entendre la messe tous les jours[17]. Au centre du château, une
vieille chapelle tombait en ruine. On en répara la toiture. C'était une
construction du treizième siècle, placée sous le vocable de sainte Geneviève,
la patronne des Parisiens, ornée des portraits de Charles VIII et d'Anne de Bretagne[18]. Cette pratique religieuse fut
aussi salutaire à l'âme du prisonnier que le remède de Pecquet avait pu
l'être à son corps. A partir de ce moment, les gardiens de Foucquet
constatèrent qu'il ne pensait plus qu'à son salut éternel, ne parlait des
vanités du monde que pour regretter de leur avoir sacrifié sa vie, de sa
disgrâce que pour en faire bon usage, s'il plaisait au Roi de le reléguer en
quelque extrémité de son royaume. Dès
qu'on sut à Paris que l'ex-surintendant était sinon guéri, au moins en
convalescence, un ordre arriva de le conduire au château d'Amboise. Le 1er
décembre, on le &monter dans un carrosse. Quand il passa dans les rues,
la populace lui chanta mille pouilles et
mille injures. — Si nous l'avions en nos mains, nous le pendrions, criaient-ils à d'Artagnan. A
Tours, on dut partir de nuit pour éviter les injures du peuple[19]. Le plus exposé était encore
Pellisson, qu'on avait tiré du château de Nantes et qui, hissé sur un cheval,
marchait devant son ancien patron, sans pouvoir lui parler. Voyage pénible,
allongé par la difficulté de préparer les logis où les prisonniers n'eussent
de communication ni entre eux ni avec le dehors. A Amboise, d'Artagnan remit
Foucquet à la garde de Talhouet, et poursuivit sa route avec Pellisson qu'il
conduisit à la Bastille. Amboise
était la ville des La Vallière. Le frère de Louise, de cette petite fille si
naïve et si douce, et qui pourtant coûtait si cher à Foucquet, se trouvait
être le lieutenant du Roi dans cette place. N'y eut-il là qu'une simple
ironie du sort ? le jeune Roi voulut-il donner à sa vengeance cette marque
spéciale ? Ce qui le ferait croire, c'est qu'on n'aperçoit aucune cause à ce
déplacement d'Angers à Amboise. Quoi qu'il en soit, Talhouet, envoyé en
avant, avait tout organisé pour un long séjour. La garnison dut évacuer le
château et le livrer à un détachement des petits mousquetaires. Comme à
Angers, on manquait de meubles[20]. Par contre, les fenêtres de la
chambre étaient murées, sauf un petit espace par le haut, en façon de
soupirail, un vrai tombeau. Quelques
années plus tard, un des rares amis restés fidèles à Foucquet dans sa
disgrâce, La Fontaine, visita le lieu, et en laissa une description attendrie[21] : Une
garde an soin non pareil... Chambre
murée, étroite place, Quelque
peu d'air pour toute grâce, Jours
sans soleil, Nuits
sans sommeil, Trois
portes en six pieds d'espace. Naguère,
le surintendant La Vieuville avait pu s'échapper d'Amboise ; Foucquet n'était
ni de taille ni d'humeur à tenter une telle escapade. Le 16
décembre, revirement d'idées. L'ordre d'emmener Nicolas à Vincennes arrive le
jour de Noël. Repris de sa fièvre quarte, le prisonnier supplie en vain son
geôlier de différer le départ au lendemain[22]. Il doit monter dans un
carrosse venu de Paris et conduit par un sieur Blondeau, qu'il avait connu
domestique du Cardinal, sous l'intendance de Colbert. Déjà ce nouveau
changement de prison lui faisait peine. La vue de l'ancien cocher de ses
ennemis l'effraya. A quoi ce voyage, qui le rapprochait du Roi, devait-il
aboutir ? Était-ce pour quelque chose de mieux ou de pis ? Talhouet lui dit
quelques bonnes paroles pour le remettre, et l'on partit. Même
accueil par les chemins qu'au départ d'Angers ; injures, imprécations,
menaces de mort. Les gardes s'efforçaient, sans y réussir, d'écarter la
populace. Une mauvaise récolte, un hiver particulièrement dur dans le Blésois
et l'Orléanais[23], avaient irrité les pauvres
gens. Devant ces avanies, qu'il crut, non sans apparence, préparées par le cocher
Blondeau et son patron Colbert, Foucquet reprit son sang-froid, comme au jour
de l'émeute de Valence, et Talhouet rendit hommage à son attitude courageuse
et fière. Cette
fois encore on ne pressa pas le voyage. Le carrosse et les vingt-six
mousquetaires s'arrêtèrent le premier jour à Blois, à la Galère ; le
second, à Saint-Laurent des Eaux, aux Trois Rois ; le troisième, à
Orléans, au faubourg de Paris, à la Salamandre ; le quatrième, à
Toury, au Grand Cerf ; le cinquième, à Étampes, sans doute au château
; le sixième, aux Carneaux, d'où l'on gagna Vincennes le dernier jour de
décembre. Suivant
certaine anecdote, un valet de Pellisson, déguisé en cuisinier et engagé dans
une des auberges de la route, serait parvenu à remettre une lettre à Foucquet
et à lui donner le moyen d'y répondre. Cette unique et sommaire
correspondance, si elle eut lieu, ne put rendre de grands services au
prisonnier[24]. Ce qui est plus certain, c'est
que ce dernier endura sept jours de route, en carrosse de louage, par le
froid le plus vif, au milieu d'une populace hostile. Quel supplice pour un
homme miné par la fièvre depuis cinq mois ! Le
convoi vint à passer, on ne sait pas trop pourquoi, près de sa maison de
Saint-Mandé. Il y auroit, dit-il, plus de plaisir à prendre à gauche qu'à droite ! Mais, toujours résigné, il
ajouta qu'il fallait user de patience. Tel fut
pour Foucquet le retour de ce voyage en Bretagne, commencé avec tant
d'illusions. A son départ, l'été finissait à peine, la terre était encore
chargée d'une partie de sa moisson, les bois étaient verts. A ce dernier jour
de l'année, l'hiver attristait ces riants coteaux, les feuilles mortes
craquaient sous les pieds des chevaux, et au-dessus des arbres dénudés
apparaissait la silhouette redoutable du donjon de Vincennes. Un
logement avait été préparé dans la première chambre de ce donjon,
c'est-à-dire au premier étage, d'où les bâtiments voisins ne permettaient pas
de rien voir au dehors. La pièce, assez grande, était augmentée de quelques
petits cabinets pour le médecin et le domestique, le tout garni de meubles
tirés de cette maison de Saint-Mandé, dont la vue avait arraché un soupir à
son maître. Mesure d'ailleurs conforme aux usages. Les prisonniers devaient
se meubler, même se nourrir. Si, sur le second point, on fit exception à la
règle pour Foucquet, c'est qu'on voulait assurer plus étroitement sa garde. L'année
1662 commença comme 1661 avait fini, tristement. Pour tous vœux et tous
compliments, le surintendant assista aux querelles de ses gardiens. Talhouet
d'un côté, Marsac de l'autre, chargés de le surveiller et dedans et dehors,
ne s'entendaient pas. Le Roi résolut de remettre le prisonnier à d'Artagnan,
qui, le 4 janvier, à quatre heures du matin, se fit livrer les clefs du
donjon[25]. Ce lieutenant de mousquetaires
était un geôlier modèle. Seul, il entrait dans la chambre de Foucquet ; seul,
il y portait toutes les choses nécessaires à la vie, sans souffrir que personne communiquât, soit avec le prisonnier, soit avec
son médecin ou son valet[26]. Jusqu'alors, on avait toléré
un demi-quart d'heure de conversation par jour entre le surintendant et les
officiers de garde. Conversation banale, où il était défendu de donner aucune
nouvelle, même la plus indifférente. Si peu que ce fiât, c'était encore un
commerce avec le monde vivant et libre. D'Artagnan supprima ces sept minutes
de récréation, et Foucquet n'entendit plus que la voix des deux serviteurs
rivés à sa chaîne[27]. Le
rigide gardien avait remarqué, toutefois, que les pensées religieuses
rendaient son prisonnier plus calme, plus résigné. Il proposa de lui donner,
comme à Angers, la consolation d'entendre la messe. A deux pas du donjon
s'élevait la belle chapelle qu'on connaît, desservie par un nombreux collège
de chanoines. Mais, comme on ne voulait pas traverser la cour, on obtint des
grands vicaires de Paris l'autorisation de célébrer le service divin dans une
petite pièce attenant à la chambre de Foucquet[28]. C'est ce qu'on avait fait
autrefois pour le cardinal de Retz. Pour le surplus du temps, rien à faire. Ni papier ni encre. Pas même de livres. Vers la fin de janvier seulement, on examina une note des volumes que Nicolas avait demandés. On lui refusa la collection des Ordonnances, dont il pourrait abuser pour sa défense. Quelques livres de piété furent seuls envoyés. On avait bien autrefois donné l'Imitation de Jésus-Christ à Condé, qui ne voulait imiter que Beaufort, parce que Beaufort s'était échappé du donjon. Foucquet n'était ni assez jeune ni assez valide pour songer à une évasion. Il retombait donc sur lui-même pendant les jours sans soleil et les nuits sans sommeil. Cet homme, qui n'avait jusqu'alors vécu qu'au milieu d'une agitation incessante, occupé à défendre ses oreilles contre les paroles, ses yeux contre les suppliques, ses instants contre l'envahissement, vivait, à cette heure, enfermé entre quatre murs, sans entendre une voix humaine, sans pouvoir lire ni écrire, se posant sans cesse des questions insolubles. Janvier s'écoula, puis février, aussi muet, aussi solitaire que janvier. Quand, au mois de mars 1662, l'écorce des arbres commença à reverdir, les cheveux de Nicolas Foucquet, naguère encore bruns, avaient complètement blanchi[29]. |
[1]
Récit officiel. Bibl. nat., Ve de Colbert, loc. cit.
[2]
PÉAN DE LA TUILLERIE, Description
de la ville d'Angers, édit. C. Port, p. 107. C. PORT, Dictionnaire de Maine-et-Loire,
art. Angers.
[3]
Archives de la Bastille, t. I, p. 365. Lettre du 17 septembre à Colbert.
[4]
L'ordre concernant La Vallée est du 5 septembre, celui qui concerne Pecquet est
du 7 suivant. Bibl. nat., ms. Ve de Colbert. Cf. Archives de la Bastille,
t. I, p. 356, 357.
[5]
Récit officiel.
[6]
Pellot à Colbert, 12 septembre et 5 octobre 1661. Archives de la Bastille,
t. I, p. 360, 380.
[7]
Chénedé à Colbert, 18 septembre 1661. Archives de la Bastille, t. I, t.
I, p. 365.
[8]
Le Tellier à d'Artagnan, 7 octobre 1661. Archives de la Bastille, t. I,
p. 380.
[9]
Mémoires de l'abbé ARNAULD DE
POMPONNE,
t. III, p. 31.
[10]
Défenses, t. XVI, p. 250 ; récit personnel de Foucquet.
[11]
FEUILLET DE CONCHES, Causeries
d'un curieux, t. II, p. 532. Cette supplique est à tort mentionnée comme la
seconde. Elle doit être antérieure au 2 octobre. Le Tellier y fait allusion
dans une lettre de cette date. V. aussi Défenses, t. XVI, p. 283, le
récit très exact de Foucquet.
[12]
30 septembre 1661. Archives de la Bastille, t. I, p. 375.
[13]
PÉAN DE LA TUILLERIE, Description
de la ville d'Angers, p. 113. V. la note de M. C. Port.
[14]
Défenses, t. XVI, p. 264. Note de Foucquet, publiée par FEUILLET DE CONCHES, Causeries,
t. II, p. 529. On montre à Angers le cachot de Foucquet. La désignation eu
arbitraire et invraisemblable.
[15]
FEUILLET DE CONCHES, Causeries,
t. II, p. 530. La note n'est pas datée, au moins dans l'édition, mais une
lettre de Le Tellier permet de la placer avant le 10 octobre 1661. Archives
de la Bastille, t. I, p. 381.
[16]
Défenses, t. XVI, p. 264, 265. Récit de Foucquet, confirmé par la lettre
de Le Tellier.
[17]
Archives de la Bastille, t. I, p. 405. Le Tellier à d'Artagnan, 3
décembre 1661.
[18]
PÉAN DE LA TUILLERIE, Description
de la ville d'Angers, p. 101.
[19]
Récit officiel. O. D'ORMESSON, Mémoires,
t. II, p. 99 ; Défenses, t. XVI, p 265.
[20]
Foucquet arriva le 4 décembre, et c'est le 3 seulement que Le Tellier donna
ordre à M. de Sourdis, gouverneur d'Amboise, d'en fournir.
[21]
Lettre de La Fontaine à sa femme, 5 septembre 1663. Œuvres, éd. Moland,
VII, 243.
[22]
Défenses, t. XVI, p. 266. Le récit de d'Artagnan ne mentionne pas cette
prière.
[23]
GUY PATIN, Lettres,
t. II. Lettre du 6 décembre 1661.
[24]
PELLISSON, Œuvres
diverses, t. I, préface. L'histoire nous est transmise de seconde main et
n'est guère vraisemblable.
[25]
Récit officiel. Cf. Archives de la Bastille, t. I, p. 419. Dans
le ms. des Ve de Colbert, de la Bibl. nat., Talhouet est appelé Talois.
[26]
Récit officiel de d'Artagnan.
[27]
Défenses, t. XVI, p. 266.
[28]
Archives de la Bastille, t. I, p. 421. Lettre du 7 janvier 1662.
[29]
ORMESSON, Journal,
t. II, p. LXX.