HENRI IV ET LOUIS XIII

 

CHAPITRE II. — HENRI IV ET SULLY.

 

 

Caractère d'Henri IV. — Administration et réformes de Sully. — L'assemblée des notables à Rouen. — Siège d'Amiens et traité de Vervins. — Mariage d'Henri IV avec Marie de Médicis. — Naissance du dauphin. — Trahison et châtiment du maréchal de Biron. — Intrigues de cour et querelles de ménage. — Couronnement de la reine. — Attentat de Ravaillac ; mort d'Henri IV.

 

Henri IV ne fut connu et apprécié dignement qu'après sa mort.

Sans doute Pierre de l'Estoile, qui se faisait l'écho sincère et naïf de la voix du peuple, s'écriait, au moment même où ce grand roi venait d'être assassiné par Ravaillac : Les roys sont roys et Dieu est Dieu, parce que ils règnent subjects aux mesmes vices, passions, infirmités et accidents que les autres hommes, et bien souvent davantage, pauvres pots de terre en la main du grand Maistre et sous sa verge, de laquelle il les rompt et brise comme le potier ses vaisseaux, toutes et quantes fois que bon lui semble : de quoy nous avons, en ceste journée, un bel exemple en la personne de nostre bon roy, prince grand, magnanime et vertueux, affable, doux et humain plus que roy qui ait esté il y a cinq cens ans en France, craint, révéré et aimé de ses peuples outre mesure, s'il faut ainsi parler. Dieu nous l'a osté, en son ire !

Malgré ce touchant éloge d'un contemporain, on ne saurait nier que la postérité n'ait été bien lente à formuler un jugement équitable sur ce grand roi et sur son règne. A soixante ans de distance, Tallemant des Réaux, si perspicace et si fin dans ses appréciations personnelles, osait écrire, dans ses Historiettes : Si ce prince fust né roy de France et roy paisible, apparemment ce n'eust pas esté un grand personnage. Il ajoutait, cependant, comme réparation d'injustice : On n'a jamais veu un prince plus humain ny qui aimast plus son peuple ; d'ailleurs, il ne refusoit pas de veiller pour le bien de son Estat.

C'est au dix-huitième siècle, c'est de nos jours surtout que les hautes et admirables qualités d'Henri IV, comme roi et comme homme, ont été mises en lumière et universellement reconnues. Déjà, en 1761, Voltaire, dont le jugement était si sûr et si délicat en matière d'histoire, quand il pouvait être impartial et désintéressé, jugeait ainsi le règne d'Henri IV, son héros favori : Dix ou douze années du grand Henri IV paraissent heureuses, après quarante années d'abominations et d'horreurs qui font dresser les cheveux ; mais, pendant ce peu d'années que le meilleur des princes employait à guérir nos blessures, elles saignaient encore de tous côtés : le poison de la Ligue infestait les esprits ; les familles étaient divisées ; les mœurs étaient dures ; le fanatisme régnait partout, hormis à la cour. Le commerce commençait à naître, mais on n'en goûtait pas encore les avantages ; la société était sans agrément, les villes sans police ; toutes les consolations de la vie manquaient, en général, aux hommes. Et, pour comble de malheur, Henri IV était haï. Ce grand homme disait à Sully : Ils ne me connaissent pas ; ils me regretteront plus tard.

De nos jours, M. Henri Martin, s'associant à l'opinion de Voltaire, a donc pu dire avec autorité, dans son Histoire de France : Henri IV est resté le plus grand, mais surtout le plus français des rois de France ; on ne revit plus sur le trône une âme aussi nationale, une intelligence aussi libre. Personne n'a jamais senti mieux que lui le vrai rôle de notre patrie. Ce n'est pas sans raison que la popularité du Béarnais s'est accrue parmi nous, à mesure que l'esprit moderne a grandi, ce n'est pas sans raison que le dix-huitième siècle a voulu faire de lui le héros épique de notre histoire. Les classes laborieuses n'ont jamais oublié le roi qui leur fut le plus sympathique par les manières et le cœur, qui s'occupa le plus sérieusement des intérêts du sol et du travail. En revanche, Napoléon n'eut pour le Béarnais qu'un mot dédaigneux : il l'appelait un brave capitaine de cavalerie.

Henri IV s'était révélé et peint lui-même, dans une lettre adressée à Sully, en avril 1607 ; il avait alors cinquante-quatre ans : Je perdrai plutôt, dit-il, amours, chiens, oiseaux, jeux et brelans, bâtiments, festins et banquets et toutes autres dépenses, plaisirs et passe-temps, que de perdre la moindre occasion et opportunité pour acquérir honneur et gloire, dont les principales, après mon devoir envers Dieu, ma femme et mes enfants, mes fidèles serviteurs et mes peuples, que j'aime comme mes enfants, sont de me faire tenir pour prince loyal, de foi et de parole, et de faire des actions, sur la fin de mes jours, qui les perpétuent et couronnent de gloire et d'honneur, comme j'espère que feront les heureux succès des desseins que vous savez, auxquels vous ne devez douter que je ne pense plus souvent qu'à tous mes divertissements.

Sully, à cette époque, était devenu, quoique plus jeune, l'ami le plus dévoué et le plus intime, le confident fidèle et clairvoyant d'Henri IV ; il fut toujours le plus sage conseiller et le serviteur le plus actif et le plus utile de son maître, qui n'aurait jamais fait, sans lui, les œuvres royales qu'on peut attribuer en participation à ce grand ministre. Rien n'était plus dissemblable et même opposé que les caractères, les sentiments et les idées du ministre du roi, et pourtant l'un et l'autre, après des antagonismes et des conflits réitérés, finirent par se façonner mutuellement à une entente réciproque et par servir d'intelligence, avec le même zèle, les intérêts de la chose publique. Mais il est bien certain que ces deux grands esprits, si différents dans leurs aptitudes et leurs tendances, s'étaient comme partagé entre eux la tâche du gouvernement : Henri IV se réservait la politique et l'action militaire : Sully se concentrait dans l'administration des affaires d'État, dans la direction des finances et dans la mise en pratique de toutes les questions économiques, telles que les impôts, le commerce, l'industrie, l'agriculture, etc.

On accusait en général Sully d'avoir un cœur dur et ambitieux, comme dit l'Estoile. Jamais, dit Tallemant, il n'y eut surintendant plus rébarbatif. Henri IV lui pardonnait tous ses défauts et ne voyait en lui que l'ami éprouvé, l'homme d'État consommé, l'administrateur habile et incorruptible.

Voici le portrait que le roi fit de son premier ministre en 1609 : De M. de Sully aucuns se plaignent, dit-il, et quelquefois moy-mesme, qu'il est d'humeur rude, impatiente et contredisante ; l'accusant d'avoir l'esprit entreprenant, qui présume tout de ses opinions et de ses actions et mesprise celles d'autruy, qui veut eslever sa fortune et avoir des biens et des honneurs. Or, combien que j'y reconnoisse une partie de ses défauts, je ne laisse pas de l'estimer et de m'en bien et utilement servir, pource que d'ailleurs je reconnois que véritablement il ayme ma personne, qu'il a interest que je vive, et désire avec passion la gloire, l'honneur et la grandeur de moy et de mon royaume ; aussi, qu'il n'a rien de malin dans le cœur, a l'esprit fort industrieux et fertile en expédients, et grand ménager de mon bien, homme fort laborieux et diligent, qui essaye de ne rien ignorer et de se rendre capable de toutes sortes d'affaires de paix et de guerre. Bref, je vous confesse que, nonobstant toutes ses bizarreries et promptitudes, je ne trouve personne qui me console si puissamment que luy en tous mes chagrins, ennuis et fascheries. C'est Sully lui-même, qui a consigné, dans ses Œconomies royales, ces paroles du roi, telles que les lui avait rapportées un témoin auriculaire d'un entretien d'Henri IV avec ses plus confidens et qualifiez serviteurs.

Maximilien de Béthune créé duc de Sully en 1606, s'était nommé jusque-là M. de Rosny. Son père, officier sans fortune, l'avait présenté au roi de Navarre en 1571, c'est-à-dire avant sa douzième année, et il resta dans la maison d'Henri de Bourbon, qui l'avait admis à son service avec une sympathique bienveillance. Lorsqu'en 1580 le duc d'Anjou fit son expédition dans les Pays-Bas, il le suivit, malgré les conseils d'Henri, dans l'espoir de rentrer en possession des biens que sa famille avait possédés en Flandre. Sire, dit-il au roi, je n'ai point encore pensé à vous quitter pour cela, mais je ne laisserai d'être toujours votre serviteur, puisque mon père m'y a destiné dès ma première jeunesse et me l'a fait ainsi jurer en mourant. Un mien précepteur, nommé La Brosse, qui se mêle de prédire et de faire des nativités, m'a plusieurs fois juré, avec grands serments, qu'infailliblement vous serez un jour roi de France, et régnerez tant heureusement, que vous élèverez votre gloire et la magnificence de votre royaume au plus haut degré d'honneurs et de richesses ; et que je serai des mieux auprès de Votre Majesté, laquelle m'élèvera en biens et aux plus hautes dignités de l'État. Soyez donc assuré que je vous servirai à jamais de cœur, d'affection, et très loyaument.

Le roi de Navarre n'oublia pas cette prédiction et, trois ans plus tard, il rappelait auprès de lui le baron de Rosny, en l'invitant à s'attacher â sa fortune dans une nouvelle guerre de religion. Êtes-vous pas résolu que nous mourions ensemble ? lui dit le roi. Il n'est plus temps d'être bon ménager : il faut que tous les gens d'honneur et qui ont de la conscience employent la moitié de leur bien pour sauver l'autre. Je vous promets que, si j'ay bonne fortune, vous y participerez. Rosny, qui venait de se marier avec Anne de Courtenay, vendit pour 100.000 livres de bois et apporta l'argent au roi, pour subvenir aux besoins de la guerre, et depuis il ne le quitta plus. A la bataille de Coutras (1587), où il avait fait un prodigieux usage de trois canons dont il dirigeait le feu, Henri, qu'il rencontra, l'espée toute sanglante au poing, poursuivant la victoire, lui cria en passant : Vos pièces ont fait merveilles ; aussi, vous promets-je que je n'oublierai jamais le service que vous m'y avez rendu. Après la journée des Barricades qui chassa de Paris Henri III, ce fut Rosny que le roi de Navarre employa dans toutes ses négociations, dont la plus importante fut sa réconciliation avec le roi son beau-frère, réconciliation suivie du retour de la noblesse protestante sous les drapeaux du roi de France. Tout le monde couroit au-devant de lui, racontent les rédacteurs des Mémoires de Sully, et un gentilhomme de son parti, qui l'appeloit le dieu de Rosny, disoit aux autres : Voyez-vous cet homme-là ? Par Dieu ! nous l'adorerons tous, et lui seul rétablira la France.

Partout il partagea les périls de son maître, qui fut plusieurs fois obligé de lui adresser d'amicales remontrances sur sa témérité. A Ivry, par exemple, il eut deux chevaux tués sous lui, reçut un coup de lance, deux coups d'épée et deux coups de mousquet ; il se faisait transporter presque mourant à son château de Rosny, près de Mantes, lorsqu'il rencontra Henri IV, qui, l'embrassant des deux bras, le déclara brave soldat, vrai et franc chevalier. Après le combat d'Aumale, il épousa en secondes noces une jeune veuve, qui .se convertit au calvinisme pour lui plaire. Il était donc sans cesse à côté de son maître, qui le consultait en toute occasion, sans s'offenser des avis un peu rudes que lui donnait ce loyal conseiller. Le roi de Navarre apprenait ainsi à l'estimer à sa valeur, et il lui confia les missions les plus délicates, Pendant, les pénibles épreuves de la Ligue. Le triomphe de l'habile négociateur, qui ramena dans le parti du roi tant de chefs importants, fut la soumission de l'amiral de Villars, qui était maître de Rouen et d'une partie de la Normandie. Ce fut Rosny qui lui mit au cou l'écharpe blanche et qui s'écria gaiement, en s'adressant à tous ceux qui entouraient l'amiral : Allons, morbieu ! la Ligue est au diable ; que chacun crie : Vive le roi ! Il négocia, dans le même sens, avec le cardinal de Vendôme, devenu cardinal de Bourbon, et avec le comte de Soissons, qu'il eut aussi l'adresse de rallier à la cause du roi.

La reconnaissance d'Henri IV s'était traduite, à l'égard de Rosny, par des pensions qu'on ne payait pas toujours avec exactitude, car les trésoriers ne se faisaient pas faute de garder en mains les deniers de l'État et d'en dilapider la meilleure part. C'est pourquoi le roi avait voulu faire entrer dans son conseil des finances Rosny, dont il connaissait la probité. Mais le duc de Nevers, qui présidait ce conseil, et les membres qui le composaient, ne pouvaient s'accommoder de cette probité, hérissée de formes assez rudes. Rosny s'était fait ainsi beaucoup d'ennemis à la cour, et les envieux ne lui manquaient pas. On essaya mille intrigues pour le brouiller avec son maître, que la rudesse de ce serviteur peu courtisan blessait trop souvent ; on faillit plus d'une fois le faire tomber en disgrâce, mais le roi, après quelques jours de froideur et d'éloignement, lui revenait toujours avec plus d'amitié et de confiance. Le but que le roi se proposait d'atteindre, avec l'aide et le concours de Rosny, était, suivant les termes d'une lettre qu'il lui écrivait d'Amiens, le 15 avril 1596, de restablir le royaume en sa plus grande ampletude et magnifique splendeur, et de soulager mes pauvres peuples, que j'ayme comme mes chers enfants, de tant de tailles, subsides et oppressions, dont ils me font journellement des plaintes.

Henri IV, vainqueur de la Ligue et reconnu roi de France par tous ses sujets, se voyait condamné, en ce temps-là, à un état de gêne et de misère aussi cruel que celui où il se trouvait, en 1592, pendant le siège de Paris. Je suis fort proche des ennemis, écrivait-il à Rosny, et n'ay quasi pas un cheval sur lequel je puisse combattre, ny un harnois complet que je puisse endosser; mes chemises sont toutes deschirées, mes pourpoints sont trouez au coude, ma marmite est souvent renversée, et depuis deux jours je disne chez les uns et les autres, mes pourvoyeurs disant n'avoir plus moyen de rien fournir pour ma table. Jugez si je mérite d'être ainsi traitté, et si je dois plus longtemps souffrir que les financiers et trésoriers me fassent mourir de faim !

L'entrée de Rosny dans le conseil des finances n'eut pas lieu néanmoins sans de grandes difficultés et sans d'inexplicables retards ; enfin, ses provisions pour les finances dument approuvées par le roi, lui furent délivrées, et le chancelier de Cheverny le reçut avec applaudissements au nombre des membres du conseil (1594). Rosny, pour son coup d'essai, entreprit un voyage, où, dans quatre généralités seulement, il grapilla si bien pour le roi, sur les comptes des années précédentes, qu'il ramassa en quelques semaines 500.000 écus (environ 5 millions et demi en monnaie d'aujourd'hui) ; cette riche cueillette fut chargée, par ses ordres, sur soixante-dix charrettes, et menée à Paris sous une escorte dans laquelle figuraient huit receveurs généraux, comme garants et cautions des sommes levées. En vain ses ennemis profitèrent-ils de son absence pour l'accuser lui-même d'exactions, de forfaiture et de détournements ; Rosny justifia de sa recette par des bordereaux en règle, confondit ses calomniateurs et garda la confiance du roi, qui lui donna 6.000 écus de gratification et augmenta sa pension de 1.000 francs par mois.

Le commencement de réforme, essayé et réalisé par Rosny dans quatre généralités seulement, avait prouvé à Henri IV que la réforme devait être générale et régulière dans tout le royaume pour produire les heureux résultats qu'on pouvait en attendre. Le salut de l'État dépendait de cette mesure. Le moment était critique ; jamais l'argent n'avait été plus nécessaire, car il fallait à la fois subvenir aux dépenses des services publics et soutenir la redoutable guerre que l'Espagne continuait à faire à la France. Les affaires du roi semblaient réduites à l'extrémité ; on n'avait rien à espérer des ressources de l'impôt, qui se payait mal ou qui ne se payait pas. On devait donc absolument avoir recours à la création de nouvelles taxes, mais, comme Rosny ne cessait de le répéter au roi : Les levées de deniers, pour produire bien et jamais mal, ne devoient se faire que par le commun consentement des peuples qui les payoient.

Ce fut donc Rosny qui eut l'idée de convoquer une assemblée des notables, au lieu d'une réunion des États généraux, et qui fit enfin adopter son projet par Henri IV. L'autorité royale, dit Poirson, était trop récemment reconnue par la moitié de la France, trop mal affermie, pour qu'on pût convoquer les États généraux sans compromettre la paix et l'ordre public à peine renaissants. Le plus libre et le plus hardi des contemporains, d'Aubigné, ne laisse aucun doute à cet égard. Après avoir annoncé l'assemblée des notables, il ajoute : Les troubles, qui n'estoient pas esteints par la France, ne permettoient une plus grande convocation ; les cœurs des peuples n'estoient pas encore assez ployez à l'obéissance, comme il parut par les esmotions qui survinrent. Mais Henri voulut, d'un autre côté, que la première assemblée nationale réunie sous son règne fût libre sans être factieuse. Il ne nomma pas lui-même les notables ; il ne les fit pas nommer par les gouverneurs de provinces ; il en laissa le choix au clergé, à la noblesse, au tiers état, et annonça l'intention de ne leur prescrire aucunes règles, formes ni limites. Le plan de Rosny, en convoquant cette assemblée à Rouen, était de forcer la main aux notables et de les mettre en demeure, vis-à-vis de la nation, non pas de prendre en charge le gouvernement du royaume, mais de procurer à ce gouvernement les moyens de subsister entre les mains du roi.

A la première séance de cette assemblée des notables composée de quatre-vingts membres (4 novembre 1596), Henri IV prononça un admirable discours, qu'il avait sans doute préparé de concert avec Rosny et qui lui gagna tous les cœurs : Vous savez à vos dépens, comme moi aux miens, dit-il, que lorsque Dieu m'a appelé à cette couronne, j'ai trouvé la France non seulement quasi ruinée, mais presque toute perdue pour les Français. Par la grâce divine, par les prières et par les bons conseils de mes serviteurs qui ne font profession des armes, par l'épée de ma brave et généreuse noblesse, par mes peines et labeurs, je l'ai sauvée de la perte. Sauvons-la, à cette heure, de la ruine. Participez, mes chers sujets, à cette seconde gloire, comme vous avez fait à la première. Je ne vous ai point appelés, comme faisaient mes prédécesseurs, pour faire approuver mes volontés. Je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, bref, pour me mettre en tutelle entre vos mains, envie qui ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux. Mais la violente amour que je porte à mes peuples, l'extrême envie que j'ai d'ajouter à mon titre de roi deux plus beaux titres, ceux de libérateur et de restaurateur de cet État, me font trouver fout aisé et honorable.

L'assemblée des notables, comme Rosny l'avait bien prévu, devenait ainsi responsable du salut de l'État, et aucune considération égoïste ne pouvait dès lors influer sur ses résolutions. Force était d'aviser, avant tout, aux nécessités financières du moment : les recettes de l'État ne montaient qu'à 23 millions du temps et ses charges s'élevaient à i6 ; on n'avait que 7 millions pour subvenir aux frais de la guerre et pour entretenir les fortifications, les ponts et chaussées, la marine et la maison du roi. Les notables n'hésitèrent pas à augmenter de 7 millions les ressources du trésor, en établissant un nouvel impôt nommé sou pour livre, qui était un droit d'entrée d'un sou par livre sur toutes les denrées et marchandises qui se vendraient désormais dans les villes, bourgs et foires du royaume, excepté sur le blé. La plupart des impôts de l'ancienne monarchie frappaient le peuple seul, celui des campagnes surtout. Dès l'établissement du sou pour livre, les esprits réfléchis virent clairement que le nouvel impôt était plus juste et plus également réparti. Un des contemporains, Legrain, dit en termes formels : C'est la plus raisonnable subvention que l'on puisse inventer, parce que toutes personnes y contribuent, et à l'égal, selon les facultés d'un chacun, sans qu'il soit besoin de les discuter. Toutefois, comme la perception de cet impôt était difficile, il fut supprimé en 1602.

Les notables décidèrent, en outre, que les gages des officiers, c'est-à-dire les appointements de tous les fonctionnaires de l'État dans l'ordre civil, seraient laissés aux caisses du roi durant une année. C'était rejeter sur eux-mêmes la responsabilité des actes de rigueur que devait nécessiter l'exécution de ces mesures. Prenant au mot le roi qui avait dit qu'il se mettrait en tutelle entre leurs mains, les notables établirent un Conseil de raison, dont les membres seraient choisis, la première fois, parmi eux, et ensuite, à proportion des vacances, par les parlements. Ce conseil devait partager avec le roi la perception et la gestion des revenus publics ; mais voué d'avance à la haine et au mépris de ceux qu'il lésait, il ne tarda pas à disparaître, après trois mois d'une existence difficile, en ne laissant que de tristes souvenirs.

Ainsi, grâce à la tactique ingénieuse de Rosny, Henri IV ne fut plus troublé dans l'exercice de sa puissance royale, qu'il avait fait semblant d'abdiquer au profit des délégués de l'assemblée des notables. Ah ! sire, lui avait dit la marquise de Mousseaux, étonnée de son discours à l'ouverture de cette assemblée, comment avez-vous parlé à ces gens-là de vous mettre en tutelle entre leurs mains ?Ventre saint-gris ! s'était écrié le roi en riant, rassurez-vous, ma mie, je n'entends me mettre en tutelle que l'épée au côté !

Pendant ce temps-là, Rosny n'avait pas perdu son temps : il avait travaillé jour et nuit, sans se donner quasi loisir de prendre ny repos ny repas, à réorganiser l'administration des finances. Le roi le laissait faire et comptait sur lui.

Dans la nuit du 12 mars 1597, où l'on avait dansé au Louvre jusqu'à deux heures du matin, Henri IV fut réveillé par un courrier qui lui apportait la nouvelle de la prise d'Amiens, où les Espagnols étaient entrés sans coup férir, au moyen d'une ruse de guerre.

Les Amiénois, en vertu de leurs privilèges, dit Henri Martin, avaient obstinément refusé une faible garnison suisse que le roi les priait de recevoir. Il leur en coûta cher. Un ligueur exilé, qui avait conservé des intelligences dans Amiens, avertit le gouverneur espagnol de Doullens, Porto-Carrero, que les Amiénois se gardaient avec soin pendant la nuit, mais avec négligence pendant le jour. Trois ou quatre mille soldats d'élite, réunis sans bruit, vinrent, le 11 mars, avant le jour, s'embusquer aux environs de l'une des portes. A huit heures du matin, lorsqu'on ouvrit la porte, une quarantaine d'officiers et de soldats, déguisés en paysans et chargés de sacs et de fardeaux, se présentèrent pour entrer : un d'eux laissa, comme par mégarde, s'ouvrir son sac, d'où s'échappèrent des noix. Les gens du guet se jetèrent dessus. Au même instant, parut une charrette conduite par quatre autres faux paysans, qui l'arrêtèrent sous la herse, pour qu'on ne prit fermer la porte. Tous les faux paysans tirèrent des épées et des pistolets de dessous leurs souquenilles, et tombèrent sur la garde, qui fut massacrée et mise en fuite. Porto-Carrero et ses troupes accoururent, entrèrent quasi sans obstacle et s'emparèrent des points principaux. La ville fut mise à rançon après avoir été pillée méthodiquement trois jours de suite.

Rosny, que le roi avait envoyé chercher en toute hâte, le trouva dans sa chambre, ayant sa robe, son bonnet et ses bottines de nuit, se promenant à grands pas, tout pensif, la tête baissée, les deux mains derrière le dos. Le roi vint à sa rencontre, et lui serrant la main : Ah ! mon ami, lui dit-il d'une voix plaintive, quel malheur ! Amiens est pris ! c'est la Ligue qui se relève !Eh bien, sire, repartit Rosny, les regrets et les plaintes ne sont pas capables d'y apporter remède : il faut que nous l'espérions de votre courage, vertu et bonne fortune. Je vous ai vu parachever des choses plus difficiles. Vivez seulement, portez-vous bien, mettez les mains à l'œuvre, et ne pensons tous qu'à reprendre Amiens. Le roi, un peu réconforté, lui représenta que tout manquait en ce moment : l'argent, l'artillerie et les soldats, car il avait justement concentré dans cette ville d'Amiens, qui ne lui appartenait plus, tout ce qu'il avait de ressources disponibles en hommes, en canons et en numéraire. Sans plus consumer le temps en discours, plaintes et paroles vaines, interrompit Rosny avec sa brusquerie ordinaire, permettez, sire, que j'aille en mon logis chercher argent parmi mes papiers : je m'assure de vous donner les moyens d'en recouvrer, car il en faut avoir pour faire le siège d'Amiens et poursuivre la guerre.

Rosny n'avait pas imaginé de moyens plus prompts et plus sûrs, pour faire de l'argent, ne voulant pas surcharger le peuple des campagnes, que de faire contribuer les riches à une levée extraordinaire de deniers, moitié gré, moitié force. Il y eut seulement 300.000 écus de prêts volontaires ; mais les financiers, qui se voyaient menacés de la création d'une chambre de justice chargée de rechercher leurs malversations, aimèrent mieux éviter cette recherche en prêtant au roi 1.200.000 écus. Avec une somme d'égale importance, tirée d'autres ressources, le roi eut à sa disposition plus de 8 millions de livres du temps pour reprendre Amiens. C'est à partir de ce moment que Rosny fut choisi pour diriger seul les finances et pour remplir, en réalité, la charge de premier ministre, sans en prendre le titre. Henri IV déclara néanmoins, en plein conseil, que, pour avoir quelqu'un qui eust à répondre de tout et qui servist comme de solliciteur et de chasse-avant aux autres, il choisissait Rosny, comme celui qui le connoissoit de longue main, le plus jeune et le plus vigoureux, pour aller et venir, et auquel il diroit plus librement ses veritez, s'il venoit à manquer.

Aussitôt après, Henri IV partit de Paris pour conduire ses troupes devant Amiens. Quant à Rosny, il resta pour trouver de l'argent, amasser artillerie, munitions et vivres, faire dresser un hôpital pour les malades et blessés, et, tous les mois, il se rendait au camp d'Amiens avec 150.000 écus destinés au payement de l'armée. Le 25 septembre 1597, la brèche étant ouverte et l'assaut imminent, la garnison espagnole capitula et sortit de la place avec armes et bagages. Ce fut le dernier soupir de la Ligue. Le vieux roi d'Espagne, Philippe II, las d'une si longue guerre qui lui avait coûté tant d'hommes et tant de doublons, inclinait vers une négociation pacifique, qui aboutit au traité de Vervins (2 mai 1598) ; le grand résultat en fut que la France recouvra entièrement l'intégrité de son territoire.

Dix-neuf jours auparavant, le 13 avril, Henri IV avait signé, avec les chefs du parti réformé, le fameux édit de Nantes, qui fut la consécration de la paix religieuse en France et la meilleure base pour l'affermissement du trône. Rosny, en sa qualité de gentilhomme huguenot, n'avait pas peu servi à défendre les intérêts de ses coreligionnaires et à les rattacher au gouvernement du roi. Cet édit, rédigé par Jeannin, président du parlement de Paris, dit M. de Bonnechose, permettait aux protestants l'exercice de leur culte ; il leur assurait l'admission à tous les emplois, établis sait dans chaque parlement une chambre composée de magistrats de chaque religion, tolérait les assemblées générales des réformés, les autorisait à lever des taxes sur eux-mêmes pour les besoins de leur Église ; mais ils étaient tenus au payement des dimes et à l'observance des jours fériés de l'Église catholique. L'édit enfin rétribuait leurs ministres, et leur accordait des places de sûreté, dont la principale fut la Rochelle. Dans la situation violente où était la France, les garanties politiques données aux protestants par cette dernière clause paraissaient indispensables ; mais celle-ci créait en quelque sorte un gouvernement indépendant de la couronne, un État dans l'État et un danger véritable pour la monarchie. Les parlements, pour cette cause surtout, opposèrent une longue résistance à l'enregistrement de cet édit célèbre, qui fut enfin reconnu comme loi de l'État, et qui pacifia le royaume après trente-six ans de guerres sanglantes et désastreuses.

Peu de jours avant la conclusion du traité de Vervins, Henri IV avait ouvert son cœur à Rosny, dans un long entretien où il ne lui avait rien caché de ses préoccupations et de ses inquiétudes : il en était à regretter de devenir roi paisible dedans et dehors le royaume : Bientôt, disait-il, je viendrai aux travaux qu'il faudra supporter, parmi les négoces et affaires politiques, et en l'établissement des ordres, lois, règlements et disciplines, tant civiles que militaires, esquelles j'appréhende qu'il me conviendra vaquer assiduellement, n'ayant jamais eu l'humeur bien propre aux choses sédentaires, et me plaisant beaucoup plus à vestir un harnois, piquer un cheval et ordonner un coup d'épée, qu'à faire des loix, tenir la main à l'observation d'icelles, estre toujours assis dans un conseil à signer des arrests, à voir, à examiner des états de finances, et n'étoit que je m'attends d'estre en cela secouru de Bellièvre, de vous, de Villeroy, de Sillery et de deux ou trois autres de mes serviteurs que j'ai en fantaisie, je m'estimerois plus malheureux en temps de paix qu'en temps de guerre.

Ces paroles prouvent qu'Henri IV avait peu de goût pour les choses d'administration et de gouvernement, à l'égard desquelles il se reposait sur ses ministres et particulièrement sur Rosny. Mais ce qui le tourmentait sans cesse, c'était de savoir quel serait son successeur ; car il n'avait pas d'enfant légitime, et il prévoyait les contentions qui s'élèveraient entre son neveu, le jeune prince de Condé, et les autres princes du sang, pour l'héritage de la couronne. Il avait donc projeté de faire prononcer la dissolution de son mariage avec sa femme Marguerite de Valois, dont il était séparé depuis plus de vingt ans, et, son divorce obtenu, il songeait à se remarier, pour avoir des enfants qui pussent lui succéder.

Mais quelle serait la femme dont il devrait rechercher l'alliance dans les différentes cours de l'Europe ? Henri IV ne disait pas à Rosny que son choix était fait depuis plusieurs années, et qu'il avait résolu d'épouser Gabrielle d'Estrées, qui lui avait donné tant de témoignages de sincère affection et de généreux dévouement ; mais Rosny avait deviné l'intention du roi, qui laissait percer ses véritables sentiments en disant : Plaise à Dieu que je ne me jette pas dans le plus grand des malheurs de cette vie, qui est, selon mon opinion, d'avoir une femme laide, mauvaise et dépite ! Or, Gabrielle était belle, affable, et toujours souriante. Fille d'Antoine d'Estrées, que le roi avait nommé gouverneur de l'Ile-de-France et grand maître de l'artillerie, elle portait alors le titre de duchesse de Beaufort, et elle avait déjà pris les airs et le train d'une reine : elle usoit modestement du pouvoir qu'elle avait sur le roi, dit Agrippa d'Aubigné, qui n'a jamais flatté personne dans ses ouvrages historiques, et qui se piquait d'avoir toujours dit la vérité, même aux rois. Rosny, qui devait en partie sa grande situation à l'appui constant de Gabrielle, ne la seconda pas toutefois dans le dessein que sa famille poursuivait de la pousser sur le trône de France ; il dissuadait, au contraire, le roi de poursuivre un dessein aussi opposé aux intérêts de son règne ; il faillit, à ce sujet, se brouiller avec la favorite, lorsque Gabrielle, par la suggestion d'aucuns siens parens et alliez, pleins de vanité et d'ambition, eut pris des espérances de pouvoir parvenir à des couronnes et diadèmes pour elle et ses enfants.

Mais ils étaient réconciliés, au moment où Gabrielle, qui était allée loger chez Sébastien Zamet pour les fêtes de

Pâques en l'absence du roi séjournant à Fontainebleau, mourut subitement dans la nuit du vendredi saint, 10 avril 1599.

Cette mort foudroyante, à laquelle le poison n'était peut-être pas étranger, laissa Henri IV dans une profonde douleur ; il n'y eut que Rosny qui fut capable de le consoler, en lui faisant entendre la voix de la raison et celle de l'amitié. Sire, lui dit-il, ayez agrèable de remettre en bien et vous et vos affaires : confiez-vous sire, du tout en lui, et il accomplira ce que je vous ai toujours vu le plus ardemment souhaiter, qui est d'avoir une  femme que vous puissiez aimer, laquelle vous donne des enfants qui puissent, sans dispute, vous succéder au royaume . Henri IV ne se serait pas consolé si vite, s'il n'eût jeté les yeux sur Henriette d'Entragues, pour remplacer Gabrielle et en faire une reine de France„ pendant que Rosny, d'après son autorisation, était en correspondance avec la reine Marguerite de Valois pour traiter la délicate question du divorce. Marguerite, qui résidait alors au château d'Usson, Auvergne, ne faisait plus obstacle aux vœux du roi, ni à ceux de tous les bons Français, disait-elle, puisque tous désiraient ardemment qu'une nouvelle alliance donnât au roi des enfants légitimes. Une procédure régulière s'était ouverte pour dissoudre le mariage d'Henri IV et de Marguerite de Valois, pendant que les ministres du roi et l'agent de la cour de Florence traitaient secrètement des conditions d’un mariage avec Marie de Médicis, nièce du grand-duc de Toscane,

Le roi était impatient de se retrouver libre de contracter une seconde union, mais il ne manifestait pas beaucoup d'empressement pour celle qu'on lui préparait ; il évitait d'en parler ; il s'informait seulement des progrès assez lents de la dissolution de son premier mariage devant la commission d'enquête nommée par le pape. Ses projets, au sujet de Mlle d'Entragues, dont l'esprit égalait la beauté, mais que son astuce, son ambition .et sa cupidité ne recommandaient pas à la sympathie des amis du roi, aboutirent même à une promesse de mariage, que les événements se chargèrent de rendre nulle. Rosny, qui n'avait pas craint de déchirer devant le roi lui-même cette imprudente promesse, mena si bien et si rapidement la négociation relative aux arrangements préliminaires de l'alliance projetée entre le roi et Marie de Médicis, que le lendemain même du jour (10 novembre 1599) où la :commission d'enquête pour l'examen des motifs de nullité du mariage d'Henri IV-avec Marguerite de Valois eut prononcé que ce mariage était nul en droit et en fait, de telle sorte que les parties redevenaient libres de se marier où bon leur semblerait, tous les articles du traité pour l'union du roi et de la princesse de Toscane furent convenus et signés à Paris. Rosny vint alors trouver le roi pour d'autres affaires, et lui dit tout à coup dans leur entretien : Nous venons de vous marier, sire ! Henri resta pensif et comme abasourdi, se grattant la tête et se curant les ongles sans rien répondre. Eh bien, soit ! de pardieu ! s'écria-t-il soudain. Il n'y a remède, puisque, pour le bien de mon royaume et de mes peuples, vous croyez qu'il faut être marié. Il le faut donc être, mais c'est une condition que j'appréhende fort.

Rosny n'avait pas le titre de premier ministre, quoiqu'il, le fût en réalité, mais il était surintendant des bâtiments et fortifications et grand voyer de France depuis 1597, surintendant des finances depuis 1598 ; il devint grand maître de l'artillerie (13 novembre 1599), au moyen d'une transaction pécuniaire avec le comte d'Estrées, titulaire de cette charge, qui fut érigée pour le nouveau titulaire en office de la couronne. Dès qu'il eut établi sa résidence à l'Arsenal, il tint à honneur de prouver au roi qu'il était digne d'un poste si important, qu'on avait laissé à l'abandon, et qui n'existait plus, en quelque sorte, que de nom seulement. En moins de vingt jours, il eut chassé de l'Arsenal cinq cents fainéants, en les remplaçant par de bons ouvriers ; il rouvrit les ateliers de poudrerie et de fonderie, passa des marchés avec les commissaires des salpêtres et les maîtres de forges, fit fondre des canons et des boulets, rassembla une immense quantité de matériel pour l'artillerie, et prit des dispositions minutieuses, comme si la guerre allait éclater à bref délai.

Sur ces entrefaites, le duc de Savoie, qui retardait de souscrire aux conditions du traité de Vervins en refusant au roi le marquisat de Saluces, vint en France, moins pour s'entendre directement avec Henri IV que pour préparer, avec sa fourberie ordinaire, des intrigues et des conspirations contre lui. Il alla visiter l'Arsenal, et Rosny le conduisit aux ateliers, où il lui montra vingt canons nouvellement fondus, des affûts auxquels on travaillait, et des amas de bombes et de boulets. Qu'est-ce cela ? s'écria le duc. — Monsieur, répondit Rosny en riant, c'est pour prendre votre bonne ville de Montmélian. — Vous n'y estes pas allé, Monsieur, répliqua froidement le duc ; autrement, vous sauriez bien que Montmélian ne se peut prendre. — Bien, bien, murmura Rosny ; si le roi me commandoit d'en faire le siège, j'en viendrois à bout, ne vous déplaise.

Six mois plus tard, Henri IV déclarait la guerre au duc de Savoie et confiait à Rosny la direction de l'artillerie en campagne. Rosny était prêt, depuis qu'il avait considéré comme inévitable une rupture avec le duc de Savoie, qui continuait à endormir le roi par des promesses qu'il était bien décidé à ne pas tenir. Cette guerre ne dura que trois mois. Rosny, secondé par Lesdiguières, agit rapidement, bravant tous les dangers, et déjouant les trames de Biron, déjà traître. Au siège du château de Charbonnière, Crillon l'aperçut qui reconnaissait avec précaution un ravelin. Quoi ! monsieur le grand maître, lui dit-il, craignez-vous les arquebusades ? Allons jusqu'à ces arbres ; de là, vous observerez plus aisément. — Puisque vous le voulez, répondit Rosny, rivalisons à qui sera le plus fou. Prenant Crillon par la main, il le mena à pas lents bien au-delà des arbres.

Il s'était réservé le siège de Montmélian, qui passait pour imprenable ; mais il éleva, autour et au-dessus de cette place merveilleusement forte, huit batteries qui la foudroyèrent avec quarante bouches à feu. C'était lui en personne qui conduisait l'attaque et qui força enfin la garnison à capituler (16 novembre 1600). Jamais la charge de grand maître de l'artillerie n'avait été en meilleures mains, et cette campagne décisive, où Henri IV s'empara coup sur coup de toutes les places de la Bresse et de la Savoie, fit le plus grand honneur à la prévoyance, à l'activité et au courage de Rosny. Le siège et la prise de Montmélian eurent en Europe un glorieux retentissement. Le roi avait écrit à Rosny, pendant la guerre de Savoie, pour blâmer son inconsidération à se jeter aux périls et pour le supplier de se mieux ménager à l'avenir : car, lui disait-il, si vous m'estes utile en la charge de l'artillerie, j'ay encore plus besoin de vous en celle des finances.

Le mariage du roi suivit de près la défaite du duc de Savoie, qui n'obtint la paix qu'en abandonnant à son vainqueur une partie de ses États (17 janvier 1601), c'est-à-dire la Bresse, le Bugey et le pays de Gex.

Quelque temps avant la dissolution de sa première union, dit M. Louisy, le roi, passant en revue les princesses à marier, avait dit : Le duc de Florence a une nièce, que l'on dit assez belle ; mais elle est de la maison de la reine Catherine, qui a fait bien du mal à la France et plus encore à moi en particulier. J'appréhende cette alliance pour moi, pour les miens, pour l'État. Elle s'était réalisée pourtant. Après avoir beaucoup marchandé, on arrêta, de part et d'autre, la dot à 600.000 écus — le roi en avait demandé plus du double. Le mariage fut célébré par procuration à Florence, avec une magnificence inouïe (5 octobre 1600). Le 17, Marie s'embarqua à Livourne, avec dix-sept galères appartenant à la Toscane, au pape et à l'ordre de Malte, et n'ayant pas moins de 7.000 hommes à sa suite. Son arrivée en France ressembla à une invasion d'Italiens. La galère qu'elle montait, la Générale, était tout incrustée de pierreries, en dedans comme en dehors. Depuis Marseille, ce fut une marche triomphale. A Lyon, elle fut forcée d'attendre le roi, empêché par la guerre qu'il soutenait contre le Savoyard. Impatient de voir sa femme, il arriva en poste le 9 décembre, et les noces furent célébrées.

Marie, âgée de vingt-sept ans, était alors tout autre que son portrait, qui avait séduit le roi et qui datait de dix années en deçà. Elle était grande, grosse, avec des yeux ronds et fixes, l'air revêche, et mal habillée. A peine savait-elle quelques mots de français. Elle n'avait rien de caressant dans les manières, rapporte Sismondi ; elle n'avait point de goût pour le roi, elle ne se proposait point de l'amuser ou de lui plaire ; son humeur était acariâtre et obstinée ; toute son éducation avait été espagnole, et dans l'époux qui lui paraissait vieux et désagréable elle soupçonnait encore l'hérétique relaps. Enfin, ce qui dut déplaire à Henri, plus encore que tous ses défauts, ce fut de voir autour d'elle ce cortège de sigisbées où l'on distinguait, entre les plus favorisés, les deux Orsini et Concini.

Le roi s'aperçut bien vite qu'il ne serait pas heureux avec une femme qui lui était peu sympathique et qui faisait tout pour l'éloigner d'elle. Les torts d'Henri IV à l'égard de Marie de Médicis ne s'aggravèrent pas cependant au point de le séparer tout à fait de la reine, qui semblait s'obstiner à rester éloignée de lui. Par bonheur, l'objet principal de cette union mal assortie avait été atteint : Marie avait donné un dauphin à la France (27 septembre 1601), et le roi eut ainsi un héritier légitime.

La naissance de l'enfant royal amena une sorte de trêve entre les deux époux, qui avaient été plus d'une fois brouillés, après des scènes violentes, dans l'une desquelles Marie de Médicis s'emporta jusqu'à sauter au visage du roi pour le frapper. Le roi, sur les sages conseils de Rosny, seul confident de cette querelle de ménage, avait consenti à pardonner ; mais, de plus en plus importuné par la reine et par tout ce qui composait son propre entourage, il ne se refusa plus à autoriser, à la cour, des divertissements et des plaisirs, auxquels, avide de distractions, il prenait part avec l'ardeur d'un jeune homme, bien que ses cheveux eussent grisonné depuis longtemps. A Paris, à Fontainebleau et à l'Arsenal, lit-on dans les Œconomies royales de Sully, l'on ne voyoit que toutes sortes de galanteries et parties se faire pour aller à toutes sortes de chasses, courir la bague, rompre au faquin et en lice, faire de toutes sortes d'armes, ballets, mascarades, et assemblées de dames ; tout cela sans excez de dépenses, que le roy ne trouvait nullement bonnes. Rosny, dans l'intention de complaire au roi et de lui faire oublier ses chagrins domestiques, avait fait de l'Arsenal le rendez-vous ordinaire de ces fêtes de cour, toujours joyeuses et souvent brillantes, où l'austère grand maître de l'artillerie ne dédaignait pas de danser des ballets avec les jeunes courtisans et les filles d'honneur de la reine.

Henri IV dépensait, tous les ans, pour ses plaisirs 1.200.000 écus au moins, somme suffisante pour entretenir I5.000 hommes d'infanterie. Rosny était là, par bonheur, pour augmenter sans cesse les revenus du roi et pour lui faire des économies, qu'il entassait chaque année, avec l'intention de créer un immense fonds de réserve pour des besoins imprévus. Le roi, comme le dit avec raison notre judicieux historien Henri, Martin, avait toutes les passions qui ruinent un particulier et qui obèrent même un souverain : l'amour, le jeu, les bâtiments. Plus de 6 millions furent employés pendant son règne à continuer des édifices commencés avant lui et à en bâtir de nouveaux. De plus, Henri IV, qui aimait le luxe d'apparat, quoiqu'il fût toujours très simple dans ses goûts personnels, dépensa, suivant les comptes de Sully, plus de 1.800.000 livres en joyaux et en ameublements, dans l'espace de douze années. Quant au jeu, où le roi perdait presque toujours, sans cesser de jouer avec fureur, c'était un gouffre que Rosny comblait, en gémissant ; Henri IV promettait souvent de renoncer au jeu et, une heure plus tard, il oubliait ses promesses ; mais il s'en excusait, en disant à Rosny qu'il travaillait assez pour avoir besoin de se distraire.

Henri IV, en effet, ne s'occupait pas seulement des affaires de l'État avec ses ministres et dans son conseil, il s'en occupait sans cesse, pour ainsi dire, tous les jours et à toute heure, et en tous lieux et toute circonstance. Quand il alloit par pays, dit son historiographe Pierre Matthieu, il s'arrestoit pour parler au peuple, s'informoit des passans, d'où ils venoient et où ils alloient, quelle denrée ils portoient, quel estoit le prix de chaque chose, et autres particularitez. C'est ainsi que ses relations permanentes avec les gens du peuple l'avaient rendu populaire. Le roy vouloit estre informé de tout au vray, dit l'auteur des Œconomies royales. Il présidait tous les jours le conseil, et faisait discuter devant lui les questions qui se présentaient, les plus minimes comme les plus importantes, appliquant à toutes, dit un des meilleurs historiens de ce règne, son expérience, les lumières qu'il avait tirées des autres, dans ses rapports et ses entretiens avec toutes les classes de citoyens. Après la discussion, il prenait une résolution invariable et la faisait exécuter sans retard. Ses secrétaires d'État lui rendaient également compte, chaque jour, des affaires de leur département. L'œil du maître était donc partout et toujours.

Une des plus constantes préoccupations du roi et de son habile ministre était de réduire les charges du peuple. Ils y réussirent en partie, et si l'impôt du sol pour livre, imaginé par Rosny, dut être retiré, non sans avoir excité des troubles ; si le roi n'eut pas le temps de supprimer le système de la gabelle, odieux aux populations, en lui substituant une sorte de monopole du sel, du moins put-il, après avoir fait remise de l'arriéré des tailles en 1598, les diminuer encore de près de quatre millions, dans la période de i 600 à 1609 ; aussi disait-il avec satisfaction dans ses édits concernant la taille : Nous avons assez fait connoistre nostre desir et affection au soulagement de nos sujets. Les mesures qui lui permirent d'obtenir ces heureux résultats étaient inspirées et dirigées par Rosny, qui soumit au régime de la taille tous les usurpateurs de noblesse dans l'ordre civil et militaire, en leur enlevant le bénéfice des exemptions qu'il s'était indûment attribuées. Quarante mille privilégiés, qui ne payaient rien à l'État, rentrèrent ainsi dans la catégorie des contribuables. Rosny aurait voulu faire davantage, en 1601, quand il obtint du roi la création d'une chambre de justice, pour découvrir les malversations des gens de finance ; mais il fut bientôt arrêté dans la poursuite qu'il allait faire des grands voleurs et brigands, et se vit forcé de se rabattre sur les petits, qui n'étaient pas couverts par la protection du roi et de ses familiers. Les larronneaux payèrent donc pour les grands larrons. Quelques années plus tard (1607), cet implacable ennemi des concussions financières reprit pourtant l'examen général des comptes, gages et profits des officiers de finance, et leur fit encore rendre gorge.

Deux vastes opérations, que Rosny fut autorisé à entreprendre sous sa seule responsabilité, devaient produire des résultats inespérés. Il vérifia d'abord les rentes sur l'État, et en annula un grand nombre que l'État avait payées indûment depuis longues années : le règlement général des rentes, effectué en 1604, diminua de plusieurs millions la dette publique, en réduisant toutes les rentes à un taux inférieur et en supprimant par la voie de rachat les plus onéreuses. En même temps, il accrut considérablement le revenu éventuel, qu'on appelait les parties casuelles, en décidant le roi à concéder à tous les officiers de justice et de finance la propriété héréditaire de leurs charges, moyennant le payement d'un droit annuel, nommé la Paulette, du nom de son inventeur, le traitant Paulet, droit équivalant au soixantième de la valeur vénale de chaque office.

Après avoir vérifié les rentes, il vérifia les cessions aliénables du domaine de l'État : les unes étaient mal justifiées, les autres avaient été faites à conditions usuraires, quelques autres, faites de bonne foi, pouvaient être retirées au moyen d'un remboursement avantageux. Cette opération, menée à bien avec autant d'adresse que d'équité, restitua immédiatement à la couronne pour 35 millions de domaines, et assura, dans un délai de seize ans, le recouvrement de 45 millions. Rosny avait complété la réorganisation des finances par la réforme des monnaies : les monnaies étrangères furent absolument prohibées en France, et l'exportation de l'or et de l'argent, interdite sous peine de mort. Ce rigide réformateur ne craignait point, pour le service du roi, de se faire des ennemis parmi les courtisans intéressés au maintien des abus, et de lutter contre les plus puissants adversaires. C'est ainsi qu'il refusa sa signature à une ordonnance qui accordait au comte de Soissons un droit de quinze sols sur chaque ballot de toile entrant dans le royaume ou en sortant, au grand détriment du commerce du lin et du chanvre, bien que le roi eût consenti à cette mesure, en cédant aux instances de la marquise de Verneuil, qui était de moitié dans l'affaire. On alla se plaindre au roi de la brutalité de Rosny ; il ne fit qu'en rire : On souffre tout d'un si bon serviteur ! dit-il.

Rosny n'hésitait pas, quand il le fallait, à résister au roi lui-même et il allait jusqu'à lui désobéir, dans son intérêt. Ainsi, au mois de juin 1600, le duc de Savoie ayant réussi, par une feinte soumission, à tromper Henri IV, celui-ci crut à la parole de ce fourbe et ordonna à Rosny de suspendre tout préparatif de guerre. Mais celui-ci ne tint aucun compte des ordres du roi et lui écrivit : Sire, je vous supplie de m'excuser si je contrarie vos opinions et contreviens à vos commandements. Je sais, de science, que M. de Savoye ne veut que vous tromper. C'est pourquoi j'avancerai toutes choses, pour vous empescher de recevoir ni honte ni dommages. Deux jours après, le roi lui répondait : Mon ami, vous avez bien deviné ; M. de Savoye se moque de nous. Venez donc en diligence, et n'oubliez rien de ce qui est nécessaire pour lui faire sentir sa perfidie.

Rosny avait également pressenti et découvert la trahison du maréchal de Biron, qui s'entendait avec le duc de Savoie pour faire échouer les projets politiques d'Henri IV. Il en avertit le roi, sans pouvoir le convaincre. Le maréchal, appelé à Fontainebleau, dit Poirson, pouvait échapper au châtiment par la franchise de son repentir et de ses aveux. — S'ils pleurent, disait le roi en parlant des coupables, je pleurerai avec eux : ils me trouveront aussi plein de clémence qu'ils sont vides de bonnes affections. Je ne voudrais pas que le maréchal de Biron fût le premier exemple de la sévérité de ma justice. Mais dans les entretiens particuliers qu'il eut avec le maréchal, au lieu du repentir et des épanchements de l'amitié qu'il provoquait, il ne trouva qu'une dissimulation profonde, une hauteur inflexible et des propos outrageants. Il ne se rebuta pas encore : il le fit presser une dernière fois par Rosny de mériter sa grâce en ouvrant son cœur avec sincérité, et en recourant à une soumission qui désarme la justice sans s'avilir. Henri échoua dans cette tentative, comme dans les précédentes. Persuadé alors que s'il lui pardonnait, Biron ne pardonnerait ni à lui, ni à ses enfants, ni à l'État ; convaincu qu'il avait affaire à un conspirateur incorrigible, prêt à recommencer sans cesse les complots ourdis depuis trois ans, il le livra à la justice régulière du parlement.

Le roi le fit arrêter le 12 juin 1602. Peu de temps avant cette arrestation, qui eut lieu par le conseil de Rosny, dans le cabinet même du roi, Henri IV avait dit à son ministre : Pour vous témoigner que je me fie en vous plus que jamais, je veux que les lettres de capitaine de la Bastille soient maintenant sous votre nom, afin que, si j'ai des oiseaux à mettre en cage et tenir sûrement, je m'en repose sur votre prévoyance et votre loyauté. C'est à la Bastille que le maréchal de. Biron fut enfermé, pendant son procès. A l'unanimité des cent vingt-sept juges qui siégeaient à la cour, il fut déclaré coupable de conspirations faites contre la personne du roi, entreprises sur son état, proditions et traités faits avec les ennemis de l'État. Il fut condamné à avoir la tête tranchée en place de Grève ; sa famille obtint, par faveur, que l'exécution eût lieu dans la cour de la Bastille. Cet homme, si froidement intrépide sur les champs de bataille, ne montra, en face de l'échafaud, qu'emportement et que faiblesse. Ah ! disait-il en fondant en larmes à l'un des officiers de la Bastille, que c'est un bon et fidèle serviteur du roi et de l'Estat et un sage conseiller, que M. de Rosny ! Que le roi fait sagement et prudemment de se servir de lui, car, tant que Sa Majesté s'en servira, les affaires de la France n'iront que bien, et, si je l'eusse cru, les miennes iroient mieux ! Il fut exécuté le 31 juillet 1602 ; il attendait encore sa grâce au moment où le glaive du bourreau lui abattit la tête.

Henri pardonna aux complices de Biron, excepté au duc de Bouillon, qui, au lieu de se rendre à l'appel de Rosny, continua ses intrigues et ses complots, jusqu'à ce que le roi lui eût ôté sa principauté de Sedan.

Le comte d'Auvergne, frère de fa marquise de Verneuil, avait failli partager le sort de Biron ; mais le roi le gracia, à la prière de sa sœur : cet acte de clémence ne les empêcha pas l'un et l'autre d'ourdir une nouvelle trame, qui avait pour but l'assassinat d'Henri IV. Ce fut encore Rosny qui éventa ce complot, après deux tentatives infructueuses contre la vie du roi. Les conspirateurs, qui appartenaient tous à la famille d'Entragues, furent arrêtés, jugés et condamnés, le comte d'Entragues et le comte d'Auvergne à la peine capitale, la marquise de Verneuil à la prison perpétuelle. Le roi remit leur peine à tous, hormis à d'Auvergne, qu'il tint enfermé dans la Bastille ; mais il ne pardonna pas au roi d'Espagne, qui se trouvait mêlé au complot, et il se promit bien de l'en punir tôt ou tard.

Peu de temps après l'exécution de Biron, le roi avait exprimé sa reconnaissance à Rosny, en lui promettant d'élever et d'enrichir sa maison encore davantage : il l'avait déjà nommé marquis ; il lui assura, en outre, 50 ou 60.000 livres d'extraordinaire tous les ans ; il lui donna ensuite le gouvernement du Poitou et le créa duc et pair (février 1606), en érigeant en duché-pairie la baronnie de Sully que celui-ci avait achetée en 1602. C'est donc seulement depuis 1606 que M. de Rosny fut toujours appelé duc de Sully, et ce fut aussi sous ce nom-là qu'il devint célèbre dans l'histoire d'un règne auquel il eut une bien glorieuse part. Cette faveur si haute et si méritée avait été cependant sur le point de succomber, l'année précédente (1605), sous les coups de l'envie. La confiance du maître se trouva tout à coup ébranlée par les machinations de la marquise de Verneuil, à peine sortie de prison et rentrée en grâce. Une foule de libelles anonymes, qui accusaient Rosny d'intelligences avec les chefs étrangers du parti protestant, étaient venus assaillir le roi et troubler sa sécurité. Mais Henri eut l'heureuse inspiration de provoquer une explication complète, que la fierté de Rosny avait jusque-là dédaignée, et toute cette formidable intrigue aboutit à la scène fameuse de Fontainebleau, à cet entretien de quatre heures, dans lequel le ministre n'eut pas de peine à se justifier, et qui, en se terminant par la plus éclatante réconciliation, déconcerta les espérances de ses ennemis.

Depuis longtemps, Henri IV avait confié ses désirs et ses vues politiques à Sully, en l'invitant à les étudier et à chercher dans son esprit les meilleurs moyens de les mener à bonne fin. Les deux souhaits qu'il avait formés en montant sur le trône, c'était de disposer tous les rois de la chrétienté à choisir pour les peuples trois religions qui pourraient subsister ensemble, sans haine, ni envie, ni guerre l'un contre l'autre', et de faire en sorte que tous les rois eussent chacun la même étendue de pays à gouverner et la même somme de puissance dans ce concert européen qu'il ne désespérait pas d'établir entre eux. Plus tard, pour arriver à ce grand remaniement des États et des nations, il imagina une monarchie universelle, formée de l'entente réciproque des souverains. Il avait, en outre, formulé en maximes royales les devoirs des peuples envers les rois et des rois envers les peuples. La plus belle de ces maximes était celle-ci, qui caractérise bien la pensée dominante de ce prince : Si les rois, comme Dieu, désirent régner sur leurs peuples soumis, qu'ils paraissent non rois, mais, comme lui, vrais pères.

Ces utopies d'une grande âme faisaient la préoccupation continuelle d'Henri IV, et trouvaient un généreux auxiliaire dans Sully, qui s'appliquait à leur donner une forme moins vague et plus saisissable. Il avait de fréquents entretiens avec le roi sur ces théories plus ou moins bizarres du pouvoir monarchique, et il composait ensuite, pour élucider ces questions difficiles, des mémoires fort intéressants, que le roi lisait avec une vive curiosité. Plusieurs de ces mémoires sur le plan de confédération générale européenne et sur la pacification universelle ont été conservés et recueillis dans les Œconomies royales. On y trouve aussi un mémoire fort curieux sur les causes de l'affaiblissement des royaumes, États et principautés souveraines.

Au reste, Sully procédait presque toujours de la sorte : il ne faisait pas une proposition de réforme sans l'appuyer par un mémoire écrit ; nous ne possédons pas malheureusement ceux qu'il avait composés sur l'agriculture, le commerce, les routes, les canaux, et sur d'autres sujets de la science économique, que personne de son temps n'avait étudiée et approfondie mieux que lui. On peut du moins le juger par ses œuvres, par les faits accomplis sous 'son impulsion et, en quelque sorte, sous ses yeux. Son axiome favori était : Labourage et pâturage sont les deux mamelles qui nourrissent la France, les vraies mines et trésors du Pérou. Il s'efforçait sans cesse, en conséquence, d'améliorer, de favoriser l'agriculture, à ce double point de vue, en défrichant les landes et en desséchant les marais, en augmentant la production des céréales, en développant les cultures fourragères, en encourageant l'élève du bétail.

Il avait arrêté la dévastation des forêts et des cours d'eau ; il avait ouvert et planté des routes carrossables par toute la France ; il avait commencé, par le canal de Briare, un vaste système de canalisation commerciale ; il avait autorisé l'exportation des grains, ainsi que celle des vins et eaux-de-vie ; il avait créé un nouveau régime de douanes et réglementé l'importation des marchandises étrangères. Ce fut lui qui reconstitua l'armée et qui releva la marine française, par l'augmentation de la solde des troupes, par le perfectionnement de l'artillerie, par le maintien de la discipline, par le progrès de l'art militaire.

Henri IV ne se réservait que ce qui lui semblait se rattacher au gouvernement politique. Il avait fait une loi sur la chasse, et il l'avait faite terrible contre le braconnage, parce que l'esprit du temps considérait la chasse comme le privilège exclusif des nobles ; il avait fait une loi contre les duels, et il l'avait faite sévère et juste, parce que les duels lui enlevaient, tous les ans, la fleur de la noblesse ; il voulait faire une loi pour l'abréviation des procès, mais il ne parvint pas à triompher du mauvais vouloir des parlements. Il se sentait porté naturellement à désirer, à favoriser, à protéger tout ce qui avait de la grandeur et de l'éclat. Malgré Sully, et même à son insu, il avait pris à cœur l'extension des colonies françaises en Amérique ; il avait prêté un généreux appui, comme on le verra plus loin, aux arts et aux industries de luxe, notamment à celles de la soie, de la broderie et de la tapisserie. Il semblait avoir dicté les sages réflexions que Palma Cayet fait à ce propos dans sa Chronologie septennaire : La France semble se vouloir revendiquer la juste possession des arts et inventions de toutes sortes, comme c'est la France qui les élabore toutes.

Henri IV et Sully formaient donc, pour ainsi dire, entre eux, une pensée unique, pour le gouvernement et l'administration du royaume ; ils se voyaient ou s'écrivaient tous les jours, soit au Louvre, soit à l'Arsenal. Trois fois par semaine se tenait le conseil d'État et des finances, et Sully ne manquait jamais d'y assister ; les trois autres jours de la semaine étaient consacrés à des affaires diverses de moindre importance, que Villeroy et Sillery se chargeaient d'expédier. Sully jugeait inutile de paraître, ces jours-là, au Louvre ; il ne sortait pas de l'Arsenal, où il travaillait avec ses secrétaires, s'occupant de l'artillerie, des magasins d'armes, des voies et chemins, des fortifications, des bâtiments, et de la Bastille comme forteresse et comme prison d'État. Il avait toujours dans ses coffres de l'Arsenal 5 ou 6 millions disponibles, et dans les souterrains de la Bastille 16 ou 17 millions en or et argent monnayé, dans des caques cerclées de fer. Cette énorme réserve de numéraire était destinée à payer les frais de la grande guerre que le roi avait juré d'entreprendre, un jour ou l'autre, contre l'Espagne et l'Autriche ; et cette guerre semblait imminente au moment où Henri, si souvent menacé par le fer des régicides avant et pendant son règne, fut assassiné par Ravaillac.

Le roi venait souvent, à toute heure du jour et de la nuit, se reposer le cœur et l'esprit auprès de son bon ami, qu'il consultait non seulement sur toutes les affaires de son gouvernement, mais encore sur les choses les plus intimes de sa vie domestique, troublée par les intrigues et les malices de l'entourage de la reine. Il ne se trouvait bien qu'auprès de Sully, et il ne se séparait de lui qu'à regret, se plaignant de son métier de roi, qui l'obligeait à venir reprendre ses chaînes royales dans ce vieux palais où il n'avait peut-être pas un ami ; car si le peuple l'aimait, la plupart de ses officiers et de ses serviteurs ne l'aimaient guère. Plus d'une fois, il vint s'installer à l'Arsenal, où Sully lui fit grande chère et bon accueil, tant qu'il y fut. Grand maître, disait le roi, venez m'embrasser, car je vous aime comme je dois et me trouve si bien céans que je veux y souper et y coucher, pourvu qu'il n'y vienne personne tant que j'y serai, sinon ceux que j'aurai mandés. En dînant seul à seul avec Sully, il lui demanda de faire accommoder à l'Arsenal une chambre et un cabinet, où il viendrait loger deux ou trois jours chaque mois, sans avoir l'ennui de se faire accompagner. Sully s'empressa d'obéir aux ordres du roi, qui devenait ainsi son commensal et son hôte.

Sully était alors au comble de la faveur et de la fortune ; il avait été appelé mainte fois, comme il le dit lui-même dans ses Mémoires, à demesler les intrigues et brouilleries domestiques de cour et de cabinet ; il fut bientôt journellement requis, par le roi ou par la reine, pour apaiser leurs disputes et régler leurs différends ; il s'y employa souvent à contre-cœur, d'autant plus qu'il avait pu constater que les torts venaient surtout de la reine. Lorsque Sully eut découvert, par l'entremise de ses agents secrets, que Marie de Médicis avait des intelligences avec l'Espagne et entretenait de sourdes menées contre la France dans d'autres cours étrangères, Henri IV n'eut pas le courage d'aller au fond de ces odieuses trames ; il préféra faire semblant de n'y pas croire : Il ne faudroit pas, dit-il à Sully, que nous nous picotions bien fort, ma femme et moi, touchant ses desseins en Espagne, pour que j'arrivasse à m'ulcérer et à me cabrer tout à fait.

La reine avait donc bien mal choisi son temps pour demander au roi qu'il la fit couronner. Henri se refusa longtemps à obtempérer à cette fantaisie ambitieuse, d'autant, dit-il à Sully, que le cœur me présage qu'il me doit arriver quelque désastre ou signalé déplaisir à ce couronnement. Enfin, il céda aux prières et surtout aux bouderies et aux violences : Comme le roy estoit le meilleur mari du monde, il consentit au couronnement. Déjà, en 1603, ses importunités avaient arraché au roi l'ordonnance du rétablissement des jésuites, chassés depuis cinq ans. La folle passion d'Henri pour Mlle de Montmorency vint ajouter aux alarmes de la reine. Voulant rendre impossible le divorce qu'elle redoutait, Marie obtint d'être nommée régente (20 mars 1610), pendant la guerre qui se préparait : son autorité, il est vrai, se réduisait presque à rien, puisqu'elle n'avait qu'une voix à l'égal des membres du conseil et que les décisions devaient être prises à la simple majorité des suffrages.

Cherchant à faire diversion à ses chagrins domestiques, Henri jugea que le moment était bon pour entreprendre la guerre qu'il projetait depuis longtemps contre l'Autriche et l'Espagne : l'occasion s'offrait d'elle-même. La succession des États de Clèves, Juliers et la Marck était ouverte, et les princes d'Allemagne, héritiers de ces États, résistaient à l'Espagne, qui voulait s'en emparer comme faisant partie des Pays-Bas. Henri IV résolut d'intervenir dans le débat, d'après les anciens droits dé la France, et pensa que cette querelle de succession devait, suivant l'expression de Sully, donner commencement à la glorieuse et admirable entreprise de confédération européenne. Cette guerre devait durer trois ans et coûter 50 millions. Les préparatifs que Sully eut l'ordre de faire le plus secrètement possible, dans l'espace de quatre mois, avaient mis sur pied une armée de 25.000 hommes, qui se rassemblaient en Champagne et en Dauphiné ; une artillerie nombreuse et bien ordonnée allait sortir des arsenaux, avec tout le matériel nécessaire.

On savait, à la cour, que le roi se proposait de prendre le commandement de ses troupes, peu de jours après le couronnement de la reine. Ce couronnement, qu'il redoutait au fond de l'âme et qu'il n'avait pas osé refuser à l'intraitable vanité de Marie, fut célébré, le 13 mai 1610, dans la basilique de Saint-Denis. L'entrée solennelle de la reine à Paris était fixée au 16 mai, et le départ du roi pour l'armée, au 19 suivant.

Le lendemain du sacre, Sully, malade, n'ayant pu se rendre au Louvre, le roi lui avait fait dire qu'il irait le voir, en lui recommandant de se bien soigner. Vers les quatre heures, il se fit un grand bruit dans l'Arsenal ; on n'entendait que ces exclamations douloureuses : Ah ! mon Dieu ; tout est perdu et la France est détruite ! Sully sortit de sa chambre, tout déshabillé, et sa femme vint lui annoncer que le roi avait été blessé gravement d'un coup de couteau. Il se fit habiller à la hâte, après avoir ordonné à ses gentilshommes de se tenir prêts à l'accompagner. Tous montèrent à cheval et se dirigèrent avec lui vers le Louvre. La nouvelle de l'assassinat du roi s'était déjà répandue par tout Paris. Passant par les rues, raconte Sully, c'estoit pitié de voir tout le peuple, en pleurs et en larmes, avec un triste et morne silence, ne faisant que lever les yeux au ciel, joindre les mains, battre leurs poitrines et hausser les épaules, gémir et soupirer. Un homme à cheval passa près de Sully et lui remit un billet contenant ces mots : Monsieur, où allez-vous ? Aussi bien, c'en est fait, je l'ai vu mort, et si vous entrez dans le Louvre, vous n'en réchapperez pas non plus que lui.

Sully apprit, en chemin, les détails de l'assassinat. Le roi avait demandé son carrosse, pour aller à l'Arsenal ; il y était monté avec le duc d'Épernon et six autres personnes de sa suite : il se trouvait placé, au fond du carrosse, entre M. de Montbazon et le duc d'Épernon. Le carrosse, en arrivant dans la rue de la Ferronnerie, rencontra une charrette qui l'obligea de s'arrêter près des boutiques. Il n'y avait pas de gardes autour du carrosse, mais seulement quelques valets de pied.

Au milieu du désordre et du tumulte de la rue, un homme se glissa jusqu'à la portière du carrosse, se jeta sur le roi, écrivit Malherbe, dans une lettre qui contient les détails exacts de ce tragique et mystérieux événement, et lui donna, coup sur coup, deux coups de couteau dans le côté gauche. Le roi jeta quelque petit cri et fit quelques mouvements. M. de Montbazon lui ayant demandé : Qu'est-ce, sire ? il lui répondit : Ce n'est rien, ce n'est rien, par deux fois, mais la dernière il le dit si bas qu'on ne le put entendre. Le coup avait percé le cœur, et le roi était mort en poussant un léger soupir. On ne s'était pas même aperçu, dans le carrosse, qu'il avait été frappé. Le duc d'Épernon donna l'ordre de retourner au Louvre. Quant à l'assassin, il ne fut reconnu que parce qu'il avait gardé son couteau ensanglanté. Peu s'en fallut qu'on ne le massacrât ; mais il fut arrêté et mis en lieu sûr.

Sully ayant reçu, en route, deux ou trois avis qui le dissuadèrent de pousser jusqu'au Louvre, revint à l'Arsenal et alla s'enfermer dans la Bastille, en attendant que la reine le fît appeler. Il n'a pas révélé dans ses Œconomies royales ce qu'il savait de l'assassinat et de l'assassin, ce diable incarné, dit-il, l'instrument duquel les autheurs des misères, désastres et calamitez de la France se sont serviz pour exécuter leurs exécrables desseins. Le roi avait été ramené, mort, au Louvre.

Pendant ce temps-là, on ne s'entretenait, au Louvre, que de l'union et alliance des couronnes de France et d'Espagne, et l'ambassadeur du roi Philippe III avait été prié d'assister au conseil secret et caché, qui se tenait chez Marie de Médicis.