La Ligue ; ses
origines. — Mort d'Henri III. — Siège de Paris ; procession de la Ligue. —
Arques et Ivry. — Cruelle famine dans Paris. — Campagnes d'Henri IV contre
Mayenne et Alexandre Farnèse. — Tyrannie des Seize ; meurtre du président
Brisson. — Les États de la Ligue. — L'abjuration. — Entrée d'Henri IV à Paris.
LA Ligue n'avait été, à son
origine en 1576, qu'une association particulière de gentilshommes de
Picardie, qui, à l'instigation de Jacques d'Humières, s'engagèrent par
serment à défendre la religion catholique, et à combattre l'hérésie
calviniste, en faisant au besoin le sacrifice de leurs biens et de leurs
vies. Mais d'autres ligues analogues, constituées sur les mêmes bases et sur
le même plan, s'étaient établies simultanément dans toutes les provinces et
avaient composé d'intelligence une seule Ligue, qui devint la Sainte-Union
des catholiques contre les huguenots. Voici comment de Thou raconte la
naissance de la Ligue à Paris : Un parfumeur,
nommé Pierre de la Bruyère et son fils Matthieu, conseiller au Châtelet, y
furent les premiers et les plus zélés prédicateurs de l'Union, et, à leur
sollicitation, tout ce qu'il y avait de débauchés dans cette grande ville,
tous▪ les gens qui ne trouvaient que dans la guerre civile une
ressource à leur libertinage, ou un moyen sûr de satisfaire leur avarice et
leur ambition, s'enrôlèrent à l'envi dans cette nouvelle milice. Ce
jugement d'un adversaire peut n'être pas trop sévère pour un certain nombre
d'ambitieux et d'intrigants qui se servaient de la religion pour colorer leur
désir de dominer et ne craignirent pas d'appeler à eux les ennemis de la
France, mais il r saurait être appliqué d'une manière générale à tous les
ligueurs. Il faut reconnaître qu'un grand nombre de gens, dans le peuple
surtout, étaient de bonne foi, et que, s'ils ont pu se tromper et se laisser
tromper, ils n'ont jamais manqué de courage ni de dévouement. La
Ligue, qui donnait l'éveil aux passions démagogiques, n'eut aucune action
dans les campagnes, mais elle fut bientôt maîtresse absolue des villes et
surtout des plus populeuses, où les habitants paisibles n'osaient, malgré
leur nombre, tenir tête quelquefois à une poignée de fanatiques. Henri III
lui-même (fig. i) s'était vu forcé d'adhérer au pacte de la Ligue, qui
n'avait pas tardé à s'écarter de son but primitif, pour se jeter dans un
inextricable chaos de folies et de désordres. Depuis
la journée des Barricades (jeudi 12 mai 1588), qui avait forcé Henri III à sortir de sa capitale
en vaincu et en fugitif, depuis la fin tragique du duc Henri de Guise et de
son frère le cardinal de Lorraine, massacrés tous deux, par ordre du roi, au
château de Blois, pendant les États généraux (23 et 24 décembre de la même
année), la Ligue
avait changé d'objet, de caractère et de physionomie. Les princes de la
maison de Lorraine en étaient toujours les chefs apparents, le roi d'Espagne
Philippe II en était l'allié, la cour de Rome en était l'appui, mais il ne
s'agissait plus d'étouffer l'hérésie dans le sang de ceux de la religion : toutes les forces de cette grande insurrection
populaire se trouvaient dirigées à la fois contre le roi très chrétien qu'on
voulait déposséder de sa couronne. Un décret de la Sorbonne avait délié les
Français du serment de fidélité à l'égard de leur souverain. Paris était en
pleine révolte contre l'autorité royale, et la plupart des villes avaient
suivi l'exemple de Paris. Il y avait, pour ainsi parler, deux royaumes dans
le royaume, deux États dans l'État, et jamais peut-être la France ne s'était
trouvée en un tel péril. Ce fut
alors qu'Henri III, n'ayant plus autour de lui qu'un simulacre de cour et
d'armée, fit appel à son beau-frère le roi de Navarre et réclama le secours
des calvinistes, qui lui pardonnèrent leurs défaites de Jarnac et de
Moncontour. Ce n'était qu'une trêve d'une année, en apparence, mais c'était
la réconciliation éclatante d'Henri de Bourbon avec le roi de France, dont il
allait être désormais l'héritier présomptif. Avant cette réconciliation (mars
1589 :„ le roi de Navarre avait adressé aux royalistes catholiques une
touchante apologie de sa conduite politique : Plût
à Dieu, disait-il, que je n'eusse jamais été capitaine, puisque mon
apprentissage devait se faire aux dépens de la France ! Je suis prêt à
demander au roi, mon seigneur, la paix, le repos de son royaume, le mien... On m'a souvent sommé de changer de religion, mais comment
? la dague à la gorge...
Si vous désirez simplement mon salut, je vous
remercie ; si vous ne désirez ma conversion que par la crainte que vous avez
qu'un jour je ne vous contraigne, vous avez tort ! Ainsi, dès ce moment-là, le roi
de Navarre semblait prévoir, sans trop d'effroi, qu'il pourrait bien se voir
obligé de changer de religion pour devenir roi de France. Quand
Henri III et le roi de Navarre se furent embrassés, au château de
Plessis-lès-Tours, en présence d'une nombreuse réunion de catholiques et de
calvinistes (30 avril 1589), Henri de Bourbon écrivit à son fidèle serviteur Philippe de
Mornay : La glace a été rompue ; non sans
nombre d'avertissements que, si j'y allais, j'étais mort ; j'ai passé l'eau,
en me recommandant à Dieu ! Mornay lui répondit : Sire, vous
avez fait ce que vous deviez et ce que nul ne vous devait conseiller. La
situation désespérée du roi s'améliora tout à coup, et en moins de trois
mois, Henri III put avoir l'espérance de prendre sa revanche contre tous ses
ennemis et de triompher de la Ligue, qui avait failli le détrôner au profit
du roi d'Espagne et de la maison de Lorraine. Dans les derniers jours de
juillet, il se voyait à la tête d'une armée de 40.000 hommes, et il occupait
les hauteurs de Saint-Cloud, avec la certitude de rentrer bientôt en maître
dans Paris. Du haut des collines où étaient campées ses troupes, impatientes
de commencer le siège de la ville rebelle, il regardait avec joie, dans le
lointain, ce Paris qui l'avait insolemment chassé dans la journée des
Barricades ; il prononça, dit-on, ces paroles empreintes d'un profond
sentiment de vengeance : Paris, chef du
royaume, mais chef trop gros et trop capricieux, tu as besoin d'une saignée,
pour te guérir, ainsi que toute la France, de la frénésie que tu lui
communiques ! Encore quelques jours, et on ne verra ni tes maisons, ni tes
murailles, mais seulement la place où tu auras été. Le roi de Navarre ne
partageait pas ses sentiments et n'avait garde de méditer la destruction de
la capitale d'un royaume qui devait, tôt ou tard, lui appartenir, en vertu
des droits que lui assurait la loi fondamentale de la monarchie. L'armée
royale était divisée en deux camps : les catholiques à Saint-Cloud, les
calvinistes à Meudon, mais tous devaient agir en commun, sous la direction
d'Henri III, qui avait approuvé les plans du roi de Navarre. Paris
se préparait à une résistance formidable, quoique sa garnison fût à peine
suffisante pour défendre les positions que le duc de Mayenne avait fait
fortifier à la hâte, en élevant des bastions et en creusant des fossés, hors
de la vieille enceinte de murailles, que les Parisiens avaient laissée tomber
en ruines depuis le règne de François Ier. Mayenne, comme chef de l'Union et
lieutenant général de l'État et couronne de France, avait convoqué tous les
seigneurs et gentilshommes qui avaient prêté serment à la Ligue, mais ces
seigneurs et gentilshommes étaient la plupart retenus, dans les provinces,
par leurs propres intérêts : on ne pouvait guère compter sur leur assistance,
du moins immédiate ; on comptait davantage sur les troupes espagnoles et
napolitaines que Philippe II envoyait au secours de Paris, bloqué plutôt
qu'assiégé. A
défaut de forces militaires, appartenant à l'armée de la Ligue, cette ville
avait pour sa défense une population exaltée par les prédicateurs, et une
milice bourgeoise qui s'était aguerrie au métier des armes depuis que les
guerres civiles avaient changé tous les citoyens en soldats. Il avait fallu,
bon gré, mal gré, s'enrôler dans cette milice, pour obéir aux ordres
tyranniques de la faction des Seize, qui exerçait dans la capitale une
autorité arbitraire et absolue. Nous sommes
maintenant devenus des guerriers désespérés, écrivait à un ami le célèbre Étienne Pasquier,
alors avocat général à la chambre des comptes ; le jour, nous gardons les portes ; la nuit, faisons le
guet, patrouilles et sentinelles. Bon Dieu ! que c'est un métier plaisant à
ceux qui en sont apprentis ! Il est permis de croire qu'une partie des habitants était, au
fond du cœur, restée fidèle au roi et faisait des vœux pour être délivrée du
fléau de la Ligue ; mais personne n'osait exprimer ou laisser soupçonner de
pareils sentiments, dans la crainte d'être mis à mal par les ligueux, comme on les appelait. D'autres étaient sincères en leur foi et
pensaient loyalement combattre pro aris et
focis. Le
matin du 2. août (1589),
le bruit se répandit tout à coup dans Paris qu'Henri III avait été tué, la
veille, par un moine jacobin. Celui
qui en apporta la première nouvelle à la duchesse de Montpensier
(Catherine-Marie de Lorraine) et à M' de Nemours, sa mère, fut reçu comme un
sauveur : la duchesse, lui sautant au cou et l'embrassant, s'écriait : Ah ! mon ami, sois le bien venu ! Mais est-il vrai, au
moins ? Ce méchant, ce perfide, est-il mort ? Dieu ! que vous me faites aise
! Je ne suis marrie que d'une chose : c'est qu'il n'a pas su, devant que de
mourir, que c'était moi qui l'avais fait tuer ! En
effet, c'était la duchesse de Montpensier, qui, au moyen de toutes les
séductions et de tous les artifices que lui suggérait son implacable haine
contre le roi, avait, dit-on, poussé et déterminé un jeune moine du couvent
des Jacobins, nommé Jacques Clément, à se faire régicide et à sacrifier sa
vie, comme un martyr, pour frapper le tyran. Les prédicateurs n'appelaient
pas autrement Henri III, depuis le meurtre du duc de Guise et du cardinal de
Lorraine (fig. 4) aux États de Blois, et tous les jours, en chaire, ils
invitaient leurs auditeurs à se rendre agréables à Dieu et à mériter la
félicité éternelle, en immolant ce nouvel Hérode, dont' la mort serait si utile
à la religion et à la France. Mme de
Montpensier annonça, pour témoigner sa joie, qu'elle porterait le deuil vert,
qui est la livrée des fous, dit Pierre de l'Estoile, et
distribua des écharpes vertes à tous ses domestiques. Elle monta en carrosse
avec sa mère et se fit promener par la ville, en criant à haute voix : Bonnes nouvelles, mes amis ! Le tyran est mort. Il n'y a
plus d'Henri de Valois en France ! La mère
et la fille se rendirent aux Cordeliers, et entrèrent dans l'église, suivies
d'une foule de peuple, qu'elles haranguèrent, du haut des degrés du grand
autel, en excitant leur auditoire à prier Dieu pour le bon moine, frère
Jacques Clément, qui avait fait justice du cruel tyran, Henri de Valois,
excommunié. Il y avait des fanatiques qui adressaient au ciel des actions de
grâces et des prédicateurs qui glorifiaient en chaire la sainte et vertueuse
action de l'assassin du roi. Déjà les faiseurs de libelles et de poésies
diffamatoires se mettaient à l'œuvre, et le lendemain même on vendait dans
les rues ces écrits abominables contre la mémoire du roi, avec quantité de
placards accompagnés de gravures représentant l'assassinat et différents
épisodes de cet horrible événement. On ignorait encore qu'Henri de Bourbon
avait été proclamé roi de France, à titre de successeur légitime de son cousin
et beau-frère Henri III. Quand
ce malheureux prince se sentit blessé mortellement, le 1er août, il se
confessa, reçut l'absolution, communia, et se tint prêt à faire une fin
chrétienne. Il avait mandé auprès de lui le roi de Navarre, et, en
l'attendant, il parlait avec calme et résignation, aux principaux seigneurs
de sa cour, rangés tristement autour de son lit ; il leur disait que son plus
grand regret, en mourant, était de laisser son royaume dans un si fâcheux
état ; qu'il avait appris, à l'école de Jésus-Christ, le pardon des injures,
et qu'il ne voulait pas qu'on vengeât sa mort. Il exhorta ensuite les
assistants à reconnaître, après lui, pour roi de France, le roi de Navarre,
qui était son seul héritier légitime. En ce
moment, Henri de Bourbon arrivait tout ému et s'arrêtait au seuil de la
porte. Le royal moribond l'appela, et, se soulevant avec effort, lui jeta les
bras au cou et le retint pressé sur son sein, les yeux levés au ciel, comme
s'il eût prié pour lui : Soyez certain, mon
cher beau-frère, lui
dit-il, que jamais vous ne serez roi de
France, si vous ne vous faites catholique. — Soit ! répondit le roi de Navarre, en
pleurant ; que Dieu nous conserve longtemps
Votre Majesté !
Toute l'assemblée fondait en larmes ; on n'entendait que soupirs et sanglots.
Henri III, que les prédicateurs de la Ligue avaient réussi à rendre odieux à
ses sujets, était chéri de ses serviteurs, qui le regardaient comme le
meilleur et le plus généreux des maîtres ; ses ennemis, au contraire, le
représentaient comme un monstre, gangrené de vices et capable de tous les
crimes. Dès lors, suivant le témoignage d'un historien, on ne vit, dans ses
dévotions, que leur bizarrerie ; dans ses libéralités, que leur profusion ;
dans sa patience, qu'un excès de timidité ; dans sa politique, trop
circonspecte, que de la fraude et de la mauvaise foi. On commença par le
mépriser, on finit par le haïr. Henri
de Bourbon était allé, par ordre du roi, rassurer l'armée et prendre les
dispositions urgentes que commandait la circonstance. Lorsqu'il revint à
Saint-Cloud vers deux heures du matin, Henri III venait d'expirer : il se
jeta sur le corps inanimé de son beau-frère, et l'embrassa en gémissant ;
puis se relevant avec dignité, il dit à l'assistance, d'un ton solennel : Les larmes ne le feront point revivre. Les vraies preuves
d'affection et de fidélité sont de le venger. Pour moi, j'y sacrifierai ma
vie. Nous sommes tous Français, et il n'y a rien qui nous distingue au devoir
que nous devons à la mémoire de notre roi et au service de notre patrie. Plusieurs
des assistants tombèrent à ses genoux et lui baisèrent la main, en signe
d'adhésion et d'hommage. Il s'en
fallait de beaucoup, toutefois, que le roi de Navarre rit reconnu roi de
France par toute l'armée. Quelques-uns de ses conseillers, sachant le mauvais
vouloir des principaux chefs royalistes, proposaient au nouveau roi de se
séparer d'eux et de se replier sur la Loire avec la noblesse protestante.
Henri de Bourbon repoussa 'cette proposition, qui lui eût fait perdre la
couronne : il pria ses officiers les plus habiles et les plus estimés,
Guitry, Givry, d'Humières et Rosny, d'aller conférer avec les seigneurs
catholiques, dont les uns se refusaient formellement à reconnaître un roi
huguenot, tandis que d'autres n'étaient pas éloignés de s'attacher à lui, à
condition qu'il s'engageât à se faire instruire dans la religion du royaume. Sur ces
entrefaites, Harlay de Sancy vint annoncer au nouveau roi que les capitaines
suisses consentaient, au nom de leurs 12.000 soldats, à le servir, sans
recevoir de paie, pendant deux mois. Givry, en apprenant cette bonne
nouvelle, se rendit dans l'assemblée des seigneurs catholiques, et là,
embrassant le genou du roi, dit à voix haute : Sire, je viens de voir la fleur de votre brave noblesse ; elle attend
avec impatience vos commandements : vous êtes le roi des braves et vous ne
serez abandonné que par les poltrons. Ces paroles furent accueillies par une
approbation presque générale, et Henri de Bourbon ayant dit qu'il ne retenait
personne, et qu'il ne voulait avec lui que des cœurs de bonne volonté, un
grand nombre de seigneurs catholiques se décidèrent à le reconnaître pour
leur roi et prince naturel, suivant les lois fondamentales du royaume. Voici,
dit Poirson dans l'Histoire d'Henri IV, les termes de cet acte
célèbre, nommé déclaration, en ce qui concernait la religion d'une part, le
gouvernement de l'autre. Henri
promit et jura en foi et parole de roi de maintenir dans le royaume la
religion catholique, de ne rien changer dans ses dogmes ni dans sa
discipline, de ne conférer les bénéfices et autres dignités ecclésiastiques
qu’à des sujets capables et catholiques. Il renouvela la promesse, faite
avant son avènement, de se soumettre, au sujet de la religion, à ce qui
serait décidé par un concile général libre ou par un concile national, qu’il
aurait soin de faire assembler au plus tard dans le délai de six mois. Il
s'engagea, en outre, à ne conférer qu'à des catholiques, pendant le même
espace de temps, les gouvernements, charges et autres emplois publics qui
deviendraient vacants, et de leur réserver exclusivement le gouvernement de
toutes les villes qui seraient enlevées à la Ligue, à l'exception d'une seule
dans chaque bailliage ou sénéchaussée. La
déclaration garantit aux calvinistes : 1° la liberté entière de conscience
dans l'intérieur de leurs maisons ; 2° l'exercice public de leur culte dans
les places dont ils étaient maîtres, dans une ville de chaque bailliage parmi
celles qui seraient enlevé es à la Ligue, à Saumur, à l'armée, et partout où
le roi se trouverait. Il leur assura les gouvernements, charges et offices
dans les mêmes lieux et dans les mêmes limites où ils obtenaient l'exercice
public de leur culte. La
déclaration, comme son nom même l'indique, ne fut pas un contrat passé entre
la noblesse du camp de Saint-Cloud et le prétendant. Ce fut une
reconnaissance solennelle et réciproque : par la noblesse, des droits d'Henri
à la couronne, aux termes de la constitution ; par Henri, des droits
politiques, civils et religieux de la nation. Toutefois,
l'armée du roi se trouvant, par suite de quelques défections partielles,
réduite à 22.000 hommes, avec des capitaines encore incertains, il ne fallait
plus songer au siège de Paris, d'autant que Mayenne commençait à recevoir des
renforts qui devaient lui permettre de prendre l'offensive. Henri se hâta de
battre en retraite, avec les troupes qui lui restaient et, après s'être
retiré d'abord sur Poissy, il alla déposer le corps de son prédécesseur dans
l'abbaye de Saint-Corneille de Compiègne, en attendant qu'il le ramenât dans
la sépulture des rois à l'abbaye de Saint-Denis. Le royaume d'Henri IV ne se
composait encore que de quelques villes de la Normandie, où il n'avait pas
même laissé de garnison, mais il s'établit fortement dans la place de Dieppe
et aux environs, où il avait formé un camp retranché, sous le canon du
château d'Arques. C'est là qu'il voulait, après avoir reçu le secours
d'hommes et d'argent que la reine d'Angleterre Élisabeth se disposait à lui
envoyer, attendre l'attaque de Mayenne. Paris
avait passé de la consternation à l'allégresse et à la confiance : ce
n'étaient que risées et chansons, tables dressées dans les rues
et repas en commun ; dans les églises, sermons en l'honneur du bienheureux
Jacques Clément, qu'on invoquait déjà comme un saint. Tous les jours, on
faisait des feux de joie dans les carrefours, et l'on y brûlait des
mannequins, représentant le tyran mort et le Béarnais vivant. On savait que
le roi de Navarre avait la prétention de succéder à son beau-frère Henri III,
mais on n'en tenait pas compte, et l'on espérait bien que, d'un jour à
l'autre, Mayenne reviendrait victorieux, en traînant à sa suite l'hérétique
vaincu et captif. On louait déjà des fenêtres, pour le voir conduire à la
Bastille ; où l'on préparait sa prison. Les royalistes et les gens paisibles
n'avaient garde de se montrer dans la ville, qui était à la merci de la
faction des Seize, et de la populace ligueuse qui refusait de reconnaître un
roi hérétique. Il n'estoit pas permis à Paris
de se montrer autre que ligueur, dit un chroniqueur du temps ; les
gens de bien y estoient exposés à la perte de leurs vies et de leurs biens,
et aux mouvements d'une populace furieuse et emportée, que les moines, les
curés et les prédicateurs excitoient continuellement au sang et au carnage,
ne leur preschant aultre évangile. Le pape
Sixte-Quint avait lancé, dès 1585, une bulle d'excommunication contre Henri
IV, et le parlement de Languedoc, sous la pression des ligueurs, venait de
décréter la peine de mort contre quiconque reconnaîtrait pour roi Henri de
Bourbon, anathématisé par le Saint-Siège. Philippe II s'était déclaré
ouvertement le protecteur de la Sainte-Union des catholiques ; il ordonnait à
son lieutenant, le duc de Parme, Alexandre Farnèse, non seulement d'envoyer
au duc de Mayenne toutes les troupes que pourraient fournir les Pays-Bas,
mais encore de se porter de sa personne en France et de combattre le roi de
Navarre, qui passait à bon droit pour un habile général et pour un guerrier
intrépide. Les théologiens et les prédicateurs parlaient ou écrivaient dans
l'intérêt d'une transformation de la monarchie française, en soutenant que le
pape pouvait à son gré changer les lois du royaume, délier les sujets du
serment de fidélité envers leur souverain, et confier le troupeau du Christ à
un pasteur plus digne de le gouverner. Les rhéteurs et les ambitieux rêvaient
différentes formes de gouvernement, pour la France, où certains régents de
l'Université eussent volontiers essayé de faire revivre un simulacre des
républiques de l'antiquité. Les
partisans de la monarchie héréditaire de la loi salique étaient d'avis de
donner la couronne au vieux cardinal de Bourbon, qui, malade et gardé à vue
dans la ville de Tours, depuis les États de Blois, n'avait pas osé protester
contre les flatteurs et les intrigants qui lui décernaient le titre de
Charles X. On avait même frappé des écus et des francs d'argent au coin de ce
roi Charles X : il eut une sorte de chancellerie qui émit des actes en son
nom, et l'on vendait dans les rues de Paris son portrait gravé avec la
couronne royale. Ce fut là toute sa royauté ; il mourut, l'année suivante,
sans avoir pensé sérieusement à devenir roi de France, par la grâce de Dieu
et de la Ligue. La
fortune d'Henri IV avait bien changé de face, en moins de deux mois : les
subsides lui étaient arrivés fort à propos, pour payer la solde arriérée de
ses troupes mercenaires et pour résister aux attaques réitérées du duc de
Mayenne, qui ne Parvint pas à le faire sortir de ses lignes. En
effet, dit Poirson, l'état dans lequel le roi avait mis Dieppe et son camp
imposa à Mayenne la nécessité de les assiéger. Ce fut donc une suite
d'assauts, dirigés au moins sur six points différents, depuis le 15 jusqu'au
27 septembre, et dont le récit détaillé, comme le dit Sully, remplirait un
volume. Le 23, Henri reçut de la reine d'Angleterre un faible, mais bien
précieux secours en argent, munitions, vivres, habillement, au moment où les
villes normandes de son parti commençaient à s'épuiser. Le 27, un corps de 1.260
Écossais débarqua dans le port ; en même temps, on eut nouvelle que
Longueville, d'Aumont et le comte de Soissons, longtemps arrêtés par de
misérables querelles, amenaient de Picardie au roi une seconde armée, qui
n'était plus qu'à deux journées de marche. Mayenne, craignant de se trouver
pris entre deux feux, leva le siège, et se dirigea sur Amiens. Dans cette
mémorable lutte, il n'y eut pas une seule bataille, mais il y eut une grande
victoire, résultant des nombreux avantages remportés par le roi. Mayenne ne
perdit pas moins de 17.000 hommes par le fer de l'ennemi et par la désertion.
Le roi dut son succès aux savantes dispositions et à la vieille expérience de
Biron, à la bravoure de sa noblesse, à la fermeté de ses troupes, et à
lui-même autant qu'à personne. C'est alors qu'il écrivit à un de ses
serviteurs absents : Pends-toi, brave Crillon, nous avons combattu à Arques,
et tu n'y étais pas. Fort de
l'effet moral de cette victoire, et sans prendre la peine de poursuivre
Mayenne à travers la Picardie, Henri se hâta de revenir sur Paris, avec une
armée de 20.000 hommes, pourvue d'une bonne artillerie. Le 30 octobre au
soir, il campait dans le Pré-aux-Clercs, et surprenait, le lendemain, les
cinq faubourgs situés du côté de l'Université, qui furent saccagés et pillés
; mais la journée suivante fut moins heureuse pour ses armes. Au point du
jour, un pétard, qui devait enfoncer la porte Saint-Germain et livrer passage
aux royaux, ne joua pas, la porte ayant été terrassée pendant la nuit ; le
brave La Noue essaya de s'avancer, dans le lit de la Seine, au pied de la
tour de Nesle, pour gagner le Pont-Neuf : il fut contraint de rebrousser
chemin et faillit se noyer avec ses gens. On signalait l'approche du duc de
Mayenne, qui rentra dans Paris, à dix heures du matin : la population entière
était en armes et semblait avoir retrouvé toute l'énergie de la journée des
Barricades. Henri
IV ne s'éloigna pas de Paris sans avoir présenté la bataille au duc de
Mayenne, qui ne l'accepta pas. L'armée royaliste se retira sur Étampes et
occupa la plupart des places qu'elle rencontra sur sa route jusqu'à Vendôme,
qui se rendit à discrétion, après quelque résistance. C'est ainsi que le roi
continua la campagne d'hiver, levant les impôts, prenant les villes et les
châteaux forts, ménageant le paysan et rassemblant peu à peu sous ses
drapeaux la noblesse des pays qu'il soumettait à la puissance royale, qui fut
reconnue, dès la fin de 1589, par presque toutes les provinces, et par plus
des cinq sixièmes du haut clergé. La
Ligue perdait ainsi du terrain à chaque instant, mais ses violences ne
faisaient que s'accroître dans la capitale, où la faction des Seize
s'appuyait sur le bas clergé et les ordres religieux. Le 11 mars 1590, le
serment de l'Union avait été prêté de nouveau, solennellement, dans l'église
des Augustins, en présence du légat du pape, par le prévôt des marchands et
les échevins, ainsi que par les colonels, capitaines et autres officiers de
la milice bourgeoise. Trois jours après, Henri IV remportait, à Ivry, sur
l'armée de la Ligue, cette victoire immortalisée par le souvenir de son
panache blanc. La
disproportion entre les deux armées était grande : Henri n'avait pas plus de
10.000 soldats, Mayenne en comptait 16.000. Cependant, le duc voulait éviter
une bataille générale, et, après avoir dégagé Dreux, faire une guerre de
temporisation. L'aveugle confiance des chefs de la Ligue, l'insolence des
Espagnols ne lui permirent pas de suivre ses inspirations. On en vint aux
mains, le 14 mars, à Ivry-sur-Eure, entre Dreux et Mantes. En moins d'une
heure, le roi remporta une victoire complète. Il la dut à d'habiles
dispositions, ayant eu la précaution de ranger son armée de manière qu'elle
eût le soleil et la fumée à dos, et le soin de former sa cavalerie en gros
escadrons serrés qui devaient rompre l'ennemi. Il la dut encore à la
supériorité de son artillerie, à l'intervention de Biron qui, placé en
réserve, soutint et rallia les troupes après la première charge, à l'irrésistible
effort d'un corps de 2.000 gentilshommes, accourus à Ivry avec la résolution
de périr ou de vaincre. Ses exhortations héroïques avant l'action, sa
clémence après la victoire à l'égard des Français et même des Suisses de
l'armée ennemie n'ont pas besoin d'être rappelés. 6.000 ligueurs restèrent
sur le champ de bataille, le reste fut pris ou dispersé. Si le
roi avait marché immédiatement contre Paris, la population affolée et
découragée lui en eût ouvert les portes. Malheureusement Henri se laissa
retarder, dans sa marche sur Paris, par des négociations sans résultat, que
le légat n'avait provoquées que pour gagner du temps. D'ailleurs, bien
déterminé à ne pas faire un siège en règle, mais seulement le blocus de la
place, il avait besoin de garder le passage des rivières, qui estoient les clefs des vivres de Paris, dit l'Estoile, et il ne
s'approcha de cette grande ville, qu'après s'être emparé de Corbeil, de
Melun, de Montereau, de Lagny et du pont de Charenton. Il espérait que ses
partisans déguisés, qu'on nommait les politiques, prendraient les armes, au
cri de Vive le roi ! Mais les politiques ne remuèrent pas, quoique le roi se
fût emparé de tous les passages qui amenaient des vivres de la province. C'est
alors que Paris, qui était aux mains des ligueurs, Paris où régnait déjà la
crainte d'un siège qui devait traîner à sa suite la famine, la misère,
l'épidémie et tous les maux, fut témoin d'un spectacle sans exemple : treize
cents prêtres, moines et écoliers, accompagnés d'un certain nombre de
bourgeois, dits catholiques zélés, firent, dans la journée du 14
mai, une montre ou procession, qui fut renouvelée plusieurs fois. Guillaume
Rose, évêque de Senlis, marchait en tête, comme colonel de cette étrange
milice ; le fougueux curé de Saint-Côme, Hamilton, faisait l'office de
sergent de bataille ; après eux, venaient par compagnies, les chartreux avec
leur prieur, les feuillants avec leur général, les quatre ordres mendiants et
leurs chefs conventuels, tous la robe retroussée, le capuchon rabattu, la
pertuisane ou l'arquebuse sur l'épaule, beaucoup coiffés de casques et
revêtus d'armures ; des crucifix leur servaient d'enseignes ; leur bannière portait
l'image de la sainte Vierge. Ils défilèrent, quatre par quatre, devant le
légat, en chantant des hymnes de l'Église, qu'ils entremêlaient de salves de
mousqueterie. Le légat les nomma de vrais Machabées et leur donna sa
bénédiction, mais, dit l'Estoile, qui assistait à cette Montre en armes, quelques-uns d'entre eux, qui n'estoient pas bien asseurés
de leurs bastons (armes à feu), par mégarde,
tuèrent un des gens du légat et blessèrent un serviteur de l'ambassade
d'Espagne. Telle fut
cette fameuse procession de la Ligue, qui fit tant de bruit en Europe et qui
fut immortalisée par une multitude de gravures populaires et surtout par les
railleries de la Satire Ménippée. La
ville de Paris, d'après le recensement fait par ordre du gouverneur, ne
renfermait, à ce moment-là, que 220.000 âmes ; il n'y avait du blé que pour
un mois, et, dit l'Estoile, estant bien mesnagé, mais on pouvait compter, en
outre, sur 1,5oo muids d'avoine et sur diverses subsistances, qui pouvaient
fournir encore le moyen de vivre pendant deux ou trois semaines, en mangeant
de la chair de cheval, de mulet et d'âne. L'ambassadeur d'Espagne, Mendoça,
promettait de donner chaque jour six-vingts écus de pain aux pauvres, et tous
les couvents, qui avaient des provisions, offraient aussi de distribuer, tous
les jours, des portions de soupe et de pain. On fit différents essais pour
mêler de la farine avec de la pâte d'avoine et des légumes secs. Dans une
assemblée qui se tint chez un conseiller du parlement, l'ambassadeur
d'Espagne annonça que, le pain venant à manquer tout à fait, il n'y aurait
qu'à moudre les os des morts qui remplissaient les charniers des cimetières,
et que cette poussière, détrempée d'eau et cuite au four, pourrait encore
servir d'aliment ; opinion tellement reçue, dit L'Estoile, qu'il ne se trouva homme en l'assemblée qui y contredist. Deux mois plus tard, le peuple
eut recours à cette effroyable ressource, et tous ceux qui goûtèrent à ce
pain d'os de morts, appelé par dérision pain
de Mme de Montpensier,
périrent à tas dans les rues. On estime qu'il en mourut 30.000 par le
supplice de la faim. Paris
était alors bloqué de toutes parts. Le roi, rapporte Poirson, aurait eu toutes chances de le réduire à la fin du mois de
mai ou dans les premiers jours :de juin, s'il n'avait été de nouveau trahi
par ses propres serviteurs. Givry, celui-là même qui avait donné le premier
l'exemple de le reconnaître au camp de Saint-Cloud, Givry, alors chargé de la
garde de Charenton et de Conflans, laissa entrer chaque jour des vivres et
des provisions dans Paris. Cette coupable complaisance n'avait pas pour motif
unique le désir d'alléger les souffrances des amis qu'il comptait parmi les
assiégés : il reçut 45.000 écus pour prix de ce service. Plusieurs chefs de
l'armée royale l'imitèrent. De Thou et Cayet s'accordent à reconnaître que cette
seule action de Givry fut cause de faire opiniâtrer Paris contre le roi, et
échouer l'entreprise formée par lui sur cette ville. Réduit
à un seul genre d'attaque contre les Parisiens, au blocus, Henri se
contentait de donner de fréquentes alertes aux assiégés. Une nuit, il fit
promener ses troupes autour des remparts, pour donner une aubade à sa
maîtresse (ainsi qu'il appelait Paris), avec un formidable bruit de tambours, de
trompettes, de hautbois et de cornets à bouquin, qui mirent la ville en
alarme. Certes, dit-il, en riant, il
faut que ma maîtresse soit bien farouche, puisque ne semble ravie de la douce
musique que je lui envoie pour la réjouir. Une autre fois, il fit tirer à coup perdu deux
pièces de canon, mises en batterie à Montmartre : les boulets atteignirent
deux ou trois personnes en leurs maisons, et toute la population fut dans les
transes. Henri
voulait réduire la ville par famine, mais les malheureux habitants, qui
mouraient de faim, n'osaient se plaindre ni parler de se rendre : le prévôt
des marchands, la Chapelle-Marteau, encourageait le 'peuple à prendre
patience, en lui annonçant que l'armée espagnole était en marche pour faire
lever le siège. On voyait, aux coins des rues, les grandes chaudières de
bouillie, qu'on nommait les chaudières
d'Espagne, où
l'on cuisait des marmitées de chair de cheval et d'âne : on se battoit à qui en auroit. On n'avait plus que du pain
d'avoine et de son ; la chair de cheval coûtait si cher, que les affamés estoient contraints de chasser aux chiens et les manger,
et des herbes crues, sans pain. A la fin du mois de juillet, le peu qui restait de vivres se
vendait, au prix de l'or, en cachette : contre
les auvents des boucheries de la porte de Paris, il n'y avoit que frire,
sinon quelques pièces de vieilles vaches et graisses de chevaux, asnes et
chats, qu'on y voyoit estalez. Les pauvres gens, hommes, femmes et enfants, sortaient de la
ville dans les champs, pour couper du blé vert et des herbages, au risque de
se faire tuer par les assiégeants, mais le roi avait ordonné qu'on ne
tirât point sur ces affamés et qu'on les laissât, disait-il, faire leur
moisson ; vrai roi, dit de Thou, qui, plus attentif à la conservation de son royaume
qu'avide de conquêtes, ne séparait pas les intérêts de son peuple de ses
propres intérêts. Le 9
juillet, Saint-Denis avait ouvert ses portes aux royaux et obtenu une
composition honorable, et, le 27, les dix faubourgs furent attaqués. La
population, resserrée dans l'étroit espace entre la cité et la ville, passa
alors de la détresse à une horrible famine. Quoi
qu'il en fût, les ligueurs étaient résolus à tout supporter plutôt que de se
rendre. On avait assassiné, en pleine rue, ou pendu au gibet bien des
bourgeois soupçonnés de conspirer pour la soumission de Paris. Les
politiques, en effet, avaient formé le projet de soulever le peuple, en lui
conseillant de demander la paix ou du pain, et le 9 août, la foule ameutée se
porta sur le Palais, en criant qu'il fallait se rendre plutôt que de mourir
de faim. Les Seize, avertis du complot, firent dissiper cette foule par des
gens de guerre, qui arrêtèrent les meneurs, comme
politiques, séditieux, fauteurs et adhérents à un hérétique ; au lieu de pain, on leur
donna des coups, et au lieu de paix, un gibet. On accusa le président Brisson
d'être le principal auteur de cette émeute, si cruellement réprimée, qu'on
nomma la journée du pain. La
mortalité devenait effrayante, et l'on commençait, dit l'Estoile, à voir les rues et entrées des maisons, pavées de morts ; ce fut alors que les Seize
firent publier, à son de trompe, que les portes seraient ouvertes à tous ceux
qui voudraient quitter la ville. Henri IV s'émut de l'extrême misère de son
peuple. Il ne faut pas, dit-il, que Paris soit un cimetière : je ne veux pas régner sur
des morts. Et,
raconte l'Estoile, aimant mieux faillir aux
règles de la guerre qu'à celles de la nature, rompant la barrière des lois
militaires, et considérant que ce pauvre peuple estoit chrestien et que
c'estoient tous ses sujets, il accorda premièrement passeport pour toutes les
femmes, filles, enfants et escoliers, qui voudroient sortir ; lequel
s'estendit enfin à tous les autres, jusqu'à ses plus cruels ennemis, desquels
mesme il eut soin commander que, sortans, ils fussent humainement receus en
toutes les villes où ils se voudroient retirer. Ce fut là une des principales
causes (pour
en parler humainement) qui a engardé que le
siège n'a point eu l'effet qu'il devoit avoir. Ce départ eut lieu le 20 août. Non
seulement l'humanité d'Henri IV avait fait sortir de Paris 8 ou 10.000
bouches inutiles, mais encore il avait souffert qu'on fit passer des vivres
aux princesses, c'est-à-dire aux duchesses de Nemours et de Montpensier, ses
plus implacables ennemies. Autorisés par l'exemple du roi, les chefs et même
les soldats de l'armée royale eurent la permission tacite d'envoyer du pain
et de la viande aux amis et aux parents qu'ils pouvaient avoir dans Paris.
Hien plus, comme on fermait les yeux sur ces envois, qui se multipliaient sur
tous les points de l'enceinte, il se fit dans les faubourgs un commerce
secret de denrées alimentaires, qui arrivaient jusqu'aux halles, où elles se
vendaient, sous le manteau, à des prix énormes. Ce ne
fut pourtant qu'une bien faible atténuation de l'horrible lamine qui décimait
la population. Henri se refusait obstinément à un assaut général, espérant la
reddition de la ville, avant l'arrivée de l'armée espagnole qui approchait
avec une sage lenteur, et dont les coureurs se montraient déjà dans la Brie.
Pendant ce temps, qui estoit six jours avant
la levée du siège de Paris,
raconte l' Estoile, vous eussiez veu le
pauvre peuple, qui commençoit à mourir à tas, manger les chiens morts tous
cruds par les rues ; autres mangeoient les trippes qu'on avoit jettées dans
le ruisseau ; autres, des rats et souris, qu'on avoit semblablement jettés,
et iliclques-uns, les os de la teste des chiens, moulus, et estant la
pluspart des asnes, chevaux et mulets mangés, on vendoit les poaux et les
cuirs desdites bestes, cuites, dont les pauvres mangeoient avec fort bon
appétit. Et
cependant personne n'eût osé parler de se rendre au Béarnais ! Le 30
août, au point du jour, les sentinelles des remparts poussèrent des cris de
joie, et le peuple accourut en foule pour s'assurer que les assiégeants
avaient abandonné toutes leurs positions pendant la nuit ! on ne voyait
plus un seul homme de l’armée royale dans les faubourgs ; le siège était
levé. Henri
IV n'aurait pu rester davantage autour de Paris sans s'exposer à une défaite
inévitable. Le duc de Parme avait rejoint à Meaux le duc de Mayenne, et leurs
forces réunies s'élevaient à plus de 30.000 hommes d'excellentes troupes,
bien pourvues d'artillerie, de munitions et de vivres : elles vinrent se
déployer, en face de l'armée royale, qui se concentrait dans les plaines de
la Beauce, pour secourir Lagny, Corbeil et d'autres villes menacées par le
duc de Parme. Henri IV, tout joyeux, s'imagina que l'ennemi lui offrait la
bataille. L'issue en est en la main de Dieu, écrivit-il le soir même à Mme
de La Rocheguyon ; si je la perds, vous ne me
verrez jamais, car je ne suis pas l'homme qui fuit ou qui recule. Bien vous
puis assurer que, si je meurs, ma pénultième pensée sera à vous et ma
dernière à Dieu. Il
avait envoyé un héraut au duc de Mayenne, pour lui annoncer qu'il était prêt
à accepter la bataille. Mayenne fit conduire le héraut devant le duc de Parme
: Dites à votre maître, répondit Alexandre Farnèse, que je suis venu en France, par le commandement du roi mon
maître, pour défendre la religion catholique et faire lever le siège de Paris
; si je trouve que le moyen le meilleur pour y parvenir soit de donner
bataille, je la lui donnerai, ou le contraindrai à la recevoir ; sinon, je
ferai ce qui me semblera pour le mieux. Le duc de Parme employa la nuit à se fortifier
dans son camp et fit investir les villes de Lagny et de Corbeil, qu'il
voulait prendre pour assurer le ravitaillement de Paris. Henri fut très
contrarié de cette réponse, mais il eut la prudence de ne pas attaquer un
ennemi qui avait l'avantage du nombre. Leur
infanterie est bonne et brave, disait-il à ses capitaines, et
pour ne vous en mentir point, je la crains. Mais je me fie à Dieu, et en ma
noblesse et cavalerie française, que les plus grands diables même craindront
d'affronter. Tandis
que le duc de Parme assiégeait successivement Lagny et Corbeil, qui lui
opposèrent une furieuse résistance, Henri IV tenta un dernier effort contre
Paris, avec l'espoir de s'introduire dans la place par surprise. L'armée
royale s'était repliée dans la plaine de Bondy, mais le roi et sa noblesse
avaient passé la Seine et s'avancèrent jusqu'au faubourg Saint-Jacques, à la
faveur de la nuit (9 août) : on les attendait pour leur ouvrir une porte de
la ville. Tout à coup le tocsin leur annonça que leur entreprise était
manquée ; ils se retirèrent à la hâte, et l'on crut que c'était une fausse
alerte. Deux heures plus tard, des soldats d'élite, portant des échelles,
descendirent dans le fossé qui était à sec, entre les portes Saint-Jacques et
Saint-Marceau, et plantèrent leurs échelles contre le rempart, qu'ils
auraient escaladé, si quatre ou cinq jésuites qui faisaient le guet dans le
jardin de l'abbaye Sainte-Geneviève ne fussent accourus et n'eussent, à coups
de hallebarde, repoussé les assaillants qui s'enfuirent en laissant leurs
échelles. Après
cette dernière tentative, Henri IV, craignant de ne pouvoir nourrir son armée
dans un pays ruiné par le siège, la divisa en petits corps, qu'il envoya de
différents côtés où ils devaient trouver à vivre jusqu'à ce qu'il les
rappelât autour de lui dans le Beauvaisis, où il n'emmenait qu'une espèce de
camp volant, pour attendre et inquiéter le duc de Parme, quand celui-ci
retournerait avec ses vieilles bandes espagnoles dans les Pays-Bas. Le plan
d'Henri IV, dont la sagesse fut d'abord méconnue et calomniée par les
politiques (ceux-ci avaient espéré le voir reconquérir d'un coup sa
capitale), consistait à laisser l'armée du duc de Parme s'affaiblir par les
marches et les maladies, sans lui opposer d'autre résistance que celle des
villes qu'elle assiégea et qu'elle prit en perdant beaucoup de monde. Lagny,
Corbeil, Provins (fig. 19) et autres bicoques ne valaient pas les sacrifices
que le duc de Parme avait dû faire pour s'en emparer. Les Parisiens, dit l'Estoile en annonçant le retour à Paris du duc de Mayenne (18 septembre), le regardèrent d'un air plus triste que joyeux, estant encore combattus
de la faim et plus touchés des maux qu'ils avoient endurés que de bonnes
espérances pour l'avenir. Le duc
de Parme vint aussi à Paris, mais incognito, et il jugea qu'Henri IV
triompherait plus tôt de la Ligue en temporisant qu'en s'épuisant à continuer
la guerre dans toutes les provinces de France. La
Ligue n'existait, ardente et vivace, qu'à Paris, où les Seize et les
prédicateurs entretenaient à l'envi un esprit de révolte irréconciliable
contre le roi, qu'on, appelait l'hérétique, et qu'on déclarait indigne de
s'asseoir jamais sur le trône des rois très chrétiens. Le pape Sixte-Quint,
accusé d'avoir été l'excitateur de ce déchaînement des catholiques contre
Henri IV, commençait à mieux apprécier l'homme et la situation, lorsqu'il
cessa de vivre, au moment où il rappelait son légat Cajetan pour le faire
changer de politique. Grégoire XIV, qui remplaça Sixte-Quint, crut servir la
cause de la religion, en servant les intérêts du roi d'Espagne Philippe II,
qui avait fait de la Ligue l'aveugle et terrible instrument de son ambition.
C'est ainsi qu'un dessinateur avait représenté, en haut d'un placard
in-folio, le pourtraict de la Ligue
infernale, sous
la figure d'une furie à deux têtes couronnées de serpents, avec des griffes
aux pieds, vêtue d'une robe blanche et d'un manteau noir, en manière de
religieuse, saisissant d'une main la Toison d'or d'Espagne, et de l'autre
main voulant saisir la croix du Saint-Esprit, appendue aux armes de France et
de Navarre, desquelles sortait un bras tenant une épée qui menaçait à la fois
les deux faces du monstre. Le duc
de Parme avait laissé au duc de Mayenne 3.000 hommes de troupes napolitaines
et espagnoles, qui devinrent la garnison de Paris et qui ne se prêtèrent pas,
comme on l'aurait cru, au service exclusif de la Ligue. Cette garnison
étrangère devait être payée aux frais de la ville, et plus d'une fois elle
réclama sa solde avec des menaces, qu'elle aurait mises à exécution, si on
n'avait pas avisé aux moyens de la satisfaire. Elle n'eut, d'ailleurs, durant
les trois années qu'elle passa dans la capitale, aucun lien de sympathie et
d'affinité avec le peuple, qui la regardait avec défiance et quelquefois avec
mépris. Pendant
ces trois années, Henri IV et la Ligue furent presque constamment, pour ainsi
dire, en présence : Henri IV, à Saint-Denis, qui était son quartier général
et sa capitale provisoire, et où il revenait sans cesse faire son métier de
roi, après avoir assiégé et pris des villes comme Chartres (avril 1591) et
Épernay (juillet 1592 ; ; la Ligue, dans Paris, où elle exerçait une
véritable tyrannie. Mais il n'y eut, dans ce long intervalle, qu'une seule
tentative de la Ligue pour s'emparer de Saint-Denis et une seule entreprise
du roi contre Paris. Dans la
nuit du 3 janvier 159 1, le chevalier d'Aumale, qui visait à se mettre à la
tête du parti des Seize, entra, par escalade, dans Saint-Denis, avec des
troupes françaises et quelques lansquenets, mais il fut tué, alors qu'il
était déjà presque maître de la ville : sa mort, en pareille circonstance,
sembla un bienfait du ciel en faveur du roi, qui, l'ayant apprise, se jeta
aussitôt à genoux, pour remercier Dieu, et qui, se tournant vers sa noblesse,
déclara qu'il ne pensoit pas qu'homme au
monde eût reçu tant de bienfaits et grâces de Dieu, que lui. Seize jours après, le 19
janvier, vers le soir, les troupes royales se logèrent, sans bruit, dans le
faubourg Saint-Honoré, qui était désert depuis le siège de Paris ; des
soldats déguisés en paysans, conduisant des chevaux et des charrettes,
chargés de sacs de farine, se présentèrent, à quatre heures du matin, devant
la porte Saint-Honoré, mais cette porte avait été bouchée et terrassée, le
soir même. Les faux paysans durent se retirer arec leurs farines, et les
troupes royales évacuèrent le faubourg, avant le jour, sans qu'un coup
d'arquebuse eût été tiré. Les ligueurs, avertis du danger que Paris avait
couru dans la journée des farines c'est ainsi qu'on appela cette
ruse de guerre, qui n'avait pas réussi, firent chanter un Te Deum, à
Notre-Dame, pour rendre lices à Dieu d'avoir sauvé la ville, que l'armée du
roi avait failli occuper sans coup férir. Les hostilités
continuèrent pourtant aux alentours de Paris, et le pays était battu, en tous
sens, alternativement, par des partis de ligueurs ou de royaux, qui
enlevaient et rançonnaient toutes les personnes qu'ils rencontraient allant à
Paris ou en sortant, avec ou sans passeport. Au nord, le duc de Mayenne
prenait des villes et les saccageait, comme il fit de Château-Thierry ; au
midi, Henri IV assiégeait des villes plus importantes, malgré la résistance
obstinée du parti ligueur, et après les avoir soumises de vive force ou par
famine, sans rançonner leurs habitants et sans mettre à mal leurs garnisons,
il s'en assurait la possession de manière à y maintenir l'autorité royale. C'était
la meilleure des politiques. L'absence
de Mayenne, qui paraissait :se tenir à dessein hors de Paris, où les Seize
étaient seuls maîtres, amena un horrible déchaînement de tyrannies et de
cruautés contre les partisans du roi : quelle que fût leur prudence, il
suffisait qu'on les dénonçât dans leur quartier, pour mettre en péril leur
vie ou leur liberté. Quelques prédicateurs, excités par l'Espagne et inspirés
par l'odieuse duchesse de Montpensier, qui s'était faite la furie de la
Ligue, répétaient tous les jours, en chaire, qu'il fallait égorger les
politiques et que ce serait un holocauste agréable à Dieu. Les bulles
d'excommunication du pape contre le roi de Navarre avaient été lues dans
toutes les églises et affichées aux quatre portes de la cathédrale. Les Seize
avaient empoisonné, sans forme de procès, plusieurs individus suspects
d'attachement au Béarnais ; un ancien secrétaire du roi, nommé Trimel, fut
pendu, pour avoir écrit à un ami une lettre de badinerie, où il raillait les
ligueurs en les qualifiant d'Espagnols, et une femme de bien, Mlle de
la Plante, fut décapitée, pour avoir dit, sous le sceau du secret, à
Bussy-Leclerc, gouverneur de la Bastille, que cette forteresse devrait être
rendue au roi. Toutefois,
on évita de sévir contre les gens du peuple, qui, las de supporter tant de
privations, disaient tout haut que l'entrée du Béarnais à Paris ferait
baisser le prix du pain. On savait qu'Henri IV avait fait relâcher des
paysans accusés de porter des vivres à Paris, malgré les défenses rigoureuses
qui n'avaient pas été levées depuis le blocus : Dieu vous commande, mes amis, d'obéir à votre roi, leur avait dit ce bon prince
en les tirant des mains des soldats qui les tourmentaient ; craignez Dieu et honorez votre roi, et Dieu aura pitié de
vous. Ayant égard à votre pauvreté, je vous pardonne, mais n'y revenez plus. — Hé ! sire, dirent ces pauvres gens, nous
mourons de faim ; c'est ce qui nous a fait faire ce que nous faisons. Alors le roi fouilla dans sa
poche et leur jeta tout ce qu'il avait d'écus et de testons : Allez,
leur dit-il, priez Dieu pour le Béarnais ;
s'il vous pouvoit mieux faire, il le feroit. On
conçoit que ces nobles et touchantes paroles trouvèrent des échos dans le
cœur de tant de malheureux épuisés de misère. Aussi, la femme d'un
aiguilletier n'avait pas craint de dire, en pleine procession, que, si tous
les larrons, qui étaient dans Paris et qui les faisaient mourir de faim,
devaient être traités comme ils le méritaient, elle fournirait de bon cœur la
corde pour les pendre. Un conseiller du parlement, qui l'entendit parler
ainsi, lui donna deux soufflets et l'envoya en prison, mais les magistrats
eurent pitié d'elle, en se disant que la malheureuse n'avait peut-être pas
mangé depuis la veille, car la disette régnait toujours dans Paris, et on la
relâcha sans tenir compte des colères de la populace, qui voulait que cette
femme fût attachée au gibet. Le
parlement était donc mis en suspicion, par les meneurs de la Ligue, qui
jugèrent le moment opportun pour frapper un grand coup, à la suite duquel ils
pourraient faire une Saint-Barthélemy des politiques, qu'ils accusaient de
travailler à la reddition de Paris au roi de Navarre. Dans
les premiers jours du mois de novembre 1591, les Seize s'assemblèrent
secrètement, tantôt au logis d'un des leurs, nommé la Bruyère, tantôt chez
Launoy, docteur en Sorbonne, et les assistants s'engagèrent, par serment, à
partager la responsabilité des décisions qui seraient prises dans l'intérêt de
la Sainte-Union. On avait dressé des listes de tous les politiques, avec les
trois lettres P. D. C., qui désignaient ceux qu'on devait pendre, ou daguer
ou chasser. Avant de mettre à exécution cette mesure générale, on résolut de
se débarrasser du président Brisson, qu'on regardait comme le chef avoué des
politiques, et de deux conseillers, Larcher et Tardif, qui passaient pour ses
agents les plus actifs et les plus dangereux. Le
matin du 16 novembre, tous les ligueurs de Paris avaient pris les armes :
Bussy-Leclerc, Louchart et quelques autres de la faction des Seize s'étaient
mis en embuscade, au bout du pont Saint-Michel, pour attendre le président
Brisson, qui se rendait tous les jours au Palais vers cinq heures du matin.
Ils le saisirent au collet, le traînèrent aux prisons du petit Châtelet, et
le firent monter dans la chambre du conseil, où l'attendaient un prêtre pour
le confesser et un bourreau pour l'étrangler. Brisson demanda quel était son
crime, quels étaient ses accusateurs ; on lui répondit qu'il était jugé, et
Cromé, qui avait été son clerc, prononça la sentence qui le condamnait à mort
comme coupable de trahison et du crime de lèse-majesté divine et humaine ; le
bourreau s'empara de lui aussitôt et le pendit aux barreaux de la fenêtre. On
amena le conseiller Larcher, qui venait d'être arrêté dans la cour du Palais :
Ô mon Dieu ! s'écria Larcher en voyant le
premier président pendu ; vous avez fait
mourir ce grand homme !
Il tomba en pamoison, et le bourreau le pendit à l'instant même. On était
allé arrêter le conseiller Tardif, malade dans son lit, et on l'emporta sans
connaissance dans la salle, où il fut pendu également, à côté du président
Brisson. Le bourreau, nommé Jean Roseau, effrayé de ce triple assassinat
juridique, contemplait tristement son ouvrage, en disant : Semble-t-il pas le Seigneur Jésus entre les deux larrons ? Le peuple, entendant parler de
massacre, sortit dans la rue et s'assembla sur les places, sans agir et sans
rien résoudre. Le
lendemain, on trouva les corps des trois victimes, attachés à une potence, en
place de Grève, avec ces inscriptions : Barnabé Brisson, l'un des
chefs des traistres et hérétique. Claude Larcher, l'un des
fauteurs des traistres et politique. Tardif,
l'un des ennemis de Dieu et des princes catholiques. Bussy-Leclerc,
accompagné d'une troupe de ligueurs et de vaunéans (vauriens), vint saluer les cadavres, en
criant : Aux traîtres, aux méchants et aux
politiques, qui avaient vendu la ville aux hérétiques ! Mais le peuple, qu'il espérait esmouvoir au sang et au carnage, lui tourna le dos et ne bougea
pas. Les Seize étaient allés solliciter les chefs des troupes napolitaines et
espagnoles de faire égorger, dans les maisons, tous les politiques, dont
on avait dressé la liste ; mais ces capitaines étrangers répondirent qu'ils ne pouvaient mettre la main sur des gens qui n'estoient condamnés par
la justice, ni tuer des femmes dans leurs lits, qui ne se défendoient point. C'est ainsi que l'horrible
dessein des Seize n'alla pas jusqu'à l'égorgement général des royalistes et
des suspects. Cependant,
tous ceux qui se sentaient menacés avaient soin de se tenir cachés ; la
plupart des membres du parlement refusaient de monter sur les sièges, jusqu'à
ce que la mort de Brisson et de ses collègues eût été vengée. Une sorte de
terreur vague régnait dans la ville, même parmi le peuple. Mme de Nemours
elle-même, partageant ces inquiétudes, avait envoyé un de ses gentilshommes
au duc de Mayenne pour le presser de venir mettre ordre à l'audace des
ligueurs. Les Seize, de leur côté, avaient écrit au roi d'Espagne, pour le
supplier de prendre en main la conduite de leurs affaires. Mayenne arriva enfin, le 28 novembre, à Paris, avec l'intention
de réprimer les excès de la Ligue. Quelques-uns des Seize allèrent au-devant
de lui, mais il leur fit un accueil assez renfrogné et ne daigna pas les écouter :
sa contenance et ses paroles annonçaient qu'il
ne couvoit rien de bon.
Le procès contre les meurtriers de Brisson, de Larcher et de Tardif
s'instruisit secrètement, et le 4 décembre, quatre des Seize, l'avocat
Ameline, le commissaire Louchart, le procureur Aimonnot et Auroux furent
pendus dans une salle basse du Louvre. Cette
exécution faite, Mayenne fit publier l'abolition des autres coupables, à
l'exception de trois à l'égard desquels la justice prononcerait, et quand il
quitta Paris, peu de jours après, pour retourner à l'armée, il emmena dix ou
douze personnes, les plus compromises dans le complot des Seize, afin de
rassurer les honnêtes gens. Ce fut le dernier soupir de la tyrannie des
Seize. Mon cousin de Mayenne a bien fait ce
qu'il a fait, dit
le Béarnais en apprenant la pendaison des meurtriers du président Brisson ; mais il eût fait mieux d'en pendre seize, au lieu de
quatre. Dès
lors, la Ligue changea de caractère, car, sauf les prédicateurs et la faction
qui dominait à l'hôtel de ville, un apaisement continu se faisait dans les
esprits, et tout le monde était d'accord en principe sur ce point, que le roi
Henri ne devait plus rencontrer un seul adversaire, s'il voulait se faire
catholique. Il se forma même, dans Paris, un nouveau parti, qu'on appela
celui des semonneux, et dont le mot d'ordre était
de semondre (inviter) le Béarnais à se convertir,
pour être acclamé roi de France. Les semonneux n'étaient donc la plupart que
des politiques, qui se donnaient un nom dangereux à porter. Le duc
de Mayenne, néanmoins, ne voyait pas ces gens de bon œil et les avait
menacés, à plusieurs reprises, de les punir de leurs menées indiscrètes.
Henri IV s'impatientait de l'espèce de pression qu'on prétendait exercer sur
sa conscience ; mais il fallait bien reconnaître que sa conversion était le
désir presque unanime de la nation. Un jour, comme il s'informait de la cause
de l'agitation qui s'était produite dans certains quartiers de Paris, on lui
apprit que les Parisiens avaient avisé à lui envoyer des députés pour le
sommer de se faire catholique. Catholique ? s'écria le roi, avec dépit, je le serai plus tôt qu'ils ne seront gens de bien à Paris
! Au
surplus, ce même conseil lui venait de toutes parts ; son fou, Chicot, qui
fut tué au siège de Rouen, où il se conduisit en brave, lui avait dit, devant
ses capitaines : Monsieur mon ami, je vois
bien que tout ce que tu fais ne te servira de rien à la fin, si tu ne te fais
catholique. Le 2
novembre 1591, le roi fut délivré du plus redoutable de ses ennemis, le duc
de Parme, qui mourut à Arras, sans avoir compromis sa réputation de grand et sage temporiseur, mais non sans avoir appris, à ses dépens, que le
Béarnais était digne de se mesurer avec lui. Henri n'eut plus dès lors à
combattre que Mayenne, qui n'avait que fort peu des qualités d'un général
d'armée. Pendant
qu'il employait l'année 1592 à continuer la guerre en Normandie et en
Picardie, sans s'éloigner de Paris, ses généraux n'avaient pas eu besoin de
sa présence ni de son concours pour avancer ses affaires dans les autres
provinces où l'Union existait encore : tels, le prince de Conti en Bretagne,
Lesdiguières en Piémont, le vieux maréchal de Biron en Champagne, où il fut
tué en assiégeant Épernay. Le duc d'Épernon, après trois ans d'attente et
d'inaction dans son gouvernement de Guyenne, avait pressenti que la couronne
de France s'affermissait sur la tête d'Henri IV, et était venu se mettre aux
ordres de son souverain. En
1593, il n'y eut de guerre nulle part, et le roi, sans avoir déposé les
armes, s'attacha à réduire ses ennemis, les gentilshommes catholiques, en
traitant avec eux, pour enlever à la Ligue ses derniers chefs et ses derniers
appuis. Rien n'eût été plus facile que de se rendre maître de Paris, qui
était toujours le centre et le foyer de la Ligue, mais qui n'avait pour sa
défense qu'une garnison étrangère et la milice bourgeoise, composée des
éléments les plus disparates et les plus incertains ; mais Henri s'abstint de
rien entreprendre contre sa bonne ville, car il comprenait que ce n'était
plus par la force, mais par une politique habile, qu'il devait achever de
reconquérir son royaume et de consolider son autorité. Ses
adversaires, le duc de Mayenne et le roi d'Espagne, avaient recours à des
moyens analogues, lorsqu'ils convoquaient les États généraux, pour faire
décider souverainement les questions qui se rattachaient à la vacance du
trône et à l'élection d'un roi de France. Ces États généraux, où des députés
catholiques étaient seuls appelés, s'ouvrirent, à Paris, le 25 janvier 1593,
sous les auspices du légat et de l'ambassadeur d'Espagne, qui, quoique
étrangers l'un et l'autre, avaient la prétention d'inspirer les députés
français et de les diriger dans l'intérêt exclusif de Philippe II. Bien qu'il
ne fût encore arrivé à Paris qu'un petit nombre de ces députés, à cause des
difficultés et des dangers que présentait le voyage, le duc de Mayenne ne
crut pas devoir différer l'ouverture des États, et le discours qu'il
prononça, en cette occasion, ne laissa pas de doutes sur la mésintelligence
qui s'accusait dès lors entre lui et la cour d'Espagne. Le projet des
Espagnols, en effet, était de faire élire un roi, et ce roi auquel on
destinait la main de l'infante d'Espagne ne pouvant être Mayenne, on avait
jeté les yeux sur le jeune duc de Guise, pour en faire le gendre de Philippe
II. Henri
IV n'avait pas attendu la réunion des États, pour protester contre leur
convocation, attentatoire à l'autorité royale, et pour déclarer coupables de
lèse-majesté les députés français qui oseraient s'y rendre. Le lendemain même
de l'ouverture de ces États de la Ligue (c'était le nom dont on les flétrissait
déjà), un trompette
du roi venait apporter des lettres, de la part des députés du tiers état et
du clergé de Chartres, qui sommaient le duc de Mayenne de désigner un lieu
non suspect, entre Paris et Saint-Denis, à l'effet d'y tenir une conférence,
où l'on aviserait aux moyens de pacifier la France ; cette conférence, dans
laquelle il ne devait pas y avoir d'étrangers, avait pour objet de mettre en
présence les représentants du parti de la Ligue et ceux du parti royal. La
conférence fut acceptée et s'ouvrit à Suresnes, le 26 avril, malgré les
injures et les malédictions des prédicateurs contre tous délégués, royalistes
et ligueurs, qui en feraient partie. Une foule de peuple était amassée près
de la porte Neuve, par laquelle passaient ceux qui allaient à la conférence,
et l'on entendait crier tout haut : La paix !
la paix ! Bénis soient ceux qui la procurent et la demandent ! Maudits soient
les autres ! On
s'était embrassé à la conférence, et l'on tomba d'accord sur la nécessité
d'une trêve, qui permettrait de travailler à la paix générale. La seconde
séance fut encore plus nombreuse et plus conciliante. On commençait à savoir
que le roi n'était pas éloigné de se faire catholique, et c'est à ce propos
que le gouverneur de Paris, M. de Belin, dit tout haut que si le roi de Navarre se faisait catholique, il voyait la
noblesse en bonne disposition de le reconnaître. — Oui, s'écrièrent quelques
gentilshommes qui se trouvaient là ; oui,
dussent tous les mutins, avec les Seize de Paris, en crever de rage ! Pierre de l'Estoile résume
ainsi l'état de l'opinion dans la capitale : Les
prédicateurs crient et se formalisent ; les Seize en enragent ; les gens de
bien s'en réjouissent, et la voix du peuple pour la paix se renforce. Les
vivres étaient rares et chers à Paris ; le pain manquait souvent, car il n'en
venait plus de Gonesse ; mais les doublons d'Espagne arrivaient par tonnes,
et le duc de Feria, envoyé extraordinaire de Philippe II, les semait à
pleines mains. La faction des Seize relevait la tête et les prédicateurs
recommençaient à demander une Saint-Barthélemy des politiques et de tous les
partisans du Béarnais. Le 4
mai, la trêve fut criée pour dix jours, avec permission de sortir de Paris
sans passeport et de circuler librement à quatre lieues aux environs. Le
bruit courait partout alors que le roi allait se faire catholique. Toutes les
portes de Paris furent ouvertes, et plus de 7.000 personnes profitèrent de la
trêve pour sortir de la ville. Les champs étaient couverts de peuple en
habits de fête, qui se rendait à l'abbaye de Saint-Denis et autres lieux de
pèlerinage, pour y faire ses dévotions. Cependant
les États généraux siégeaient toujours au Louvre, et le nombre des députés
s'était beaucoup augmenté, mais la proposition du duc de Feria pour
l'abolition de la loi salique en faveur de l'infante d'Espagne, destinée à
l'alliance d'un prince français, n'avait rencontré que froideur et résistance
dans l'assemblée, malgré les efforts des docteurs de la Sorbonne, qui
répétaient, de concert avec le légat, que le roi de Navarre, excommunié par
le pape, comme hérétique, avait perdu tous ses droits à la couronne de France.
Cette résistance des États généraux fut soutenue par le parlement, qui
rendit, le 27 juin, un arrêt notable contre ceux qui entreprendraient
d'ébranler les lois fondamentales du royaume et surtout la loi salique. La
trêve continuait virtuellement, par le fait seul de la continuation des
séances de la conférence de Suresnes. Il régnait, pendant ce temps, à Paris,
un inextricable conflit d'opinions et de vœux, qui se traduisaient par des
placards affichés dans les rues et jusqu'à la porte des États, par des
milliers de brochures criées et vendues publiquement, et par des assemblées
rivales de politiques et de ligueux. Le duc de Mayenne s'efforçait de rester neutre et de paraître
indifférent, au milieu des partis et de leurs intrigues, mais on devinait
qu'il se réservait de garder le pouvoir, avec son titre de lieutenant général
de l'État et de la couronne de France. Le duc de Feria fit une dernière
tentative, et proposa aux États de consacrer l'alliance de l'Espagne avec la
France, en approuvant le mariage de l'infante et du duc de Guise, qui
deviendrait roi des Français catholiques. Le duc de Guise se chargea de répondre
à cette proposition, faite sans son aveu : il menaça de tuer de sa main
quiconque se permettrait de lui donner le titre de roi. Les prédicateurs
osèrent seuls parler en chaire de l'élection divine et miraculeuse du duc de
Guise. Henri
IV jugea le moment venu de donner le dernier coup à la Ligue. Il avait
assisté au prêche, pour la dernière fois, le 18 juillet 1593. Cinq jours
après, les docteurs en théologie, qu'il avait mandés de Paris à Saint-Denis,
se mirent à débattre avec lui sur le fait de sa conversion et l'interrogèrent
sur les points principaux de la foi. Le roi, qui s'était fait instruire en
secret, prouva, par ses réponses, qu'il connaissait à fond les dogmes de la
religion catholique. Je mets aujourd'hui mon
âme entre vos mains,
dit-il aux docteurs. Je vous prie, prenez-y
garde, car, là où vous me faites entrer, je n'en sortirai que par la mort, je
vous le jure et proteste.
Le lendemain, il signa son abjuration, dont les termes furent très adoucis,
grâce à l'intervention de plusieurs prélats. Le dimanche, 25 juillet, dit l'Estoile, qui enregistra
dans ses journaux ce fait considérable, le
roy alla à la messe, à Saint-Denis, habillé d'un pourpoint de satin blanc
chamarré d'or, et les chausses de mesure ; portant un manteau noir, avec le
chapeau de mesme, et un panache noir. La veille, le roi avait pris congé des ministres
calvinistes qui composaient sa chapelle, et leur avait dit, en pleurant, qu'ils priassent Dieu pour lui, qu'ils l'aimassent
toujours, et qu'il les aimeroit, se souviendroit d'eux, et ne permettroit
jamais qu'il fût fait tort ou violence aucune à leur religion. On en voulut conclure que,
malgré sa conversion, il resterait fidèle à la réforme, et cette conversion
fut accueillie avec des cris de rage par tout ce qui appartenait à la Ligue.
Aux prônes de toutes les paroisses de Paris, on menaça d'excommunication quiconque
irait entendre la messe du roi ; les prédicateurs montèrent en chaire et
vomirent les plus atroces injures contre ce faux
converti, qui n'était, disaient-ils, qu'un méchant laps, bon à tuer comme un
chien enragé. Ces
agents de l'Espagne allèrent jusqu'à annoncer qu'avant
la fin du mois d'août, Dieu les délivreroit du Béarnois, par la main de
quelque honnête homme.
En effet, on arrêta successivement, à Saint-Denis, quatre ou cinq individus,
moines et autres, armés de couteaux, qui étaient venus, dit-on, avec
l'intention d'assassiner Henri IV ; mais, faute de preuves suffisantes, ils
furent relâchés. Il n'en fut pas de même de Pierre Barrière, natif d'Orléans,
venu de Lyon exprès pour tuer le roi, et qui aurait fait part de son affreux
dessein au curé de Saint-André des Arts, à Paris, lequel, sur cette
confidence, dit P. de l'Estoile, l'embrassa,
en l'appelant mon bon confrère et béni de Dieu. De telles assertions ont besoin d'être
contrôlées. Quoi qu'il en soit, Barrière, arrêté à Melun, jugé et convaincu
d'avoir voulu attenter à la personne du roi, fut exécuté et rompu vif, après
avoir eu le poing coupé, tenant dans la main droite le couteau dont on
l'avait trouvé muni. La
trêve entre Henri IV et la Ligue avait été prolongée jusqu'à la fin de
l'année, avec l'assentiment de Mayenne, mais les Ligueurs de Paris ne se
préparaient pas moins à une résistance désespérée ; ils faisaient sortir de
la ville les capitaines de la milice bourgeoise, qu'on soupçonnait d'être
partisans du roi. Les Seize, dit l'Estoile, qui n'avait pas
quitté Paris, marchoient haut, les têtes
levées, et les politiques, un peu basses. L'Estoile
fait, plus loin, ce tableau de la situation : Sur
la fin de cest an 1593, la Ligue, voiant les affaires du roy fort avancées,
et acheminée à sa ruine et confusion, desbanda tous ses arcs, comme pour ung
dernier effort, par le moien de ses jésuites et prédicateurs, contre la
majesté du roy, lequel ils appelloient le luitton (luttin) de Navarre et le serpent des Pyrénées, et
le galopoient tellement, tantost ouvertement, puis couvertement, à droit, à
gauche, à tort, à travers, de nuit, de jour, qu'ils se vantoient tout haut,
que, s'il n'avoit la cuirasse forte et le dentier bien serré, sa force
endiablée ne lui serviroit de rien pour gagner la France. De son
côté, le roi n'employait plus que des armes politiques, des négociations, des
séductions, des traités secrets. Ce prince, qui manquait souvent d'argent
pour son propre usage, au point de ne plus pouvoir nourrir ses chevaux ou
d'être réduit à une douzaine de mauvaises chemises et à cinq mouchoirs,
savait trouver des millions, par l'entremise des Sébastien Zamet, des Cenami,
etc., pour payer des villes et des capitaines. Meaux lui avait été rendu ou
pour mieux dire vendu, par Vitry, comme il le disait lui-même
en gaussant ; ces moyens décisifs ne furent
pas étrangers à la réduction de villes plus importantes, telles que Lyon et
Orléans. Il
n'était que trop probable que la réduction de Paris suivrait de près celle
d'Orléans, de Lyon et de Rouen, mais les Seize, qui semblaient avoir recouvré
dans la capitale leur prépondérance maintenue par la terreur, ne paraissaient
pas disposés à se soumettre, bien que la plus grande partie de la population
fût impatiente d'avoir un roi, au lieu de ces tyrans de bas étage. La
cause d'Henri IV avait été défendue par une quantité d'écrits remarquables,
éloquents ou ingénieux, qui mettaient à néant les ardents libelles de la
Ligue. Les deux plus célèbres de ces écrits, et ceux qui eurent le plus
d'action sur l'esprit public, avaient été le Catholicon d'Espagne,
imprimé en 1593, et l'Abrégé des États de la Ligue, publié en 1594,
vigoureuses satires, pleines de bon sens et de sel gaulois, qui formèrent la Satire
Ménippée, composée par cinq ou six auteurs dé voués aux intérêts de la
couronne de France. Peut-être, a dit le président Henault, que la Satire Ménippée ne fut guère moins utile à
Henri IV que la bataille d'Ivry. Cet ouvrage plaisant porta le dernier coup à la Ligue, en la
frappant de ridicule. Le mois
de mars 1594 commençait sous des auspices assez menaçants. Les Seize tenaient
des assemblées secrètes ; ils faisaient porter des armes, par crochetées,
dans les maisons. Le duc de Mayenne avait fait déclarer, dans les églises de
Paris, qu'il ne traiterait jamais avec l'hérétique, et les prédicateurs ne
cessaient d'invectiver le roi, en appelant contre lui le feu du ciel et le
couteau des bons catholiques. Le parlement, de son côté, avait de fréquentes
réunions, dans lesquelles on ne parlait que de la nécessité de faire la paix.
Tout le monde fut surpris ou inquiet, en apprenant que Mayenne était sorti de
Paris, le 6 mars, en disant qu'il s'en alloit
pour communiquer avec ceux de sa maison et faire quelque chose pour le repos
du peuple, duquel il avoit pitié. M. de
Belin, gouverneur de la ville, s'était démis volontairement de sa charge et
l'avait transmise à M. de Brissac, dont le caractère sournois et ondoyant
inspirait moins de confiance, quoiqu'il affectât d'être attaché au parti de
la Ligue. Le légat affirmait que Brissac était un parfait catholique, parce
qu'il lui avait demandé l'absolution, pour avoir conféré avec son frère, M.
de Saint-Luc, qui était calviniste ; le duc de Feria disait que Brissac était
un bon homme inoffensif, parce que, dans un conseil de l'Union, où l'on
discutait une affaire de grave importance, il l'avait vu s'amusant à prendre
des mouches contre la muraille. M. de Brissac, en sa qualité de gouverneur,
se donnait beaucoup de mouvement pour veiller à la tranquillité intérieure de
la ville. Dans la
soirée du 21 mars, les Seize lui firent savoir qu'une certaine agitation
régnait dans quelques quartiers, surtout aux alentours du Palais, et qu'il y
donnât ordre promptement. Brissac leur fit répondre qu'il ne s'en étonnait
pas et qu'on avait fait répandre, en effet, que les troupes royales devaient
attaquer, pendant la nuit, le quartier de l'Université. Ce fut donc dans ce
quartier-là que les ligueurs se portèrent en armes, pour se tenir prêts à
repousser l'attaque qu'on leur annonçait. Quant à Brissac, il fut sur pied
toute la nuit, visitant les postes et suivi par des capitaines espagnols, que
le duc de Feria avait placés auprès de lui, avec ordre de le tuer, à la
moindre apparence de trahison, ce qui prouve qu'on était en défiance à son
égard et que le bruit d'un complot avait couru dans la ville. Brissac fit
bonne contenance, et les capitaines espagnols, n'ayant rien vu ni entendu qui
confirmât leurs soupçons, revinrent, las et fatigués, vers deux heures du
matin, chez le duc de Feria, qu'ils rassurèrent sur la situation de Paris, où
tout était calme et bien ordonné, disaient-ils. Mais
les royalistes ne dormaient pas : ils avaient été prévenus, le soir même, que
le roi s'approchait avec ses troupes et qu'il entrerait, par une des portes
de la ville, entre trois et quatre heures du matin. Les principaux chefs du
complot, notables, bourgeois, capitaines de quartier, magistrats et autres,
devaient descendre dans la rue, armés et portant des écharpes blanches, pour
fermer les ponts et garder les points les plus importants de Paris, tandis
que les Italiens et les Espagnols se tenaient enfermés dans leurs corps de
garde, près de la porte de Buci, et que les ligueurs faisaient des
patrouilles dans le quartier de l'Université. Le prévôt des marchands, les
échevins et la plupart des membres du parlement s'étaient mis résolument à la
tête des royalistes. M. de Brissac avait fait, la veille, enlever les terres
qui masquaient la porte Neuve, sous prétexte de la murer, et cette porte
restait ouverte pour recevoir le roi, pendant que la porte Saint-Denis
livrerait 'passage aux troupes de M. de Vitry, et que les garnisons de Melun
et de Corbeil arriveraient, en descendant la Seine, dans le quartier
Saint-Paul. La
ville se trouva donc envahie, de deux côtés différents, par les troupes
royales, avant l'entrée du roi, qui ne se présenta devant la porte Neuve
qu'au point du jour (fig. 34). Il était à cheval, armé de toutes pièces, avec
l'écharpe blanche en sautoir, et suivi d'un grand nombre de seigneurs, d'une
quantité de noblesse et de 5 ou 600 hommes d'armes. Après avoir reçu les
clefs de Paris, que le prévôt des marchands lui offrit sur un plat d'argent,
il embrassa M. de Brissac, en lui donnant le titre de maréchal de France ;
puis, il voulut immédiatement se rendre à Notre-Dame, pour y entendre la
messe et remercier Dieu : son cortège s'engagea dans la rue Saint-Honoré, et
tout le monde se mit aux fenêtres, pour le voir passer, au milieu d'une foule
énorme qui criait : Vive le Roi ! Quand il mit pied à terre sur
la place du Parvis, il était tellement pressé par cette foule grossissante,
que ses capitaines des gardes jugèrent prudent de refouler le peuple ; mais
Henri IV les en empêcha, disant avec bonté qu'il aimait mieux avoir plus de
peine et que tous ces braves gens le vissent à leur aise, car, ajouta-t-il, ils sont affamés de voir un roi ! L'évêque de Paris, cardinal de
Gondi, étant absent, un archidiacre le remplaça et vint, avec tout le clergé,
au-devant du roi jusqu'à la porte de l'église. Le roi y entra après avoir
baisé la croix, avec grande humilité et
dévotion, et
entendit la messe, ainsi que le Te Deum en musique. Pendant
ce temps-là, ses ordres avaient été partout exécutés dans Paris :
cinquante-quatre capitaines avaient occupé le Louvre, le Palais, le grand
Châtelet, les ponts et les carrefours. Tous les ligueurs qui essayaient de
sortir en armes dans la rue étaient invités à rentrer dans leurs maisons, et
à s'y tenir tranquilles ; ceux qui avaient fait le guet dans le quartier de
l'Université s'y trouvaient en quelque sorte prisonniers. Ils tentèrent de
soulever la populace de ce quartier et se portèrent, au nombre de 4.000, sur
la porte Saint-Jacques, mais le comte de Brissac et le seigneur d'Humières, à
la tête d'une bonne troupe d'infanterie, précédée d'une quantité de gens du
peuple et d'enfants criant : Vive le roi ! vive la paix ! abordèrent ces
ligueurs, avant qu'ils fussent organisés pour la résistance, et les
dissipèrent de gré ou de force. Il y eut peu de victimes, et le roi dit, à ce
sujet, qu'il aurait voulu, au prix de cinquante mille écus, racheter la vie
de quelques lansquenets et de deux ou trois bourgeois, qui furent tués ou
jetés à l'eau, sur le quai de l'École, par la compagnie de M. d'O. Dans
tous les quartiers, le prévôt des marchands et les échevins, accompagnés de
hérauts, trompettes et bourgeois à pied et à cheval, annonçaient la paix et
le pardon à la foule, qui témoignait sa joie par des acclamations redoublées.
Le peuple se mêlait librement aux soldats, qu'on faisait entrer dans les
boutiques pour leur donner à manger et à boire. On distribuait de main en
main une ordonnance imprimée, annonçant que le roi voulait que toutes choses passées et avenues depuis les troubles
soient oubliées et défendoit d'en faire aucune recherche à l'encontre
d'aucune personne, sans excepter ceux qu'on appeloit vulgairement les Seize. Le roi avait fait inviter
gracieusement le légat du pape à venir le trouver au Louvre, mais le légat
refusa d'y aller et n'attendit que le moment de partir pour Rome. Le
capitaine Saint-Quentin, qui commandait un corps de Wallons au service de
l'Espagne, avait été envoyé, en même temps, au duc de Feria, pour lui faire
savoir que le roi ne songeait pas à le retenir prisonnier avec ses troupes
espagnoles et italiennes, mais qu'on ne lui accordait que trois ou quatre
heures pour évacuer Paris. Le duc, qui ne pensait pas en être quitte à si bon
marché, s'écria à plusieurs reprises : Ah !
grand roi ! et
promit tout ce qu'on voulut. Il sortit de Paris, dans l'après-midi, avec les
garnisons étrangères, par la porte Saint-Denis, et le roi, qui s'était mis à
une fenêtre au-dessus de cette porte, pour les voir passer, saluait les chefs
espagnols, en leur criant : Allez ! allez !
recommandez-moi à votre maître, mais n'y revenez plus. Ils emmenèrent avec eux les
prédicateurs de la Ligue les plus compromis, entre autres le fameux Boucher,
et une cinquantaine de ligueurs, qui avaient fait trop de mal pour se croire
en sûreté à Paris. La
duchesse de Montpensier et sa mère, Mme de Nemours, étaient désespérées et se
tenaient cachées dans leur hôtel, pleurant, gémissant et tremblant. Le roi
leur fit dire qu'elles n'avaient rien à craindre et qu'il irait les saluer,
dès qu'il aurait achevé sa réconciliation avec la bonne ville de Paris.
Pendant son dîner, on lui avait transmis deux avis d'importance : il n'y prit
pas garde, et, comme on les lui rappelait, pour qu'il y donnât ordre : Je vous confesse, dit-il avec émotion, que je suis si enivré d'aise de me voir où je suis, que je
ne sais ce que vous me dites ni ce que je vous dois dire. Il n'avait pas encore quitté
son corselet et ses armes. On refusa de laisser entrer deux prêtres qui
insistaient pour être admis en sa présence : c'étaient les fougueux
prédicateurs Commelet et Lincestre ; mais il consentit à les recevoir et ne
les vit pas sans inquiétude s'approcher de la table pour s'agenouiller à ses
pieds. Gare le couteau ! dit-il, en riant. Les deux
énergumènes semblaient bien calmés et honteux, en faisant amende honorable et
en sollicitant leur pardon. Priez pour moi, leur dit Henri IV, autant et mieux que vous avez prêché contre moi ! Vinrent ensuite le prévôt des
marchands, les échevins, et le corps de ville, qui lui présentèrent, suivant
l'usage, de l'hypocras, dé la dragée et des flambeaux : le roi les remercia
de ce qu'ils lui avaient déjà fait présent de leurs cœurs, et leur dit que
désormais il ne voulait d'autre garde que la leur. Le
lendemain même, le roi approuva le traité que M. de Rosny avait ébauché avec
M. de Villars, pour la reddition de Rouen : Villars fut nommé amiral de
France et reçut 1,200.000 francs destinés à payer ses dettes, avec une
pension de 20.000 écus. Le roi s'acquitta, en outre, de ses promesses à
l'égard de tous ceux qui l'avaient aidé à reprendre Paris, sans coup férir ;
il donna aux uns des charges, des titres et des honneurs ; aux autres, des
sommes d'argent, des pensions, des abbayes et des bénéfices de toute espèce.
Les seigneurs catholiques qui avaient suivi le parti de la Ligue ne
demandaient qu'à l'abandonner, en faisant payer le plus cher possible leur
amende honorable. Henri
IV, dans la journée du 24 mars, alla voir Mme de Montpensier et Mme de
Nemours, comme il le leur avait annoncé ; il ne leur adressa aucun reproche
et les charma par sa clémence et sa bonhomie. Quelque
jour où vous n'aurez que faire, dit-il, vous ferez votre paix. — Sire, elle est toute faite, répondit Mme de Montpensier. Une chose eussè-je seulement désirée en la réduction de la
ville : c'est que mon frère Mayenne vous eût abaissé le pont pour y entrer. — Ventre saint-gris ! s'écria le roi, il
m'eût fait trop longtemps attendre. Le duc
de Mayenne était toujours en pourparlers avec divers agents secrets du roi,
pour une entente et un accommodement, qu'il voulait faire accepter à des
conditions inacceptables ; à son exemple, les seigneurs et les gentilshommes,
qui appartenaient encore au parti de la Ligue, ne semblaient pas éloignés de
traiter aussi de leur soumission, et l'on pouvait prévoir un terme assez prochain
où la Ligue deviendrait exclusivement espagnole. Le parti catholique exalté
se rapprochait du roi, sans attendre la décision souveraine du Saint-Siège.
Le 2 avril, la Sorbonne, qui s'était tenue à l'écart, vint saluer au Louvre
ce roi vainqueur, qu'elle avait appelé si longtemps le Béarnais, et peu de
jours après, elle lui prêta serment. Le nouveau lieutenant civil Jean Seguier
avait. fait supprimer publiquement tous les libelles de la Ligue, en
défendant, sous peine de la vie, à tous les libraires et imprimeurs, d'en
imprimer ou publier aucun. Henri IV désigna, en même temps, Pierre Pithou et
Antoine Loisel, pour rechercher et déchirer, dans
les registres du parlement,
tout ce qui y avait été inscrit d'injurieux, non seulement contre le roi
régnant, mais encore pour la mémoire d'Henri III. La
clémence royale fut aussi complète qu'elle pouvait l'être à l'égard des
ligueurs, qu'ils fissent ou non amende honorable. Quelques obstinés et
incorrigibles, qui parlaient trop et qui faisaient mine de protester ou de
résister, furent seuls expulsés de la capitale, avant que le roi y fît son
entrée solennelle, aux flambeaux, le 15 septembre 1594, entre sept et huit
heures du soir, monté sur un cheval gris pommelé, et portant un habillement
de velours gris chamarré d'or, avec le chapeau gris et le panache blanc. Ce
soir-là, il avait un visage fort riant et content, à voir l'empressement du
peuple qui se pressait autour de lui, en criant : Vive le roi ! et il mettait
à chaque instant le chapeau au poing, pour saluer les dames et demoiselles
qui étaient aux fenêtres. Il semblait avoir oublié que cette foule contenait
plus d'un fanatique, qui pouvait cacher un couteau dans sa manche pour frapper
l'hérétique, comme beaucoup de ligueurs le nommaient tout bas. Le 27
décembre, au retour d'un voyage que le roi avait fait en Picardie, comme il
entrait tout botté, avec les seigneurs de sa suite, dans la chambre de Mme de
Liancourt, un jeune homme de dix-huit ans nommé Jean Châtel, fils d'un
drapier de Paris et élève du collège des jésuites, se glissa parmi les
assistants, et le frappa d'un coup de couteau à la lèvre, sans avoir réussi à
l'atteindre à la gorge. L'assassin, qui n'avait pas essayé de s'enfuir, fut
jugé, condamné et exécuté deux jours après ; la maison de son père fut rasée,
et l'on éleva sur la place une pyramide expiatoire. Cet attentat prouvait que
la Ligue subsistait toujours et n'avait pas désarmé. D'autres tentatives de
régicide se succédèrent par intervalles, mais elles échouèrent toutes,
jusqu'au crime de Ravaillac, qui devait enlever à la France le meilleur et le
plus grand de ses rois. Quant à la Ligue, dont le roi d'Espagne devint le chef avoué et seul intéressé, elle n'était plus qu'un pâle reflet de ce qu'elle avait été depuis la mort d'Henri III, et l'on peut dire qu'elle avait perdu toutes ses forces d'expansion quand Mayenne consentit enfin, en 1598, à faire sa paix avec le roi. La destruction de la Ligue était désormais un fait accompli. |