NICOLAS FOUCQUET

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE III. — UNE CHAMBRE DE JUSTICE SOUS LOUIS XIII.

 

 

Henri de Talleyrand, comte de Chalais, troisième fils de Daniel de Talleyrand et d'une fille du maréchal de Montluc, avait en 1626 vingt-huit ans ou environ. Il était, depuis l'âge de sept ans, le camarade du Dauphin, devenu depuis le roi Louis XIII. Sa mère, restée veuve, avait réuni ses dernières ressources pour acheter à ce fils, espoir de la famille, la charge de grand maitre de la garde-robe, charge si proche de la personne royale. Henri était d'ailleurs un grand et beau garçon, aimable et avenant, désireux de plaire et ne sachant dire non. Brave de naissance, il avait déjà reçu une blessure au siège de Saint-Jean de Losne. Tout cela le laissait néanmoins cadet de famille, quasi sans fortune, ce qui fit qu'on résolut de le marier vite et richement.

Or, entre tontes les héritières, une était particulièrement couchée en joue, Charlotte de Castille, fille du financier de ce nom, petite-fille du président Jeannin, le vieil ami des Maupeou et des Foucquet. Beaucoup de familles se disputaient cette très riche proie. Le père de Charlotte était alors emprisonné à la suite de recherches contre les partisans. On offrait la liberté du père contre l'engagement de la fille, ce qui révoltait la conscience et l'affection du grand-père[1]. Chalais fit-il comme les autres ? Usa-t-il de ces vilains moyens ? On ne sait. On le croirait presque, à voir les tristes suites de cette union.

Charlotte Jeannin se présentait en belle personne, d'intelligence médiocre[2]. Chalais, esprit inquiet, ambitieux, aventureux, resta mécontent de sa position. Familier d'un prince mélancolique et timoré, ces liens de faveur royale, si enviés par d'autres, lui pesaient comme de lourdes chaînes. Le goût de l'intrigue, mis à la mode par les Médicis, exerçait alors un attrait fatal, comme de nos jours celui des spéculations financières. Amasser de l'argent, en traitant de finances à la façon de son beau-père Castille, ou en économisant comme son grand-père Jeannin, ni l'un ni l'autre procédé ne convenait à Chalais. Le maréchal d'Ancre, Luynes, voilà ses modèles.

Cet étourdi ne savait pas encore ce qu'il voulait faire, lorsque, dans le hasard d'une rencontre, il tua en duel le jeune Pontgibault[3]. Grandes discussions ; les uns plaignant la victime, les autres défendant Chalais. Entre ces derniers, on remarqua le maréchal d'Ornano et le grand prieur de Vendôme, le grand prieur si animé, qu'il voulut se battre contre son propre beau-frère, le duc d'Elbeuf. Que ces gens étaient fous, mais qu'ils étaient braves ! Ces engendrements de querelle n'étonnaient pas alors. On remarqua toutefois, et ce fut là le commencement des malheurs de Chalais, que ses partisans étaient précisément les seigneurs qui entretenaient Monsieur, frère de Louis XIII, dans l'aversion de se marier selon la volonté du Roy.

Monsieur était alors le centre d'une grande intrigue.

Héritier présomptif du trône, Gaston excitait l'inquiétude des uns, l'espoir ambitieux des autres. Cet adolescent de dix-neuf ans, mal élevé par une mère douée de plus d'esprit que de bon sens, commençait d'être, comme il le fut toute sa vie, un jouet inconscient aux mains de ses favoris. Or, en 1626, cette mère s'était mis en tête de le marier à la princesse de Montpensier. Exécutant en apparence la dernière volonté de son époux, le roi Henri, elle voulait, en réalité, humilier sa bru, Anne d'Autriche, en plaçant près d'elle, reine stérile, une princesse héritière, mère espérée d'une postérité royale. Naturellement, un parti d'opposition se forma aussitôt. Pourquoi marier Monsieur à cette princesse, si ce n'est parce qu'on craignait qu'il se fortifiât de l'appui d'une famille impériale ou royale ? Il fallait donc protéger Gaston contre cette machination, briser ces trames ourdies par la Reine mère et son favori, le Cardinal.

Cette période de l'été de 1626 est remarquable entre toutes dans la vie du ministre de Louis XIII.

Depuis dix-sept ans, Richelieu suivait le plan délibérément conçu et fortement médité de gouverner la France à sa guise. Véritablement fort, prenant le monde de la Cour comme il le trouvait, il était aussi résolu à dénouer avec patience les fils les plus embrouillés des intrigues féminines qu'à briser les obstacles accumulés par les hommes. Ni pitoyable ni scrupuleux, il avait pourtant un défaut capital, qu'il ne sut pas toujours cacher, celui de la peur.

N'aimant pas plus la Reine mère que la Reine régnante, jugeant à leur juste valeur le Roi et son frère, Richelieu, obligé de servir l'une ou l'autre de ces intelligences faibles ou frivoles, hésitait. Une indiscrétion de femme lui apprend que parmi les propagateurs de l'aversion, on remarquait Chalais. Il se rend aussitôt[4], sous prétexte de repos à prendre, dans cette belle maison que le surintendant Jeannin, grand et curieux bâtisseur, avait construite à Chaillot et laissée à sa petite-fille, Charlotte, femme de Chalais. Il ne lui fut pas difficile de confesser ce jeune ambitieux et de le retourner. Quand il revint en son château de Fleury, près de Fontainebleau où habitait alors le Roi, le ministre connaissait tous ceux qui divertissaient le mariage. Cependant, il était l'objet lui-même d'une contre-intrigue. Le grand prieur de Vendôme, le maréchal d'Ornano, plusieurs autres conspiraient pour le surprendre et le séquestrer. Chalais, rembarqué dans la conspiration, effrayé des conséquences, avertit un ami, qui prévint le Cardinal ; celui-ci déguerpit aussitôt, arriva très alarmé à Fontainebleau, où ses ennemis, les femmes surtout, malgré le dépit du complot avorté, ne laissèrent pas de rire publiquement de la grande alerte donnée au terrible ministre[5]. Or, il n'est pire rancune que celle d'un peureux.

A ce moment, apparaît au premier plan de la scène la personne qui devait exercer une très redoutable influence sur l'avenir non seulement de Chalais, mais de la famille Foucquet, Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse. C'était une femme d'une beauté toute-puissante et dont elle savait se servir, d'une intelligence égale à sa beauté, exécutant avec une fermeté de caractère qui ne s'amollissait jamais, des résolutions prises avec une légèreté plus extraordinaire encore. Sans vues personnelles, même à courte distance, ce qu'elle aimait dans les aventures, c'était le risque, la lutte et son incertitude, les veux du inonde fixés sur elle. Tout s'était réuni pour surexciter les qualités natives de cette femme dangereuse et charmante. Elle n'avait pas connu sa mère. Élevée par une marâtre, la seconde duchesse de Montbazon, qui voulait briller pour son compte, on l'avait mariée, à peine âgée de dix-sept ans, au connétable de Luynes, c'est-à-dire à l'homme le moins propre par son caractère et par les hasards de sa fortune à réformer l'esprit de cette jeune femme. La connétable ne se fit pas aimer. Quand la mort traita Luynes comme Luynes avait traité Concini, le roi Louis XIII, taciturne observateur, prit les enfants de son favori sous sa protection et chassa leur mère du Louvre, voulant nettoyer sa maison[6].

La connétable avait dès lors une si détestable réputation, que le nonce fit discrètement avertir la Reine du péril où elle mettait sa renommée, en gardant près d'elle une personne aussi licencieuse. Anne résistait, un peu par esprit d'opposition, beaucoup par faiblesse pour cette amie toujours gaie, seule habile à charmer, grâce à ses inventions romanesques, la solitude où la laissait le Roi. On crut trouver un arrangement en remariant cette veuve agitée à M. de Chevreuse, cadet de la maison de Guise. Par surcroît de prudence, le jeune ménage fut envoyé à Londres, à la suite de Madame Henriette, qui allait épouser Charles Ier. Vaines précautions. La duchesse de Chevreuse compromit la nouvelle reine d'Angleterre. Rappelée à Paris[7], humiliée par ce rappel, elle avait pris parti contre la Reine mère, contre Richelieu, contre sa propre famille. Alliée aux Guise[8], elle devait approuver le mariage Montpensier ; femme irascible, elle se jeta par dépit dans le parti de l'aversion. Pour mieux agir sur Monsieur, elle avait entrepris de séduire Chalais, succès facile.

Tout en affectant de rire de la frayeur du Cardinal, la duchesse voulait savoir pourquoi le coup de main de Fleury avait avorté. Pressé par elle, Chalais avoua tout, promit tout pour être pardonné. On dit même que ce jeune inconstant courut au-devant des questions par un aveu spontané. Cela se passait entre le 23 mai et le 2 juin 1626.

Depuis longtemps, Richelieu, de ses yeux en apparence immobiles, suivait le manège de la duchesse. A ce moment, malgré toute sa résolution, il sentit une sorte de défaillance, comme il arrive aux plus fiers courages, quand devant eux se dressent des obstacles indignes de leur effort. Après avoir ménagé une réconciliation entre Gaston et Marie de Médicis, il avait laissé la Cour partir pour Blois et demeurait dans le profond vallon de Limours, en ce château laissé par Anne de Pisseleu, astucieuse maîtresse de François Pr, à Sanguin, cardinal de Meudon. Doué de trop d'ouverture d'esprit pour ne pas calculer toutes les chances de sa situation, Richelieu voyait tous ses plans politiques à la merci d'une misérable intrigue. Sur qui s'appuyer ? sur la Reine mère, femme passionnée, versatile ? sur la jeune Reine, nature loyale, mais irritable ? sur Monsieur, plus faible encore que ces deux femmes ? Restait le Roi. Le Cardinal avait vu Louis de trop près pour faire fond sur cet esprit inconséquent. Mari froid et pourtant jaloux, fils respectueux, mais despotique, Louis XIII, tout en jugeant sévèrement son frère, redoutait et respectait en lui l'héritier de sa couronne. Si grandes que fussent ses fautes, Gaston demeurait inviolable ; seuls ses complices seraient punis. Richelieu se décida à laisser les choses suivre leur cours et limita son action à une lettre au Roi ; il v demandait la permission de prendre sa retraite. Rien de plus.

Ce fut un coup de maître. Dès le 9 juin, Louis répondait de Blois : Mon cousin, j'ay toute confiance en vous... sans vous, mes affaires iroient mal... n'apprehendez pas les calomnies... mon frère reviendra de lui-même. Je vous défendray contre qui que ce soit. Quiconque vous attaquera, vous m'aurez pour second[9]. Et, comme gage de sa résolution, le Roi fit arrêter un peu traitreusement ses deux frères naturels, MM. de Vendôme. Richelieu, à son arrivée à Blois le lendemain du coup, ne trouva donc plus entre lui et la surintendance du commerce la charge privilégiée et redoutée de l'amiral de Bretagne. Ainsi tombait un grand obstacle à ses vues sur la marine. On devine avec quel redoublement de colère concentrée il constata en même temps que les intrigues continuaient autour du Roi, compromettant tous ses plans.

En effet, Chalais, à la nouvelle du coup qui frappait ses amis, n'avait pu se tenir d'en aviser M. de Soissons, resté à Paris. Le pauvre garçon était si ému, qu'en écrivant, de grosses larmes tombaient de ses yeux. Le soir, il se rendait chez Monsieur, sans soupçonner la présence d'espions du Cardinal. Le lendemain, il allait rendre visite à Richelieu et se perdait de nouveau en promesses de loyal service. Cependant, le parti de l'aversion se croyait si fort que, le 21 juin, la Chevreuse, selon l'expression du temps, bravait, avec une témérité virile, en face, chez lui, à Beauregard[10], le redoutable politique qui, s'armant au contraire d'une dissimulation féminine, écoutait tout et ne répondait rien. La conspiratrice émérite ne manquait pas d'irriter Chalais, de le piquer de jalousie : le Cardinal était amoureux d'elle, mais s'il voulait, lui, s'il se donnait entièrement à son service, elle mépriserait toute la terre[11].

Sur ces entrefaites, la Cour partit pour Nantes. L'habile Cardinal restait toujours en arrière, laissant aux passions compromettantes un plus libre jeu. Calcul exact. A peine arrivé à Tours, Chalais envoyait un émissaire, à Metz, demander au gouverneur de cette ville française si Monsieur pouvait compter sur lui. A Saumur, au contraire, il arrêtait Gaston, prêt à s'enfuir à la Rochelle[12]. En même temps, il se prenait de querelle à propos de femme avec son ami Louvigny, qui, six lieues plus loin, à Ancenis (2 juillet), le dénonçait au Roi comme conspirateur[13]. Louis, de plus en plus surexcité, dépêchait à Richelieu courriers sur courriers. Le Cardinal arriva, mais, sans entrer dans Nantes, s'établit à la Haie, aux portes de la ville. Ainsi l'avait-on vu quand la Cour habitait Fontainebleau, Paris, Blois, rester prudemment à Fleury, à Limours, à Beauregard. Suivant un usage assez bizarre, il fit dénoncer à Chalais l'espèce de traité déjà deux fois contracté, déjà rompu deux fois, ajoutant que le marquis ne devait plus se croire en sûreté sur sa parole. Triste parodie des coutumes chevaleresques ! Quand Chalais reçut cette dénonciation du pacte d'alliance, il venait de prévenir Monsieur que dix mille hommes gardaient les routes et que toute fuite était impossible. Le jeune homme logeait alors dans l'une des tours du château de Nantes. Il y dormait encore le 9 juillet au matin, lorsque le comte de Tresmes, capitaine des gardes, le fit arrêter par quatre archers et détenir à vue.

Cette arrestation eut un grand retentissement : Ornano ii Vincennes, les Vendôme à Amboise, Chalais à Nantes ; ni la naissance, ni le rang, ni la faveur, rien ne gardait donc plus de la foudre !

Cependant, les partisans de l'aversion ne se décourageaient pas. Les secrétaires du Roi agissaient sur ce prince irrésolu. Mme de Chevreuse animait la Reine. Monsieur jurait en gros jurons qu'il ne céderait jamais.

L'arrestation de Chalais fut immédiatement suivie de l'envoi d'un ordre au garde des sceaux Marillac. Le Roi avait eu avis de plusieurs menées et factions très importantes à sa personne et sûreté de sa couronne. En conséquence, Marillac et Beauclerc devaient informer secrètement de tous les faits et cas susdits, décréter contre toutes personnes. La connaissance des faits leur était attribuée, avec défense à toutes cours et à tous juges d'en connaître. Le jugement était réservé à telles personnes que le Roi trouverait bon de désigner, car tel était son plaisir[14].

On ne savait rien ou peu de chose seulement des agissements reprochés à Chalais. Marillac, vieux magistrat, pour donner à sa procédure un point de départ, fit comparaître Roger d'Aster de Grammont, frère de Louvigny, âgé de vingt ans ou environ. Ce grand enfant déclara que Chalais s'ennuyait, avait des intrigues en tête, qu'il avait consulté des devins et des astrologues, et, à leur dire, devait être fort heureux ou fort malheureux ; il se levait la nuit pour parler aux favoris de Monsieur, qui venaient prendre près de lui c‘ la tablature e de ce que le frère de Sa Majesté devait faire ; lui, Louvigny, était l'ami du prisonnier, il lui avait conseillé de ne pas voir si souvent Monseigneur en public. Chalais l'avait remercié de ces bons conseils, et, de fait, il s'était contenté de voir Monseigneur en secret, d'écrire au comte de Soissons et à M. de La Valette[15]. Cet interrogatoire captieux et ces réponses perfides n'ajoutaient rien à la dénonciation primitive. L'impatience naturelle à Chalais devait plus lui nuire que ses dénonciateurs.

Atterré à la première heure, le pétulant jeune homme s'était vite remis et avait fait demander deux amis, Antoine Ruzé, marquis d'Effiat, et Achille d'Étampes, sieur de Valençay. Jamais, leur dit-il, il n'avait manqué au service du Roi ; au contraire, il avait empêché de grandes violences ; que le Roi, confiant en lui, l'employât auprès de son frère, et il ferait avouer à Monsieur tout ce que le grand prieur lui avait conseillé[16].

C'était trop dire ou trop peu. Aussitôt après la visite, d'Effiat et Valençay déposaient du tout devant Louis XIII et Richelieu[17]. Le tout se réduisait à peu de chose. Le lendemain, 10 juillet, Marillac interrogeait Chalais et, malgré son habileté consommée, n'en tirait rien. L'inculpé alléguait les ordres donnés par le Cardinal. Sur un seul point, il se compromit en niant sa lettre à M. de Soissons. Il avoua un message verbal, rien de plus[18].

Le prisonnier s'inquiétait cependant. Le 12 juillet, il fit demander Richelieu et M. de Bellegarde. Ce dernier était un de ses protecteurs. C'était lui qui l'avait marié. L'un et l'autre se rendirent à sa prière.

Chalais d'abord se réclama de tous les avis donnés au Roi, par l'entremise du Cardinal et de M. de Valençay[19]. Le malheureux, dépassant le but, comme tous les hommes compromis, renouvela l'offre de faire prendre les courriers de Monsieur. — Il n'est plus temps d'y penser, répondit le Cardinal, Monsieur est réconcilié avec le Roi. L'accusé, ajoutait-il, n'avait d'autre moyen de salut qu'une entière confession de tout le passé. On en avait bonne connaissance d'ailleurs. A titre d'indice, Richelieu cita trois faits. Chalais nia d'abord en souriant, puis avoua l'un des faits, sans nier formellement les antres ; qu'on lui demandât ce qu'il en était, il dirait ce qu'il savait. — Je ne suis pas venu, répondit le Cardinal, pour vous interroger ni pour vous instruire, mais, sur votre appel, pour vous écouter et voir si une sincère confession témoignerait de votre repentance. Chalais alors de presser Richelieu qu'on rassurât de la grâce royale, et il dirait tout.

Il faut ici produire la déposition faite par Lamont, sous la dictée de Richelieu. Ledit seigneur Cardinal n'avoit nul pouvoir de lui donner cette assurance... tout ce qu'il lui pouvoit promettre étoit que, s'il déclaroit tout ce qu'il savoit, il s'emploieroit fidèlement â ce qu'il plut au Roy lui faire grâce ; qu'au reste, on n'avoit pas besoin de sa déclaration pour savoir tout ce qui s'étoit fait, mais bien pour voir s'il parloit franchement[20]. Ainsi Chalais ne savait-il pas que Monsieur avait envoyé des courriers pour assurer sa retraite ? Chalais répondit d'abord non, puis : Je ne sais pas ; puis : Quand je l'aurois sçu, serais-je coupable ?Vous ne pouvez l'ayant sçu vous exempter de crime, réplique le ministre, étant obligé d'avertir non seulement par devoir, mais par promesse.

Le malheureux, ne sachant que répondre, arpente son cachot, comme s'il était seul, rêveur, agité, silencieux. Richelieu fait mine de s'en aller. Chalais le supplie de demeurer, le conjure de le tirer de là. Alors le Cardinal de prendre à témoin Bellegarde et même l'exempt Lamont qu'il ne promettait rien, si ce n'est de s'employer auprès du Roi pour obtenir la grâce de l'accusé au cas qu'il dit tout. Chalais insistait pour avoir une assurance pleine et entière. L'exempt l'interrompit : pourquoi marchander, au lieu de parler franchement, puisqu'il en avait assez dit pour sa condamnation !

A cette parole de soldat, l'accusé se trouble, raconte tout ce qu'il sait, rappelle aussitôt ses services, jure une fidélité inébranlable ; sa vie, sa charge, sa femme, ses enfants en seront les gages. Sur ses instances, le Cardinal lui promet une réponse dans la journée, dès qu'il connaîtra les volontés du Roi[21].

La journée se passa, puis la suivante. Pas de réponse ; l'infortuné jeune homme n'y tient plus, appelle de nouveau le ministre et Bellegarde. Il avait oublié certains détails ; au fond, il demandait sa grâce, comme ayant le premier découvert les pensées de Monsieur et les conseils du grand prieur. Puis, songeant tout à coup qu'on pourrait lui faire répéter ses aveux en justice : J'aimerais mieux qu'on me tranchât la tête que de déposer[22]. Ce que dit Richelieu dans cette seconde entrevue n'a pas été reproduit au procès. Jusqu'au 28 juillet, c'est-à-dire pendant douze jours environ, Chalais resta au secret : au secret pour lui, à l'espionnage pour le Cardinal.

Ce Lamont, gentilhomme écossais, dont l'infortuné jeune homme était l'hôte forcé, prêtait une oreille complaisante à tons les propos du prisonnier, à ses accès d'espérance et de désespoir. Il en faisait jour par jour à Richelieu des rapports officieux, transformés ensuite devant Marillac en dépositions officielles, point de départ de nouveaux interrogatoires. Quoi qu'on fît, Chalais n'ajoutait rien à ses aveux, n'ayant rien de plus à avouer. Il parlait comme il écrivait, confiant dans les services par lui rendus, allant au-delà, offrant d'espionner, de dénoncer, dénonçant déjà son beau-frère, Saint-Géry[23].

Interrogé par Marillac (28 juillet 1626), dont toutes les questions étaient tirées des rapports de Lamont, Chalais revenait toujours à ses mêmes réponses. Il a donné l'avis ; il a empêché toutes violences contre le Cardinal[24]. A Paris, il n'a jamais été d'intelligence avec Monseigneur. Rien à lui reprocher, sinon de n'avoir pas avisé de l'envoi de M. d'Obazine à Metz. Sur ce point, il avouait son tort. Marillac lui reproche d'avoir dit au grand prieur de Vendôme et à son frère qu'ils n'auraient pas dû venir à Blois. Il s'en défend assez bien. Pouvait-il ne pas prendre part an malheur d'un homme qui avait offert d'exposer sa vie pour lui ? Affolé, il retombait toujours dans ses idées que, s'il plaisait au Roi de le délivrer, il rendrait de très grands services, suppliant que ce qu'il dit soit tenu fort secret[25]. Les anciennes cabales et les cabaleurs, il les découvrira tous jusqu'au dernier. Il aidera au mariage de la princesse de Montpensier. On a pour garant de la sincérité de son repentir sa charge, sa tête, dont il parle comme si elle était encore à lui. Puis, ayant signé l'interrogatoire, le malheureux en revient à sa vilaine proposition de faire prendre son beau-frère.

Ce pauvre garçon se doutait si peu de l'orage foudroyant accumulé sur sa tête, qu'il écrivit aussitôt au Cardinal une lettre extraordinaire : Monseigneur, je crois que VOUS aurez vu la continuation de tua franchise par Monsieur le garde des sceaux, et même considéré les avis que je peux servir (sic)... Je crois, Monseigneur, que vous y contribuerez, puisqu'il n'y a rien qui vous puisse ôter la confiance que je vous donne de ma fidélité et oserois vous dire que tout le monde en aura besoin ; car, si celui qui est cause de ma détention va à la chasse, s'éloignant beaucoup, son ancien dessein est de s'en aller de là ; et s'il vous donne quelque espérance de son mariage, assurez-vous qu'il vous amuse jusqu'à ce qu'il ait fait son escapade. Je suis si véritable et si puissant pour l'effectuer, que j'ai très grande espérance en la bonté du Roi... C'est ce que souhaite, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur et créature, Chalais[26].

Armé de semblables lettres, le Cardinal était maitre absolu de Gaston. Quant à Chalais, il ne comptait plus.

Ni Marillac ni Richelieu ne lui répondant, le prisonnier chercha quelque autre issue. On lui avait laissé un serviteur, nommé Joannès, Basque d'origine, qui s'aboucha avec le valet de Lamont pour décider ce dernier à porter des correspondances du détenu à Martin, frère de Joannès, et à Mme de Chevreuse.

Si mes plaintes, écrit Chalais à la duchesse, ont touché les âmes les plus insensibles quand mon soleil manquoit de luire dans les allées dédiées à l'amour, où seront ceux qui ne prendront part à mes sanglots dans une prison où ses rayons ne peuvent jamais entrer ? et mon sort est d'autant plus rigoureux qu'il me défend de lui faire savoir mon cruel martyre. Dans cette perplexité, je me loue de mon Maitre qui fait simplement souffrir le corps, et murmure contre les merveilles de ce soleil dont l'absence tue l'âme et cause une telle métamorphose que je ne suis plus moi-même que dans la persistance de l'adorer, et mes yeux, qui ne servoient qu'à cela, sont justement punis de leur trop grande présomption par plus de larmes versées que n'en causa jamais l'amour[27].

Le valet de Lamont remit ce galimatias amoureux à son maitre, qui le transmit au Roi, c'est-à-dire au Cardinal. Les missives copiées, on les envoya à leur adresse. Mais Joannès, frère de Martin, étant allé conduire hors de Nantes la femme de Chalais, éloignée par ordre, la correspondance subit un nouveau retard. Ce même jour, 1er août, le prisonnier, gardé jusque-là dans une chambre du château au-dessus de celle qu'occupait la Reine régnante, fut transféré dans le cachot d'une des tours de la porte d'entrée ; encore fit-on boucher la fenêtre donnant sur le pont-levis[28]. De plus en plus impatient, Chalais change de nouveau sa ligne de conduite et écrit au Roi[29]. Il espère que le Roi ne le condamnera pas tout à fait, puisque cela importe les Dames. Louis lut la lettre et la remit au Cardinal. Le lendemain, nouvel interrogatoire. On n'y trouve qu'un fait nouveau ; pas même un fait, une simple indication. Chalais a considéré que si Dieu appeloit le Roi, Monseigneur pourroit épouser la Reine ; mais il ne sait cela que par bruit de Cour[30].

Ces trois lignes d'interrogatoire étaient de celles qui suffisent à faire pendre leur homme. Richelieu, suivant sa coutume, s'effaça et fit comparaître devant Marillac Lamont, qui déposa à sa place. lie plus, la déposition de Lamont fut scindée en deux parties, afin de pouvoir montrer ou cacher celle où il était question de la Reine.

Chalais, loin de penser qu'il se fût livré au bourreau, se croyait sûr de sa grâce. Sa grâce ! il n'y songea même plus quand on lui remit enfin la réponse de Joannès : réponse concise, mais pleine de nouvelles. La mère du prisonnier était arrivée ; sa femme était partie pour Beaupréau, se sentant grosse ; sa maîtresse, au reçu de sa lettre, avait eu peur, beaucoup de peur, suppliant Joannès de ne pas l'aborder ; elle n'en agirait que plus utilement si on ne la compromettait pas. Éternel aveuglement de l'homme, ni la mère accourant à son aide, ni la femme obligée de partir pour sauver cet enfant à naître d'un père déjà condamné ne préoccupèrent le captif. Son unique pensée fut droit à la Chevreuse. À elle seule il écrivit encore, malgré les défenses réitérées de cette femme, d'ordinaire si hardie, à cette heure épouvantée, lâche.

Or, cette correspondance unilatérale avait un tiers lecteur, Richelieu, feuil sans cesse ouvert pour prendre de justes mesures. Dans ces réserves de la duchesse déconcertée, il trouva un nouveau joint pour perdre à la fois tous ses ennemis. Lamont tourna aisément l'esprit mobile et inquiet de Chalais vers cet abandon où le laissait sa maîtresse. Si une femme audacieuse abandonne un amant, c'est qu'elle aime ailleurs. Nul doute, Chalais était trahi. Aussitôt, d'accord avec Lamont, il écrit au Cardinal pour se défendre contre les dénonciations supposées de la Chevreuse. Il l'accuse d'avoir été l'instigatrice de tous les complots contre le mariage de Gaston, contre la vie du Cardinal, contre l'intégrité des mœurs de la Reine.

Cependant, le mariage de Monsieur avec mademoiselle de Montpensier ne se terminait pas. A toutes les avances, Gaston répondait par des grossièretés de paroles et de conduite. Cette étrange situation se prolongea pendant près d'un mois. Pour échapper aux négociations, le prince partit pendant cinq jours, sous prétexte de promenade sur l'eau. A son retour, cet étrange personnage, qui n'avait même pas voulu voir sa fiancée, prêta subitement les mains à tout ce qu'on voulut. C'est que pendant ces cinq jours, le Cardinal avait tiré de Chalais les paroles qu'on a entendues : Si Dieu appeloit le Roi, Monseigneur pourroit épouser la Reine.

Quant à Richelieu, diplomate consommé, feignant de ne pas oser se charger du grand poids d'un conseil décisif sur la question du mariage Montpensier, il se borna, avec cette ingénue candeur qui luy est naturelle, de représenter au Roy toutes les raisons qui l'en pourroient dissuader et celles par lesquelles il pouvoit y etre convié... étant une matière où Sa Majesté seule pouvoit délibérer, afin que la gloire en fût toute sienne et ses serviteurs garantis des succès, desquels autres que Dieu ne pouvoit répondre[31]. Ainsi parle le Mercure françois, le premier journal de France et le plus officiel qui fut jamais. Naturellement, le Roi approuva le mariage. Mais il semblait aussi qu'on ne pouvait plus condamner sévèrement les aversionnaires, puisque le premier ministre ne se prononçait pas affirmativement. Une amnistie était indiquée. Tout au contraire, à la cérémonie des fiançailles, le Cardinal, dans une belle exhortation, développa cette pensée que le mariage de Monsieur estoit la sûreté de la vie du Roi et de son Estat[32]. Qui s'y était opposé avait donc attenté à cette sûreté, à cette vie. Le commentaire de ces redoutables paroles ne se fit pas attendre. Le jour du mariage, on vérifiait à Rennes les lettres patentes établissant une Chambre de justice pour juger d'urgence certains criminels de lèse-majesté.

C'est un très ancien principe de l'ordre social, que les hommes ne doivent pas être divertis de leurs juges naturels, institués selon la loi de leur temps.

Richelieu, mettant sa volonté au-dessus de la loi, au lien de déférer Chalais au Parlement soit de Paris, soit de Rennes, créait arbitrairement une Chambre de justice criminelle. A la vérité, il la composait de magistrats du Parlement de Bretagne, mais en leur adjoignant trois maîtres des requêtes de l'Hôtel, entre lesquels François Foucquet. Les uns et les autres furent d'ailleurs nominativement choisis par lui. Officiellement nommés le 10 août, les conseillers étaient rendus à Nantes dès le 9. Ces juges, dit plus tard Richelieu, estoient de la plus grande réputation de probité. Ils n'en constituèrent pas moins un tribunal d'exception.

Au surplus, malgré l'institution de la Chambre qui devait activer l'instruction du procès, on continuait d'envelopper dans un tissu de dépositions et de délations l'infortuné Chalais, qu'on voulait frapper pour atteindre la Reine.

Le 6 août, Richelieu rendit encore visite à l'accusé, qui acheva de se compromettre en voulant se sauver. Le 7, par ordre, Lamont lui annonça le mariage de Monsieur, et Chalais de se répandre en éloges sur l'habileté du Cardinal. Loin de se clouter du coup qui le menaçait, l'inconscient jeune homme écrivait, le 8, au Roi, une lettre à demi familière[33].

A la Chambre de justice, on commença par des querelles de préséance. Les maîtres des requêtes s'installèrent aux premières places des deux côtés. Les conseillers bretons s'opposèrent à cette prétention[34]. Le garde des sceaux exigea un siège de six pouces plus élevé que ceux des présidents Bry et de Clissé.

Le 11, la Chambre prit séance dans la salle des Cordeliers. Le procureur général, Christophe Foucquet, après un éloge de M. de Marillac, de messieurs des requêtes et du Parlement, requit l'enregistrement des lettres patentes. Puis, on ordonna le huis clos. Marillac exposa l'objet de la commission. Cussé, le dénonciateur, répondit par un remerciement, attestant la fidélité des commissaires. Aussitôt le procureur général requit que le procès fût fait extraordinairement à Chalais, et la Cour rendit un arrêt conforme à ses conclusions.

Cependant, comme si on sentait que l'accusation était mal échafaudée, le garde des sceaux passa de l'audience dans le cachot de Chalais et procéda à un nouvel interrogatoire. Ensuite, il reçut une déclaration de Monsieur. Par force ou par faiblesse, ce triste personnage reconnut que Chalais lui servait d'intermédiaire auprès de M. de Soissons, le poussait à se saisir du Havre, de Pont-de-l'Arche, à négocier avec les huguenots. Le Roi et la Reine mère, le Cardinal, le marquis d'Effiat signèrent cette pièce déshonorante, mais par laquelle Chalais se trouva chargé.

Le lendemain, le procureur général Foucquet requit l'ajournement de trois personnes, la prise de corps de onze autres. La Chambre ordonna même l'arrestation de la duchesse de Chevreuse.

De ce chef, les preuves abondaient. Malgré tout, malgré l'insistance de son ministre, Louis XIII ne voulut pas approuver l'ordre d'arrêter la duchesse, qu'il se contenta d'exiler en Lorraine. Délivrée de ses craintes, cette femme devint furieuse : du même pied qu'on la traitait en France, elle ferait traiter les Français en Angleterre ; on ne la connaissait pas ! on la croyait uniquement occupée de coquetterie ; on verrait bien si elle était propre à autre chose ! Elle se vengerait, dut-elle, pour tirer raison de ses ennemis[35], s'abandonner à un soldat aux gardes ! Au demeurant, nul souci de Chalais.

Le jour du départ de cette personne égoïste et ambitieuse, la mère de l'accusé, accourue à Nantes, se tenait humblement à l'entrée du couvent des Cordeliers. Marillac reçut de ses mains suppliantes un acte de récusation contre un juge et un témoin. Sa requête écartée par des raisons de procureur, la mère intervint encore, demandant pour son fils l'assistance d'un avocat. On ne lui répondit même pas.

Le conseiller Descartes, père du philosophe, commença le rapport du procès, amas confus de pièces informes. Une seule chargeait l'accusé : la déclaration de Monsieur.

Le 18, on manda le prisonnier. Chalais, sur la sellette, tête nue, reconnut le contenu de ses interrogatoires et convint qu'il avait été treize jours de la faction, mais par commandement du Roy et de M. le Cardinal, pour y servir le Roy[36]. Sans s'arrêter à ses paroles, on lui fit reconnaître ses lettres, puis on l'enferma dans une petite salle voisine, où entra avec lui un religieux minime, le P. du Rozier, que la mère avait envoyé, sachant son fils condamné d'avance.

Quelques parents, quelques amis de Chalais s'étaient d'abord offerts à cette pauvre mère pour l'assister, puis, sentant passer sur eux le souffle de la colère de Richelieu, ils disparurent. Abandonnée, elle avait présenté au Roi une supplique toute retentissante de l'inimitable accent de l'amour maternel : Sire, je vous demande, les genoux en terre, la vie de mon fils ! Hélas ! Sire, que ne mourut-il en naissant ou du coup qu'il reçut à Sainct-Jean ou en quelque autre des périls où il s'est trouvé pour votre service... ou de la main mesme de celuy qui vous a causé tant de déplaisir ? Ayez pitié de luy, Sire. Je vous l'ay donné à huict ans. Il est petit-fils du maréchal de Montluc et du président Jeannin par alliance. Les siens vous servent tous les jours, qui n'osent se jeter à vos pieds de peur de vous desplaire. Sa prière n'allait à rien de plus qu'à sauver la vie de son misérable fils, même au prix d'une prison perpétuelle[37]. Au fond, son unique espoir était de sauver l'âme de son enfant.

En effet, sur les conclusions de Christophe Foucquet, l'arrêt fut rendu, si sévère et si cruel qu'en le lisant on a peine à en croire ses yeux. L'accusé était condamné à avoir la tête tranchée, ensuite le corps coupé en quatre morceaux, exposés aux quatre portes de la ville. On déclarait sa postérité ignoble et ses biens confisqués.

Cette sentence effraya ceux mêmes qui l'avaient en quelque sorte dictée. Sous couleur de considération pour la mère, le Roi envoya des lettres patentes de modération. Chalais aura la tête tranchée, simplement. Les choses ne devaient pas être si simples.

Les juges n'étaient pas tranquilles. Ils avaient fait revenir le condamné et l'interrogèrent sur le bruit qui couroit. Il aurait dit au comte de Louvignv[38] qu'il assassinerait le Roi dans son lit. L'infortuné nia énergiquement. De fait, Louvigny fut obligé d'avouer que Chalais n'avait pas tenu ce propos.

L'infortuné n'y gagna rien. Après avoir enregistré les lettres de modération, les commissaires relurent l'arrêt du 18, et le dictum en fut déchiré[39]. Cette suppression ne suffit point à ramener le calme dans l'esprit de ces juges extraordinaires. Les conseillers Descartes et de Quiergray se rendirent à la prison du Bouté, on l'on avait envoyé la victime. Après lecture de l'arrêt, on présenta Chalais à la torture, par forme. Puis, on l'interrogea encore sur certains bruits qu'il n'avait confessé ses crimes et ceux de ses complices qu'à la sollicitation de quelques-uns, lui promettant sa grâce. Richelieu, qui n'avait pas la conscience nette dans toute cette procédure, se préparait une justification.

Malgré l'horreur de l'appareil et de la condamnation prononcée contre lui, l'infortuné déclara qu'il n'avait rien confessé qui ne fût vrai. Il atténua seulement ce qu'il avait pu dire contre une dame. Ce qu'il avait écrit concernant les Dames estoit faulx et ne sçavoit du tout rien de Madame de Chevreuse... elle ne l'avoit jamais destourné du service du Roy. Alors, on le mit en présence des instruments de torture, on prépara le feu. Il se contenta de répondre qu'il n'en estoit besoin, qu'il avoit dit la vérité et ne pourroit dire autre chose[40]. — Brave garçon !

Après cette dernière scène d'intimidation, on lui lut l'enregistrement des lettres de modération, le graciant (le toutes peines, si ce n'est de la mort. La lecture finie, Chalais, qui l'avait entendue à genoux, se releva. Le Roy est-il icy ? demanda-t-il. On lui dit : Non, il n'y est pas. Il redemanda encore : Monsieur n'y est-il point ? On lui dit aussi : Non. — Alors, il faut mourir[41]. Par une dernière faiblesse bien naturelle, il n'eût pas voulu être exécuté en place publique. Louis étant parti, nul n'osa déférer à cette prière. Chalais se soumit. Ce jeune homme de vingt-six ans, si léger, si inconséquent la veille, retrouva son courage, plus de courage même qu'il n'en avait eu devant les bastions de Saint-Jean de Losne assiégé. Résignant son corps au Roi, son aine à Dieu, il pria un archer des gardes d'aller dire à sa mère que c'estoit une miséricorde très grande que le Seigneur lui faisoit, et que s'il fût mort dans son lit, il eût esté damné, qu'il espéroit que Dieu lui feroit miséricorde.

La mère était en prière, non loin de là, dans l'église des Clarisses. Dites à mon fils, répondit cette fille des Montluc, que je suis très contente de l'assurance qu'il me donne de mourir en Dieu, que si je ne pensois que ma vue ne l'attendrit pas trop et ne lui citât quelque chose de la générosité qu'il témoigne, je l'irois trouver et ne l'abandonne-rois point que sa tête ne fût séparée de son corps ; mais que, ne pouvant l'assister, je vais prier Dieu pour lui... La Providence avait voulu épargner à cette pauvre femme un horrible surcroît de douleur.

En effet, l'exécuteur de la suite du grand prévôt avait disparu. Les amis du condamné l'avaient, dit-on, fait éloigner. Sollicitude fatale. On n'eut pas la patience d'attendre le bourreau de Bennes. Deux honnies destinés au gibet furent tirés de prison pour servir, l'un d'exécuteur, l'antre de valet. Avec la même précipitation, on acheta une épée de Suisse, livrée telle quelle. Porté par des mains maladroites, le premier coup ne fit qu'une faible entaille. Tonnelier de son état, ce bourreau d'occasion demanda une doloire, instrument plus à sa main. Encore n'était-il pas assez de sang-froid pour s'en servir. Chalais en reçut quinze ou vingt coups. Au vingtième, le patient répétait encore : Jesus Maria ! Le religieux minime qui l'assistait fut obligé d'indiquer au tonnelier le moyen d'en finir en appuyant sur le billot la tête du patient. Cette tête ne tomba qu'au trente-quatrième coup !

Le Mercure françois, publication faite sous l'œil de Richelieu, accueillit un étrange huitain composé sur cette effroyable exécution :

Grand Dieu, quels sont tes jugemens !

Le glaive faut â la justice ;

Le bourreau défaut au supplice ;

Le criminel est sans tourmens.

Mais, chétif, tu n'en es pas quitte ;

Ce traict de justice est caché.

L'arrest dit qu'on te décapite,

Et Dieu veut que tu sois haché[42].

A l'heure où des juges trop serviles et trop sévères condamnaient Chalais, Anne d'Autriche, reine de France, comparaissait devant un autre tribunal, moins cruel et plus passionné, composé du Roi, du Cardinal ministre et de Marie de Médicis. Au fond, toutes les petites intrigues de Monsieur et de ses amis, ses projets de retraite et d'alliance n'avaient que médiocrement impressionné Louis XIII. En réalité, ce jeune prince austère, bègue et taciturne, mari défiant de lui-même, défiant des autres, était jaloux de son frère, si hardi avec les femmes. On avait empoisonné son esprit de l'idée que, lui mort, Gaston épouserait la Reine, et que cette reine délaissée prêtait une oreille complaisante à ces propos de la Chevreuse.

Un soir, à Fontainebleau, Gaston, qui ne songeait à rien si ce n'est à ses conspirations romanesques, s'était cru perdu en voyant le Roi, qu'on croyait couché, reparaître subitement. Louis, qui des menées de Gaston se souciait peu, avait entendu une sérénade donnée sous les fenêtres de la Reine et, tout ému, s'était relevé pour surveiller son frère. Marie de Médicis, belle-mère et Italienne, transformait cette jalousie en haine contre sa belle-fille. Le Cardinal tantôt rejetait tout sur la Chevreuse, tantôt dans des notes secrétissimes constatait que la Reine nourrissait le projet d'épouser son beau-frère. On a vu comment il avait interrogé Chalais, et que ce Chalais avait répondu qu'il avait entendu parler de ce dessein, mais comme d'un propos de Cour. C'était peu et c'était trop. Louis XIII, armé de cet interrogatoire amplifié, fit venir la Reine et, en plein conseil, lui reprocha d'avoir conspiré contre sa vie pour se remarier à son frère. J'aurais trop peu gagné au change, répliqua cette princesse indignée ; et, d'accusée se faisant accusatrice, elle reprocha à l'Italienne et an Cardinal leurs odieuses persécutions[43]. Mais comme Chalais, Anne d'Autriche était en présence de juges implacables. A défaut de peine afflictive, on lui en imposa une infamante. Il lui fut interdit de recevoir aucun homme dans sa chambre quand le Roi n'y serait pas. Par contre, la mère de Chalais vint trouver la Reine pour lui demander pardon de l'offense dont son fils s'était rendu coupable envers elle par des réponses dont il n'avait pas compris la portée. Cinq ans plus tard, Gaston déclara que Richelieu avait fait périr Chalais pour empêcher qu'il ne révélât un jour ses machinations. En 1643, M. de Chavigny fut chargé par Anne d'Autriche de prier Louis XIII mourant de lui pardonner les torts qu'elle avait pu avoir, et de le supplier particulièrement de ne point croire qu'elle eût jamais projeté d'épouser Monsieur. Louis répondit sans s'émouvoir : En l'état où je suis, je lui dois pardonner ; mais je ne la dois pas croire 2[44].

Ainsi se termina ce procès, qui resta longtemps fameux. L'impression générale fut que Chalais avait été injustement condamné. Aucun des crimes dont on le chargea ne s'était manifesté par un commencement d'exécution. En tout cas, le ministre, sa partie, l'avait trop poussé en avant pour avoir le droit de tirer de ce qu'il appelait sa trahison une punition capitale. Les juges non plus ne pouvaient être excusés. Commissaires extraordinaires, ils étaient tenus de juger en équité et de tenir compte des conditions également extraordinaires de jeunesse, d'excitation au milieu desquelles avait agi l'accusé. Ils déchirèrent le dictum de leur arrêt, se condamnant ainsi eux-mêmes[45]. Des flots du sang de Chalais, dont Richelieu fut couvert, une goutte retomba sur François Foucquet et sur ses enfants.

 

 

 



[1] RICHELIEU, Mémoires, t. 1, p. 278.

[2] TALLEMANT, Historiettes, t. IV, p. 105.

[3] Mercure françois, 1626, p. 308.

[4] Selon Vialart (t. I, p. 339), le séjour du Cardinal précéda l'arrestation d'Ornano. Les Mémoires de Fontenay-Mareuil (t. II, p. 7 et 8) nous confirment dans cette opinion. On pourrait croire, d'après les Mémoires de Bassompierre, que Richelieu n'est venu à Chaillot qu'après le 22 mai (Mémoires, t. III, p. 2-4.8, édit. de la Société de l'Histoire de France). Il a pu y venir deux fois. Selon le Mercure (1626, p.308), Richelieu ne serait allé à Chaillot qu'après son séjour à Limours (30 mai) ; mais la chronologie du Mercure est très défectueuse. Celle d'AUBERY (Vie de Richelieu. Paris, Bertier, 1660, in-f°) ne vaut pas mieux.

[5] Pièces du procès de Talleyrand, comte de Chalais, p. 138. Londres, 1781. Ce recueil, assez rare, contient les pièces authentiques du procès de Chalais, telles que l'éditeur les trouva parmi les manuscrits du maréchal de Richelieu. Malheureusement, le texte est fort incorrect. Les pièces ne sont pas datées ou, ce qui est pis, les dates sont fausses. J'ai pu cependant corriger ces erreurs et rétablir le texte.

[6] ZELLER, Louis XIII et le connétable de Luynes, p. 15, d'après les ambassadeurs florentins.

[7] L'abbé HOUSSAYE, Le cardinal de Bérulle et Richelieu, p. 27, 34.

[8] La ducessa di Civerosa, cui prevaleva all' interesso della famiglia il desiderio de cose nuovo. SIRI, Mercurio, t. II, liv. III, p. 1503.

[9] Pièces du procès de Chalais, p. 9. Londres, 1781.

[10] RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 391, 392, édit. du Panthéon littéraire.

[11] Lettres de Chalais à Richelieu, Procès de Chalais, p. 241.

[12] Lettres de Chalais à Richelieu, Procès de Chalais, p. 247.

[13] BASSOMPIERRE, Mémoires, t. III, p. 252, édit. des Grands Ecrivains.

[14] Procès de Chalais, p. 21.

[15] Procès de Chalais, p. 26 et suiv.

[16] Procès de Chalais, p. 25. A cette époque, on appelait le frère du Roi tantôt Monseigneur, tantôt Monsieur.

[17] Procès de Chalais, p. 25. Le Roi et le Cardinal signèrent la déposition.

[18] Procès de Chalais, p. 31 et suiv.

[19] Procès de Chalais, p. 50 et suiv. Chalais reconnut que tous les advis qu'il avoit donnés au Roy par le commandeur de Valençay et par monda seigneur le Cardinal estoient véritables.

[20] Procès de Chalais, p. 51 et suiv.

[21] Procès de Chalais, p. 62.

[22] Procès de Chalais, p. 64, 65.

[23] Procès de Chalais, p. 86.

[24] Procès de Chalais, p. 75.

[25] Procès de Chalais, p. 82.

[26] Procès de Chalais, p. 232. La lettre n'est pas datée, mais le contexte donne la date.

[27] Procès de Chalais, p. 210 et suiv.

[28] Mercure françois, année 1626, p. 396.

[29] Procès de Chalais, p. 203.

[30] Procès de Chalais, p. 98.

[31] Mercure françois, 1626, p. 384.

[32] Mercure françois, 1626, p. 379.

[33] Après avoir rendu mille grâces à V. M., etc. (Procès de Chalais, p. 206.) L'éditeur trouve cette lettre inintelligible. Chalais, qui ne s'était pas rasé depuis plusieurs jours, se comparait à une figure de sauvage représentée dans le château de Lansac, que le Roi avait récemment visité.

[34] AUBERY, Histoire de Richelieu, Preuves, t. I, p. 283.

[35] RICHELIEU, Mémoires, t. I, p. 303 ; Lettres de Richelieu, t. III, p. 266.

[36] Selon une lettre datée de Nantes, du 19 août 1626, Chalais aurait déclaré avant de mourir qu'il avait été dix-sept jours en volonté d'attenter à la personne du Roi. Cela parait une extension de l'aveu de Chalais, qui a toujours protesté contre des projets régicides. V. AUBERY, Mémoires pour l'histoire de Richelieu, t. I, p. 257.

[37] Mercure françois, 1626, p. 403. Le Mercure françois reproduit simplement la Lettre de Mme Chalais la mère au Roy. Nantes, 9 août 1626, in-12.

[38] Dans la relation extraite du cabinet de Du Puy, l'articulation de Louvigny n'est pas énoncée, mais elle se trouve dans les Mémoires de Richelieu et dans les Procès, p. 169.

[39] AUBERY, Mémoires pour l'histoire du cardinal de Richelieu, t. I, p. 286.

[40] Procès de Chalais, p. 168 et 192.

[41] Mercure françois, 1626, p. 409. Dans l'extrait de deux lettres publiées dans les Mémoires pour l'histoire du cardinal de Richelieu, t. I, p. 287, il est dit que Chalais aurait à ce moment reconnu qu'il avait été dix-sept jours eu volonté d'attenter à la personne du Roi. La Relation, œuvre d'un des juges ou du greffier, ne dit rien de semblable. Chalais avoua qu'il avait été treize jours de la faction, et rien de plus.

[42] Mercure françois, 1626, p. 412.

[43] MOTTEVILLE, Mémoires, t. II, p. 25, édit. Charpentier.

[44] LA ROCHEFOUCAULD, Mémoires, p. 93, éd. des Grands Écrivains.

[45] Le bruit courut qu'on avait brûlé les pièces du procès. La vérité est que Richelieu se les fit remettre. Il s'en servit pour ses Mémoires, en prenant ce qu'il voulait ; mais il les conserva, et son arrière-héritier les livra à la publicité. Aux Archives nationales, parmi les extraits de procès célèbres, on conserve certaines pièces du procès de Chalais, en copie. Ce sont celles qui ont été publiées dans les preuves de l'Histoire de Richelieu. V. Arch. nat., U. 799. Cf. Récit véritable de l'exécution du comte de Chalais, criminel de lèze-Majesté. Paris, Adrien Bacot, 1626, in-8°. Bibl. nat., LB³⁶ 2488. La conspiration de Philotas contre Alexandre mise en comparaison avec celle de ceux qui avouent entrepris de faire sortir Monsieur de la Cour. Paris, 1626, in-12. L. GRÉGOIRE, Chalais, ou une conspiration de Richelieu. Nantes, 1855. (Extrait de la Revue des Provinces de l'Ouest, 1re et 2e années.) — M. Grégoire a connu et utilisé les Pièces du Procès de Chalais. Londres, 1781. Son ouvrage pourra être consulté avec fruit.