Des
gardes aux principales portes de la ville, le Roi installé, non plus dans le
Palais-Royal, lieu ouvert et prédestiné à tous les rassemblements
d'émeutiers, mais dans le château du Louvre, ayant, grâce à la terrasse des
Tuileries et à quelques bons postes de soldats, pied dedans, pied dehors
Paris, on pouvait dire que l'ordre matériel et la paix de la rue étaient
assurés. Cette occupation militaire qui, six mois auparavant, eût soulevé
tant de colères, fut subie sans protestations par les bourgeois, qui
fraternisèrent même avec les troupes. Il fut beaucoup plus difficile de
rétablir le calme dans les esprits. Une des
premières causes du désordre était la licence de la presse. Depuis
trois ans, les imprimeries parisiennes avaient inondé la ville et la province
de libelles, de feuilles volantes, de petits papiers jetés le soir ou la nuit
dans la rue. Royalistes et frondeurs s'en étaient accablés. Le Parlement
avait tenté de mettre un frein à cette licence, une sourdine à ce grand bruit
dans lequel sa voix même se perdait. Nicolas Foucquet, au début de ses fonctions
de procureur général, avait requis des condamnations contre les libellistes.
Puis, voyant l'inutilité de ses requêtes, il avait cessé de lutter contre le
torrent. A Pontoise, on lui dénonça une mazarinade attaquant l'honneur de la
Reine. Si l'Espagnole, disait-on, détestait M. de Beaufort, c'est qu'elle et
son Mazarin avaient été surpris en flagrant délit par cet ami du peuple et
des bonnes mœurs. Foucquet, pensant que toute poursuite augmenterait la
publicité du libelle, conclut à l'abstention. La Reine l'approuva[1]. Au
lendemain de la rentrée dans Paris, se sentant la force en main, son attitude
changea. Point de bruit toutefois ; point d'arrêts ni d'édits, mais l'action
énergique et discrète d'un pouvoir sûr de lui. Les syndics des libraires,
mandés au parquet, furent rendus responsables des abus de la presse[2]. Si la presse en gémit, on
n'entendit pas ses gémissements. Le seul vrai publiciste de ce temps-là,
Loret, qui n'avait pas craint de protester contre les communards de 1652,
sentit sa plume paralysée. Les gens de Cour,
les gens vulgaires, — Ne disent plus rien des affaires. — Allassent-elles
cent fois pis, — Cela n'est pas sur le tapis[3]. Le
malin Normand, avec ses réticences, laissait entendre que les affaires
pouvaient aller mieux. En effet, on avait bien obtenu l'ordre dans la rue, le
silence dans la presse, mais l'adhésion de la haute bourgeoisie manquait
encore au gouvernement. On n'osait pas rappeler Mazarin, qui, cependant,
avait eu grande envie de revenir à Paris lors de l'entrée du Roi. Il croyait
cette récompense due à son zèle, à ses sacrifices, à son ennuyeux séjour dans
la petite chambre de la bicoque de Bouillon. Enfin, il s'était résigné. Sans
doute on n'avait pu mieux faire. L'intérêt du Roi avant tout. Nicolas
Foucquet, très ouvertement[4], les ministres, avec plus de
circonlocutions, avaient donné à entendre qu'un retour du Cardinal serait
prématuré. L'habile politique, ne voulant pas commettre deux fois la même
faute, fit alors de nécessité vertu et résolut de tirer parti de cette prolongation
de son exil pour se débarrasser d'un dernier adversaire. Quand
un homme du tempérament de Mazarin, ni cruel ni rancunier, s'acharne, même
après la bataille, sur un ennemi désarmé, il faut croire qu'il a ressenti une
grande peur. Condé, prince du sang, d'autant plus fier qu'il était moins
heureux, avait en quelque sorte légitimé par ses airs méprisants l'attitude
intraitable du ministre. Mais quelle cause assigner à la rancune de ce
dernier envers le cardinal de Retz[5] ? Depuis
plusieurs mois, le coadjuteur, un peu par satisfaction de sa récente
promotion au cardinalat, beaucoup par mépris pour le médiocre personnel des
frondeurs, cherchait à rentrer en grâce auprès de la Reine. Très sincère dans
sa démarche à Compiègne, on l'avait vu courir au Louvre, saluer le Roi avec
tant de soumission, qu'on avait dû l'en remercier. Ce n'est pas tout. Du 22
au 27 octobre, Retz s'efforça de conclure personnellement et régulièrement la
paix par l'entremise de Turenne. Comme gage de son désir d'entente, il
offrait le mariage de Mlle de Retz, sa nièce, avec un Mancini. Turenne
déclina cette mission, doutant non de la sincérité du coadjuteur, mais du bon
vouloir de Mazarin. Toutefois, il prévint le ministre des avances faites par
son adversaire. Le message resta sans réponse[6]. Le maréchal, fin politique
autant que grand capitaine, l'homme aux sourcils croisés, comme on l'appelait,
ne s'était pas mépris. Le Cardinal ne voulait entendre à rien. Mazarin
n'a dit ni écrit à personne les véritables raisons de sa rancune. Jalousie
d'ambitieux ? Retz baissait pavillon. Jalousie de robe écarlate ? Peut-être,
et peut-être bien une autre jalousie. Un certain jour, le vaniteux
coadjuteur, oubliant ses devoirs envers la Reine, envers lui-même, s'était
empanaché à la cavalière et, se glissant à travers le cloître Saint-Honoré,
avait rêvé de séduire Anne d'Autriche. Anne, surprenant ce manège, en avait
ri de son rire indulgent. Mazarin aussi l'avait su, n'avait pas ri et ne
devait pas désarmer[7]. Il
chargea les Foucquet de l'exécution de sa vengeance. Nicolas aurait voulu
éviter cette besogne compromettante. Ces scrupules n'arrêtèrent pas son frère
Basile, de plus en plus pourvu d'abbayes, de moins en moins abbé. Les
hostilités entre ces deux hommes dépravés furent pour ainsi dire déclarées
autour du cercueil d'une jeune femme. De même
qu'à certaines heures, les hommes se sentent comme contraints à des retours
sur eux-mêmes, l'histoire suspend parfois sa narration pour évoquer le passé. Au
commencement de l'année 1626, il y avait alors trente-six ans, la duchesse de
Chevreuse, revenant de Richmond en Angleterre, rapportait une petite fille,
âgée de quelques mois à peine[8], ce qui n'empêchait pas cette
femme ambitieuse de se jeter aussitôt à corps perdu dans ce qu'on appela la
conspiration de Chalais. Mal
élevée par une marâtre, Mme de Chevreuse ne trouva pas dans son cœur les
inspirations propres à corriger les défauts de son éducation première.
Ballottée d'exil en exil, ne vivant que pour ses intrigues, dépourvue de sens
moral, quand et comment aurait-elle su former le cœur de ses enfants ?
Lorsque, en 1648, après sa relégation à Tours, la duchesse, grâce à la
révolution, revint à Paris, elle y fut précédée par la réputation de beauté
de sa fille aînée[9]. Fatalité des antécédents, Mme
de Chevreuse, qui voulait reparaître à la Cour en royaliste[10], se trouva, comme par une pente
naturelle, jetée en pleine Fronde[11]. Elle traînait à sa suite deux
comparses, le marquis de Laigue, son amant à perpétuité, et le duc son mari,
octogénaire crédule, garantissant à tout le monde la bonne conduite de sa
femme[12], en somme le plus heureux des
trois. La noble troupe possédait une jeune première, Mile de Chevreuse,
admirablement belle. Sur ce point, les contemporains n'ont qu'une voix.
Charlotte était bien faite de sa personne, avec un visage régulier, des yeux
les plus séduisants du monde et assez d'esprit pour animer ce beau corps.
Fut-ce par ordre ou par simple fortune de guerre que cette jeune fille de
vingt-deux à vingt-trois ans s'engagea avec Retz, le cynique coadjuteur de
Paris ? On ne sait, mais son engagement est certain. Cela n'empêcha pas qu'en
1649, par traité solennel, elle ne fût proposée et acceptée comme future
femme du prince de Conti, frère du grand Condé. Ces gens, qui se détestaient
à mort, ne parlaient que d'alliances entre leurs familles. Il est vrai que
Condé et Conti, sortis de la prison du Havre, retirèrent leur parole,
grossièrement même, et avec accompagnement, à l'adresse de la fille,
d'expressions autrefois appliquées à la mère par Mazarin. La mère, qui ne
s'arrêtait pas aux bagatelles, résolut de se venger et chercha un allié. Soit
qu'on ne le trouvât plus assez ardent, soit par simple caprice féminin, Retz
avait cessé de plaire. Ce fut Basile Foucquet qui entra dans l'hôtel de
Chevreuse, d'abord comme porte-parole de Mazarin, puis, parait-il, pour son
propre compte, en amant heureux. Il y servait son quartier près de Charlotte,
suivant l'expression soldatesque du coadjuteur, quand, tout à coup, vers le
11 novembre 1652, cette belle personne fut saisie et en deux jours emportée
par une fièvre maligne. Retz alla voir la mourante en curieux[13]. Basile Foucquet ne montra pas
plus d'émotion que son rival. Il court, lui écrivait Mazarin, un bruit que Mlle de Chevreuse est morte ; je ne le puis
croire, puisque vous ne me mandez rien. J'imagine, ajoute le Cardinal,
toujours prêt à jeter de l'huile sur le feu, que vous avez parlé à M. le
coadjuteur chez la personne où vous l'avez vu, et je ne doute pas que vous ne
luy ayez dict librement vos sentimens[14]. La
maison dont parle Mazarin était l'hôtel de Chevreuse, si subitement visité
par la mort. Un bruit sinistre courut. Le corps de la défunte serait
soudainement devenu tout noir ; toute noire l'argenterie dans sa chambre, effet du poison qu'elle avoit pris elle-même ou que madame
sa mère lui avoit donné pour des raisons secrètes[15]. Telle
fut la fin tragique de cette pauvre Charlotte, pécheresse inconsciente, digne
de pitié. Sa mère l'avait abandonnée tout enfant, pour jeter son amant
Chalais dans des intrigues où il perdit la vie ; elle l'avait livrée jeune
fille à des Retz et à des Basile Foucquet, la laissant mourir entre ces deux
égoïstes, sans poison, espérons-le, certainement sans secours. Le
contemporain qui a consigné dans ses mémoires l'insinuation perfide qu'on a
relevée plus haut, Guy Joly, grande utilité dans la tragédie comique de la
Fronde, n'a pas plus ménagé l'abbé Foucquet que Mme de Chevreuse. A l'en
croire, l'abbé aurait proposé à la Reine d'enlever le cardinal de Retz, de le
faire expédier en lieu et de sorte que rien
ne seroit découvert, après quoi, il le feroit saler'[16]. Ces
propos étaient-ils exactement reportés et ces projets sérieux ? En tout cas,
ils prirent assez de corps pour inquiéter la princesse Palatine, qui, mêlée à
toutes les négociations, incapable ni de
tromper ni d'être trompée[17], désireuse de ne point recevoir
de taches sanglantes, prévint le coadjuteur. Retz, inquiet, se fit escorter
par des hommes armés, ce qui acheva de le compromettre[18]. Basile
Foucquet ne le perdait pas de vue. Gaston,
interrogé à Limours par le rusé Le Tellier, ne s'était pas montré plus noble
ami qu'autrefois, quand il y comparaissait devant Richelieu. Il accusa Retz
comme il avait dénoncé Chalais, Montmorency, tous ses partisans malheureux.
Le Tellier, Servien, l'abbé Foucquet firent grand bruit auprès de Mazarin de
ces dénonciations rétrospectives, comme de quelques essais de rapprochement
entre Retz et Condé, idées sans corps, irréalisables[19]. Retz n'avait pu comme Condé se
retirer à la tête d'une armée, et, malgré sa confiance apparente, il se
rendait un compte exact de l'effondrement de son parti. A
l'heure où cet homme si fidèle aux particuliers,
si redoutable à l'État, d'un caractère si haut qu'on ne pouvoit ni l'estimer
ni le craindre, ni l'aimer ni le haïr à demi, semblait encore
se soutenir seul, et seul menacer le pouvoir victorieux[20], la vérité est que, sous ce
semblant de menace, il dissimulait à peine une ardente envie de traiter. Par
contre, le ministre faisait de plus en plus la sourde oreille à ses
propositions[21] ; il hésitait à prendre des
mesures violentes contre un autre cardinal. Au fond, il voulait qu'on lui
forçât la main. Ses sous-ordres, Servien, Le Tellier, esprits de même trempe,
entraient dans le jeu, Servien surtout, le moins circonspect des deux. Ils
suppliaient leur chef d'avoir égard à l'intérêt de l'État. A la fin, Mazarin
trouva qu'on le suppliait trop et qu'on n'agissait pas assez. C'était un
grand malheur, disait-il, qu'ayant écrit tant de fois qu'il fallait, sans
perdre de temps, ôter à Retz le pouvoir de mal faire, me servant même de ces termes : de façon ou d'autre,
je ne me sois pas assez bien expliqué pour être entendu, en une affaire de
cette conséquence[22]. Le même jour, il prescrivait à
Le Tellier de faire arrêter le coadjuteur, et non en termes de façon ou d'autre, mais si clairs, qu'il enjoignait de détruire sa
lettre, que son correspondant conserva soigneusement[23]. L'homme de main, choisi pour
faire le coup, fut Basile Foucquet. A chaque pas vers la capitale, Mazarin
écrivait à l'abbé pour stimuler son zèle. Parlez
à la Reine, il n'y a rien de plus nécessaire que de travailler à empêcher le
Cardinal (de
Retz) de jeter les affaires de Paris dans
mille désordres. Il me semble que je me suis expliqué assez nettement. Tout
le monde me dit que le cardinal de Retz a plus de hauteur que jamais dans
Paris ; sur quov je ne puis répliquer que les mesmes choses que j'ay déjà
escrites[24]. Basile prit toutes ses
mesures, soumit son plan à Mazarin[25]. Peines inutiles. Au moment même
où l'on préparait un coup de force, Retz se jeta dans les filets tendus par
Servien. Il faut
dire deux mots de cette vilaine action. Exilé
au plus fort de la Fronde, ce ministre de Mazarin avait été reçu très
obligeamment au château de Beaupréau, propriété du coadjuteur. Il prit
prétexte de ce bon accueil pour aller remercier un adversaire si courtois et
lui faire entendre qu'une visite au Louvre et un léger compliment à la Reine
arrangeraient tout en un moment[26]. Ni les conseils de ses amis ni
les avertissements de la Palatine ne purent prévaloir contre la témérité de
Retz, énervé et décidé à jouer le tout pour le tout. Le 29 décembre 1652, il
fut arrêté en plein Louvre par le capitaine des gardes Villequier. Ce que
cet événement présenta de plus extraordinaire encore que l'aveuglement d'un
homme si rusé et si défiant, ce fut la dissimulation imperturbable du jeune
roi Louis XIV[27]. Il accueillit la victime avec
bonté, renouvela ses ordres d'arrestation, entendit la messe avec le plus
grand calme. Nul doute que les Foucquet n'aient alors admiré dans leur prince
ce précoce empire sur soi-même. Basile se consola ode l'effacement de son
rôle en dépêchant le premier avis du succès à Mazarin. Or, ce dissimulé
personnage, qui, le jour même de l'arrestation, écrivait à l'abbé : Plus on attendra, plus Leurs Majestés seront embarrassées[28], affecta de recevoir la
nouvelle avec une douleur hypocrite[29] et de vifs regrets de la
disgrâce de son collègue. Il avait tout fait pour empêcher Retz de se perdre[30]. Si les ministres avaient usé de
rigueur, c'était sans doute dans l'intérêt du Roi. L'habile homme s'était
débarrassé d'un rival dangereux, le seul capable de lui tenir tête. Vingt ans
plus tard, Retz, écrivant ses Mémoires, ne savait pas encore si son confrère
en cardinalat avait donné l'ordre direct de l'arrêter, suivant ce que
déclarait Le Tellier, ou s'il avait simplement laissé faire le coup, comme le
lui disait M. de Lionne[31]. Basile Foucquet savait bien le
fin mot, mais il était alors en disgrâce, et l'on avait saisi ses papiers. Quant
à Nicolas, on ne pouvait aisément le consulter à Pignerol. Retz mourut sans
connaître la vérité. Nicolas
Foucquet avait pu rester à l'écart de ce complot gouvernemental ; cependant
il dut concourir à une autre œuvre de réaction, au rétablissement des impôts
indirects sur le vin, sur les bières, sur le pied fourché. En un mot, il
s'agissait d'anéantir la déclaration d'octobre 1648, si célébrée en son
temps, comme une barrière placée entre l'autorité souveraine et les exactions
des financiers, entre la nécessité du Roi et l'impuissance des peuples. Elle
n'était plus qu'un monument de la violence du
Parlement et de la faiblesse de la Cour[32]. Le procureur général se
chargea de préparer les voies. Il s'entendit à cet effet avec l'avocat
général Bignon, trop vieux et trop compromis pour résister, et avec son
nouveau collègue, Denis Talon, fils d'Omer Talon, mort le 25 décembre. Ce jeune
homme n'aimait pas les Pontoisiens et trouvait tous ces édits fâcheux.
Néanmoins, il se contint. L'impôt sur la bière et sur le pied fourché furent
retirés, et, le 31 décembre 1652, le Roi vint faire enregistrer trois autres
édits, dont l'un supprimait la Chambre de justice, créée en 1648, mais qui
n'avait jamais fonctionné. Ces
mesures financières furent le suprême effort de La Vieuville, surintendant
des finances, qui mourut le 2 janvier 1653, d'une mort presque subite. Le jour
même, Nicolas Foucquet écrivait à Mazarin une longue lettre où il posait sa
candidature à la place vacante. Il rappelait ses dix-huit années de service, son
dévouement, celui de son frère à la personne du ministre. Il promettait le
concours d'amis décidés à faire des efforts considérables. Recherchant les
moyens de réparer les maux présents, d'en éviter le retour, il s'était
confirmé dans cette pensée que tout dépendait de
la volonté des surintendants, qu'il fallait les choisir parmi les personnes d'une probité
connue, d'un grand crédit dans le public, d'une fidélité inviolable à Son
Éminence. Il se présentait[33]. La
force des événements, des traditions et des alliances de famille poussait
Nicolas en avant. Il était petit-fils du contrôleur général Maupeou ; sa
femme était petite-fille du surintendant Jeannin, et l'on allait bientôt
découvrir qu'elle descendait en ligne directe d'un ministre de Charles VII[34], allié à Jacques Cœur. Les
Castille, ses parents, appartenaient tous au monde de la finance. C'est leur
concours que Foucquet promettait à Mazarin et qui faisait de lui l'homme de crédit dans le public. Comme probité, sa réputation
était intacte. Il avait, en outre, montré des qualités d'homme d'État. Depuis
plusieurs mois, il signalait dans toutes ses lettres au Cardinal les vices de
la surintendance, les périls qu'ils engendraient, l'incapacité de La
Vieuville[35]. Malgré
la rapidité de sa demande, Foucquet avait été devancé. Le 1er janvier 1653,
Servien, dans une lettre faite moitié de compliments, moitié de plaintes,
avait implicitement posé sa candidature à
toutes charges et à tout establissement. Mal vu, mal traité, il n'osait dire à Son
Éminence tout ce qu'il avait dans l'âme à ce sujet ; mais un tel traitement
était de nature à refroidir le zèle de beaucoup de gens[36]. Le
Tellier, sortant de sa réserve habituelle[37], Molé, bien qu'il fût déjà
premier président du Parlement et garde des sceaux, demandaient aussi la
surintendance[38]. Le président de Maisons la
réclamait comme un dû, en ayant été renvoyé autrefois injurieusement. Les
maréchaux, ou pour mieux dire, les militaires d'antichambre, MM. de L'Hôpital
et de Villeroy, se mettaient sur les rangs. On y vit jusqu'à un homme de la carrière, l'intendant des finances de Bordeaux[39], protégé par Colbert, à cause
de son merveilleux talent pour embarquer les
hommes d'affaires. Les
candidats abondaient, et cependant Mazarin restait perplexe. Pas un qui fût
complètement à son goût. Molé, effectivement, était chargé d'emplois ;
Servien, trop âgé, manquait de souplesse[40]. Ni Le Tellier, malgré sa
docilité, ni Foucquet, malgré les sollicitations de son frère, n'obtinrent
meilleur agrément. Ces prétentions réciproques ajoutèrent[41] à l'animosité déjà née entre
ces deux hommes. La Reine dut intervenir pour rétablir entre eux un semblant
de paix[42]. Cependant, le Cardinal ne se
décidait pas. Aux yeux de ce ministre avide d'argent, aucune charge n'était
aussi importante que celle de surintendant. Aussi voulait-il tenir le bras de
l'homme dont la main tiendrait la clef du trésor royal. L'idée d'un conseil
de finances fut agitée, puis abandonnée. On ne domine pas aussi aisément un
conseil qu'un individu. Une lettre de Colbert révèle ce qu'en très haut lieu
on pensait alors de son patron. A la mort de La Vieuville, la Reine, peu
suspecte de sévérité pour le premier ministre, avait appelé son homme de
confiance. Elle me demanda, écrivait ce dernier à Mazarin,
si le surintendant défunt avoit fait de si
grandes affaires pour Votre Éminence et de telle nature que, pour les tenir
secrètes, elle Fust obligée de laisser les affaires en l'estat qu'elles
estoient, sans donner l'autorité aux directeurs. Naturellement, Colbert répondit qu'il ne
s'était rien passé dont il ne fit le rapport à la Reine en présence de deux mille personnes. Anne d'Autriche l'assura de sa confiance en ses déclarations. C'étaient Ondedeï et la
princesse Palatine qui avaient voulu lui persuader le contraire[43]. Par occasion, Colbert donna
son petit conseil, qu'il falloit se garder,
dans la surintendance, des esprits capables de sacrifier et de donner
beaucoup aux subalternes, pour avoir plus de facilité à tromper le principal. Bon avis, mais hors de saison. Les
caisses du Trésor étaient vides, les impôts perçus deux ans d'avance. Les
rentiers, mal payés, recommençaient à s'ameuter aux portes du Parlement[44]. Nicolas Foucquet avait même
été grossièrement insulté par eux, et les partisans de Condé escomptaient
déjà la conséquence de ces troubles[45]. Les
candidats insistaient, Servien en tête. C'était un grand malheur, disait
ingénieusement ce dernier, que Son Éminence jugeât le soin des finances trop
laborieux pour lui. Cependant, il n'y a pas de charge où il faille moins de
travail. M. de Bullion l'avait fort bien faite de son temps, encore qu'il
n'en eût jamais su le détail, qu'il ne travaillât jamais et qu'une des
principales parties lui manquât, la probité. Et M. d'Effiat, qui n'avait
nulle application aux affaires ! Et M. d'Émery et M. de Maisons, entièrement
adonnés aux intrigues de Cour, aux entretiens des daines, aux festins, au
jeu, aux autres plaisirs[46]. On reste confondu en entendant
ainsi parler ce Servien, que Mazarin avait appelé un jour le graveur de
pensées[47]. Il traitait la surintendance
comme on fait de nos jours les recettes générales. Nicolas Foucquet ne renonçait pas non plus à sa candidature. Son frère Basile s'était remis en campagne, s'attachant aux pas du Cardinal[48]. Ce dernier se décida enfin, mais, suivant la tournure de son esprit, sa décision ne fut ni nette ni simple. Son prédécesseur, Richelieu, avait formulé cette maxime qu'il est impossible à deux hommes jaloux l'un de l'autre de divertir les deniers de l'Épargne, chacun craignant d'être découvert par son collègue ; de plus, qu'on doit les prendre aisés, ni trop pauvres ni trop puissants[49]. Mazarin appliqua la maxime de Richelieu. Les deux compétiteurs, Servien et Foucquet, furent l'objet d'une nomination commune[50], le 7 février 1653, le lendemain du jour de la rentrée du Cardinal à Paris. |
[1]
Lettres de Foucquet à Le Tellier, Bibliothèque des Mazarinades.
[2]
AUBERY, Histoire
de Mazarin, t. III, p. 425.
[3]
LORET, La
Muze historique, 16 novembre 1652, t. I, p. 308.
[4]
Lettres mss. déjà citées.
[5]
Aux preuves déjà citées par nous, ajoutez ce que dit le Livre des choses
mémorables de l'abbaye de Saint-Denis : Cette
députation porta coup, etc. Registres de l'Hôtel de ville de Paris pendant la
Fronde, t. III, p. 445.
[6]
Mémoires du vicomte de Turenne, p. XCIX. Le messager s'appelait M. de Varenne.
Le témoignage de Turenne, si net, si précis, est capital pour l'histoire de ce
temps. Il doit primer tous les autres Mémoires et toutes les Correspondances.
[7]
Je ne cite aucune référence à ce paragraphe. C'est toutefois celui qui m'a
coûté le plus de recherches, le plus de réflexions. Je donne mon opinion pour
ce qu'elle vaut. Les contemporains, avec ou sans gazettes, sont bien obligés de
juger les hommes d'après leurs actes. J'agis comme un contemporain. En tout
cas, mon verdict n'entraînera pas mort d'homme.
[8]
Charlotte-Marie de Lorraine, née à Richmond, en 1625. P. ANSELME, Histoire
générale, t. II, p. 1265, 1re édit. ; DUBUISSON-AUBENAY, Journal, t. I, p. 59, édit.
Saige.
[9]
DUBUISSON-AUBENAY, Journal,
t. I, p. 79.
[10]
DUBUISSON-AUBENAY, Journal,
t. I, p. 88-89.
[11]
DUBUISSON-AUBENAY, Journal,
t. I, p. 229, 244, 270.
[12]
Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires,
t. II, p. 416.
[13]
RETZ, Mémoires,
t. IV, p. 424.
[14]
Lettre de Mazarin, du 21 novembre 1652, déjà publiée par MM. Chéruel et
Chantelauze, mais par extraits. Le passage relatif à Mlle de Chevreuse est
chiffré.
[15]
Guy JOLY, Mémoires,
p. 70.
[16]
Guy JOLY, Mémoires,
p. 84.
[17]
BOSSUET, Oraison
funèbre d'Anne de Gonzague.
[18]
Guy JOLY, Mémoires,
p. 83 ; RETZ, Mémoires,
t. IV, p. 444.
[19]
CHÉRUEL, Histoire
de France sous le ministère de Mazarin, t. I, p. 371 et suiv. M. Chéruel
cite des correspondances qu'il attribue à Foucquet-Croissy et qu'il suppose
avoir été saisies quand on les expédiait à Condé. Ces correspondances ont déjà
été publiées par Champollion, à la suite des Mémoires de Lenet. Elles
peuvent être de Foucquet-Croissy, mais on ne voit pas comment, si elles avaient
été saisies, Lenet aurait pu les faire entrer dans ses portefeuilles.
[20]
BOSSUET, Oraison
funèbre de Michel Le Tellier.
[21]
RAPIN, Mémoires,
t. I, p. 518, 519.
[22]
Lettre du 8 décembre 1652. Archives des affaires étrangères, France, t. CXLIV,
p. 112. Original cité par CHÉRUEL, loc. cit., t. I, p. 380.
[23]
Lettre de Mazarin h Le Tellier. Bibl. nat., ms. fr., 6891, f° 353. Cf. CHÉRUEL, Histoire de
France sous le ministère de Mazarin, t. I, p. 380.
[24]
Lettres de Mazarin à l'abbé Foucquet. 1111. nat., ms. fr. 23202, f° 69.
[25]
CHÉRUEL, loc.
cit.
[26]
Guy JOLY, Mémoires,
p. 83, 84.
[27]
Dans son Recueil de maximes véritables et importantes pour l'institution du
Roy, contre la fausse et pernicieuse politique du cardinal Mazarin, prétendu
surintendant de l'éducation de Sa Majesté, Claude Joly, qui écrivait vers
la fin de 1652 (l'édit. est de 1653), était dans l'appréhension qu'il (Mazarin) vint encore
donner à notre jeune Roy par ses paroles et encore plus par l'exemple de ses
actions, cette leçon détestable, que celuy qui ne sçait feindre et dissimuler
ne sçait pas régner. Recueil..., p. 514, édit. Paris, 1653.
[28]
Lettre de Mazarin à B. Foucquet, datée de Faine, le 19 décembre. Bibi. nat.,
me. fr. 23202, f° 70.
[29]
Lettre de Mazarin à B. Foucquet, datée de Faine, le 19 décembre. Bibi. nat.,
me. fr. 23202, f° 70.
[30]
Lettre de Mazarin à l'abbé Foucquet, du 24 décembre 1652, publiée en extraits
par CHÉRUEL, Mémoire
sur Foucquet, t. I, p. 2141 par CHANTELAUZE, Le cardinal de Retz, t, I, p. 477.
[31]
RETZ, Mémoires,
t. IV, p. 447.
[32]
O. TALON, Mémoires, p. 518, continuation par D. TALON.
[33]
Lettre du 2 janvier 1653. Archives des Affaires étrangères, France, t. CL,
pièce 18, citée par CHÉRUEL
; ORMESSON, Journal,
t. II, introd., p. XXXIII.
[34]
GODEFROY, Histoire
de Charles VII, p. 872, Paris, 1616.
[35]
Lettres de N. Foucquet à Mazarin en date du 19 janvier 1653.
[36]
Affaires étrangères, France, t. CL, pièce 9. CHÉRUEL, Mémoires d'Ormesson, t. II,
introd., p. XXXV.
Lettres d'un confident de Mazarin, 20 janvier 1653. Affaires étrangères, t.
CXLIX, pièce 14, CHÉRUEL,
loc. cit., p. XXXV.
[37]
V. lettre de l'abbé Foucquet à Mazarin, en date du 30 janvier 1653.
[38]
Ce fait, jusqu'à présent inconnu, m'a été révélé par le passage de la lettre
d'un confident de Mazarin citée plus haut, passage que M. Chéruel a appliqué,
mais à tort, à Nicolas Foucquet (Mémoire sur N. Foucquet, t. I, p. 228).
Voici la raison de décider. Je ne saurois, dit
le confident, oublier les paroles que je lui entendis
proférer dans le Palais-Royal, un peu avant la sortie de Votre Éminence de Paris, que les pierres qui enfermoient les princes
s'élèveroient contre ceux qui les avoient emprisonnés. Or, ce sont bien les
paroles de Molé, en date du samedi 7 janvier 1651 : Les
pierres qui les enferment sont capables de s'élever et de porter leurs plaintes
si haut, qu'elles seront entendues dans toutes les provinces, et leurs voix
seront capables d'exciter toute la France pour travailler à leur soulagement.
O. TALON, Mémoires, p. 405. Molé ne voulut pas donner son discours
par écrit.
[39]
Il s'en défend dans les Mémoires, publiés sous son nom et qui, pour
partie, doivent être exacts (t. III, p. 214).
Un journal, cité par Chéruel (Mémoire sur Foucquet,
t. 1, p. 226. Bibl. nat., ms. fr., n° 1238 C bis, f° 521), témoigne du fait qui
est encore attesté par les Défenses de Foucquet, t. V, p. 57. Cf. surtout
lettre de Colbert à Mazarin, janvier 1653. Lettres et instructions de Colbert,
t. I, p. 198.
[40]
Lettre de Servien à Mazarin. CHÉRUEL, Mémoire sur Foucquet, t. I, p. 226.
[41]
Lettre de l'abbé Foucquet à Mazarin.
[42]
Lettre de l'abbé Foucquet à Mazarin.
[43]
Colbert à Mazarin, 4 janvier 1653. Lettres et instructions, t. I, p. 199 ; CHÉRUEL, Mémoire sur
Foucquet, t. I, p. 231. Il ne faut pas être grand clerc pour voir que
Colbert ne veut pas parler explicitement, même à Mazarin. Il énonce la
question, sa réponse, et laisse tirer les conséquences.
[44]
D. TALON, Mémoires,
p. 518.
[45]
LENET, Mémoires,
p. 597.
[46]
Lettre de Servien à Mazarin. CHÉRUEL, Mémoire sur Foucquet, t. I, p. 229.
[47]
M. Chéruel (Histoire du ministère de Mazarin) a cité ce propos en
italien : Lyonne segna et Servien taglia, qu'il
traduit par : l'un coud et l'autre tranche.
Il faut entendre : l'un dessine, l'autre grave.
[48]
BUSSY-RABUTIN, Mémoires,
t. I, p. 340. Colbert, dans son Mémoire sur les finances (Lettres et
Instructions, t. Il, p. 25), dit aussi que Mazarin nomma N. Foucquet
surintendant, à raison des services rendus par B. Foucquet. Ce Mémoire est très
curieux à étudier, en ce qu'il montre bien le procédé des hommes qui écrivent
leurs Mémoires en préparant leur histoire.
[49]
Testament politique, t. I, p. 158.
[50]
Cf. lettre de Colbert, en date du 4 janvier 1653 (Lettres et Instructions,
t. I, p. 199), où Colbert insinue à Mazarin l'idée de nommer deux
surintendants, s'il ne se décide pas à établir un conseil de finances.