HENRI IV ET LOUIS XIII

 

CHAPITRE VI. — FINANCES, INDUSTRIE, COMMERCE.

 

 

Administration financière de Sully. — Mesures prises par Henri IV en faveur de l'industrie et du commerce français. — Désordres financiers pendant la régence de Marie de Médicis ; États généraux de 1614. — Les finances sous Richelieu. — La Fronde ; misère et dilapidations. — Mazarin et Fouquet. — Colbert.

 

On a vu comment Sully avait justifié la confiance que lui accordait Henri IV, en s'attachant à faire une guerre implacable aux abus de toute nature qui régnaient dans les finances depuis tant d'années, et qui n'avaient fait que s'accroître durant les troubles de la Ligue. On jugera de la situation financière de la France par le chiffre de la dette publique : en 1598, elle formait une masse de plus de 348 millions de ce temps-là, ce qui correspondrait à environ 1.254 millions en monnaie actuelle.

Le nouveau surintendant fut obligé de s'armer d'une résolution inflexible, pour arrêter le pillage des deniers de l'État et pour faire rendre gorge aux voleurs : il avait affaire à une effrénée quantité d'officiers, qui détruisoient tous les revenus du roi ; il avait affaire à d'anciens partisans, qui tenaient à vil prix les gabelles, les cinq grosses fermes, les péages des rivières, etc., par l'intelligence d'aucuns du conseil, lesquels y avoient part ; enfin, il avait affaire à de puissants personnages, gouverneurs de provinces et grands seigneurs, qui levaient des impôts qu'ils avaient établis à leur profit et de leur seule autorité. C'est ainsi que le duc d'Épernon touchait, dans son gouvernement de Guyenne, 60.000 écus de taxes arbitraires, sans lettres patentes du roi. Sully y mit ordre, et il eut à répondre, dans le conseil même, aux insolentes réclamations de d'Épernon. Sa réponse fut celle d'un soldat, décidé à faire respecter avec son épée les droits de son autorité administrative. Henri IV était alors à Fontainebleau ; il écrivit à son ministre, que si M. d'Épernon osait l'appeler en duel comme il l'en avait menacé, c'était le roi qui viendrait en personne lui servir de second.

Le roi, à cette époque, ne recevait pas les deux tiers des sommes que les trésoriers percevaient en son nom sur la masse des différents impôts, et sur la taille seule, qui devait se monter annuellement à 16.230.000 francs, il y avait, en 1597, un arriéré de plus de 20 millions. II fallut toute l'activité, toute la persévérance, toute l'adresse de Sully, pour équilibrer, avant tout, la recette et la dépense, en payant les dettes énormes de l'État et en comblant le déficit effrayant qui existait dans tous les services publics. Le surintendant des finances avait obtenu ces grands résultats en cinq ans, par le fait seul de nombreuses réformes dans la perception des impôts.

En 1602, les tailles avaient été réduites de 1.400.000 écus, ainsi que le constate le préambule de l'édit de la même année ; et cependant, tout en réduisant les tailles et les gabelles à mesure que s'accroissait la prospérité publique, l'habile ministre avait pu, à force d'économies, payer 100 millions de dettes du roi, et créer en numéraire un fonds de réserve qui dépassait 16 millions en 16 10. Le revenu ordinaire de la France n'était pourtant alors que de 26 millions (environ 130 d'aujourd'hui).

La situation prospère des finances se trouvait au niveau de celle de l'industrie et du commerce, qui devaient surtout leurs progrès rapides à l'influence directe d'Henri IV et à ses intelligentes innovations. Sully ne partageait pas toujours à cet égard les idées et les vues du roi, mais il n'avait garde de les contrarier ; il se bornait à essayer de les modifier, dans de longs entretiens. Au sortir des guerres civiles, en 1595, la plupart des manufactures françaises étaient ruinées, .et celles qui n'avaient pas arrêté tout à fait le travail ne produisaient que des marchandises de qualité inférieure et peu abondantes. Tout ce qu'on fabriquait de draps grossiers et d'étoffes communes suffisait à la consommation restreinte des pauvres gens. La fabrique de Rouen conservait seule, en France, le privilège de faire des draps fins, que n'égalaient pas ceux de l'Angleterre, mais qui étaient alors presque dédaignés, car le luxe et la mode voulaient qu'on portât de la soie au lieu de drap ; or, la France ne fabriquait pas d'étoffes de soie ; elle ne savait plus même employer ses belles laines pour faire des serges et des étamines de bonne qualité, ses beaux chanvres pour faire des toiles fines, ses excellents cuirs, naguère si bien tannés, pour faire de bonnes chaussures ; on ne faisait plus rien que de grossier et d'imparfait, la main-d'œuvre s'était comme perdue, et les matières premières passaient, à l'état brut, en Italie, en Suisse, en Flandre et en Angleterre, pour revenir, toutes fabriquées, sur le marché français, au détriment de l'industrie nationale.

Les Anglais, disait Barthélemy Laffemas dans son Règlement général pour dresser les manufactures (1597), font apporter en ce royaume telle abondance de leurs manufactures de toutes sortes, qu'ils en remplissent le pays, jusqu'à leurs vieux chapeaux, bottes et savattes, qu'ils font porter en Picardie et en Normandie, à pleins vaisseaux, au grand mespris des François et de la police. Où l'on peut remédier par l'establissement du commerce et manufactures.

Laffemas, après avoir constaté, dans ce même mémoire, la décadence de l'industrie française, notamment dans le rayon de la capitale, avait proposé au roi d'établir, en chaque ville, une chambre de commerce, pour réveiller l'émulation des anciennes communautés d'arts et métiers, et, en chaque chef-lieu de diocèse, un grand bureau des manufactures, des marchands et artisans, pour concentrer et diriger les efforts de l'industrie locale ; mais il demandait, en même temps, la prohibition absolue des marchandises étrangères dans le royaume. Tel était aussi le vœu de l'assemblée des notables de Rouen, en 1596, ainsi que des délégués des manufactures de la Touraine et du Languedoc.

Henri IV accueillit ce vœu général, et rendit, en 1599, un premier édit qui défendait l'importation d'aucune marchandise manufacturée d'or, d'argent et de soie. On n'avait pas songé que l'usage des bas de soie et des draps d'or et d'argent était général à la cour et dans la riche bourgeoisie. La fabrique de Lyon commençait à peine à façonner quelques draps d'or et d'argent ; celle de Tours ne produisait encore qu'une petite quantité de bas de soie, à des prix exorbitants. Il y eut donc un cri de colère et d'indignation chez les consommateurs, comme chez les marchands qui ne pouvaient plus vendre ni acheter. Le roi fut assiégé de réclamations contre le nouveau système prohibitif, que les contrebandiers se chargeaient déjà de battre en brèche : J'aimerois mieux, disait-il, combattre le roy d'Espagne en trois batailles rangées, et que tous ces gens de justice, de finance, d'escritoire et de ville, et surtout leurs femmes et leurs filles, que vous me jetteriez sur les bras par vos défenses. Moins d'un an après, il révoqua son édit malencontreux, en ne faisant porter la prohibition que sur les draps et étoffes d'argent et d'or.

Alors il revint à ses larges idées et aux plans de Laffemas. Voici, d'après l'historien Poirson, sur quelles bases il arrêta le programme des réformes : i° Donner par l'industrie des moyens d'existence à toute la classe pauvre de la nation, qui soutenait quelque temps sa misérable vie par l'aumône et la terminait par la faim ; 2° retenir en France l'énorme quantité de numéraire que l'industrie étrangère en tirait, et empêcher que le tribut annuel qu'on lui payait n'égalât ou ne dépassât tous les bénéfices de notre agriculture restaurée ; 3° au lieu de recourir à la prohibition contre les étoffes de soie devenues un des besoins généraux, se mettre en mesure d'avoir de quoi en faire dans le royaume ; 4° à cet effet, multiplier la graine de vers à soie et les mûriers, dont la feuille servait de nourriture aux vers ; 5° établir partout des manufactures, et gagner le prix de la fabrication. Quant aux fabriques d'objets de première nécessité, le roi résolut de les étendre par la forte direction d'un conseil central, par de bons règlements et par une protection incessante.

Malgré l'obstination et les résistances de Sully, Henri IV s'occupa d'acclimater en France l'industrie de la soie. Après avoir donné lui-même l'exemple dans les allées du jardin des Tuileries, il fit planter des mûriers dans les provinces méridionales, où cette culture réussit à merveille ; il fit acheter de la graine de ver à soie dans le Levant, et donna aux habitants de la Provence la faculté de créer, des magnaneries sur le modèle de celles qui étaient si florissantes en Italie. Il prit ces différentes mesures à la suite de ses entretiens avec un gentilhomme du Languedoc, Olivier de Serres, qui avait acquis, par une longue pratique, la réputation de l'homme le plus habile dans l'économie agricole. Laffemas, son argentier, avait été nommé contrôleur du commerce (1602), et il devait faire agir les commissaires désignés pour répandre par toute la France la culture du mûrier et l'élevage des magnans, ou vers à soie. Les fâcheuses prédictions de Sully, qui jugeait cette innovation préjudiciable à l'agriculture et impraticable dans nos climats, ne se réalisèrent pas, et bientôt la soie indigène alimenta abondamment les manufactures françaises. Celles de Lyon fabriquèrent des soieries qui ne le cédaient en rien aux soieries d'Italie et qui pouvaient être vendues à un prix bien inférieur.

Henri IV avait pourtant consenti, malgré lui, à donner raison aux préjugés économiques de son premier ministre, qui croyait défendre les intérêts de l'agriculture, en renouvelant les lois somptuaires contre le luxe ; mais Sully vint à reconnaître son erreur, et le roi favorisa la fabrication des draps d'or et d'argent, qu'il avait d'abord prohibée. Il fonda à Paris, sur l'emplacement de la place Royale actuelle, une grande manufacture modèle, où les draps d'or et d'argent étaient fabriqués, ainsi que les plus riches étoffes de soie, par d'habiles ouvriers qu'il faisait venir de Venise et qu'il avait logés dans les galeries basses du Louvre. Cette manufacture modèle encouragea la concurrence des manufactures de Lyon, de Tours, de Troyes et d'autres villes, où l'on travaillait la soie aussi artistement que dans les Flandres et en Italie. En 1620, la fabrique de Lyon, après avoir satisfait à la consommation intérieure, fournissait encore l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Angleterre et le Portugal, avec un bénéfice annuel pour la main-d'œuvre que l'on ne peut estimer à moins de 130 millions d'à présent.

Henri IV ne s'arrêta pas dans la voie qu'il avait ouverte à l'industrie : il voulut rendre à la France les fabriques de tapisseries de haute lisse, qu'elle avait eues autrefois pour la décoration de ses hôtels et de ses châteaux, et dont il n'existait plus à Paris qu'un seul atelier, dirigé par un excellent élève ou apprentif, pour la conservation de son art vraiment national ; il fit plus, il appela les meilleurs ouvriers de Flandre, avec l'intention de créer à Paris même une manufacture de tapisseries flamandes, en leur assurant une subvention de 100.000 livres. Tant pour les commoditez que Sa Majesté leur a donnez que pour se faire valoir eux-mêmes, dit Laffemas dans son Recueil de ce qui s'est passé à l'assemblée de commerce de Paris, ils y apportent toute diligence : il ne se pourroit jamais rien voir de mieux, ni pour les personnages, auxquels il semble qu'il ne manque que la parole, ni pour les paysages et histoires, qui sont représentés d'après le naturel. Le roi établit, en outre, au Louvre une fabrique de tapis de Turquie et de Perse, qui fut l'origine de la célèbre manufacture de la Savonnerie.

La commission du commerce engagea le roi à fonder une manufacture de toiles fines à la façon de Hollande, avec les lins de France, et elle n'hésita pas à lui prédire qu'il en proviendrait un grand trésor pour le royaume, en l'affranchissant ainsi de l'importation des marchandises étrangères. Henri IV eut également la bonne pensée de faire renaître les manufactures de verre, de cristal et de glaces à miroir, que Henri II avait créées à Saint-Germain, et dont il restait à peine un souvenir dans les imitations imparfaites qu'on en faisait encore à Nevers et à Lyon. Le duc de Nevers avait conseillé lui-même au roi de s'emparer d'une fabrication aussi importante et de la propager en France. Une manufacture royale de cristal et de glaces fut donc établie à Melun, avec privilège pour la confection et la vente de ces objets en verre, accordé à des Italiens qui devaient diriger la fabrication confiée à des ouvriers français.

Les encouragements que le roi ne se lassait pas d'octroyer aux industries de luxe, destinées à rivaliser avec les industries étrangères, ne l'empêchèrent pas de s'intéresser aux industries vraiment nationales, en corrigeant les défauts de la mauvaise fabrication et en relevant l'ancienne probité du commerce français, altéré et compromis durant les guerres civiles. Il avait donc, par lettres patentes du 16 avril 1601, chargé une commission tirée des cours souveraines, de vaquer au rétablissement du commerce et manufactures. L'industrie des draps et étoffes de laine, tombée en décadence, fut réformée et en partie rétablie ; on mit en œuvre de nouveaux procédés pour la fabrication du fer, du cuivre et de l'airain ; on repeupla de poisson les étangs et rivières ; des haras furent fondés en plusieurs localités. Il y eut sous ce règne, dit Poirson, un élan d'invention, un essor de découvertes qui sont devenus le point de départ de tous les développements de l'industrie française dans les temps modernes.

Henri n'avait pas encore essayé de reconstituer une marine militaire en état de protéger sa marine marchande ; et, pour défendre cette dernière contre les corsaires anglais dans l'Océan ou les pirates algériens dans la Méditerranée, il n'eut longtemps d'autre ressource que de délivrer des lettres de marque à des armateurs de Bretagne et de Provence. Cet état de choses prit fin par un traité pour la liberté du, commerce, conclu avec l'Angleterre (1606), laquelle n'y consentit toutefois qu'à la condition que ses nationaux seraient exemptés du droit de 30 pour cent, qui frappait les marchandises françaises à leur sortie du royaume ; il en résulta que, si ce traité mit fin à la piraterie qui désolait le commercé maritime, il permit à l'Angleterre de s'emparer du transport de nos marchandises dans les ports d'Espagne, au grand détriment de notre marine marchande.

Avec la Porte ottomane, Henri IV avait signé un traité plus avantageux, qui concédait aux Français la liberté entière du commerce, soit pour vendre, soit pour acheter, dans les Échelles du Levant ; toutes les autres nations de l'Europe n'étaient admises, par le passé, à fréquenter les ports de l'empire ottoman que sous l'aveu et le pavillon de la France. Les navires anglais qui n'auraient pas arboré ce pavillon eussent été capturés par la marine turque. Quant à la piraterie des États barbaresques, elle était absolument interdite, sous peine de mort.

De grands efforts avaient été faits pour affranchir de toute entrave et pour sauvegarder de tout péril le commerce des mers ; mais, trop indulgent aux prétentions opiniâtres de Sully, le roi eut le tort de maintenir, dans ses États, les douanes intérieures et une foule de péages tyranniques, que les provinces et les villes avaient établis sur leur territoire. On ne s'explique pas comment Henri IV et son ministre ne faisaient rien pour supprimer le péage du Rhône, lorsqu'ils projetaient de construire des canaux nécessaires pour rendre les deux mers communicables par à travers la France, qu'ils consacraient de grosses sommes au rétablissement des routes et des ponts, et qu'ils commençaient la construction du canal de Briare, en adoptant pour principe l'utilité commerciale de la navigation des rivières, favorisée, en outre, par l'établissement de relais de chevaux pour le halage. Disons, à propos des routes, qu'elles avaient été partout plantées d'ormes, longtemps désignés sous le nom de rosnys et qu'en plusieurs endroits les paysans arrachèrent par cupidité ou par ignorance.

Des édits sévères furent promulgués, vers la même époque, pour protéger le commerce contre les banqueroutiers frauduleux, qui se sauvaient hors de France avec l'argent de leurs créanciers, ou qui détournaient leur actif en le faisant passer sur la tête de leurs femmes ou de leurs enfants. L'exemple de deux banqueroutiers fameux, Jousseaulme et Pingré, que l'extradition ressaisit en Italie et en Flandre, et dont le premier fut pendu, tandis que l'autre paya son crime du pilori et des galères, produisit une salutaire intimidation.

Le commerce, ainsi protégé, reprit bientôt sa vitalité, et un historien contemporain, Legrain, a représenté ainsi, dans sa Décade de Henri le Grand, les brillants résultats que l'administration du roi et de Sully obtenaient alors dans le commerce et dans l'industrie : Henri introduisit plusieurs manufactures d'importance, dit-il, en quoy il monstra véritablement qu'il n'estoit pas seulement grand guerrier et grand homme d'Estat, mais aussi très grand politique et œconome. Conservant l'argent de la France, il tiroit l'argent des estrangers, par la vente des choses que la fertilité de la France produit en plus grande abondance qu'il ne luy en faut pour ses besoins. Et, de cet argent, il se fortifioit contre les estrangers mesmes, car on ne voyoit en France que pistoles, doubles ducats, ducatons d'Espagne ; chevaliers et alberts des Pays-Bas ; jacobus, angelots et nobles d'Angleterre ; sequins de Pologne ; ducats d'Allemagne, dont les coffres du roy s'emplissoient, et les bourses des particuliers en estoient garnies.

L'état prospère dans lequel Henri IV avait laissé les finances, l'industrie et le commerce, n'était plus qu'un souvenir, quatre années après sa mort. Les quinze ou seize millions qui formaient le fonds de réserve du trésor de la Bastille avaient été dévorés par la régence de Marie de Médicis. Malgré le rétablissement des édits bursaux et la triste ressource d'une foule d'exactions, la cour manquait d'argent au moment où se réunirent à Paris les États généraux de 1614. C'étaient les pensions et les dons de toute nature qui avaient vidé les caisses de l'État et absorbé tous les produits de l'impôt.

La régente demanda d'abord aux trois ordres qu'ils ne l'empêchassent pas de distribuer à son profit les offices des trésoriers des pensions, offices dont le feu roi lui avait permis de disposer libre, ment ; et, peu de temps après, on sut que ces offices étaient vendus, pour la somme de 1.800.000 livres, au bénéfice du maréchal d'Ancre, le favori de la régente. Un des députés vint alors raconter, en pleine assemblée des États généraux, que, durant les derniers troubles, ayant voulu, en sa qualité de trésorier de la généralité de Châlons, s'opposer aux levées de deniers que le duc de Nevers faisait dans son duché de Rethélois pour soudoyer la rébellion, le duc l'avait fait enlever par des soldats et promener sur un âne, habillé en fou, dans toutes les villes du duché. Cette piteuse aventure n'annonçait pas que la réforme des finances fût chose facile, alors que les États généraux réclamaient la surséance des pensions qui s'élevaient au taux des gagés de tous les fonctionnaires publics, la réduction de la taille, et la recherche des financiers coupables des plus horribles concussions.

Sully n'était plus là pour diriger les finances, et le président Jeannin, qui l'avait remplacé, déclara que, depuis la retraite de son prédécesseur, les finances étaient gouvernées aussi innocemment que jamais, éblouit l'assemblée par un imposant étalage de chiffres suspects, et se refusa enfin à fournir des comptes écrits, en se défendant de violer ce qu'on appelait le secret des finances. La recette totale de l'épargne, c'est-à-dire des revenus publics, montait, en ce temps-là, à 31 millions, sur lesquels l'impôt territorial en fournissait plus de 14, et il fut impossible cependant de faire la moindre réduction, malgré les vœux unanimes des trois ordres et surtout du tiers état, qui avait déposé dans son cahier les idées les plus justes et les plus neuves sur les finances, l'industrie et le commerce.

Pour les finances, le tiers état demandait qu'on en revînt au grand règlement de 1600 sur les tailles, et' que les frais de perception fussent notablement diminués, que l'on restreignît les privilèges des personnes exemptes de payer leur quote-part ; qu'on abolît pour toujours les acquits au comptant, qui donnaient lieu à tant d'abus, de pertes et de déprédations ; que le fonds destiné au service des rentes ne fût jamais appliqué à un autre usage, etc. Pour le commerce, il demandait que les traites foraines, c'est-à-dire les douanes de province à province, cessassent d'exister, et que les bureaux des douanes fussent reportés aux frontières. Il s'agissait aussi d'établir sur des bases plus équitables le commerce maritime, en développant la marine marchande et en la protégeant mieux contre la piraterie. Pour l'industrie, le tiers état réclamait l'abolition des maîtrises et jurandes établies depuis 1576, et le libre exercice des métiers, sauf visitation des ouvrages et marchandises par experts et prudhommes, la sauvegarde des travailleurs contre les vexations exercées sur eux à titre de surveillance, et en même temps la garantie de la loyale fabrication des produits industriels. On est vraiment étonné de trouver une telle hardiesse de vues et de conceptions dans ce cahier du tiers état, rédigé par des magistrats et des avocats, au nombre desquels on ne comptait pas un seul marchand. En somme, les États généraux de 1614 n'eurent aucun résultat sérieux.

Douze ans plus tard, la situation financière de la France avait bien empiré, quoique Richelieu fût devenu premier ministre ; mais il n'avait pas le génie des finances et il en faisait l'aveu. A cette époque, la couronne s'était endettée de 5o millions, plutôt que d'aggraver les tailles et de suspendre les rentes ; la dépense annuelle de l'État s'élevait à 36 millions, et le revenu s'abaissait jusqu'à 16, par suite de l'aliénation successive des tailles, des aides et des gabelles. Ce fut en présence de ces embarras financiers que Louis XIII convoqua une assemblée des notables à Paris (2 décembre 1626), assemblée dont étaient exclus systématiquement tous les fauteurs des cabales de la cour, princes, ducs et pairs, et gouverneurs de province. Le cardinal n'hésita pas à exposer la véritable situation du gouvernement : il fallait, pour y porter remède, diminuer la dépense et augmenter la recette. Le roi et la reine mère consentaient à diminuer de 3 millions leurs dépenses personnelles. Quant à l'accroissement de la recette, il ne fallait pas songer à surcharger les peuples, qui contribuent, dit Richelieu, plus par leur sang que par leurs sueurs, aux dépenses de l'État.

Le ministre proposait donc à l'assemblée de chercher les moyens de racheter les domaines, les greffes, les droits et impôts, engagés à vil prix et produisant plus de 20 millions par an, et de reconstituer ainsi les revenus de l'État, pour n'avoir plus besoin d'édits bursaux ni de partisans, qui étaient le fléau des finances. Les réformes que proposait Richelieu furent approuvées par l'assemblée, qui applaudit surtout au projet de démolition des forteresses par toute la France : la tyrannie féodale et militaire, qui avait pesé pendant des siècles sur les classes pauvres et laborieuses, allait disparaître avec ces forteresses. Le peuple eût accepté, à ce prix, une surcharge d'impôts ; mais Richelieu déclara, au contraire, que l'intention du roi était de réduire les tailles. H voulait, en outre, créer une puissante marine de guerre, pour protéger la marine marchande, favoriser la création de bonnes et fortes compagnies de commerce, en un mot, rétablir le commerce, amplifier ses privilèges, et faire en sorte que la condition du trafic soit tenue en l'honneur et considération qu'il appartient, afin que chacun y demeure volontiers, sans porter envie aux autres conditions, enfin diminuer les charges du pauvre peuple.

Malgré ces promesses, les réformes annoncées dans l'assemblée des notables de 1626 ne commencèrent à s'opérer qu'en 1634, et il avait fallu jusque-là user d'expédients et augmenter considérablement l'impôt direct ; en 1634, le roi supprima 100.000 offices, jugés inutiles et onéreux, en remboursant avec des rentes les titulaires de ces offices ; on créa aussi des rentes pour dégager le domaine et les autres revenus aliénés. Puis, le gouvernement, dit Henri Martin dans son Histoire de France, publia sur les tailles le règlement le plus large, le plus sage et le plus populaire qui eût paru depuis Henri IV. C'était la suppression presque complète de tous les privilèges nobiliaires, ecclésiastiques et autres, qui dispensaient du payement des tailles une multitude de propriétaires fonciers. Mais bientôt le roi se vit contraint de maintenir, par des édits postérieurs, le droit d'exemption aux gens d'Église, aux nobles, aux villes maritimes et frontières, ainsi qu'à certaines personnes de la cour. La réforme financière n'avait donc pas produit les heureux effets qu'on en attendait. Le gouvernement, loin de liquider son arriéré, était obligé de recourir aux avances que les partisans lui faisaient chèrement payer ; il avait besoin de ressources extraordinaires pour faire face aux énormes dépenses d'une guerre permanente ; il battait monnaie, en créant des rentes, en vendant des offices de toute espèce, qui trouvaient toujours acquéreurs.

Cependant la misère était grande dans les villes comme dans les campagnes ; l'industrie avait subi de telles crises, depuis la mort d'Henri IV, que les plus habiles ouvriers s'expatriaient pour chercher du travail à l'étranger. Le commerce allait de mal en pis et manquait de capitaux ; il était, d'ailleurs, obéré par une quantité de nouveaux droits qu'on lui avait imposés : droits de contrôle sur la bière (1625), droits sur le tabac (1629), droits de marque sur l'orfèvrerie (1631), droits de marque sur le papier (1633), etc. Pour remédier à ce fâcheux état de choses, un marquis de la Gombardière avait proposé au roi un nouveau règlement général sur toutes sortes de marchandises et de manufactures, consistant à établir, dans les principales villes du royaume, des bureaux et maisons communes pour y faire travailler continuellement dans les manufactures, et à faire choix des plus capables ouvriers pour les établir dans ces bureaux et maisons communes, pour que chacun d'eux puisse montrer et enseigner leurs arts et métiers aux peuples.

Il ne paraît pas que Louis XIII ait pensé à réaliser les projets économiques du marquis de la Gombardière. Les compagnies de commerce que le cardinal avait fondées, celle de Saint-Christophe en 1626, celle de la Nouvelle-France en 1628, n'avaient point assez bien réussi pour encourager le roi à établir des bureaux et maisons communes de travail industriel dans les principales villes de son royaume. L'industrie et le commerce ne pouvaient pas prospérer sous ce règne plein de troubles et d'agitations politiques. N'est-ce pas un piètre résultat de la diplomatie du grand ministre de Louis XIII qu'un traité de commerce avec le roi de Maroc (1er septembre 1635) ?

Richelieu cependant se félicitait, en adressant sa Succincte narration au roi, d'être parvenu à élever les finances, par des moyens héroïques, en fournissant tous les ans plusieurs millions de secours ou subsides aux princes étrangers alliés de la France et en subvenant à toutes les dépenses d'une guerre de cinq ans, qui avait coûté chaque année plus de 60 millions, sans prendre les gages des officiers, sans toucher aux revenus des particuliers, et sans demander aucune aliénation du fonds du clergé. A la fin de ce règne, le revenu de l'État s'était élevé à 8o millions, et Richelieu, à sa mort, laissait l'État endetté de 40 millions de rentes, avec un arriéré du revenu de trois années, consommé d'avance ; mais, sur sa fortune personnelle, il léguait au roi une somme de 1.500.000 livres, en disant, dans son testament, avoir plus d'une fois employé cette somme utilement aux plus grandes affaires de l'État.

Si Richelieu avait renoncé, pendant son long ministère, à entreprendre des réformes radicales en matière d'impôt, le cardinal Mazarin, qui, malgré la variété et l'étendue de ses aptitudes politiques, n'entendait absolument rien aux choses de finance, évita toujours de s'en occuper, dans tout le cours de sa carrière de premier ministre ; il laissait ce soin là aux agents spéciaux qu'il avait choisis : au sieur d'Émery, contrôleur général des finances ; à Fouquet, surintendant des finances ; à Colbert, son homme d'affaires, son secrétaire intime. Sous la régence d'Anne d'Autriche, les charges de l'État allèrent de mal en pis, augmentant sans cesse avec les dépenses. Ainsi le revenu de la France, qui s'élevait à 99 millions en 1642, monta, l'année suivante, à 124 millions, et le tiers de cette contribution énorme, représenté par des acquits au comptant, n'entrait pas dans les caisses de l'État Il en fut de même durant la Fronde, où la misère du peuple, surtout dans les campagnes, atteignit des proportions inconnues jusque-là ; il en fut de même après la Fronde, 'depuis la majorité de Louis XIV jusqu'à la mort du cardinal Mazarin.

On mourait de faim partout, à Paris comme dans les villes de province ; les paysans, qui laissaient la terre en friche et qui mangeaient de l'herbe, abandonnaient leurs maisons aux receveurs des tailles et se cachaient dans les bois. On ne s'explique pas comment on pouvait, au milieu de ce désarroi universel, mettre des armées sur pied, fournir la solde des soldats et subvenir à tous les frais de la guerre civile. C'est à d'Émery, qui n'était autre que l'Italien Particelli, que la reine mère et Mazarin demandaient les moyens de faire face aux nécessités du gouvernement ? avec des emprunts usuraires et ruineux, ou bien de nouvelles taxes qui témoignaient de l'esprit inventif du contrôleur général. Il fallut pourtant, à deux reprises, sacrifier le contrôleur général aux colères du peuple de Paris, pressuré par le fisc.

Mazarin essaya de trois surintendants des finances avant de faire nommer Fouquet (février 1653), qu'il avait jugé plus habile et plus audacieux que tous les autres ; mais Fouquet, que l'intérêt et la reconnaissance engageaient à satisfaire aux exigences du premier ministre, ne pouvait pas relever l'administration financière aussi promptement que celui-ci l'aurait voulu : aussi, cinq mois après sa nomination, n'était-il pas encore en état de satisfaire aux demandes d'argent incessantes et immodérées que le cardinal lui adressait au nom du roi. Mazarin, dans une lettre à son secrétaire Colbert (juillet 1653), pressait le surintendant de lui envoyer un prompt secours de 100.000 écus au moins, et lui offrait, pour l'aider à trouver cette somme sur-le-champ, de mettre en gage ses pierreries ; mais Colbert répondait sèchement à toutes les lettres du cardinal : Il n'y a pas d'argent. Les choses changèrent en peu de temps : Fouquet sut créer autant de ressources qu'il en fallait pour contenter l'insatiable avidité de Mazarin, qui ne s'informait jamais des moyens employés pour tirer de l'impôt toutes les sommes que le surintendant mettait à la disposition du gouvernement. Le cardinal ne pouvait ignorer la vérité, mais il fermait les yeux et s'abusait lui-même, pour ne pas avoir à supprimer la source impure où il ne se lassait pas lui-même de puiser à pleines mains. Son secrétaire et intendant Colbert était trop honnête, en revanche, pour ne pas s'indigner de tant de monstrueuses prévarications, que Fouquet ordonnait ou autorisait, et que le cardinal n'avait pas l'air de soupçonner.

Après avoir 'vainement tenté d'abord d'éclairer Mazarin par des avis indirects, Colbert se décida enfin à écrire un Mémoire, destiné à rester secret, dans lequel il prouvait, d'une manière irréfragable, que la France payait go millions d'impôts dont le roi ne touchait pas la moitié, et que le surintendant était le principal auteur de ce vol manifeste des deniers publics. Le cardinal ne tint aucun compte de ces dénonciations catégoriques ; il écrivit seulement à Colbert de faire tout ce qui pourrait dépendre de lui pour vivre avec le surintendant en bonne amitié. Colbert était bien forcé de comprendre que le cardinal se refusait absolument à changer un état de choses qu'il avait toléré jusque-là, et que Fouquet continuerait à dilapider les deniers du roi. Il courba la tête, et attendit en silence que ce régime permanent de concussions financières conduisît l'État à une banqueroute inévitable.

On comprend que l'incroyable désordre des finances, pendant la minorité de Louis XIV, avait frappé de mort l'industrie et le commerce : les travaux des manufactures s'étaient arrêtés, même avant la Fronde, et ils ne reprirent peu à peu qu'au sortir de la guerre civile, en 1653. Une adresse des six corps des marchands de Paris, présentée au roi en 1654, montre que les manufactures françaises étaient dès lors en état d'envoyer à l'étranger une quantité considérable de marchandises : toiles, serges et étamines de Reims et de Châlons, futaines de Lyon et de Troyes, bas de soie et de laine de l'Ile-de-France et de la Picardie, soieries de Tours et de Lyon, castors de Paris et de Rouen, et toute espèce d'articles de mercerie, de quincaillerie et de pelleterie.

C'était le commerce d'importation qui avait aidé cette reprise de l'industrie nationale ; mais les résultats qui s'annonçaient d'une façon si avantageuse, trompèrent cruellement les espérances des marchands et de leurs commanditaires. Ainsi, le cardinal Mazarin eut à se repentir d'avoir écouté les conseils de Colbert, qui le poussait à favoriser la fondation de deux compagnies pour le commerce dans les Échelles du Levant et sur les côtes d'Afrique. Ces deux compagnies ne réussirent pas, et Mazarin perdit pour sa part plus de 600.000 livres. Il était assez riche de tout ce qu'il avait pris, durant huit ou neuf ans dans ses partages secrets avec Fouquet, qui se chargeait d'écumer les finances, pour ne pas s'affliger d'une perte aussi minime, puisque sa fortune particulière s'élevait à plus de 25 millions au moment de sa mort (9 mars 1661). Le legs qu'il fit de tous ses biens à Louis XIV n'était donc qu'une-restitution posthume : Je vous dois tout, Sire, avait-il dit au roi en mourant, mais je crois m'acquitter, en quelque manière, en vous donnant Colbert.

 

FIN DE L'OUVRAGE