Les
hommes ne vivraient pas si quelques joies, fussent-elles factices, ne leur
apportaient pour quelques jours, pour quelques heures au moins l'oubli de
leurs maux. Cette promotion de Foucquet à la surintendance unique, si
disputée en secret, cette puissance échafaudée sur un abîme, le public,
suivant l'habitude, les prit comme thème de flatteries et de compliments. Il
en vint même de Savoie. Mlle de Trécesson, ravie et très fière comme toutes
les personnes jeunes de parler un langage secret, écrivit que Mme Duclos et Mlle Le Roi (la princesse) étaient
heureuses de la faveur faite à M. le Baron (Foucquet) par le Président et le Conseiller[1]. La régente de Savoie Mme
Duclos, bonne mère plutôt que fine politique, relisait le bon billet signé
par Mazarin, assurant que, si le mariage d'Espagne ne se faisait pas, Louis
XIV épouserait la princesse Marguerite. Elle espérait toujours dans
l'influence de Lyonne et de Foucquet. Les
poètes accordaient leur lyre, et entre eux le plus grand de tous, Corneille.
Bien qu'on n'eût point encore entendu l'harmonie exquise des vers de Racine,
déjà la faveur publique avait abandonné l'auteur du Cid. Depuis six ans il
gardait un silence chagrin, quand la sollicitation du surintendant le
contraignit de sortir d'une retraite prématurée. La tragédie d'Œdipe,
représentée au mois de février 1658, avait été applaudie par la ville et par
la Cour. Tout rajeuni par ce regain de gloire, Corneille adressa à son
protecteur, non une dédicace vulgaire comme à un Montauron, mais une superbe
épître : Laisse
aller ton essor jusqu'à ce grand génie, Qui
te rappelle au jour dont les ans t'ont bannie, Muze... La
louange a d'autant plus de prix qu'elle est plus réservée : N'attends
pas toutefois que j'ose m'enhardir, Ou
jusqu'à te dépeindre, ou jusqu'à t'applaudir ; Ce
seroit présumer que d'une seule vue, J'aurois
vu de ton cœur la plus vaste étendue. Le
poète connaît l'homme magnanime, affable,
généreux : Mais
pour te voir entier, il faudroit un loisir Que
tes délassements daignassent me choisir. C'est
lorsque je verrois la saine politique Soutenir
par tes soins la fortune publique ; Ton
zèle infatigable à servir ton grand Roi, Ta
force et ta prudence à régir ton emploi ; C'est
lorsque je verrois ton courage intrépide Unir
la vigilance à la vertu solide, Je
verrois cet illustre et haut discernement Qui
te met au-dessus de tant d'accablement, Et
tout ce dont l'aspect d'un astre salutaire Pour
le bonheur des lys t'a fait dépositaire. Jusque-là,
ne crains pas que je gâte un portrait, Dont
je ne puis encor tracer qu'un premier trait. Corneille
était sincère dans l'expression de ses sentiments, il le prouvera par la
suite. Le
surintendant reçut d'autres satisfactions d'amour-propre. Louis Foucquet,
depuis longtemps nommé évêque d'Agde, fut le.2 mars sacré à Paris, au
Grand-Jésus. Le nonce, le prince et la princesse de Conti honoraient la
cérémonie de leur présence[2]. L'abbé Basile Foucquet étalait
son collier de chancelier des Ordres[3] ; le cadet Gilles y figurait en
qualité de grand écuyer de la Petite Écurie[4]. Un mois plus tard, François
Foucquet faisait comme archevêque son entrée solennelle à Narbonne[5]. Basile
continuait non seulement de nuire à son frère, mais de le compromettre par sa
mauvaise conduite. Policier par goût et par mauvais instinct, ce vilain joli
garçon livrait au Cardinal des lettres de femmes pour empêcher le mariage de
La Rochefoucauld avec Mlle de Liancourt. Si la considération qu'on avait pour
son frère le sauva des coups de bâton, il en reçut moralement[6]. Supportant d'ailleurs l'injure
avec l'insolence hautaine des gens de son métier, il déclarait que l'estime
du Cardinal lui suffisait. Ce
dernier prodiguait les marques de considération au surintendant. Quand il se
décida à partir pour les Pyrénées, il passa un jour et une nuit à Vaux, qui,
sans être encore le splendide domaine qu'on a vu depuis, avait déjà grand
air. Lebrun travaillait à la décoration du salon des Muses. Le Nôtre achevait
de dessiner le parc et le jardin. On y admirait surtout l'installation des
eaux. Une immense canalisation souterraine, où l'on avait englouti des
milliers de livres de plomb d'Angleterre, ne laissait voir aux yeux que des
bassins admirables, des jeux jusqu'alors inconnus en France et dont l'art
atteignait tout d'un coup le plus haut point de perfection[7]. Mazarin, bien qu'il préférât
aux beautés naturelles les tableaux, les statues, les bijoux, était incontestablement
homme de goût. Il se connaissait surtout en tapisseries. C'était aussi la
passion de Foucquet, qui la tenait de son père, et installait à quelques pas
de Vaux, à Maincy, une fabrique dirigée par Lebrun. Il montra de fort belles
pièces au Cardinal, qui daigna en emprunter plusieurs pour orner son
habitation à Saint-Jean-de-Luz. L'habile homme sut profiter encore de la
bonne grâce de Nicolas pour se faire avancer quinze mille pistoles (150.000
livres) sur ses
gages[8]. Passant le lendemain par
Fontainebleau, il fit à la Cour un si beau récit de sa visite qu'une
quinzaine de jours après, le 19 juillet, le Roi, la Reine mère, Monsieur
arrivèrent à Vaux, comme en voisins. Foucquet, faisant preuve de tact, reçut
ces visiteurs royaux avec une exquise simplicité ; une collation, sans autre cérémonie. — La journée se
trouva belle. Le
temps fit les frais de la réception et les honneurs du logis. Leurs Majestés
parurent fort satisfaites, traitant avec beaucoup de bonté et de civilité
leur hôte, qui ne manqua pas de remercier Mazarin de cette faveur comme de toutes les autres grâces dont il lui est redevable[9]. On
pense bien que les gazettes parlèrent de cette réception. La Muze
historique en célébra la délicatesse, l'ordre, l'abondance. Le Roi, la
Reine avaient été charmés et par la demeure et par son sage maître, Digne, sans mentir, d'être
aimé, Et qui fut alors estimé La merveille des magnifiques Aussi bien que des
politiques[10]. Qu'il a
été de tout temps difficile aux flatteurs de garder la mesure ! Le maître
avait été plus prudent dans sa lettre au ministre que le gazetier dans la
sienne au public. La merveille des
magnifiques était
une expression dangereuse ; la merveille des
politiques pouvait
être fatale. Il n'y
avait alors qu'un grand politique, Mazarin, dont nul ne pouvait pénétrer la
pensée, parce que l'événement seul lui imposait sa forme définitive. Cet
homme, doué de tant de souplesse et d'étendue d'esprit, ne prenait sa
résolution qu'à la dernière heure et sous l'empire de la nécessité. La grande
question de ce temps-là, c'était de savoir s'il ferait ou non de sa nièce,
Marie Mancini, une reine de France. Le 10
juillet, le Cardinal, déjà parti pour négocier la paix et le mariage de Louis
avec Marie-Thérèse, écrivait à la Reine mère qu'il mourrait de désespoir si
quelque chose qui le touche (sa nièce) était cause que le jeune Roi ternit sa
gloire[11]. Il réprimande Anne d'Autriche
sur sa faiblesse pour son fils. Or, le 9 juillet, le fidèle Colbert écrivait
à son maitre : J'adresse au sieur de Terron
toutes les lettres que le Roi m'a renvoyées
aujourd'huy pour Mlle Mancini ; j'en useray à l'avenir ainsy que Vostre
Éminence me l'ordonne[12]. Mazarin favorisait en secret
ce qu'il blâmait en public. On ne sait pas trop pourquoi il ne joua pas le
coup de partie ; il est du moins incontestable qu'il le prépara. Deux mois et
demi plus tard, le 20 octobre, le grand comédien, ayant choisi son dénouement
et décidé le mariage espagnol, s'emportera contre Terron, qui a osé remettre
à sa nièce les lettres du Roi. Telle est la lettre officielle ; voici maintenant
la confidentielle[13] : renouvelant d'abord ses
plaintes et finissant par conjurer son fidèle serviteur de n'en rien témoigner audit Terron, pour quelque raison
que ce puisse estre[14]. Et le fidèle serviteur,
renchérissant sur le maître, de répondre qu'une telle faute ne pouvait pas être
considérée comme personnelle, que toute sa famille et lui le premier en
étaient responsables. Sans ces défenses du Cardinal, il aurait déjà pris la
poste avec tous ses frères pour venir supplier Son Éminence de les punir comme le mérite un crime de cette natures[15]. Le plus tranquille, dans cette
feinte algarade, fut le transmetteur des lettres amoureuses, ce Colbert du
Terron dont la fortune d'ailleurs ne fit que croître et embellir. Telle
fut la conduite incertaine de Mazarin dans la plus grave des circonstances où
un tuteur puisse se trouver devant son pupille, un parrain devant son
filleul, un sujet devant son roi. On peut juger par-là de sa duplicité
vis-à-vis de ses subordonnés. Dans sa
lettre du 19 juillet, Foucquet, après avoir remercié le Cardinal de ses
bontés, ajoutait que se rendant tous les mercredis et tous les jeudis à
Fontainebleau pour le conseil des finances, il retournait ensuite à Paris
chercher de l'argent : Je ne sçais comment je
pourrai satisfaire à ce qu'on me demande ; mais je puis assurer Votre
Éminence que je n'ometterai rien pour exécuter les ordres qu'elle m'a donnés[16]. Or, à
côté des ordres de payer, Mazarin en avait laissé d'autres, non moins
formels, de ne point chercher de ressources, soit en aliénant les tailles de
1661, soit en renouvelant les baux des fermiers. Comme tous les revenus de
1660 étaient mangés d'avance, le surintendant n'avait plus où prendre. Colbert
lui-même en convenait en secret[17], avouant, mais cela de sa
bouche à l'oreille de son maître, qu'il ne restait plus qu'à procéder à des
aliénations. Les taxes sur les offices étaient sans effet, les affaires
extraordinaires rares et quasi ridicules. En voici un exemple. Comme on
n'avait plus d'argent pour entretenir l'Hôpital général, on proposa, en style
de financier, la création de deux cents barbiers-étuvistes privilégiés. Le
produit de la vente de ces maîtrises devait servir à l'entretien des malades.
Aussitôt, le Cardinal proteste. Nul n'a plus que lui souci de l'Hôpital ;
mais la mesure nuira à beaucoup de familles et surtout à une personne qui le sert, au sieur Bernouin, barbier du Roi, trésorier intime du
ministre, plus intime encore que Colbert[18]. Foucquet de se plaindre alors
de ce qu'on lui coupe toutes ses ressources, petites et grandes ; et les
familiers de Mazarin de renouveler leurs attaques contre un surintendant qui,
pour payer, voulait d'abord recevoir. C'est
Herwarth, l'honnête Allemand, qui, dès le 22 juin 1659, quatre jours avant le
passage à Vaux, avait conseillé à Mazarin de différer les adjudications des
Fermes jusqu'à son retour de la conférence. Le 22 juillet, il se sentait
encore obligé d'avertir Son Éminence que M.
le Surintendant étoit resté dans son naturel, lui ostant la connaissance de
tout, confondant le passé avec le présent, afin que personne ne puisse voir
clair dans les finances que lui et ses créatures[19]. Un mois plus tard, Colbert,
tout en réclamant de Nicolas une grosse réduction des tailles dans deux
généralités au profit de son patron, insinuait que les finances avoient bon besoin d'une Chambre de justice. Mazarin retourna la lettre
sans répondre à ce paragraphe qu'il ratura[20]. Or, Foucquet avait tout lu
avant la rature. Dès ce
temps-là, le surintendant des finances était en même temps ministre des
postes, et les employés de cette administration gouvernementale possédaient
déjà le tact délicat qui leur révèle sous un pli cacheté la pièce
intéressante à connaître[21]. Au
commencement de septembre 1659, Colbert continue ses attaques[22]. M. le procureur général est presque toujours à Vaux ! Il seroit bon que
M. le chancelier Séguier, qui n'a pas assez d'activité, tint un petit conseil
chez lui 4[23]. Les conciliabules et les
correspondances entre Colbert, Talon, Herwarth, deviennent plus nombreux que
jamais. Rien ne reste caché pour leur adversaire, qui se décide à agir avec
sa vigueur habituelle. Le 28
septembre, Foucquet part pour Saint-Jean de Luz à l'improviste. Chef effectif
des postes, on lui avait établi de bons relais. Dès les premiers jours
d'octobre, il arrivait à Bordeaux[24]. Ce
départ subit inquiète Colbert. Il sent de son côté que l'heure est venue de
frapper un grand coup. Moins remuant que son adversaire, mais plus actif
peut-être, il se met à l'œuvre, travaille sans désemparer à la rédaction d'un
mémoire net, complet, écrit en vue et avec la connaissance parfaite du maître
qui le lirait. Interrogé
par Son Éminence sur l'état des finances, il s'empresse de répondre : cet
état est toujours le même, tenu secret entre Foucquet et son commis Bruant.
Herwarth n'a pas eu la force de maintenir son contrôle. Personne n'y connaît
plus rien. Si on
bannit l'ordre, assurément c'est pour profiter du désordre et dissimuler les
grandes machinations. Bonne
ou mauvaise, dès qu'un traitant propose une affaire, on l'accepte en principe
et l'on exige une avance. Le commis, qui a la
confiance, donne sa
promesse (son reçu provisoire) au financier. Le traité, l'ordonnance de
remise, l'ordonnance de prêt, tout est rapidement expédié ; on crée les
billets de l'Épargne. Quelque temps après, on explique au traitant que le
projet ne peut pas réussir ; on le rembourse de son avance sur quelque autre
opération ; mais les billets, créés pour la totalité du prêt abandonné, demeurent entre les mains du Surintendant ou de celuy de
ses commis qui a pris soin de cette affaire. Ils n'v demeurent pas inutiles. Autre
moyen. De vieux billets du Trésor, impayés depuis 1620, sont achetés sur le
pied de 3 à 4 pour 100 de leur valeur nominale. On les prend en payement de
bonnes dettes, et ces épaves des anciennes banqueroutes de l'État sont reçues
comme argent comptant. Selon
Colbert, le coup aurait été fait tout récemment, à propos d'une soi-disant
aliénation de 1,200.000 livres de rente sur les tailles. Il n'ajoute pas que
l'opération avait pour chef un de ses amis. Qui
pourrait traverser cette conduite ? M. le chancelier Séguier9 Par faiblesse,
par envie d'avoir sa part, il a tout signé : C'est
une chose publique et connue de tout le monde que le Surintendant a fait de
grands établisse-mens non seulement pour luy, non seulement pour ses frères,
non seulement pour tous ses parens et amis, non seulement pour tous les
commis qui l'ont approché, mais encore pour toutes les personnes de qualité
du royaume et autres qu'il a voulu s'acquérir, soit pour se conserver, soit
pour s'agrandir : et beaucoup de personnes croyent savoir que le seul Delorme
a fait pour plus de 4 millions de livres de gratifications, en argent ou
revenus de pareille valeur, pendant dix-huit ou vingt mois de temps qu'il a
été commis du Surintendant. Après
cela, Colbert ne parlera pas des gains
épouvantables des gens d'affaires. Les produits des fermes sont consommés jusqu'en 1661, ceux des
tailles jusqu'à fin 1662. Entrées des villes, deniers d'octroi, péages de
rivières ont été doublés et aliénés. On peut le croire, il a des tables fort
exactes de toutes les impositions. Ce
premier coup porté, l'homme de confiance du Cardinal traite quelques
questions secondaires, mais pour revenir bientôt à son objectif. Les
surintendants ont préféré la confusion à l'ordre. Pourquoi ? Avec l'ordre ils
auraient touché leurs appointements et les gratifications qu'on aurait bien
voulu leur donner. Avec la confusion, ils ont fait leur fortune telle qu'ils
ont voulu, n'étant en peine que de cacher leurs acquisitions et ces dépenses qu'ils faisoient, sans la participation du
Roy ny du premier ministre. Quel
parti prendre ? Laisser
toute l'autorité au surintendant, mais en le surveillant ? L'obliger
à signer conjointement avec le Cardinal ? Lui
retirer tout son pouvoir, Son Éminence prenant seule le soin entier des
finances ? Le
premier moyen n'est pas bon. On ne change pas un pareil régime quand on en a gousté les douceurs. Le
second entraînerait l'absolution pour le passé : plus de recherches, plus de
Chambre de justice, ou, si Foucquet se résigne à en établir une, ce sera pour
la rendre de nul effet. Seule,
la troisième résolution serait efficace. C'est alors qu'on formerait une
vraie Chambre de justice avec M. de Nesmond pour président, Talon pour
procureur général. La sévérité naturelle de ce dernier, parfois préjudiciable
au service du Roi, serait admirable en cette occasion. Mais,i1
faut tenir cette pensée extraordinairement secrète, autrement Foucquet
brûlera, anéantira ses papiers. Suit un
long exposé des réformes à apporter dans l'administration des finances, ce
qui a toujours été l'air de bravoure des candidats au ministère. Plus d'abus,
plus de' parasites, plus de privilèges, mais une exacte répartition des charges,
une sévère économie et des excédents de recette. Colbert,
homme pratique, savait bien qu'il s'adressait à un chef plus positif encore. Tout ce projet, reprenait l'habile intendant, est bon,
mais en attendant sa réalisation, il faut vivre. Le Roy n'a aucun crédit ; on
ne traite pas avec luv dans la croyance qu'il doit faire banqueroute. Il ne
se trouveroit pas que, depuis dix ans, un homme qui, ayant 30.000 livres de
patrimoine, se fùt mis dans les affaires du Roy et luy ait presté un sol. Il faut donc permettre à
Foucquet quelques-unes des affaires qu'il proposera, le
caresser fort, ce qui l'obligera de s'engager
en son nom pour toutes les dépenses. S'il prétend avoir fait de grandes
avances, il faut par toutes sortes de moyens et de caresses l'obliger
de-différer son remboursement jusqu'au retour de Mazarin... Ce sera un moyen de retenir son esprit naturellement
actif, inquiet et intrigant, au cas que Son Éminence prenne la résolution de
luy donner la mortification de prendre la seule et entière direction des
finances. Ensuite,
le Cardinal pourra faire ce qui lui plaira, occuper les places de Flandre,
d'Italie, d'Espagne, porter la terreur de son nom jusqu'en Asie, etc., etc. Colbert,
laborieux, mais lent, employa les deux journées du 28 et du 29 septembre à la
rédaction de ce factum, et il en tint la minute sous clef dans son
arrière-cabinet. Pour l'expédier, il enferma son serviteur Picon pendant deux
jours, ne le laissant sortir que pour manger[25]. Le 2
octobre, le factum partit sous pli cacheté pour Saint-Jean-de-Luz[26]. Colbert
comptait sans la poste. Le lendemain de son arrivée à Bordeaux, Foucquet
montrait à Gourville le grand projet de son rival. Puis, comme il n'y avait
pas de temps à perdre, tous les deux se mirent à transcrire le document, l'un
copiant la page de droite, l'autre celle de gauche, car il fallait rendre le
pli[27]. La copie toutefois n'en fut
pas sitôt faite que l'envoi de Colbert ne subit un sensible retard. Mazarin,
qui croyait signer le traité de paix en septembre, avait d'abord convoqué
Foucquet à Toulouse, où la Cour devait se rendre[28]. Appelé par un contre-ordre à
Saint-Jean-de-Luz, le surintendant y arriva le 15 octobre au soir[29], au moment où Mazarin achevait
la lecture du volumineux factum de Colbert qu'il eut à peine le temps de
cacher sous d'autres papiers, précaution bien inutile. Foucquet
commença par se plaindre des discours tenus par Herwarth, où l'on annonçait
sa sortie prochaine des finances ; c'était chose résolue, suivie de concert
avec Colbert, mais à tenir bien secrète, car si elle ne réussissait pas, le
surintendant se vengerait. Que Colbert n'eût plus pour lui l'affection
d'autrefois, Foucquet s'en était bien aperçu. Cependant, il n'avait jamais
froissé un homme qu'il estimait beaucoup et pour ses mérites et par égard
pour Son Éminence. Il ne tarit pas à ce sujet, se plaignant seulement des conciliabules
avec Herwarth, avec Talon. Et pourquoi tous ces préparatifs de guerre ? M.
Colbert ne doutait pas que, sur un seul mot du Cardinal, lui, Foucquet, se
retirerait, remettrait non seulement la surintendance, mais sa *charge de
procureur général. Mazarin
alors de feindre l'étonnement. Il n'avait connaissance d'aucune hostilité
semblable. Je sais tout dans la source, répliqua Foucquet ; Herwarth a donné plusieurs mémoires à M. Colbert, et si
Son Éminence n'en a reçu un touchant les finances, elle le recevra bientôt ;
je suis assuré qu'on y travaille. A ces
paroles précises, Mazarin resta d'abord interdit ; puis, reprenant son
aplomb, il parla tant et si bien que, selon lui, il persuada le surintendant
de l'innocence de Colbert. Nicolas répondit qu'il désirait bien vivre avec
l'homme de confiance du Cardinal, suivre ses conseils. A son tour, il joua
parfaitement la comédie, et le ministre écrivit aussitôt à son confident que
Foucquet ne se doutait de rien ; il avait tout au plus quelques soupçons
venus par Herwarth, un vaniteux, un discoureur, un indiscret. Au demeurant,
il lui avait donné d'excellentes explications et promis de le tenir au
courant de toutes les affaires, grandes et petites, de loin comme de près. Il
espérait donc que les deux hommes vivraient bien ensemble à l'avenir ;
c'était son désir, sa volonté. Le
Cardinal n'ajouta pas qu'en plus d'un point il avait lâché son fidèle
serviteur et dit de lui des choses étranges, que Foucquet devait pardonner
à Colbert, pour l'amour de lui, Mazarin, qui avait tant besoin de ce
factotum, à qui il écrirait de demander pardon au surintendant, dès la
rentrée de celui-ci à Paris[30]. Dans ce
mémorable engagement entre ces deux jouteurs, le moins habile ne fut pas
Foucquet ; il est vrai que le maitre des postes avait mis un gros atout dans
son jeu. Mazarin,
convaincu que ses explications avaient écarté tous les soupçons, présenta
cérémonieusement Foucquet à Don Luis de Haro, le plénipotentiaire espagnol.
On put même croire que ses propres défiances étaient dissipées devant les
réponses du surintendant. Il m'a informé en
détail, écrivait-il
à Le Tellier, de l'état des finances. Et, point capital, le ministre
ajoutait : Le revenu du Roy ne suffisant pas,
il faut avoir recours à des voies extraordinaires[31]. Foucquet,
en effet, avait proposé, comme moyen financier, outre une pression sur les
états de Languedoc pour en tirer plus d'argent, l'imposition d'un droit sur
les marchandises importées par navires étrangers[32]. Dans sa pensée, cette dernière
mesure n'était pas seulement fiscale, mais devait servir à l'établissement
d'un régime commercial et maritime nouveau, à la reprise des projets de
navigation, de colonisation, abandonnés depuis vingt années[33]. Intéressé avec plus ou moins
de bonheur dans toutes les entreprises de ce genre, au Canada, aux Antilles,
à Madagascar, il s'en expliquait avec une chaleur persuasive et une
compétence indiscutable. On obtiendrait par-là pour le Roi des revenus immenses, applicables au soulagement des
peuples. Tout
triomphant, Foucquet retourne à Toulouse où il arrive le 23 au soir. Sans
perdre de temps, il s'explique à fond avec Le Tellier sur leur situation
respective. Il éclaircit les malentendus, cause de leur mutuelle défiance. Le
Roi approuve les projets présentés par Foucquet, qui agit avec énergie sur
les états présidés par son frère François, archevêque de Narbonne[34], et où siégeait son autre
frère, Louis, évêque d'Agde. On
demandait de grosses sommes à ces états et quasi militairement. Les troupes
royales occupaient Toulouse. A l'exemple des Bourguignons, les Languedociens
résistaient, gagnaient du temps ; à la demande de quatre millions,
répondaient par l'offre de douze cent mille livres. Le Parlement les
soutenait. Foucquet insistait, et, malgré l'hostilité apparente de ses deux
frères. il espérait une prompte et favorable
conclusion. Tout à coup, des courriers arrivent de Saint-Jean-de-Luz. C'est
Mazarin qui invite le surintendant à venir au-devant de lui jusqu'à Dax[35], où il allait se mettre dans les bonnes, remède souverain contre la goutte. Là, on
pourrait régler toutes choses plus à loisir, surtout en présence de
Herwarth. En
effet, Herwarth, qui voyageait sans se presser, était arrivé jusqu'au
Cardinal et l'avait trouvé tout retourné par Foucquet. Sans se troubler,
l'Allemand avait repris son travail en sous-œuvre, troublé de nouveau
l'esprit naturellement inquiet du premier ministre, qui avait exigé alors une
discussion contradictoire. L'explication
eut lieu à Toulouse, très vive de part et d'autre. Selon Foucquet, le
Cardinal lui donna raison, offrit même de retirer à Herwarth sa commission de
l'Épargne, mais en laissant deviner son désir qu'on n'usa point de cette
offre[36]. Selon Gilbert, Mazarin. ayant découvert à Foucquet tout
ce qu'il sçavoit de sa mauvaise conduitte, luy fit voir sa perte certaine,
s'il ne changeait; et, après une infinité de prétextes et d'assurances de
changement, avant expliqué ses intentions sur tout ce qui estoit à faire pour
commencer la réformation des abus, il le congédia, satisfait d'avoir fait
cette dernière tentative. quoique sans espérance d'y
voir aucun effet[37]. Selon
Gourville, le Cardinal aurait d'abord interdit l'aliénation d'aucune ferme,
la conclusion d'aucun traité sans qu'on lui en référât. Foucquet se croyait
perdu lorsque, le lendemain, Mazarin, convaincu par Gourville déclara qu'il
rendait sa confiance au surintendant, qu'à son retour à Paris, ils verraient
ensemble les fonds restant disponibles. En
attendant, Foucquet pourrait faire à Paris
tout ce qu'il jugeroit à propos pour le service du Roy[38]. Voici
enfin une quatrième version, le bruit de Paris. Foucquet, appelé à la Cour pour quelque chose que M. Herwarth avoit
dit contre lui, a
été en danger de perdre sa surintendance,
s'il n'eût paré le coup et, dit-on, en donnant cinquante mille écus au
Cardinal, comme un présent de bagatelle. Il revient, bien rétabli : on
cherche de nouveaux moïens de faire de l'argent. Le Roi révoque toutes ses
fermes, et il se fera de nouvelles enchères pour le commencement du mois
prochain[39]. C'est
dans ce bruit de Paris que se trouve le plus fidèle écho de la vérité. Le
danger couru par Foucquet fut moins grand, son rétablissement moisis sûr
qu'on ne le dit alors. Le besoin d'argent, plus pressant que jamais, domina
toute la situation. Preuve certaine que dans l'opinion générale, même de l'entourage de Mazarin, on considéra Foucquet comme solidement rétabli, c'est que son frère Basile tenta de se réconcilier avec lui[40]. Si le surintendant tint l'abbé à distance, il multiplia les marques de son désir de bien vivre avec Colbert[41]. A peine arrivé à Saint-Mandé, il le recevait. Sans appuyer sur le passé, il rejeta tout leur différend sur des intentions méconnues. Tous deux appartenaient à un même maitre et ne devaient songer qu'à le servir. Il recevrait volontiers les avis de Colbert et souhaitait son amitié ; Colbert ne resta pas en arrière et répondit fort amicalement[42]. Nicolas, toujours désireux de voir dissiper les nuages, crut sincèrement à ce traité de paix[43]. Or, dès le lendemain de l'entrevue, Colbert écrivait à Mazarin une longue lettre dont l'unique objet était d'expliquer comment Foucquet avait obtenu connaissance de' son mémoire. Du rapprochement des dates, par quelques mots échappés à son trop confiant interlocuteur, il tenait pour certain que le paquet adressé à Mazarin avait été remis à Foucquet par le maître des postes. Nulle plainte d'ailleurs contre ce dernier ni contre cette violation du secret des lettres. Courtisan impeccable, il n'ajouta pas que Son Éminence avait montré beaucoup de faiblesse au cours de ses discussions. Il n'était pas un homme à se plaindre, mais bien plutôt à attendre l'heure de la revanche. Telles furent, en 1660, les étrennes échangées entre Colbert et Foucquet. |
[1]
Lettre de Mlle de Trécesson, dans les manuscrits dits de la Cassette,
armoire de Balane, Bibl. nat., ms.
[2]
LORET, La
Muze historique, t. III, p. 30.
[3]
V. son portrait gravé par Nanteuil.
[4]
État de la France pour 1660.
[5]
LORET, La
Muze historique, t. III, p. 55.
[6]
MONTPENSIER, Mémoires,
t. III, p. 365.
[7]
Foucquet, dans ses Défenses, prétend qu'il eut le plomb à très bon
marché, grâce à l'intervention d'Herwarth qui le tira d'Angleterre sans avoir à
payer les droits de douane. Rapin a célébré les jardins et surtout les eaux du
parc de Vaux.
[8]
Défenses, t. VII, p. 119. L'assertion de Foucquet est confirmée
complètement par Colbert. Lettres et Instructions, t. I, p. 350.
[9]
Foucquet à Mazarin, 19 juillet 1659, publié d'après l'original des Archives des
affaires étrangères, par CLÉMENT,
Lettres et Instructions, t. I, p. 505.
[10]
LORET, La
Muze historique, t. III, p. 82. Loret était alors à Fontainebleau.
[11]
Cette lettre et d'autres très intéressantes ont été publiées dès le
dix-septième siècle dans un recueil intitulé : Lettres du cardinal Mazarin,
où l'on voit le secret de la négociation de la paix des Pirénées.
Amsterdam, 1694, nouv. édition. Ces lettres, dit le P.
Lelong, ont pour titre dans le manuscrit : Négociations secrètes de la paix
des Pirénées. Saint-Simon possédait dans ses papiers un recueil semblable.
V. DRUMONT, Papiers de Saint-Simon, t. I, préface. Enfin, M. Chantelauze a
réédité plusieurs de ces lettres dans son Étude sur Louis XIV et Marie Mancini,
d'après les manuscrits de la Bibl. Mazarine.
[12]
CLÉMENT, Lettres
et Instructions, t. I, p. 349.
[13]
CLÉMENT, Lettres
et Instructions, t. I, p. 350.
[14]
CHAMPOLLION, Mélanges
historiques, t. II, p. 496.
[15]
CLÉMENT, Lettres
et Instructions, t. I, p. 396.
[16]
CLÉMENT, Lettres
et Instructions, t. I, p. 505.
[17]
Mémoire du 1er octobre 1659 à Mazarin. Il est très
certain que toute l'année 1660 était consommée, etc. Lettres et Instructions, t. VII, p. 168.
[18]
CLÉMENT, Lettres
et Instructions, t. I, p. 361. 31 août 1659.
[19]
CLÉMENT, Mémoire
sur Foucquet, t. II, p. 8.
[20]
Colbert à Mazarin, 31 août 1659. Lettres et Instructions, t. I, p. 361.
[21]
Colbert à Mazarin, 1er janvier 1660. Lettres et Instructions, t. VII, p.
183.
[22]
Colbert à Mazarin, 24 septembre 1659. CLÉMENT, Lettres et Instructions, t. I, p. 377.
[23]
Colbert prétendra plus tard que Mazarin a fait venir Foucquet pour lui
reprocher sa mauvaise gestion. V. Mémoire sur les finances. Foucquet
soutient qu'il partit spontanément. Il est certain que le voyage fut concerté,
et très certain que le surintendant avança la date de son départ. V. lettre de
Mazarin à Foucquet, 7 octobre 1659. Bibl. nat., ms. fr. 23202.
[24]
Le 3 octobre, il était à Poitiers. CLÉMENT, Lettres et Instructions, t. VII, p. 186.
[25]
CLÉMENT, Lettres
et Instructions, t. VII, p. 182.
[26]
CLÉMENT, Lettres
et Instructions, t. VII, p. 186.
[27]
GOURVILLE, Mémoires,
p. 525. Ces Mémoires sont très défectueux comme chronologie et comme détails.
Quoi qu'en dise Gourville, il est certain qu'il ne vint pas de Paris avec
Foucquet, comme il le donne à entendre. V. lettre de Bartet.
[28]
MONTGLAT, Mémoires,
p. 344, La Cour quitta Bordeaux le 7 octobre et arriva à Toulouse le 14. Dom VAISSETTE, Histoire
générale du Languedoc, t. X, p. 137.
[29]
Histoire du traité de la paix, p. 205 ; édit. de
Cologne, 1665.
[30]
Défenses, t. IV, p. 103.
[31]
Mazarin à Le Tellier, 20 octobre 1659. Bibl. nat., ms. fr., 6896, f° 236.
[32]
Le Tellier à Mazarin, 24 octobre 1659. Bibl. nat., ms. fr., 6896, f° 235.
[33]
Défenses, t. V, p. 339.
[34]
Dom VAISSETTE, Histoire
du Languedoc, t. X, p. 139.
[35]
Mazarin à Foucquet. 12 novembre 1659. Bibl. nat., ms. fr. 23102, p. 377. Cf. GUY PATIN, Lettres,
t. I. p. 509. Cela peut-il guérir la pierre, la goutte
et les hémorragies ? 25 novembre 1659.
[36]
Défenses, t. V, p. 92.
[37]
Mémoires sur les finances. JOUBLEAU, Études sur Colbert, t. II. p. 287.
[38]
GOURVILLE, Mémoires,
p. 527. On ne peut dissimuler que ces Mémoires renferment beaucoup de
radotage. Il est impossible moralement que Gourville ait tenu le discours
rapporté, p. 527.
[39]
GUY PATIN, Lettres,
t. I, p. 411. 2 décembre 1659.
[40]
GOURVILLE, Mémoires,
p. 526, 527.
[41]
Foucquet à Mazarin, 18 décembre 1659. Lettres et Instructions, t. I, p.
410.
[42]
Foucquet à Mazarin, 6 janvier 1660. Lettres et Instructions, t. I, p.
518.
[43]
Le 19 janvier, il écrivait à Mazarin : M. Colbert est
party content de mov. Lettres et Instructions, t. I, p. 519. Je fis à mon arrivée, dit-il dans ses Défenses,
t. V, p. 92, une réconciliation entière avec le sieur
Colbert, sincère de mon costé, mais pas du sien.