HENRI IV ET LOUIS XIII

 

CHAPITRE III. — RÉGENCE DE MARIE DE MÉDICIS.

 

 

Procès et supplice de Ravaillac. — Caractère du jeune roi ; son éducation. — Marie de Médicis proclamée régente par le parlement. — Disgrâce de Sully ; influence des favoris italiens. — Rébellion des grands. — États généraux de 1614. — Mariage de Louis XIII. — Arrestation du prince de Condé. — Les Concini. — Faveur de Luynes. — Meurtre du maréchal d'Ancre ; supplice de Léonora Galigaï. — Disgrâce de la reine mère.

 

L'assassin d'Henri IV se nommait François Ravaillac.

C'était un homme grand et robuste, ayant la barbe rouge, les cheveux noirs et crépus, les yeux gros et caves, les narines largement ouvertes, en un mot, la physionomie sinistre. Jeune encore (il n'avait que trente-deux ans), il avait fait différents métiers sans s'attacher à aucun : d'abord clerc et valet de chambre chez un conseiller du parlement, il était devenu ensuite solliciteur de procès, maître d'école, et enfin frère convers chez les Feuillants. Longtemps détenu pour dettes, il fut tourmenté dans sa prison, disait-il, par des visions diaboliques, qui laissaient après elles des puanteurs de feu, de soufre et d'encens. Les jésuites, qui l'écartèrent d'une de leurs maisons où il demandait à être admis, avaient constaté les égarements de son esprit. Ce désordre mental, qui l'agita durant des années, tourna peu à peu vers cette idée fixe : sauver Dieu et l'Église des entreprises ténébreuses d'un prince hérétique. Sans rien dire de ses projets à personne, pas même à son confesseur, le sombre fanatique partit d'Angoulême, sa ville natale, le jour de Pâques, après avoir communié, fit la route à pied jusqu'à Paris, vola un couteau dans une auberge, faute d'argent pour en acheter un, et tua le roi.

Son forfait accompli, il n'avait pas bougé de place, comme pour faire voir que c'était lui qui l'avait exécuté. Appréhendé par un archer des gardes du corps, qui le fouilla, on ne trouva sur lui que trois demi-quarts d'écu et quelques instruments de sorcellerie. Conduit à l'hôtel de Retz, puis à la conciergerie du Palais, il subit quatre interrogatoires, devant une commission de la cour du parlement, mais on ne réussit pas à obtenir de lui d'autres aveux que ceux qu'il avait déjà faits spontanément : il protesta que jamais il n'aurait conçu la pensée de frapper le roi, si le roi n'avait entrepris de détrôner le pape ; qu'il ressentait un grand déplaisir de n'avoir pu résister à la tentation de le tuer et qu'il espérait le pardon de Dieu, priant toute la cour céleste de s'interposer entre le jugement de son âme et l'enfer. La torture provisoire qu'on lui infligea, contrairement à l'usage de ne l'appliquer qu'aux accusés qui niaient leur crime, ne le fit pas varier dans ses réponses, et l'on se vit obligé de ne pas le soumettre aux tourments de la question extraordinaire, dans la crainte qu'il ne fût point en état de satisfaire au supplice.

Le parlement, toutes les chambres assemblées, rendit son arrêt le 27 mai 1610. Atteint et convaincu du crime de lèse-majesté divine et humaine, Ravaillac fut condamné à être tenaillé aux mamelles, bras, cuisses et jambes, et à avoir la main droite brûlée et le corps tiré à quatre chevaux. En outre, son père et sa mère devaient être bannis du royaume et tous ses parents contraints de changer de nom. Le même jour, l'exécution eut lieu, en place de Grève : elle durait depuis une heure, sans que le patient eût fait entendre un cri ou une plainte lorsque la foule se rua sur l'échafaud, acheva de mettre en pièces le moribond et traîna par les rues ses débris ensanglantés, en le maudissant. Tous les princes, seigneurs, officiers de la couronne et du conseil assistèrent, des fenêtres de l'hôtel de ville, à cet affreux spectacle.

La mort du roi laissait la couronne à son fils aîné, un enfant de neuf ans.

Le petit Louis XIII, né le 27 septembre 1601, était sans doute, à certains points de vue, très avancé pour son âge, et, par suite de l'éducation désordonnée qu'il avait reçue de toutes mains, pour ainsi dire, au milieu de ses nourrices, de ses gentilshommes, de ses précepteurs et de ses favoris subalternes, son esprit se trouvait tout grand ouvert sur les mauvais côtés de la vie et particulièrement de la vie de cour. On avait développé ses défauts instinctifs au détriment de ses qualités naturelles, et ce qui pouvait lui rester de bon dans le cœur, malgré de dangereux conseils et de plus dangereux exemples, c'était à lui seul qu'il en devait l'initiative. Ainsi, le jour même de l'assassinat d'Henri IV, quand on le lui eut appris, il pleura et s'écria : Ah ! si j'y eusse été avec mon épée, je l'eusse tué (l'assassin) !

Cependant, comme dit Tallemant des Réaux dans ses Historiettes, il estoit un peu cruel, comme sont la plupart des sournois qui n'ont guère de cœur... Il s'est longtemps diverty à contrefaire les grimaces des mourans. La sournoiserie et la timidité, l'opiniâtreté et l'insouciance faisaient le fond de son caractère. Tallemant énumère, en ces termes, ceux qui furent tour à tour ses premiers favoris : Il commença par son cocher Saint-Amand à tesmoigner de l'affection à quelqu'un ; ensuite, il eut de la bonne volonté pour Haran, valet de chiens. Le grand prieur de Vendosme (fils naturel d'Henri IV), le commandeur de Souvray (gouverneur du dauphin) et Montpouillan la Forest, garçon d'esprit et de cœur, mais laid et rousseau, furent esloignez l'un après l'autre par la reyne mère. Enfin, M. de Luynes vint.

Le jeune prince eut de l'attachement pour son père, qui l'aimait tendrement, mais qui l'avait élevé d'une manière déplorable, en ne faisant que rire de ses grossièretés et de ses intempérances de langage. Quant à sa mère, qui le traitait souvent avec une rigueur inflexible, il la craignait beaucoup et ne l'aimait pas. Il ne manquait ni de finesse ni de malice, mais il était d'une ignorance que ses précepteurs avaient pris à tâche d'entretenir ; il ne se plaisait qu'aux exercices de corps et aux travaux manuels. On ne sçauroit quasi conter, dit Tallemant, tous les beaux mestiers qu'il avoit faits, outre ceux qui concernent la chasse, comme sonner du cor, faire voler l'oiseau, lancer les chiens, etc. ; car il sçavoit faire des canons de cuir, des lacets, des filets, des arquebuses, de la monnoie... Il estoit bon confiturier, bon jardinier. Il dansait bien, et montait à cheval avec grâce. On eût dit que Marie ne s'était pas souciée d'en faire un roi.

Le lendemain de la mort de son père, on lui apprenait par cœur le discours qu'il aurait à prononcer devant le parlement, en séance solennelle, et on lui présentait Messieurs de la ville, qui vinrent le saluer, genou en terre ; peu de jours après, il était fouetté, par ordre de la reine régente, et il le fut encore plus d'une fois jusqu'à sa majorité.

Henri IV, ne prévoyant pas sa mort subite, n'avait pris aucune des mesures de prudence que lui commandait pourtant son prochain départ pour la guerre longue et pénible qu'il allait entreprendre contre l'Autriche. En un tel désarroi, le pouvoir semblait s'offrir à qui oserait le saisir, et les ambitieux ne faisaient pas défaut à la cour. Marie de Médicis, qui se sentait isolée au milieu de cette cour, où ses sentiments antifrançais lui avaient aliéné les plus fidèles serviteurs de son époux, perdit d'abord toute assurance. Hélas ! hélas ! répétait-elle en gémissant, le roi est mort ! ce qui lui attira cette vive réplique de la part du chancelier de Sillery : Vous vous trompez, Madame ; en France, le roi ne meurt pas !

La résolution énergique du duc d'Épernon raffermit le courage de la reine et conjura les périls du moment : c'était, comme on sait, l'un des anciens favoris d'Henri III, qui, par un long exercice des plus grandes charges, par ses biens et ses alliances, s'était fort éloigné de cette origine au moins frivole. A peine eut-il ramené au Louvre le corps inanimé du roi, qu'il agit en maitre avec autant d'audace que de prévoyance. En sa qualité de colonel général de l'infanterie française, il fit mettre en bataille le régiment des gardes, fermer les portes de la ville et occuper militairement la place de Grève, le Pont-Neuf et les abords du château du Louvre. Après s'être assuré de la tranquillité publique en parcourant les rues, où la douleur profonde de la population n'avait produit aucun symptôme de trouble ni de révolte, il apparut dans le parlement, qui venait de s'assembler, pour une audience de relevée, au couvent des Augustins, près du Pont-Neuf.

Sur la nouvelle de la mort du roi, le président Achille de Harlay, l'avocat général Servin et tous les autres conseillers s'étaient empressés de s'y rendre. Servin demanda, sans préambule, que le parlement pourvût, ainsi qu'il avoit accoustumé, à la régence ; et, ajouta-t-il, il n'y avoit pas d'incertitude sur la personne qui devoit estre revestue de cette autorité. On commençait à délibérer, lorsque le duc d'Épernon entra dans la salle, par une porte intérieure. Refusant de prendre sa place de pair, il invita brièvement la compagnie à se hâter, et frappant avec la main son épée : Elle est encore au fourreau, dit-il (s'il faut en croire le récit de son secrétaire), mais si la reine n'est déclarée régence à l'heure même, il y aura carnage ce soir ! L'arrêt de régence fut rédigé et enregistré sur-le-champ.

Le lendemain, 15 mai, un lit de justice consacra d'une manière plus solennelle le titre de régente, que Marie de Médicis devait à l'audacieuse intervention du duc d'Épernon, et le petit roi, qui avait accompagné sa mère au parlement, prononça d'un air délibéré ces paroles apprises le matin : Messieurs, il plu à Dieu appeler à soi notre bon roi, mon seigneur et père. Je suis demeuré votre roi, comme son fils, par les lois du royaume. J'espère que Dieu me fera la grâce d'imiter ses vertus et suivre les bons conseils de mes bons serviteurs.

Pour un si grand changement, écrivait Malherbe, il n'y en eut jamais si peu. La soumission fut, en effet, générale et complète les protestations de fidélité arrivèrent de toutes parts au jeune roi et à la régente. Princes et seigneurs se turent et s'inclinèrent devant le fait accompli. Et pourtant ce qui venait de se passer dans l'établissement de la régence était justement le contraire de ce que le feu roi aurait voulu. L'autorité royale entre les mains de Marie de Médicis, c'était le règne de la faction espagnole, représentée par les vieux ligueurs, le duc d'Épernon, les Guise, et les Italiens qui entouraient la reine. D'un autre côte, les immenses préparatifs de guerre faits par Henri IV et par Sully inquiétaient le peuple, et cette expédition imminente, dont les grandes vues lui échappaient totalement, il l'interprétait de la manière la plus fâcheuse, et se figurait que, sous prétexte de combattre l'Autriche, cette vieille ennemie de Ta France, l'armée formidable qu'on avait rassemblée si mystérieusement était destinée à renverser la papauté et à -relever en Europe la religion protestante. Le peuple, à cet égard, partageait l'erreur qui avait poussé Ravaillac au régicide. Il accepta donc avec joie un nouveau règne, qui le délivrait de ses appréhensions, en mettant à néant une guerre impie et insensée, que la mort seule d'Henri IV avait pu empêcher. C'est ainsi que, suivant l'expression énergique de Michelet, la France fut retournée comme un gant.

La reine mère avait l'esprit fin et rusé, mais étroit et capricieux ; son éducation avait été très négligée., et rien ne la distinguait, à cet égard, des femmes les plus ordinaires. Elle était belle, mais sans grâce et sans charme. Elle était, disait-on, altière, crédule, superstitieuse, défiante et vindicative ; elle aimait le faste et la pompe, sans avoir le sentiment de la vraie grandeur. On la louait seulement pour sa discrétion et sa fermeté, qui n'était que de l'obstination. Quoique exclusivement attachée à ses propres volontés, elle se laissait toujours diriger par d'obscurs confidents qui la flattaient pour se rendre maîtres d'elle : au nombre de ces domestiques tout-puissants, on remarquait malignement trois Italiens, les deux Orsini et Concino Concini ; ce dernier était un jeune Florentin, bien fait, aimable et spirituel, que le génie de l'astuce et une audace éhontée avaient poussé à la fortune.

Marie devint bientôt le jouet et la victime des intrigants qui la dominaient.

La régente ne congédia d'abord aucun des ministres d'Henri IV, bien qu'elle ne les aimât point et qu'elle n'en fût guère aimée. Elle fit bonne mine et bon accueil, même à Sully, qu'elle déclara tout haut un utile serviteur. Sully, cependant, avait tardé vingt-quatre heures à faire acte d'obéissance, en sa qualité de premier ministre, et à paraître au Louvre avec les autres membres du conseil. Il comprenait, avec sa clairvoyance accoutumée, que la mort de son maître amènerait un changement qui lui serait fatal, ainsi qu'à ses coreligionnaires. Aussi s'était-il enfermé dans la Bastille, dont il était gouverneur, avec l'intention d'y soutenir un siège, au besoin, jusqu'à l'arrivée de son gendre, Henri de Rohan, et des 6.000 Suisses que ce seigneur huguenot commandait.

Dans les premiers jours de sa régence, la reine donna beaucoup de temps aux affaires de l'État, travaillant avec ses ministres et recevant en audience particulière tous les grands officiers de la couronne, avant et après le conseil. Elle suivait de point en point les avis des Orsini, de Concini surtout, et ne songeait qu'à s'affermir dans le pouvoir, qu'elle croyait ne partager avec personne : elle diminua d'un quart le prix du sel ; elle confirma le fameux édit de Nantes, en tous ses points et articles ; elle consentit au mariage du duc de Guise avec la duchesse de Joyeuse, veuve du duc de Montpensier, gagnant ainsi à la fois l'affection du peuple, la confiance des protestants et l'appui de la famille de Lorraine. Quant à la guerre que le feu roi allait entreprendre au moment où il fut assassiné, on n'y donna pas suite, malgré les énormes préparatifs qui étaient faits, et on la réduisit à une simple campagne de trois mois dans le pays de Juliers, pour aider les princes allemands à terminer le siège de la capitale de ce duché. Les grands, jaloux les uns des autres et tous esclaves de leur ambition personnelle, furent attirés et conquis par des honneurs, des offices, des sommes d'argent, et chacun dès lors, n'obéissant qu'à ses intérêts particuliers, se trouva plus ou moins satisfait d'un gouvernement qui commençait sous des auspices si favorables pour tout le monde.

Tout alla bien jusqu'au sacre de Louis XIII, à Reims (17 octobre 1610), cérémonie où l'enfant royal joua son rôle fort vertueusement, mais qui fut l'occasion d'aigres disputes : celle qui s'éleva entre Concini, devenu marquis d'Ancre, et le vieux duc de Bellegarde divisa la cour en deux factions hostiles ; et, pour éviter un plus grand éclat, la reine mère se vit obligée de mettre aux arrêts les deux adversaires. La cour, qui était déjà incertaine et troublée quand elle avait quitté Paris, y revint très émue et toute brouillée.

Les partis opposés se rapprochèrent cependant pour abattre l'ennemi commun, le duc de Sully, qui entendait mener les choses en premier ministre, comme par le passé. Les prodigalités du nouveau règne n'avaient fait qu'aiguiser des appétits qui se montraient insatiables ; la reine mère, assaillie de demandes d'argent excessives et incessantes, s'en était remise ad surintendant des finances pour ce qu'il y avait à faire contre ces avides convoitises, et celui-ci, fort économe de sa nature, ne se faisait pas faute de ménager l'épargne qu'il avait eu tant de peine à former pour son bon maître. 11 porta même, dans ses refus, une dureté, une violence exceptionnelles, jusqu'à venir accuser en plein conseil les ministres, ses anciens collègues, de s'être entendus pour ruiner l'État ; il alla jusqu'à les menacer de recourir à l'intervention du parlement. Sa perte une fois résolue entre tous ceux qu'il gênait ou qu'il avait offensés, on n'eut pas de peine à persuader à la régente qu'un gardien du trésor, si jaloux et si despote, était un embarras continuel pour l'expédition des affaires, en même temps qu'une cause persistante de haine et de défiance.

Le renvoi du surintendant fut résolu. Sully lui-même en fournit les moyens, dit Bazin, l'historien du règne de Louis XIII. Depuis quelque temps, il affectait un profond dégoût pour sa charge des finances, et publiait partout le désir d'en être soulagé. La reine le prit au mot si soudainement, qu'il fit valoir plus tard cette précipitation pour s'excuser de n'avoir pas demandé conseil à ceux de sa religion. Une lettre de la régente vint le surprendre tout d'un coup (24 janvier 1611) par l'injonction positive de bien penser à ce qu'il vouloit faire, de se résoudre et d'en donner advis pour qu'on pust y adviser. Le duc n'avait plus rien à faire qu'à se démettre de ses emplois. Il le fit aussitôt, sans mot dire, par obéissance plus que par élection, suivant son propre aveu, et il se retira sur les bords de la Loire, dans son château de Sully. Il tomba seul, du reste, sans entraîner personne dans sa chute, ce qui arrive, fait remarquer Richelieu dans ses Mémoires, à ceux qui, au lieu de posséder les cœurs des hommes par un procédé obligeant, les contraignent par leur autorité.

Marie retint pour elle, dans la succession de son premier ministre, le gouvernement de la Bastille, où Sully avait amassé une réserve de 5 millions en or, qui représentaient plus de 4o millions au taux de la monnaie actuelle. L'administration des finances fut confiée à un conseil, composé des présidents Jeannin et de Thou et du marquis de Châteauneuf. Quant à Concini, qui avait été l'âme du complot contre le ministre favori d'Henri IV, il demanda et prit tout ce qu'il voulut dans le trésor de la Bastille, et il continua, avec plus d'effronterie que jamais, le train ordinaire de ses rapines.

La régence de Marie de Médicis ne dura, en principe, que quatre ans, quoiqu'elle se soit prolongée, en réalité, plus de deux ans et demi après la majorité du roi. Cette période fut sans doute une des plus fertiles en intrigues de toute espèce que présente le dix-septième siècle, et pourtant on ne saurait y signaler que bien peu de faits importants. Une reine incapable, d'un caractère passionné et fantasque, des favoris obscurs et insolents, des ministres sans initiative et sans influence, une cour tumultueuse, affamée de luxe et de plaisir, le peuple écrasé d'impôts, les protestants inquiets et toujours en armes, tels sont les principaux traits du triste tableau que nous offre cette époque, troublée par tant de cabales, de rivalités, d'intrigues et de mauvaises passions.

En cherchant à maintenir la paix au prix des plus durs sacrifices, la reine mère avait laissé s'affaiblir le pouvoir entre ses mains et ouvrait le champ à toutes les prétentions des grands, qui se regardaient comme souverains absolus dans leurs châteaux et leurs gouvernements. La régente avait beau ordonner, elle était si mal obéie, que le duc de Rohan garda, malgré elle, la ville de Saint-Jean d'Angely, occupée par des troupes protestantes, et que le duc de Nevers s'empara de Mézières à main armée. On semblait revenu au temps de la féodalité : la Provence appartenait au duc de Guise ; les Montmorency dominaient dans le Languedoc, les Joyeuse dans le Lyonnais ; la Bourgogne, où les Gontaut et les Biron avaient essayé de se rendre indépendants, était sous la main du duc de Mayenne ; la Picardie se trouvait inféodée, en quelque sorte, aux maisons d'Humières et de Créqui ; dans la Bretagne, les ducs de Rohan et de Vendôme tenaient en échec le pouvoir royal ; enfin, le prince de Condé régnait en Guyenne. La monarchie, pour résister à tant d'adversaires, n'avait à sa disposition que l'alliance de l'Espagne, l'esprit machiavélique de l'Italien Concini, et le trésor de la Bastille, qui s'épuisait rapidement.

Le parti des princes, se voyant joué par le marquis d'Ancre, quitta la cour, et son chef, le prince de Condé, publia un manifeste, dans lequel il réclamait, après des récriminations assez vagues, la convocation des États généraux et la suspension des mariages royaux projetés et même conclus avec l'Espagne. La régente eut quelques velléités de résistance belliqueuse ; puis, cédant aux avis du chancelier de Sillery, elle répondit, par une apologie de sa conduite, au manifeste de Condé, et consentit à entamer, avec les princes, des pourparlers qui aboutirent au déplorable traité de Sainte-Ménehould (25 mai 1614). Non seulement elle fit droit aux demandes de Condé, touchant les États généraux et les mariages projetés, mais elle donna la ville de Mézières au duc de Nevers et la Bretagne au duc de Vendôme, avec une pension de 100.000 livres au duc de Longueville ; elle accorda, en outre 150.000 écus au prince de Condé. Tel fut l'emploi de l'argent qu'on avait obtenu de la chambre des comptes pour combattre les mécontents. Ceux-ci, avec la plus mauvaise foi, n'en persistèrent pas moins dans leur rébellion armée. Marie de Médicis eut alors l'inspiration d'agir en reine : malgré les lâches supplications de Concini et de sa femme, elle se mit à la tête de quelques milliers de soldats et marcha à la rencontre des princes, avec son fils : elle ne trouvait partout, sur son passage, que soumission et dévouement ; la présence du jeune roi éveillait l'enthousiasme des provinces, qui l'avaient supposé débile et maladif, Cette simple démonstration de volonté et de force suffit à dissiper les rebelles.

A son retour avec sa mère, Louis XIII fut reçu par les Parisiens comme en triomphe, et salué prématurément des noms de Pacifique et de Juste ; il ne conserva que le dernier, avec d'autant plus de satisfaction qu'il avait craint d'être surnommé le Bègue, à cause de son bégayement incurable. La vieille reine Marguerite, première femme d'Henri IV, écrivait, à l'occasion de l'entrée solennelle du jeune roi à Paris : Il est incroyable combien le roi a crû de corps et d'esprit dans ce voyage ; il entend, à cette heure, toutes ses affaires et promet de se bien faire obéir. Il ne fera pas bon de se jouer à lui dorénavant.

Le dernier jour de sa treizième année (27 septembre 1614) le fit sortir de tutelle ; mais, déclaré majeur (fig. 72), il laissa l'administration à sa mère, avec sévères défenses à tous sujets d'entrer en ligues et associations tant au dedans qu'au dehors.

Dès les premiers moments de sa royauté, il allait avoir affaire aux représentants de la nation, aux États généraux. Ces États devaient être les deniers de l'ancienne monarchie, avant ceux de 1789 qui la renversèrent.

Réunis à Paris, au couvent des Augustins, le 27 octobre 1614, les États généraux ne donnèrent pas les résultats qu'on attendait de cette mesure extraordinaire ; après avoir perdu beaucoup de temps en contestations sur des points de préséance et d'étiquette, en querelles scandaleuses qui dégénérèrent parfois en violences, les trois ordres se trouvèrent divisés sur la plupart des questions. Tandis que la noblesse demandait que les charges ayant titre d'office, au lieu d'être librement transmissibles, fissent retour au domaine du roi, qui les distribuerait gratuitement aux plus dignes, le tiers répondait en demandant la révocation de quatre-vingts commissions qui grevaient le peuple, la diminution d'un quart de la taille et la suppression totale des pensions de la noblesse, qui avaient presque doublé en moins de quatre années. Le clergé formula aussi son vœu de prédilection, en demandant que les canons du concile de Trente fussent publiés en France, ce qu'il avait inutilement réclamé depuis soixante ans : les nobles adhérèrent à ce vœu, mais les gens du tiers état s'y opposèrent, au nom des libertés de l'Église gallicane. Enfin, après quatre mois de pénibles et inutiles discussions, les États achevèrent la rédaction de leurs cahiers, au nombre de vingt-quatre, et les présentèrent au roi (23 février 1615). Ce fut un jeune prélat, Armand de Richelieu, évêque de Luçon, qui parla le premier, au nom du clergé ; il parla en homme d'État, et son langage clair, précis et nerveux, produisit une vive sensation. Robert Miron, prévôt des marchands de Paris, parla pour le tiers état, à genoux suivant la coutume.

La reine mère avait accordé aux députés la permission de rester à Paris jusqu'à l'examen complet de leurs cahiers ; mais, le 24 mars, le chancelier leur déclara que cet examen n'était pas achevé et que le roi, en leur faisant savoir qu'il consentait à supprimer la vénalité des charges, à établir une chambre de justice pour la recherche de financiers et à diminuer les pensions, les invitait à retourner chez eux. Ainsi les États se terminèrent comme il avoient commencé, dit Richelieu dans ses Mémoires. La proposition en avoit été faite sous de spécieux prétextes, sans aucune intention d'en tirer avantage pour le service du roi et du public, et la conclusion en fut sans fruit, toute cette assemblée n'ayant eu d'autre effet que de faire voir que ce n'est pas assez de connoistre les maux, si l'on n'a la volonté d'y remédier.

Humiliés de n'avoir rien fait de vraiment utile et leurrés de promesses qu'on s'empressa d'oublier, les députés se séparèrent, emportant avec eux, silencieusement, le droit de libre et générale discussion, qu'on leur avait reconnu et qui, deux siècles plus tard, devait être l'expression de la volonté nationale. Aussitôt brigues et cabales recommencèrent. Ceux qu'on appelait les princes, Condé, Bouillon, Mayenne, Longueville, etc., se retirèrent dans leurs gouvernements, à l'exception du duc de Nevers, l'agent de ce parti à la cour. Ils s'étaient assuré l'appui du parlement, qui avait fort à cœur de reprendre dans l'État un rôle politique. Telle fut l'origine de l'arrêt du 28 mars 1615, par lequel les princes, ducs et pairs et officiers de la couronne étaient convoqués pour délibérer entre eux sur les affaires publiques. Cet arrêt, attentatoire à la prérogative royale, ne pouvait servir qu'à provoquer une lutte intestine sans but et sans issue, comme il ne s'en produisit que trop jusqu'à la majorité de Louis XIV. Condé saisit l'occasion de lancer un nouveau manifeste, habilement préparé, dans lequel il déclarait que les États généraux n'avaient pas été libres, et qu'on ne tenait aucun compte de leurs propositions ni de leurs vœux ; que sa vie et celle des autres princes n'étaient plus en sûreté ; que Concini, qui disposait de tout dans l'État, avait gaspillé plus de 6 millions ; que les protestants se voyaient menacés d'extermination, etc. Il terminait son factum par une menace, à savoir que si l'on continuoit à lui refuser les moyens propres à la réformation des désordres, il seroit contraint d'en venir aux extrémités, par la violence du mal.

La guerre civile se ralluma.

Cette fois, la reine mère, conseillée par les ducs d'Épernon et de Guise, ne recula pas devant l'emploi de la force. Après avoir déclaré Condé et ses adhérents criminels de lèse-majesté, elle se rendit à Bordeaux, avec une petite armée, pour y conclure les deux mariages espagnols. Bien que la révolte se fût étendue dans les provinces et que le duc de Rohan, voulant marcher sur les traces de l'amiral de Coligny, eût soulevé les populations protestantes contre l'autorité royale, on se borna de part et d'autre à de légères escarmouches. Il y eut cela de singulier dans ce simulacre de guerre civile, que les deux partis avaient l'air de se chercher sans cesse et ne se rencontraient pas souvent. Condé, ayant mis en déroute quelques centaines de recrues de l'armée royale, tira de cette affaire insignifiante la gloire, qu'on lui contestait, d'être aussi bon aux traits de plume qu'aux coups d'épée.

Bientôt Marie, à bout de patience, lasse de l'humeur hautaine de d'Épernon, soupirant après les plaisirs de Paris, manquant d'argent d'ailleurs, prêta l'oreille aux propositions d'accommodement que lui fit Condé, et les hostilités furent suspendues. Pendant ce temps-là, le mariage de Louis XIII avec l'infante Anne d'Autriche, et celui de sa sœur Élisabeth de France avec le prince des Asturies, qui fut plus tard le roi d'Espagne Philippe IV, avaient été menés à bonne fin. Ce double mariage eut toutes les péripéties d'un roman.

Le roi était parti de Paris, le 17 août 1615, avec la reine mère, sous la protection d'un régiment des gardes et d'un corps de vieilles troupes. C'était une petite armée de 4.000 hommes et de 1.000 chevaux, sans compter le personnel nombreux des officiers et des domestiques de cour. On n'allait pas vite en route ; on s'arrêtait, par étapes, pour les repas et pour la couchée ; la cour vivait au milieu d'un camp mobile. A la moindre alerte, la marquise d'Ancre, déjà irritée de la mauvaise chère qu'on faisait par les chemins, suppliait la reine mère de retourner à Paris. Quant au jeune roi, il était d'une humeur charmante et se plaisait infiniment aux exercices militaires. Une maladie de la princesse Élisabeth fit perdre un mois à Poitiers ; puis on parvint à Bordeaux, sans rencontrer l'ennemi. Un autre mois fut passé dans cette ville, et enfin, le 6 novembre, Madame Élisabeth et l'Infante partirent, chacune de son côté, l'une de Bordeaux et l'autre d'une ville d'Espagne, pour arriver simultanément, la première à Saint-Jean de Luz et la seconde à Fontarabie. Le duc de Guise, accompagné de 1,5oo chevaux et de 4.000 gens de pied, s'était chargé de conduire la princesse française à sa destination. Philippe III fut beaucoup plus lent à se rendre à Fontarabie, bien qu'il n'eût à craindre aucune attaque sur sa route.

L'échange des deux princesses eut lieu à la frontière des deux États, sur la Bidassoa.

Un pavillon s'élevait de chaque côté du fleuve, pour mettre les princesses à l'abri, pendant qu'on ferait les préparatifs nécessaires à leur transport au milieu de la rivière, où deux autres pavillons avaient été construits, communiquant l'un à l'autre et destinés à effectuer cet échange de fiancées entre la France et l'Espagne. On raconte que les Espagnols avaient placé sur le pavillon de l'Infante une immense couronne royale, surmontée d'un globe avec une croix ; les Français s'offensèrent de cette orgueilleuse prétention, et exigèrent l'enlèvement de ce globe et de la croix qu'il portait. L'échange des princesses devait s'opérer dans la forme prescrite.

Par une belle journée, le 9 novembre, les deux cortèges descendirent, en même temps, des montagnes opposées dont la Bidassoa baigne le pied : la litière de l'Infante parut la première, mais ceux qui l'accompagnaient ne voyant pas vis-à-vis d'eux la litière de Madame Élisabeth, jetèrent de tels cris, dit une relation, que, si toute l'Espagne eust été perdue, ils n'en eussent pu faire davantage. Les deux escortes, qui venaient à la rencontre l'une de l'autre, réglèrent de telle sorte leur marche réciproque, qu'elles arrivèrent ensemble aux pavillons qui attendaient les deux fiancées sur chaque rive. La même simultanéité de mouvements fut observée pour l'entrée des princesses dans les deux bacs qui les conduisirent chacune aux pavillons qui leur étaient destinés au milieu du fleuve, où se trouvaient déjà deux secrétaires d'État pour la vérification et l'échange des deux contrats de mariage. Il y eut un court entretien, et les deux fiancées se séparèrent, l'une entrant en Espagne, l'autre en France, sous l'escorte du duc de Guise, qui avait amené Madame Élisabeth et qui ramenait l'Infante. Celle-ci eut, sous les murs de Casteljoux, le spectacle d'une assez chaude escarmouche entre les troupes royales et les huguenots. Le jeune roi lui avait fait déjà présenter une lettre de bienvenue par le sieur de Luynes, un de ses plus confidents serviteurs, et dans l'impatience de la voir, il vint incognito, mêlé à un groupe de cavaliers, se poser sur son passage.

La bénédiction leur fut donnée à Bordeaux par l'évêque de Saintes (25 novembre).

Après les fêtes et les réjouissances dont les Bordelais se montrèrent prodigues, la reine mère ordonna le départ, et l'on se mit en route, malgré la mauvaise saison, avec une petite armée qui protégeait la marche lente et pénible des coches où la cour s'était entassée pêle-mêle. Le trajet de Bordeaux à Tours ne dura pas moins de cinq semaines. Les jeunes époux, qui avaient presque le même âge, à peine quatorze ans, et dont les relations personnelles étaient des plus cérémonieuses, se reposèrent à Tours, et ne firent leur entrée solennelle à Paris que le 16 mai 1616. Le voyage de noces de Louis XIII avait duré neuf mois.

Cependant, une conférence s'était tenue à Loudun, pour négocier la paix entre les princes et la cour. Pendant ces négociations qui menaçaient de s'éterniser, un grand nombre de seigneurs se rangèrent du côté des mécontents, pour partager avec eux les bénéfices de la rébellion, et bien des accords particuliers se firent en dehors du traité de pacification générale. La reine mère céda sur tous les points : elle distribua plus de 6 millions aux intéressés, congédia le duc d'Épernon, ainsi que les vieux ministres Jeannin, Sillery et Villeroy, et plaça le prince de Condé à la tête du conseil, en gardant auprès d'elle ses familiers et surtout le marquis d'Ancre, nommé maréchal de France (février 1614), sans qu'il eût jamais tiré l'épée. C'était lui qui avait choisi les nouveaux ministres, des hommes obscurs qu'il pouvait faire agir à son gré et qui se mirent d'eux-mêmes au service de son ambition, en l'absence de Condé, qu'on avait beaucoup de peine à faire revenir à la cour.

L'évêque de Luçon, Armand de Richelieu, devenu l'aumônier de la jeune reine et le favori de Marie de Médicis, fut pour Concini un conseiller habile et un auxiliaire dévoué. Il avait été désigné pour l'ambassade d'Espagne, mais il jugea que sa présence à Paris serait plus utile au maintien de l'autorité de la reine mère. Il était déjà entré au conseil d'État, et il voulait faire partie du ministère, pour y tenir tête à Condé, qui refusait toujours d'y venir occuper sa place. L'évêque alla donc le chercher et eut l'adresse de le ramener, trois mois après le traité de Loudun, qui l'avait fait premier ministre.

Condé, à son retour, fut reçu par le peuple de Paris comme un sauveur ; mais, à la cour, il n'était qu'un ennemi, qui ne dissimulait pas même l'intention de se poser en maître. Aussi, son hôtel était-il assiégé de courtisans plus que le Louvre, où sa tyrannie se faisait sentir constamment et sous les formes les plus intolérables. Un jour, dans la chambre du roi, il s'assit avant d'y être invité, et resta couvert. Il se donnait des airs de protection avec Louis XIII, et tellement, que le bruit courait, dans les provinces, qu'il avait en mains le pouvoir royal. Dans l'entourage de Marie de Médicis, on croyait ou l'on feignait de croire qu'il n'attendait plus que l'occasion de monter sur le trône. Sully en fut alarmé, au fond de son château où on l'oubliait, et il accourut pour offrir ses services à la reine mère, qui lui demanda ce qu'elle avait à faire : Plût à Dieu, Madame, s'écria-t-il, que vous fussiez dans la campagne, au milieu de 1.200 chevaux ! Le remède au mal semblait présenter trop de dangers, surtout au sortir d'une guerre civile et contre un adversaire qui avait pour lui le peuple et une partie de la noblesse.

On s'en tint à une résolution plus hardie, que l'évêque de Luçon avait suggérée à la reine mère et qu'elle fit adopter par Louis XIII, impatient de se soustraire à l'arrogante domination du prince de Condé : il s'agissait d'arrêter ce prince et de l'enfermer dans une prison d'État. Le 1er septembre, à l'issue du conseil, Condé, suivant l'usage, se rendit chez la reine le roi, qui venait d'armer de sa main les conjurés en leur distribuant des pertuisanes, vint à sa rencontre, lui proposa de partir avec lui pour la chasse et s'éloigna tout à coup. Au moment même, M. de Thémines, accompagné de ses deux fils, parut et arrêta le prince, qui n'essaya pas de résister : on le conduisit sur-le-champ au château de Vincennes.

Cette arrestation imprévue déconcerta les amis du prince de Condé : ils se hâtèrent de sortir de Paris, mais aucun d'eux ne tenta de courir aux armes. Seule, la princesse douairière de Condé essaya de soulever le peuple, en criant par les rues que son fils avait été tué par le maréchal d'Ancre. Concini était en horreur aux Parisiens, qui ne lui pardonnaient pas sa fortune insolente et qui le chargeaient volontiers de toutes les iniquités. Une foule furieuse se porta sur le superbe hôtel qu'il avait fait bâtir dans la rue de Tournon, à côté du palais du Luxembourg, où résidait la reine mère : l'hôtel fut livré au pillage et à moitié détruit. Le soir même, l'ordre était rétabli dans Paris, et M. de Thémines recevait sa récompense : une gratification de 100.000 écus et le bâton de maréchal de France.

Richelieu ne fut pas oublié : il prit la place du prince de Condé au conseil, en qualité de secrétaire d'État de la guerre et des affaires étrangères (25 novembre), et l'ambassadeur d'Espagne écrivait à son gouvernement, en annonçant la nomination de Richelieu, qu'il n'y avait pas meilleur que lui en France pour le service de Dieu de la couronne d'Espagne et du bien public. Cet ambassadeur se faisait illusion sur le caractère et sur les desseins de l'évêque de Luçon, qui, dès son entrée aux affaires, reprit la pensée et le langage d'Henri IV contre l'Espagne, nonobstant ses rapports journaliers avec la reine mère et la jeune reine, avec l'appui déclaré du maréchal d'Ancre ; ses premières instructions, adressées aux envoyés de France en Allemagne, en Angleterre et en Italie, prouvaient assez qu'il n'entendait pas se faire le complaisant de la politique espagnole.

Condé prisonnier, les princes allaient rallumer la guerre civile, mais le maréchal d'Ancre mettait sur pied trois armées royales, qui devaient opérer à la fois en Picardie, en Champagne et dans le Nivernais, tandis que Richelieu faisait publier à Paris quantité de pamphlets mordants et de factums vigoureux, dans lesquels on n'épargnait pas la turbulence, l'avidité et la mauvaise foi des princes révoltés. Les hostilités commencèrent avec avantage pour l'armée royale contre les ducs de Nevers, de Vendôme, de Bouillon et de Mayenne, pour empescher, disait une déclaration du roi, l'établissement d'une tyrannie particulière dans chaque province. Mais on pouvait prévoir que la nouvelle révolte des princes et des grands serait longue et difficile à réprimer, quoique les huguenots n'eussent pas encore pris les armes.

Déjà, le roi prenait ombrage et s'irritait de la suprématie despotique et impérieuse que le maréchal d'Ancre s'arrogeait- dans les choses du gouvernement, depuis que cet ancien favori de la reine mère avait pris la direction de la guerre contre les princes, avec l'assentiment de l'évêque de Luçon, qui, se bornant à dominer dans le conseil dont il était l'âme, était resté attaché à la fortune de Concini. Celui-ci avait épousé Léonora Dori, dite Galigaï, qui avait été sœur de lait de Marie de Médicis et son ancienne femme de chambre, avant de devenir sa favorite, sa confidente et presque son amie. Cette petite Florentine, presque laide à force de maigreur, malgré la beauté de ses traits, passait pour une femme de tête, plus astucieuse qu'intelligente, capable pourtant d'acquérir une grande influence sur un esprit faible, capricieux et indécis. Elle eut donc une part considérable dans l'avancement de son mari, qui, parti de très bas, comme il ne craignait pas de l'avouer lui-même, était devenu marquis d'Ancre, maréchal de France, gouverneur de Normandie, riche à plusieurs millions, et maître absolu des volontés de la reine mère.

Au reste, Concini n'était pas sans mérite, au dire du maréchal d'Estrées : il avait du jugement, un cœur généreux, de l'esprit et quelque bravoure ; flatteur, séduisant, d'agréable tournure, de belle humeur et abondant en saillies, il n'avait 'pas eu de peine à gagner le cœur de la reine mère, auprès de laquelle il s'était glissé sous le titre équivoque de cavalier servant. Personne mieux que lui ne savait imaginer un divertissement, ni organiser les spectacles, les jeux, les carrousels (fig. 78), où il brillait entre tous par son adresse et par son grand air. Il en était venu à mépriser les princes et à leur faire sentir son mépris, et, en cela, comme le dit Tallemant, il n'avoit pas grand tort ; mais son orgueil, son insolence, son faste et sa cupidité lui firent des ennemis puissants, qui finirent par le perdre dans l’esprit du roi.

Quant à la haine populaire, elle ne s'était que trop manifestée lors du pillage de son hôtel, pillage exécuté en manière de représailles, sous l'inspiration d'un cordonnier nommé Picard, qu'il avait fait rouer de coups. Le sentiment de cette aversion générale qu'il inspirait le faisait incliner à la retraite, et il songeait à offrir au pape Paul V un don de 600.000 écus pour obtenir la cession en usufruit du duché de Ferrare ; mais il dut céder devant la résistance de sa femme, plus aheurtée que jamais, et répondant à toute objection que ce serait lâcheté et ingratitude d'abandonner leur bienfaitrice.

Le maréchal d'Ancre avait pressenti qu'un rival, plus redoutable que tous ses ennemis, tramait secrètement sa perte. Ce rival était le nouveau favori de Louis XIII, comme Concini avait été celui de la reine mère.

Charles d'Albert, sieur de Luynes, parti de plus bas encore que Concini, n'était pas moins ambitieux que lui. Attaché d'abord, en qualité de valet de fauconnerie, à la personne du dauphin tout enfant, il se fit une position par son habileté à dresser des faucons et des pies-grièches pour la chasse au vol. Le petit prince, dont la chasse fut la première et peut-être l'unique passion, voulut qu'on créât pour Luynes la charge bizarre de maître de la volerie du cabinet. Depuis la majorité du roi, Luynes avait demandé et obtenu d'autres emplois plus honorables et plus lucratifs. En moins de deux ans, il devint capitaine du Louvre, conseiller d'État, capitaine des gentilshommes ordinaires, grand fauconnier de France et gouverneur du château d'Amboise. Sa fortune était déjà grande, moins grande pourtant que son avidité. On lui supposait à tort trop peu d'esprit pour être jamais dangereux, et quand ce favori du roi inspira de l'ombrage à Concini, qui avait servi lui-même à le pousser dans le chemin de la faveur, il était trop tard pour l'éloigner ou le renverser : Luynes s'était emparé absolument de la confiance de Louis, qui ne pouvait plus se passer de lui et qui le tenait à toute heure dans l'intimité la plus familière.

C'est ainsi que Luynes, ayant à sa discrétion l'oreille et le cœur du roi, travaillait sans cesse à le tourner contre sa mère, et à lui inspirer des craintes au sujet des intrigues et des complots de Concini. Celui-ci, en effet, depuis la dernière prise d'armes des princes, n'avait que trop aide, à son insu, la perfide manœuvre de Luynes, en ne permettant pas au roi de sortir de Paris pour aller chasser à Saint-Germain ou à Fontainebleau, car il redoutait une tentative d'enlèvement de la personne royale par les rebelles, et il avait fait comprendre à la reine mère qu'elle devait veiller sur son fils et le garder à vue jusqu'à la fin de la guerre civile. Louis s'indignait donc de se voir, en quelque sorte, captif dans le Louvre et forcé de borner ses divertissements aux promenades, aux jeux et aux semblants de chasse qu'on lui laissait faire dans le jardin des Tuileries. Luynes ne cessait de lui répéter que le Louvre était une prison où sa mère et le maréchal d'Ancre le retenaient pour prolonger son enfance et leur autorité.

Louis XIII, qui avait conspiré avec sa mère, l'évêque de Luçon et le maréchal d'Ancre, contre le prince de Condé, n'hésita pas à conspirer contre le maréchal d'Ancre avec Luynes et les gentilshommes de son entourage. Il fut convenu qu'on tuerait le maréchal. Le roi, âgé de quinze ans et demi, n'ignora aucun détail du complot et choisit lui-même le lieu du guet-apens dans lequel le malheureux Concini devait périr. Le baron de Vitry, capitaine des gardes, chargé d'exécuter l'assassinat, reçut agréablement la proposition, et appela son frère du Hallier, son beau-frère et d'autres aventuriers pour lui prêter main-forte.

Le 24 avril 1617, à dix heures du matin, le maréchal d'Ancre se rendit au Louvre, pour voir la reine mère. Il était accompagné de cinquante à soixante personnes, qui la plupart le précédaient. Au moment où il mettait le pied sur le pont dormant attenant au pont-levis, Vitry et ses complices, qui attendaient son arrivée dans la salle des Suisses, vinrent à sa rencontre ; Vitry lui posa la main sur le bras, en disant brusquement : Le roi m'a donné l'ordre de me saisir de votre personne. — Moi ! s'écria en italien Concini, qui voulut tirer son épée. Aussitôt cinq coups de pistolet furent tirés à bout portant, et l'atteignirent sans le tuer ; il tomba sur les genoux, et Vitry le renversant d'un coup de pied, on l'eut bientôt achevé. Les meurtriers se précipitèrent alors sur son corps criblé de blessures et le dépouillèrent de ses habits, de ses bijoux et des valeurs considérables en billets de banque italienne qu'il avait toujours dans ses poches.

Aux cris de Vire le roi ! qu'ils poussaient en agitant leurs épées et leurs poignards teints de sang, Louis XIII parut tout joyeux à une fenêtre entre les bras du comte d'Ornano, colonel des Corses, et leur cria : Grand merci à vous, mes amis ! Maintenant, je suis roi !

Pendant tout le jour, le Louvre ne désemplit pas de gens qui venaient complimenter le roi de cette action héroïque. Le soir, dans la chambre de Louis XIII, on partagea le butin, c'est-à-dire les charges, les gouvernements, les domaines et l'argent, qui composaient la succession de Concini et de sa femme ; Luynes en eut la plus grosse part, et Vitry hérita du bâton de maréchal qui lui avait été promis. Ce même soir, le cadavre de Concini, qu'on avait caché presque nu dans le coin d'un jeu de, paume, fut porté à Saint-Germain l'Auxerrois (fig. 8o) et descendu dans une fosse, avec la bière vide qu'on mit par-dessus lui, sans même le couvrir d'un linceul. Le lendemain matin, la populace envahit l'église, déterra le corps et le traîna par les ruisseaux jusqu'au Pont-Neuf, où on le pendit par les pieds à une des potences qu'il avait fait dresser pour effrayer ceux qui parlaient mal de lui. Ensuite, on le coupa par morceaux qu'on brûla ou qu'on jeta dans la rivière.

La reine mère avait entendu de son lit les coups de pistolet, dit Bazin, et une de ses femmes ayant ouvert une fenêtre pour savoir d'où venait ce bruit, avait appris, de Vitry lui-même, ce qu'il venait de faire. Dès lors, elle se tint en quelque sorte pour condamnée et se résigna. Elle ne bougea de ses appartements, pendant qu'on arrêtait et qu'on mettait à la Bastille plusieurs de ses agents et de ses domestiques : elle gémissait et maudissait son fils, mais elle eut bientôt pris son parti, quand elle sut que son conseiller favori, l'évêque de Luçon, n'avait été l'objet d'aucune violence ni d'aucune insulte. Elle résolut de ne pas se compromettre en essayant de défendre la mémoire du maréchal d'Ancre, et quand la femme de ce malheureux, abandonnée de tout le monde, espérait trouver auprès d'elle un appui, on refusa durement de la recevoir.

La pauvre Galigaï se cacha dans son lit, avec l'or et les pierreries qu'elle aurait pu emporter, mais les meurtriers de son mari vinrent l'y chercher, et lui enlevèrent tout ce qu'elle possédait, sans toutefois attenter à sa vie. On la retint enfermée dix jours, avant de la conduire à la Bastille. Son fils, un enfant de neuf ans, serait mort de faim et de mauvais traitements, si un écuyer de la jeune reine n'en avait eu pitié. Anne d'Autriche, sachant que cet enfant avait été recueilli par un de ses écuyers, désira le voir, lui donna des friandises et lui fit danser un branle devant elle ; mais l'intérêt qu'il avait d'abord inspiré ne dura pas longtemps, car, pour se défaire de lui, on l'envoya en prison, où il mourut de misère.

Une commission extraordinaire étant nommée dans le parlement pour juger la marquise d'Ancre, on la transféra de la Bastille à la Conciergerie (11 mai). Elle était dans un tel dénuement qu'elle manquait de linge et d'argent, avant que son procès fût commencé. Accusée de crime de lèse-majesté et d'intelligence avec l'étranger, elle eut aussi à se défendre contre une accusation de magie et de sorcellerie, à laquelle avaient donné prise quelques pratiques de superstition italienne. Elle répondit, avec beaucoup de raison et de calme, à ses juges, sur les faits d'impiété qu'on lui attribuait, et elle se défendit d'avoir participé aux actes politiques qu'on reprochait au maréchal d'Ancre. Il n'y avait pas matière à condamnation ; un des juges se récusa, cinq autres refusèrent de délibérer. L'avocat général le Bret conclut à la mort, sur l'assurance, dit Richelieu dans ses Mémoires, que la grâce suivrait le jugement.

L'arrêt condamnait la mémoire de Concini à perpétuité, et ordonnait que sa veuve aurait la tête tranchée en place de Grève ; leurs biens devaient être confisqués et réunis à la couronne, leur maison rasée, leur fils déchu de noblesse et incapable d'exercer aucun office. Après un instant de défaillance, la maréchale d'Ancre se montra fort assurée, et ce fut avec autant de fermeté que de résignation qu'elle marcha au supplice. En regardant l'immense foule qui accourait sur son passage, elle s'écria : Que de peuple, pour voir une pauvre affligée ! Sur l'échafaud, elle se recommanda à la miséricorde des assistants et réclama leurs prières (26 juillet 1617).

Louis XIII avait à plusieurs reprises refusé de voir sa mère, qui le suppliait de lui donner audience ; il lui fit répondre durement qu'elle trouveroit toujours en lui les sentiments d'un bon fils, mais que Dieu l'ayant fait roi, il voulait gouverner lui-même son royaume. Humiliée et indignée de l'abandon où on la laissait dans le Louvre, elle demanda la permission de se retirer à Blois (3 mai 1618). C'était partir pour l'exil ; mais l'évêque de Luçon, à qui l'on n'avait pas ôté son titre de secrétaire d'État, en changeant tous les ministres, ne tarda pas à la rejoindre pour l'encourager et la soutenir, pendant la faveur de Luynes, qui allait gouverner le roi et la France.