NICOLAS FOUCQUET

TROISIÈME PARTIE

 

CHAPITRE VI. — RÉACTION GOUVERNEMENTALE.

RÉPRESSION DE LA LICENCE DE LA PRESSE. - PREMIÈRES TENTATIVES DE RÉSISTANCE DANS LE PARLEMENT (Novembre 1652-7 février 1653)

 

 

Des gardes aux principales portes de la ville, le Roi installé, non plus dans le Palais-Royal, lieu ouvert et prédestiné à tous les rassemblements d'émeutiers, mais dans le château du Louvre, ayant, grâce à la terrasse des Tuileries et à quelques bons postes de soldats, pied dedans, pied dehors Paris, on pouvait dire que l'ordre matériel et la paix de la rue étaient assurés. Cette occupation militaire qui, six mois auparavant, eût soulevé tant de colères, fut subie sans protestations par les bourgeois, qui fraternisèrent même avec les troupes. Il fut beaucoup plus difficile de rétablir le calme dans les esprits.

Une des premières causes du désordre était la licence de la presse.

Depuis trois ans, les imprimeries parisiennes avaient inondé la ville et la province de libelles, de feuilles volantes, de petits papiers jetés le soir ou la nuit dans la rue. Royalistes et frondeurs s'en étaient accablés. Le Parlement avait tenté de mettre un frein à cette licence, une sourdine à ce grand bruit dans lequel sa voix même se perdait. Nicolas Foucquet, au début de ses fonctions de procureur général, avait requis des condamnations contre les libellistes. Puis, voyant l'inutilité de ses requêtes, il avait cessé de lutter contre le torrent. A Pontoise, on lui dénonça une mazarinade attaquant l'honneur de la Reine. Si l'Espagnole, disait-on, détestait M. de Beaufort, c'est qu'elle et son Mazarin avaient été surpris en flagrant délit par cet ami du peuple et des bonnes mœurs. Foucquet, pensant que toute poursuite augmenterait la publicité du libelle, conclut à l'abstention. La Reine l'approuva[1].

Au lendemain de la rentrée dans Paris, se sentant la force en main, son attitude changea. Point de bruit toutefois ; point d'arrêts ni d'édits, mais l'action énergique et discrète d'un pouvoir sûr de lui. Les syndics des libraires, mandés au parquet, furent rendus responsables des abus de la presse[2]. Si la presse en gémit, on n'entendit pas ses gémissements. Le seul vrai publiciste de ce temps-là, Loret, qui n'avait pas craint de protester contre les communards de 1652, sentit sa plume paralysée. Les gens de Cour, les gens vulgaires, — Ne disent plus rien des affaires. — Allassent-elles cent fois pis, — Cela n'est pas sur le tapis[3].

Le malin Normand, avec ses réticences, laissait entendre que les affaires pouvaient aller mieux. En effet, on avait bien obtenu l'ordre dans la rue, le silence dans la presse, mais l'adhésion de la haute bourgeoisie manquait encore au gouvernement. On n'osait pas rappeler Mazarin, qui, cependant, avait eu grande envie de revenir à Paris lors de l'entrée du Roi. Il croyait cette récompense due à son zèle, à ses sacrifices, à son ennuyeux séjour dans la petite chambre de la bicoque de Bouillon. Enfin, il s'était résigné. Sans doute on n'avait pu mieux faire. L'intérêt du Roi avant tout. Nicolas Foucquet, très ouvertement[4], les ministres, avec plus de circonlocutions, avaient donné à entendre qu'un retour du Cardinal serait prématuré. L'habile politique, ne voulant pas commettre deux fois la même faute, fit alors de nécessité vertu et résolut de tirer parti de cette prolongation de son exil pour se débarrasser d'un dernier adversaire.

Quand un homme du tempérament de Mazarin, ni cruel ni rancunier, s'acharne, même après la bataille, sur un ennemi désarmé, il faut croire qu'il a ressenti une grande peur. Condé, prince du sang, d'autant plus fier qu'il était moins heureux, avait en quelque sorte légitimé par ses airs méprisants l'attitude intraitable du ministre. Mais quelle cause assigner à la rancune de ce dernier envers le cardinal de Retz[5] ?

Depuis plusieurs mois, le coadjuteur, un peu par satisfaction de sa récente promotion au cardinalat, beaucoup par mépris pour le médiocre personnel des frondeurs, cherchait à rentrer en grâce auprès de la Reine. Très sincère dans sa démarche à Compiègne, on l'avait vu courir au Louvre, saluer le Roi avec tant de soumission, qu'on avait dû l'en remercier. Ce n'est pas tout. Du 22 au 27 octobre, Retz s'efforça de conclure personnellement et régulièrement la paix par l'entremise de Turenne. Comme gage de son désir d'entente, il offrait le mariage de Mlle de Retz, sa nièce, avec un Mancini. Turenne déclina cette mission, doutant non de la sincérité du coadjuteur, mais du bon vouloir de Mazarin. Toutefois, il prévint le ministre des avances faites par son adversaire. Le message resta sans réponse[6]. Le maréchal, fin politique autant que grand capitaine, l'homme aux sourcils croisés, comme on l'appelait, ne s'était pas mépris. Le Cardinal ne voulait entendre à rien.

Mazarin n'a dit ni écrit à personne les véritables raisons de sa rancune. Jalousie d'ambitieux ? Retz baissait pavillon. Jalousie de robe écarlate ? Peut-être, et peut-être bien une autre jalousie. Un certain jour, le vaniteux coadjuteur, oubliant ses devoirs envers la Reine, envers lui-même, s'était empanaché à la cavalière et, se glissant à travers le cloître Saint-Honoré, avait rêvé de séduire Anne d'Autriche. Anne, surprenant ce manège, en avait ri de son rire indulgent. Mazarin aussi l'avait su, n'avait pas ri et ne devait pas désarmer[7].

Il chargea les Foucquet de l'exécution de sa vengeance. Nicolas aurait voulu éviter cette besogne compromettante. Ces scrupules n'arrêtèrent pas son frère Basile, de plus en plus pourvu d'abbayes, de moins en moins abbé.

Les hostilités entre ces deux hommes dépravés furent pour ainsi dire déclarées autour du cercueil d'une jeune femme.

De même qu'à certaines heures, les hommes se sentent comme contraints à des retours sur eux-mêmes, l'histoire suspend parfois sa narration pour évoquer le passé.

Au commencement de l'année 1626, il y avait alors trente-six ans, la duchesse de Chevreuse, revenant de Richmond en Angleterre, rapportait une petite fille, âgée de quelques mois à peine[8], ce qui n'empêchait pas cette femme ambitieuse de se jeter aussitôt à corps perdu dans ce qu'on appela la conspiration de Chalais.

Mal élevée par une marâtre, Mme de Chevreuse ne trouva pas dans son cœur les inspirations propres à corriger les défauts de son éducation première. Ballottée d'exil en exil, ne vivant que pour ses intrigues, dépourvue de sens moral, quand et comment aurait-elle su former le cœur de ses enfants ? Lorsque, en 1648, après sa relégation à Tours, la duchesse, grâce à la révolution, revint à Paris, elle y fut précédée par la réputation de beauté de sa fille aînée[9]. Fatalité des antécédents, Mme de Chevreuse, qui voulait reparaître à la Cour en royaliste[10], se trouva, comme par une pente naturelle, jetée en pleine Fronde[11]. Elle traînait à sa suite deux comparses, le marquis de Laigue, son amant à perpétuité, et le duc son mari, octogénaire crédule, garantissant à tout le monde la bonne conduite de sa femme[12], en somme le plus heureux des trois. La noble troupe possédait une jeune première, Mile de Chevreuse, admirablement belle. Sur ce point, les contemporains n'ont qu'une voix. Charlotte était bien faite de sa personne, avec un visage régulier, des yeux les plus séduisants du monde et assez d'esprit pour animer ce beau corps. Fut-ce par ordre ou par simple fortune de guerre que cette jeune fille de vingt-deux à vingt-trois ans s'engagea avec Retz, le cynique coadjuteur de Paris ? On ne sait, mais son engagement est certain. Cela n'empêcha pas qu'en 1649, par traité solennel, elle ne fût proposée et acceptée comme future femme du prince de Conti, frère du grand Condé. Ces gens, qui se détestaient à mort, ne parlaient que d'alliances entre leurs familles. Il est vrai que Condé et Conti, sortis de la prison du Havre, retirèrent leur parole, grossièrement même, et avec accompagnement, à l'adresse de la fille, d'expressions autrefois appliquées à la mère par Mazarin. La mère, qui ne s'arrêtait pas aux bagatelles, résolut de se venger et chercha un allié.

Soit qu'on ne le trouvât plus assez ardent, soit par simple caprice féminin, Retz avait cessé de plaire. Ce fut Basile Foucquet qui entra dans l'hôtel de Chevreuse, d'abord comme porte-parole de Mazarin, puis, parait-il, pour son propre compte, en amant heureux. Il y servait son quartier près de Charlotte, suivant l'expression soldatesque du coadjuteur, quand, tout à coup, vers le 11 novembre 1652, cette belle personne fut saisie et en deux jours emportée par une fièvre maligne. Retz alla voir la mourante en curieux[13]. Basile Foucquet ne montra pas plus d'émotion que son rival. Il court, lui écrivait Mazarin, un bruit que Mlle de Chevreuse est morte ; je ne le puis croire, puisque vous ne me mandez rien. J'imagine, ajoute le Cardinal, toujours prêt à jeter de l'huile sur le feu, que vous avez parlé à M. le coadjuteur chez la personne où vous l'avez vu, et je ne doute pas que vous ne luy ayez dict librement vos sentimens[14].

La maison dont parle Mazarin était l'hôtel de Chevreuse, si subitement visité par la mort. Un bruit sinistre courut. Le corps de la défunte serait soudainement devenu tout noir ; toute noire l'argenterie dans sa chambre, effet du poison qu'elle avoit pris elle-même ou que madame sa mère lui avoit donné pour des raisons secrètes[15].

Telle fut la fin tragique de cette pauvre Charlotte, pécheresse inconsciente, digne de pitié. Sa mère l'avait abandonnée tout enfant, pour jeter son amant Chalais dans des intrigues où il perdit la vie ; elle l'avait livrée jeune fille à des Retz et à des Basile Foucquet, la laissant mourir entre ces deux égoïstes, sans poison, espérons-le, certainement sans secours.

Le contemporain qui a consigné dans ses mémoires l'insinuation perfide qu'on a relevée plus haut, Guy Joly, grande utilité dans la tragédie comique de la Fronde, n'a pas plus ménagé l'abbé Foucquet que Mme de Chevreuse. A l'en croire, l'abbé aurait proposé à la Reine d'enlever le cardinal de Retz, de le faire expédier en lieu et de sorte que rien ne seroit découvert, après quoi, il le feroit saler'[16].

Ces propos étaient-ils exactement reportés et ces projets sérieux ? En tout cas, ils prirent assez de corps pour inquiéter la princesse Palatine, qui, mêlée à toutes les négociations, incapable ni de tromper ni d'être trompée[17], désireuse de ne point recevoir de taches sanglantes, prévint le coadjuteur. Retz, inquiet, se fit escorter par des hommes armés, ce qui acheva de le compromettre[18].

Basile Foucquet ne le perdait pas de vue.

Gaston, interrogé à Limours par le rusé Le Tellier, ne s'était pas montré plus noble ami qu'autrefois, quand il y comparaissait devant Richelieu. Il accusa Retz comme il avait dénoncé Chalais, Montmorency, tous ses partisans malheureux. Le Tellier, Servien, l'abbé Foucquet firent grand bruit auprès de Mazarin de ces dénonciations rétrospectives, comme de quelques essais de rapprochement entre Retz et Condé, idées sans corps, irréalisables[19]. Retz n'avait pu comme Condé se retirer à la tête d'une armée, et, malgré sa confiance apparente, il se rendait un compte exact de l'effondrement de son parti.

A l'heure où cet homme si fidèle aux particuliers, si redoutable à l'État, d'un caractère si haut qu'on ne pouvoit ni l'estimer ni le craindre, ni l'aimer ni le haïr à demi, semblait encore se soutenir seul, et seul menacer le pouvoir victorieux[20], la vérité est que, sous ce semblant de menace, il dissimulait à peine une ardente envie de traiter. Par contre, le ministre faisait de plus en plus la sourde oreille à ses propositions[21] ; il hésitait à prendre des mesures violentes contre un autre cardinal. Au fond, il voulait qu'on lui forçât la main. Ses sous-ordres, Servien, Le Tellier, esprits de même trempe, entraient dans le jeu, Servien surtout, le moins circonspect des deux. Ils suppliaient leur chef d'avoir égard à l'intérêt de l'État. A la fin, Mazarin trouva qu'on le suppliait trop et qu'on n'agissait pas assez. C'était un grand malheur, disait-il, qu'ayant écrit tant de fois qu'il fallait, sans perdre de temps, ôter à Retz le pouvoir de mal faire, me servant même de ces termes : de façon ou d'autre, je ne me sois pas assez bien expliqué pour être entendu, en une affaire de cette conséquence[22]. Le même jour, il prescrivait à Le Tellier de faire arrêter le coadjuteur, et non en termes de façon ou d'autre, mais si clairs, qu'il enjoignait de détruire sa lettre, que son correspondant conserva soigneusement[23]. L'homme de main, choisi pour faire le coup, fut Basile Foucquet. A chaque pas vers la capitale, Mazarin écrivait à l'abbé pour stimuler son zèle. Parlez à la Reine, il n'y a rien de plus nécessaire que de travailler à empêcher le Cardinal (de Retz) de jeter les affaires de Paris dans mille désordres. Il me semble que je me suis expliqué assez nettement. Tout le monde me dit que le cardinal de Retz a plus de hauteur que jamais dans Paris ; sur quov je ne puis répliquer que les mesmes choses que j'ay déjà escrites[24]. Basile prit toutes ses mesures, soumit son plan à Mazarin[25]. Peines inutiles. Au moment même où l'on préparait un coup de force, Retz se jeta dans les filets tendus par Servien.

Il faut dire deux mots de cette vilaine action.

Exilé au plus fort de la Fronde, ce ministre de Mazarin avait été reçu très obligeamment au château de Beaupréau, propriété du coadjuteur. Il prit prétexte de ce bon accueil pour aller remercier un adversaire si courtois et lui faire entendre qu'une visite au Louvre et un léger compliment à la Reine arrangeraient tout en un moment[26]. Ni les conseils de ses amis ni les avertissements de la Palatine ne purent prévaloir contre la témérité de Retz, énervé et décidé à jouer le tout pour le tout. Le 29 décembre 1652, il fut arrêté en plein Louvre par le capitaine des gardes Villequier.

Ce que cet événement présenta de plus extraordinaire encore que l'aveuglement d'un homme si rusé et si défiant, ce fut la dissimulation imperturbable du jeune roi Louis XIV[27]. Il accueillit la victime avec bonté, renouvela ses ordres d'arrestation, entendit la messe avec le plus grand calme. Nul doute que les Foucquet n'aient alors admiré dans leur prince ce précoce empire sur soi-même. Basile se consola ode l'effacement de son rôle en dépêchant le premier avis du succès à Mazarin. Or, ce dissimulé personnage, qui, le jour même de l'arrestation, écrivait à l'abbé : Plus on attendra, plus Leurs Majestés seront embarrassées[28], affecta de recevoir la nouvelle avec une douleur hypocrite[29] et de vifs regrets de la disgrâce de son collègue. Il avait tout fait pour empêcher Retz de se perdre[30]. Si les ministres avaient usé de rigueur, c'était sans doute dans l'intérêt du Roi. L'habile homme s'était débarrassé d'un rival dangereux, le seul capable de lui tenir tête. Vingt ans plus tard, Retz, écrivant ses Mémoires, ne savait pas encore si son confrère en cardinalat avait donné l'ordre direct de l'arrêter, suivant ce que déclarait Le Tellier, ou s'il avait simplement laissé faire le coup, comme le lui disait M. de Lionne[31]. Basile Foucquet savait bien le fin mot, mais il était alors en disgrâce, et l'on avait saisi ses papiers. Quant à Nicolas, on ne pouvait aisément le consulter à Pignerol. Retz mourut sans connaître la vérité.

Nicolas Foucquet avait pu rester à l'écart de ce complot gouvernemental ; cependant il dut concourir à une autre œuvre de réaction, au rétablissement des impôts indirects sur le vin, sur les bières, sur le pied fourché. En un mot, il s'agissait d'anéantir la déclaration d'octobre 1648, si célébrée en son temps, comme une barrière placée entre l'autorité souveraine et les exactions des financiers, entre la nécessité du Roi et l'impuissance des peuples. Elle n'était plus qu'un monument de la violence du Parlement et de la faiblesse de la Cour[32]. Le procureur général se chargea de préparer les voies. Il s'entendit à cet effet avec l'avocat général Bignon, trop vieux et trop compromis pour résister, et avec son nouveau collègue, Denis Talon, fils d'Omer Talon, mort le 25 décembre. Ce jeune homme n'aimait pas les Pontoisiens et trouvait tous ces édits fâcheux. Néanmoins, il se contint. L'impôt sur la bière et sur le pied fourché furent retirés, et, le 31 décembre 1652, le Roi vint faire enregistrer trois autres édits, dont l'un supprimait la Chambre de justice, créée en 1648, mais qui n'avait jamais fonctionné.

Ces mesures financières furent le suprême effort de La Vieuville, surintendant des finances, qui mourut le 2 janvier 1653, d'une mort presque subite.

Le jour même, Nicolas Foucquet écrivait à Mazarin une longue lettre où il posait sa candidature à la place vacante. Il rappelait ses dix-huit années de service, son dévouement, celui de son frère à la personne du ministre. Il promettait le concours d'amis décidés à faire des efforts considérables. Recherchant les moyens de réparer les maux présents, d'en éviter le retour, il s'était confirmé dans cette pensée que tout dépendait de la volonté des surintendants, qu'il fallait les choisir parmi les personnes d'une probité connue, d'un grand crédit dans le public, d'une fidélité inviolable à Son Éminence. Il se présentait[33].

La force des événements, des traditions et des alliances de famille poussait Nicolas en avant. Il était petit-fils du contrôleur général Maupeou ; sa femme était petite-fille du surintendant Jeannin, et l'on allait bientôt découvrir qu'elle descendait en ligne directe d'un ministre de Charles VII[34], allié à Jacques Cœur. Les Castille, ses parents, appartenaient tous au monde de la finance. C'est leur concours que Foucquet promettait à Mazarin et qui faisait de lui l'homme de crédit dans le public. Comme probité, sa réputation était intacte. Il avait, en outre, montré des qualités d'homme d'État. Depuis plusieurs mois, il signalait dans toutes ses lettres au Cardinal les vices de la surintendance, les périls qu'ils engendraient, l'incapacité de La Vieuville[35].

Malgré la rapidité de sa demande, Foucquet avait été devancé. Le 1er janvier 1653, Servien, dans une lettre faite moitié de compliments, moitié de plaintes, avait implicitement posé sa candidature à toutes charges et à tout establissement. Mal vu, mal traité, il n'osait dire à Son Éminence tout ce qu'il avait dans l'âme à ce sujet ; mais un tel traitement était de nature à refroidir le zèle de beaucoup de gens[36].

Le Tellier, sortant de sa réserve habituelle[37], Molé, bien qu'il fût déjà premier président du Parlement et garde des sceaux, demandaient aussi la surintendance[38]. Le président de Maisons la réclamait comme un dû, en ayant été renvoyé autrefois injurieusement. Les maréchaux, ou pour mieux dire, les militaires d'antichambre, MM. de L'Hôpital et de Villeroy, se mettaient sur les rangs. On y vit jusqu'à un homme de la carrière, l'intendant des finances de Bordeaux[39], protégé par Colbert, à cause de son merveilleux talent pour embarquer les hommes d'affaires.

Les candidats abondaient, et cependant Mazarin restait perplexe. Pas un qui fût complètement à son goût. Molé, effectivement, était chargé d'emplois ; Servien, trop âgé, manquait de souplesse[40]. Ni Le Tellier, malgré sa docilité, ni Foucquet, malgré les sollicitations de son frère, n'obtinrent meilleur agrément. Ces prétentions réciproques ajoutèrent[41] à l'animosité déjà née entre ces deux hommes. La Reine dut intervenir pour rétablir entre eux un semblant de paix[42]. Cependant, le Cardinal ne se décidait pas. Aux yeux de ce ministre avide d'argent, aucune charge n'était aussi importante que celle de surintendant. Aussi voulait-il tenir le bras de l'homme dont la main tiendrait la clef du trésor royal. L'idée d'un conseil de finances fut agitée, puis abandonnée. On ne domine pas aussi aisément un conseil qu'un individu. Une lettre de Colbert révèle ce qu'en très haut lieu on pensait alors de son patron. A la mort de La Vieuville, la Reine, peu suspecte de sévérité pour le premier ministre, avait appelé son homme de confiance. Elle me demanda, écrivait ce dernier à Mazarin, si le surintendant défunt avoit fait de si grandes affaires pour Votre Éminence et de telle nature que, pour les tenir secrètes, elle Fust obligée de laisser les affaires en l'estat qu'elles estoient, sans donner l'autorité aux directeurs. Naturellement, Colbert répondit qu'il ne s'était rien passé dont il ne fit le rapport à la Reine en présence de deux mille personnes. Anne d'Autriche l'assura de sa confiance en ses déclarations. C'étaient Ondedeï et la princesse Palatine qui avaient voulu lui persuader le contraire[43]. Par occasion, Colbert donna son petit conseil, qu'il falloit se garder, dans la surintendance, des esprits capables de sacrifier et de donner beaucoup aux subalternes, pour avoir plus de facilité à tromper le principal. Bon avis, mais hors de saison.

Les caisses du Trésor étaient vides, les impôts perçus deux ans d'avance. Les rentiers, mal payés, recommençaient à s'ameuter aux portes du Parlement[44]. Nicolas Foucquet avait même été grossièrement insulté par eux, et les partisans de Condé escomptaient déjà la conséquence de ces troubles[45].

Les candidats insistaient, Servien en tête. C'était un grand malheur, disait ingénieusement ce dernier, que Son Éminence jugeât le soin des finances trop laborieux pour lui. Cependant, il n'y a pas de charge où il faille moins de travail. M. de Bullion l'avait fort bien faite de son temps, encore qu'il n'en eût jamais su le détail, qu'il ne travaillât jamais et qu'une des principales parties lui manquât, la probité. Et M. d'Effiat, qui n'avait nulle application aux affaires ! Et M. d'Émery et M. de Maisons, entièrement adonnés aux intrigues de Cour, aux entretiens des daines, aux festins, au jeu, aux autres plaisirs[46]. On reste confondu en entendant ainsi parler ce Servien, que Mazarin avait appelé un jour le graveur de pensées[47]. Il traitait la surintendance comme on fait de nos jours les recettes générales.

Nicolas Foucquet ne renonçait pas non plus à sa candidature. Son frère Basile s'était remis en campagne, s'attachant aux pas du Cardinal[48]. Ce dernier se décida enfin, mais, suivant la tournure de son esprit, sa décision ne fut ni nette ni simple. Son prédécesseur, Richelieu, avait formulé cette maxime qu'il est impossible à deux hommes jaloux l'un de l'autre de divertir les deniers de l'Épargne, chacun craignant d'être découvert par son collègue ; de plus, qu'on doit les prendre aisés, ni trop pauvres ni trop puissants[49]. Mazarin appliqua la maxime de Richelieu. Les deux compétiteurs, Servien et Foucquet, furent l'objet d'une nomination commune[50], le 7 février 1653, le lendemain du jour de la rentrée du Cardinal à Paris.

 

 

 



[1] Lettres de Foucquet à Le Tellier, Bibliothèque des Mazarinades.

[2] AUBERY, Histoire de Mazarin, t. III, p. 425.

[3] LORET, La Muze historique, 16 novembre 1652, t. I, p. 308.

[4] Lettres mss. déjà citées.

[5] Aux preuves déjà citées par nous, ajoutez ce que dit le Livre des choses mémorables de l'abbaye de Saint-Denis : Cette députation porta coup, etc. Registres de l'Hôtel de ville de Paris pendant la Fronde, t. III, p. 445.

[6] Mémoires du vicomte de Turenne, p. XCIX. Le messager s'appelait M. de Varenne. Le témoignage de Turenne, si net, si précis, est capital pour l'histoire de ce temps. Il doit primer tous les autres Mémoires et toutes les Correspondances.

[7] Je ne cite aucune référence à ce paragraphe. C'est toutefois celui qui m'a coûté le plus de recherches, le plus de réflexions. Je donne mon opinion pour ce qu'elle vaut. Les contemporains, avec ou sans gazettes, sont bien obligés de juger les hommes d'après leurs actes. J'agis comme un contemporain. En tout cas, mon verdict n'entraînera pas mort d'homme.

[8] Charlotte-Marie de Lorraine, née à Richmond, en 1625. P. ANSELME, Histoire générale, t. II, p. 1265, 1re édit. ; DUBUISSON-AUBENAY, Journal, t. I, p. 59, édit. Saige.

[9] DUBUISSON-AUBENAY, Journal, t. I, p. 79.

[10] DUBUISSON-AUBENAY, Journal, t. I, p. 88-89.

[11] DUBUISSON-AUBENAY, Journal, t. I, p. 229, 244, 270.

[12] Mme DE MOTTEVILLE, Mémoires, t. II, p. 416.

[13] RETZ, Mémoires, t. IV, p. 424.

[14] Lettre de Mazarin, du 21 novembre 1652, déjà publiée par MM. Chéruel et Chantelauze, mais par extraits. Le passage relatif à Mlle de Chevreuse est chiffré.

[15] Guy JOLY, Mémoires, p. 70.

[16] Guy JOLY, Mémoires, p. 84.

[17] BOSSUET, Oraison funèbre d'Anne de Gonzague.

[18] Guy JOLY, Mémoires, p. 83 ; RETZ, Mémoires, t. IV, p. 444.

[19] CHÉRUEL, Histoire de France sous le ministère de Mazarin, t. I, p. 371 et suiv. M. Chéruel cite des correspondances qu'il attribue à Foucquet-Croissy et qu'il suppose avoir été saisies quand on les expédiait à Condé. Ces correspondances ont déjà été publiées par Champollion, à la suite des Mémoires de Lenet. Elles peuvent être de Foucquet-Croissy, mais on ne voit pas comment, si elles avaient été saisies, Lenet aurait pu les faire entrer dans ses portefeuilles.

[20] BOSSUET, Oraison funèbre de Michel Le Tellier.

[21] RAPIN, Mémoires, t. I, p. 518, 519.

[22] Lettre du 8 décembre 1652. Archives des affaires étrangères, France, t. CXLIV, p. 112. Original cité par CHÉRUEL, loc. cit., t. I, p. 380.

[23] Lettre de Mazarin h Le Tellier. Bibl. nat., ms. fr., 6891, f° 353. Cf. CHÉRUEL, Histoire de France sous le ministère de Mazarin, t. I, p. 380.

[24] Lettres de Mazarin à l'abbé Foucquet. 1111. nat., ms. fr. 23202, f° 69.

[25] CHÉRUEL, loc. cit.

[26] Guy JOLY, Mémoires, p. 83, 84.

[27] Dans son Recueil de maximes véritables et importantes pour l'institution du Roy, contre la fausse et pernicieuse politique du cardinal Mazarin, prétendu surintendant de l'éducation de Sa Majesté, Claude Joly, qui écrivait vers la fin de 1652 (l'édit. est de 1653), était dans l'appréhension qu'il (Mazarin) vint encore donner à notre jeune Roy par ses paroles et encore plus par l'exemple de ses actions, cette leçon détestable, que celuy qui ne sçait feindre et dissimuler ne sçait pas régner. Recueil..., p. 514, édit. Paris, 1653.

[28] Lettre de Mazarin à B. Foucquet, datée de Faine, le 19 décembre. Bibi. nat., me. fr. 23202, f° 70.

[29] Lettre de Mazarin à B. Foucquet, datée de Faine, le 19 décembre. Bibi. nat., me. fr. 23202, f° 70.

[30] Lettre de Mazarin à l'abbé Foucquet, du 24 décembre 1652, publiée en extraits par CHÉRUEL, Mémoire sur Foucquet, t. I, p. 2141 par CHANTELAUZE, Le cardinal de Retz, t, I, p. 477.

[31] RETZ, Mémoires, t. IV, p. 447.

[32] O. TALON, Mémoires, p. 518, continuation par D. TALON.

[33] Lettre du 2 janvier 1653. Archives des Affaires étrangères, France, t. CL, pièce 18, citée par CHÉRUEL ; ORMESSON, Journal, t. II, introd., p. XXXIII.

[34] GODEFROY, Histoire de Charles VII, p. 872, Paris, 1616.

[35] Lettres de N. Foucquet à Mazarin en date du 19 janvier 1653.

[36] Affaires étrangères, France, t. CL, pièce 9. CHÉRUEL, Mémoires d'Ormesson, t. II, introd., p. XXXV. Lettres d'un confident de Mazarin, 20 janvier 1653. Affaires étrangères, t. CXLIX, pièce 14, CHÉRUEL, loc. cit., p. XXXV.

[37] V. lettre de l'abbé Foucquet à Mazarin, en date du 30 janvier 1653.

[38] Ce fait, jusqu'à présent inconnu, m'a été révélé par le passage de la lettre d'un confident de Mazarin citée plus haut, passage que M. Chéruel a appliqué, mais à tort, à Nicolas Foucquet (Mémoire sur N. Foucquet, t. I, p. 228). Voici la raison de décider. Je ne saurois, dit le confident, oublier les paroles que je lui entendis proférer dans le Palais-Royal, un peu avant la sortie de Votre Éminence de Paris, que les pierres qui enfermoient les princes s'élèveroient contre ceux qui les avoient emprisonnés. Or, ce sont bien les paroles de Molé, en date du samedi 7 janvier 1651 : Les pierres qui les enferment sont capables de s'élever et de porter leurs plaintes si haut, qu'elles seront entendues dans toutes les provinces, et leurs voix seront capables d'exciter toute la France pour travailler à leur soulagement. O. TALON, Mémoires, p. 405. Molé ne voulut pas donner son discours par écrit.

[39] Il s'en défend dans les Mémoires, publiés sous son nom et qui, pour partie, doivent être exacts (t. III, p. 214).

Un journal, cité par Chéruel (Mémoire sur Foucquet, t. 1, p. 226. Bibl. nat., ms. fr., n° 1238 C bis, f° 521), témoigne du fait qui est encore attesté par les Défenses de Foucquet, t. V, p. 57. Cf. surtout lettre de Colbert à Mazarin, janvier 1653. Lettres et instructions de Colbert, t. I, p. 198.

[40] Lettre de Servien à Mazarin. CHÉRUEL, Mémoire sur Foucquet, t. I, p. 226.

[41] Lettre de l'abbé Foucquet à Mazarin.

[42] Lettre de l'abbé Foucquet à Mazarin.

[43] Colbert à Mazarin, 4 janvier 1653. Lettres et instructions, t. I, p. 199 ; CHÉRUEL, Mémoire sur Foucquet, t. I, p. 231. Il ne faut pas être grand clerc pour voir que Colbert ne veut pas parler explicitement, même à Mazarin. Il énonce la question, sa réponse, et laisse tirer les conséquences.

[44] D. TALON, Mémoires, p. 518.

[45] LENET, Mémoires, p. 597.

[46] Lettre de Servien à Mazarin. CHÉRUEL, Mémoire sur Foucquet, t. I, p. 229.

[47] M. Chéruel (Histoire du ministère de Mazarin) a cité ce propos en italien : Lyonne segna et Servien taglia, qu'il traduit par : l'un coud et l'autre tranche. Il faut entendre : l'un dessine, l'autre grave.

[48] BUSSY-RABUTIN, Mémoires, t. I, p. 340. Colbert, dans son Mémoire sur les finances (Lettres et Instructions, t. Il, p. 25), dit aussi que Mazarin nomma N. Foucquet surintendant, à raison des services rendus par B. Foucquet. Ce Mémoire est très curieux à étudier, en ce qu'il montre bien le procédé des hommes qui écrivent leurs Mémoires en préparant leur histoire.

[49] Testament politique, t. I, p. 158.

[50] Cf. lettre de Colbert, en date du 4 janvier 1653 (Lettres et Instructions, t. I, p. 199), où Colbert insinue à Mazarin l'idée de nommer deux surintendants, s'il ne se décide pas à établir un conseil de finances.