LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

TROISIÈME PARTIE. — BEAUX-ARTS

 

ARCHITECTURE MILITAIRE.

 

 

L'ART de la fortification, jusqu'à l'invention de la poudre, ou, pour parler plus exactement, jusqu'au perfectionnement de l'artillerie, consista dans une observation plus ou moins exacte des traditions laissées par les Romains. Leurs monuments militaires, nombreux en France, servirent longtemps de modèles ; entre les forteresses romaines et les forteresses du Moyen Age, on ne reconnaît guère d'autres différences que celles qui résultent du changement des mœurs et des institutions. Dans un castellum antique, le choix du site, l'uniformité des dispositions, la construction méthodique et régulière, dénotent le vaste système de la centralisation impériale : le château du Moyen Age offre les mêmes défenses ; il a, de même, fossés, tours et courtines ; mais une certaine rudesse, une bizarrerie frappante dans le plan et dans l'exécution, attestent une volonté individuelle et cette tendance à l'isolement, si caractéristique, de la société féodale.

Les moyens d'attaque, contre lesquels les ingénieurs du Moyen Age avaient à se prémunir, étaient l'escalade ou la brèche, pratiquée, soit par la sape, soit par la mine, soit par le jeu des machines destinées à renverser les remparts. Nous parlerons ailleurs des opérations de siège ; nous nous bornerons, quant à présent, à remarquer que l'emploi des engins ou machines de guerre fut moins fréquent au Moyen Age, qu'à l'époque romaine. Elles jouent cependant un rôle encore important dans les sièges des douzième et treizième siècles. Au quatorzième, leur emploi est presque nul, particulièrement dans le nord, même au milieu des guerres acharnées de la France et de l'Angleterre. On peut attribuer ce changement notable dans l'art de la guerre, à l'affaiblissement lent, mais continu, des traditions romaines ; mais il paraît plus probable que l'usage des machines de guerre, au douzième et au treizième siècles, avait été introduit ou plutôt restauré en Europe, à la suite des relations que les croisades établirent entre les guerriers du nord et les ingénieurs grecs et musulmans, longtemps les seuls dépositaires des connaissances de l'antiquité. Cette opinion acquerra quelque vraisemblance, si l'on observe que les Espagnols, ou plutôt les Maures à leur service, construisaient encore des machines au quatorzième siècle, lorsque l'usage de celles-ci s'était déjà perdu en France et en Angleterre. (Comparez les relations de sièges dans Froissard, avec celles d'Ayala.) Quoi qu'il en soit, on doit noter qu'au Moyen Age les moyens de défense étaient supé-, rieurs aux moyens d'attaque, et qu'une place était imprenable de vive force, lorsqu'elle était située dans un lieu de difficile accès, et que ses remparts étaient assez élevés et assez épais pour braver l'escalade ou la sape.

Il n'y a point de caractères particuliers à l'Architecture militaire, qui puissent marquer avec précision l'âge d'une forteresse. On en est réduit à l'observation des indices communs à toute espèce de constructions. L'appareil, la forme des arcs, le galbe des moulures, fournissent dans l'examen d'un monument militaire les mêmes renseignements qu'ils offrent pour l'appréciation d'un édifice civil ou religieux. Naturellement, ces renseignements sont rares dans une construction militaire, dépourvue, en général, d'ornementation, toujours sévère et massive, et qui a pour but principal la solidité et la durée. En outre, les enceintes fortifiées ont éprouvé, pour la plupart, des modifications continuelles. Il en est peu qui aient été bâties d'un seul jet, et presque toujours elles offrent la réunion d'une suite de défenses, ajoutées les unes aux autres à mesure que le besoin s'en est fait sentir.

DISPOSITIONS GÉNÉRALES. Le problème dont les ingénieurs de tous les temps se sont proposé la solution, est celui-ci :

Construire des ouvrages qui puissent se protéger les uns les autres, et cependant susceptibles d'être isolés, en sorte que la prise de l'un n'entraîne pas celle des ouvrages voisins.

D'où résulte ce corollaire : Que les ouvrages intérieurs doivent commander les ouvrages extérieurs.

L'Architecture militaire du Moyen Age présente l'application continuelle de ces principes.

Dès les temps les plus reculés, toute fortification permanente se composait ;

1° D'un fossé continu,

2° D'une enceinte continue,

3° D'un réduit où la garnison trouvait un refuge après la prise de l'enceinte.

Dans les villes, ce réduit était une citadelle ; dans les châteaux, un donjon, c'est-à-dire une tour plus forte que les autres, indépendante par sa situation et par sa construction. Ces dispositions s'appliquent aussi bien aux fortifications du Moyen Age, qu'à celles de l'antiquité.

Les premières enceintes fortifiées du Moyen Age, surtout celles des châteaux, ne furent formées que d'un parapet en terre, bordé par un fossé, et couronné de palissades, de troncs d'arbres, de fagots d'épines, ou quelquefois même de fortes haies vives. Au centre, s'élevait une tour en maçonnerie, solidement bâtie et entourée d'un fossé, comme l'enceinte extérieure. La plupart des villes, ayant eu de bonne heure, soit des enceintes romaines, soit des rem parts construits sous l'influence des arts de Rome, ne s'entourèrent pas de ces fortifications barbares, qui furent principalement à l'usage des seigneurs ou chefs militaires vivant à la campagne.

Aux parapets en terre, on substitua, dans la suite, des murs de pierre, flanqués de tours plus ou moins espacées ; on multiplia le nombre des enceintes, et l'on augmenta la hauteur des donjons. Vers la fin du douzième siècle, les ingénieurs recherchaient avec curiosité les ouvrages anciens sur l'art de la guerre, et l'on a lieu de croire qu'à cette époque on remit en pratique les principaux préceptes, consignés dans les écrivains militaires latins ou grecs, préceptes qui d'ailleurs paraissent n'avoir jamais été complètement oubliés en France. Geoffroy Plantagenet lisait Végèce, en faisant le siège de Montreuil-Bellay. (BODIN, Recherches historiques sur l’Anjou, I, 260.)

SITUATION. Avant d'étudier en détail toutes les parties qui composent une forteresse, on doit dire quelques mots des emplacements qu'on regardait, au Moyen Age, comme favorables à la défense.

En pays de montagnes, on recherchait de préférence une espèce de cap ou de plateau étroit, s'avançant au-dessus d'une vallée, surtout si des escarpements naturels le rendaient inaccessible de presque tous les côtés.

Rarement on bâtissait les châteaux sur des cimes élevées ; on préférait les construire à mi-côte, soit pour la facilité des approvisionnements, soit pour ne pas se priver des moyens d'avoir de l'eau commodément. On bâtissait même dans les vallées, mais c'était, en général, quand elles offraient de ces passages naturels dont la possession assure de grands avantages pour préparer ou pour repousser une invasion. D'ailleurs, on était assez indifférent sur le voisinage des hauteurs qui dominaient les enceintes fortifiées, pourvu qu'elles fussent hors de la portée, assez faible, des machines en usage alors pour lancer des traits.

En plaine, on choisissait les bords des rivières, surtout les îles et les presqu'îles qu'on pouvait facilement isoler, et qui commandaient la navigation.

Faute de rivière, on recherchait le voisinage d'un ruisseau qui remplît les fossés d'eau, ou bien d'une boue profonde, obstacle tout aussi efficace que l'eau ; enfin, une butte isolée, élevée de quelques mètres, était considérée comme une bonne position, que l'on s'efforçait d'améliorer encore, en augmentant artificiellement la roideur des pentes. D'ordinaire même, on élevait une moite, ou butte factice, pour y placer le donjon ou la principale tour d'un château.

Quelques-unes de ces mottes paraissent avoir été des tumulus antiques. Il faut bien se garder de généraliser ce fait, assez rare, mais qui, pour cela même, mérite d'être mentionné.

DIVISIONS PRINCIPALES. Les parties principales et caractéristiques d'une forteresse, au Moyen Age, à commencer l'examen par l'extérieur, peuvent être rangées dans les divisions suivantes : 1. Fossé. 2. Ponts. 3. Barrières ou retranchements extérieurs. 4. Portes. 5. Tours. 6. Couronnement, créneaux, plates-formes, etc. 7. Courtines. 8. Fenêtres, meurtrières. 9. Cours intérieures. 10. Donjon. 11. Souterrains.

1. FOSSÉS. Les plus anciens fossés étaient creusés dans la terre et dépourvus de revêtement, du moins du côté de la campagne, car, du côté de la place, les murs, s'élevant verticalement ou en talus tort roide, formaient un des bords du fossé. L'inclinaison des bords opposés était celle qu'exigeait la nature des terres excavées. — Voir, dans la Chronique de Duguesclin, l'accident qui occasionna la prise de Saint-Sevère. Un chevalier français, nommé Geoffroy Payen, se promenait le long de la contrescarpe.

Geoffroy ot une hache dont le tranchant luisi ;

Un bout sur le fossé en la terre feri.

La terre de la contrescarpe cédant, la hache tomba dans le fossé ; pour la reprendre, Payen y descendit, malgré les traits des Anglais. Il demanda une échelle pour remonter. On la lui apporta. Alors, la trouvant assez haute pour atteindre le rempart, il monta bravement à l'assaut, entraînant à sa suite toute l'armée française. (CUVELIER, t. II, p, 224.)

Dans les châteaux plus modernes, la contrescarpe, ou le bord extérieur du fossé, est revêtue de maçonnerie. Quelquefois c'est un mur vertical, plus souvent un talus. Il est fait mention de fossés en terre à parois verticales, mais alors probablement les terres étaient retenues par des madriers, et il est présumable que ce n'était qu'une disposition temporaire adoptée au moment d'un siège. On les désignait par le nom de fossés à fond de cuve.

La profondeur d'un fossé et sa largeur étaient proportionnées à la hauteur des murs et à l'importance de la forteresse. Dans tous les cas, la contrescarpe devait être à portée des traits lancés des remparts.

Autant que la chose était possible, les fossés étaient remplis d'eau, ou, du moins, susceptibles d'être inondés au besoin. Quelquefois l'eau baignait le pied des remparts ; d'autres fois elle remplissait seulement la cunette, c'est-à dire un canal pratiqué au milieu du fossé, entre deux berges qui restaient à sec.

Lorsque les fossés étaient dans une telle situation qu'ils ne pussent jamais être inondés, les difficultés naturelles du terrain rendaient presque toujours cette précaution inutile, et d'ailleurs on y suppléait, soit par une profondeur plus grande, soit par l'emploi de chausse-trapes, de pieux aiguisés, etc., cachés sous les herbes qui tapissaient le fond du fossé.

Outre l'eau destinée à remplir la cunette du fossé, et qu'on prenait, comme il semble, assez peu de soin de renouveler, ce fossé recevait encore les égouts du château. Les ouvertures des canaux qui y portaient les immondices étaient soigneusement munies de grilles et de hérissons.

L'absence de fossé est une exception rare, même dans les châteaux situés sur des hauteurs où des escarpements abrupts paraissent rendre cet obstacle tout à fait superflu. Presque toujours, à moins que les remparts ne s'élevassent au bord même d'un précipice, s'il restait un peu de terrain uni entre les escarpements et l'enceinte, on regardait comme indispensable de creuser un fossé. En effet, la destination de ce genre de défense était principalement d'empêcher l'assaillant de conduire au pied du mur ses machines de siège ou ses mineurs. Aussi, la première opération de celui-ci était de combler le fossé, et de niveler le terrain jusqu'au bas du rempart.

2. PONTS. Un pont porté sur des piles, ou, plus rarement, une espèce de môle traversant le fossé, donnait accès dans la place. Quelquefois, en excavant le fossé, on ménageait une langue de terre, qui servait de passage ; mais, d'ordinaire, on préférait un pont léger, qui offrait l'avantage de rétrécir le passage, et qui, en cas de siège, était détruit ou retiré à l'intérieur.

Dans les monuments figurés, dans la tapisserie de la reine Mathilde, par exemple, on voit des ponts semblables qui ne semblent composés que d'une seule planche. On observera que l'extrémité qui aboutit à l'enceinte fortifiée est plus élevée que l'autre. Le but de cette disposition s'explique suffisamment. On doit remarquer encore des espèces de marches destinées à assurer le pas des chevaux.

Bientôt on imagina de construire des ponts, dont le tablier pouvait se relever au besoin, et, de la sorte, fermer le passage. Cette invention, qu'on nomma pont-levis, se perfectionna rapidement. Le tablier mobile fut manœuvré par un système de contre-poids, en sorte qu'un effort, même assez faible, suffit pour le lever ou l'abaisser.

Il est fort rare aujourd’hui de retrouver d’anciens ponts-levis. On reconnaît qu'ils ont existé, à de longues ouvertures percées dans les murs, au-dessus de la porte, et dans lesquelles se mouvaient sur un axe les flèches, c'est-à-dire les poutres formant le levier auquel le tablier mobile était suspendu.

Si le pont-levis était très-léger, comme ceux qui étaient destinés à donner passage à des hommes de pied seulement, les poutres étaient remplacées par une armature en fer moins compliquée et d'une manœuvre plus facile. Les figures ci-jointes dispensent de toute description.

Lorsqu'au lieu d'un fossé il s'agissait de traverser quelque obstacle plus considérable, tel qu'un large ravin, ou bien une rivière, un pont solide en pierre était substitué aux ponts de charpente, réservés aux fossés d'une largeur médiocre. Alors, par des dispositions particulières, on s'étudiait à rendre le passage dangereux et difficile pour l'ennemi. Presque toujours on élevait fortement le milieu du pont, et l'on y plaçait une tour, sous laquelle il fallait passer ; d'autres tours défendaient les extrémités du pont ; le tablier était très-étroit et souvent interrompu par des ponts-levis en avant et en arrière des tours. Ces ponts étaient quelquefois construits pour favoriser le prélèvement d'un péage. Dans ce cas, ils peuvent se rencontrer fort éloignés de toute autre fortification. Quelques châteaux situés sur le bord d'une rivière levaient un impôt sur la navigation, au moyen d'un barrage ou estacade qui ne laissait un passage qu'assez près des remparts pour que les bateaux ne pussent se soustraire au payement du droit fixé. Il y avait, par exemple, un barrage sur la Seine, au près du Château-Gaillard.

Dans quelques provinces, on voit le tablier des ponts affecter en plan la forme d'un Z — il y en a beaucoup d'exemples en Corse, du quinzième et du seizième siècles, et l’on pensait sans doute que cette disposition devait rendre plus difficile une surprise, telle qu'en auraient pu tenter des hommes à cheval se lançant au galop pour forcer le passage.

3. RETRANCHEMENTS EXTÉRIEURS, BARRIÈRES, BARBACANES, POTERNES, ETC. Au-delà du fossé, à la tête du pont, on élevait un ouvrage plus ou moins considérable, dont la destination était de protéger les reconnaissances et les sorties de la garnison. Quelquefois il se composait d'une ou de plusieurs tours, ou même d'un petit château, auquel on donnait souvent le nom de bastille. — Voir, dans Ayala, Cronica del rey don Pedro, les sièges de Toro et de Tolède, qui commencèrent par des attaques contre les tours servant de tête de pont.

Plus fréquemment, surtout dans les châteaux de moyenne grandeur, on se contentait d'une ou plusieurs enceintes de palissades.

Les peintures, les tapisseries, les bas-reliefs peuvent fournir d'utiles renseignements sur les ouvrages de cette espèce, encore assez imparfaitement connus. Autant qu'on en peut juger par les récits des historiens, on doit se représenter ces sortes de fortifications comme une suite de barrières les unes derrière les autres. C'était là que s'engageaient les premiers combats, et, d'ordinaire, l'assaillant commençait ses opérations par détruire ces postes avancés. On leur a donné plusieurs noms, tels que barrières, barbacane, poterne, et il n'est pas facile de les distinguer. Il paraît cependant que le mot de poterne s'appliquait plus particulièrement à une espèce de porte dérobée donnant accès sur le fossé, et aux ouvrages qui la défendaient.

Une forteresse située sur une hauteur escarpée avait souvent une barbacane qui donnait sur la plaine et se liait au corps de la place. C'était comme un long passage entre deux murs, quelquefois flanqués de tours, et se terminant par une sorte de fort détaché. On voit une disposition de cette espèce, dans les fortifications de la cité de Carcassonne, du côté qui fait face à la ville moderne.

4. PORTES. Après avoir franchi le fossé, on arrivait à la porte de l'enceinte principale. La même observation qui avait fait construire des ponts en zig-zag, avait fait reconnaître qu'il ne fallait point placer la porte dans l'axe du pont, mais à gauche de celui-ci. La porte s'ouvrait à gauche, parce qu'on obligeait ainsi l'assiégeant de présenter aux remparts son flanc droit, qui n'était point couvert par les grands boucliers, nommés pavois, qu'on portait dans les sièges. Cette disposition, qu'on peut remarquer déjà dans les fortifications des Romains, paraît leur avoir été empruntée, ainsi que beaucoup d'autres, par les ingénieurs du Moyen Age : Curandum maxime videtur... uti portarum itinera non sint directa, sed larva ; namque tum dextrum latus accedentilius quod scuto non erit teclum,  proximum erit muro. (VITR., I, 5.)

La porte d'un château est presque toujours placée dans un massif épais formé par deux tours que lie entre elles un corps de bâtiment plus ou moins considérable. Elle présente un passage, assez étroit, qu'on pouvait fermer a ses deux extrémités et quelquefois même au milieu. Ce passage traverse souvent une ou plusieurs petites cours, comprises dans l'intérieur du massif. dont on vient de parler.

Une disposition, assez semblable à celle de la figure 18, parait avoir existé dans plusieurs châteaux, mais on ne pourrait en citer un exemple bien conservé en France. Le dessin, que nous donnons comme type de ce mode de fortification, représente une porte du quatorzième siècle, existant encore aujourd'hui dans la ville d'Avila, en Espagne.

On voit que les deux tours, entre lesquelles s'ouvre la porte, se projettent en avant de l'enceinte continue ; un passage assez étroit conduit à la porte. Le pont sert, non-seulement à établir une communication entre les deux tours, mais encore à recevoir des soldats qui, à l'abri de forts parapets, pouvaient contribuer, d'une manière très-efficace, à la défense de la porte.

Presque tous les châteaux ont deux portes, l'une grande, l'autre petite, très-rapprochées l'une de l'autre. La première était pour les chars et les cavaliers, la seconde pour les hommes à pied. La prudence, cette vertu si nécessaire au Moyen Age, exigeait que la grande porte ne s'ouvrît qu'en cas d'absolue nécessité.

Dans les maisons particulières, on trouve aussi fréquemment ces deux portes. La maison de Jacques Cœur, à Bourges, et l'hôtel de Sens, à Paris, en offrent des exemples remarquables. Le pont-levis, une fois relevé, faisait en quelque sorte l'office d'un large bouclier opposé à l'ennemi ; mais celui-ci, avec des crocs, à force de bras, ou bien avec des machines, pouvait parvenir à l'abaisser, en rompant les chaînes qui le tenaient suspendu. Il fallut donc opposer un autre obstacle. Ce fut la herse, espèce de lourde grille en fer, ou bien un système de paux indépendants ; cette seconde espèce de clôture se nommait une orgue ou une sarrazine, expression qui semblerait indiquer que cette Invention avait une origine orientale. Cette machine s'élevait ou s'abaissait, en glissant dans des rainures pratiquées aux parois des murailles du passage. On élevait la herse à l'aide d'une machine, et à l'approche d'un danger, on la laissait tomber. Dès ce moment, le passage était fermé, et il fallait briser la herse pour pénétrer plus avant, car il était impossible de la relever à l'extérieur.

Les hommes qui manœuvraient la herse étaient placés dans une salle supérieure ou quelquefois à côté de la porte. Des ouvertures étroites, percées dans la muraille, leur permettaient d'observer ceux qui se présentaient sur le pont-levis.

Outre la herse, pour défendre l'entrée d'une place, on employait encore des portes massives en bois, hérissées de clous, ou revêtues de lames de fer. Presque toujours il y avait deux portes, une à chaque extrémité du passage. On en voit un exemple au château de Saint-Sauveur-le-Vicomte.

Si quelque accident ou quelque ruse de l'ennemi venait à empêcher la manœuvre de la herse, on avait ménagé des moyens de défense dans l'intérieur même du passage. On se servit souvent, avec succès, dans les surprises, de charrettes qui, conduites sous le passage de la porte, empêchaient la herse de s'abaisser. Des ouvertures dans les voûtes ou dans les plafonds permettaient, aux défenseurs de la place, de tirer à couvert sur l'assaillant. On voit aussi, dans quelques châteaux, des balcons soutenus sur des consoles, disposés dans les passages des portes, pour recevoir des hommes d'armes qui, de cette position élevée, combattaient avec avantage.

Enfin, aussitôt que les armes à feu furent en usage, des meurtrières percées dans les murs latéraux, et même des embrasures pour des canons, complétèrent les moyens de défense, accumulés, comme on voit, à l'entrée des places fortes.

Une partie de ces dispositions se conserva longtemps dans l'intérieur même des villes. On a déjà cité l'hôtel de Sens, qui marque, en quelque sorte, le passage de l'Architecture militaire à l'architecture civile : on a pu remarquer les meurtrières, percées au sommet des ogives de ses deux portes qui devaient servir pour une arme à feu.

Nous avons parlé de salles où se tenaient les gens chargés de lever ou d'abaisser la herse. Elles servaient aussi de corps de garde. On y trouve de vastes cheminées, quelquefois des bancs de pierre et des niches qui contenaient les râteliers d'armes.

5. TOURS. Nous ne nous occuperons, dans cet article, que des tours qui flanquent l'enceinte continue et qui se lient à un système de fortifications, plus ou moins étendu. Leur usage principal était de protéger les angles de l'enceinte, plus exposés que les fronts, attendu qu'ils ne peuvent présenter à l'ennemi qu'un fort petit nombre de défenseurs. On espaça encore les [tours, de distance en distance le long des murailles de l'enceinte, afin d'en augmenter la force, de défendre l'accès des fossés et de donner les moyens de prendre en flanc les soldats qui voudraient assaillir le rempart. Dans ce dessein on leur donna souvent une saillie considérable.

En outre, les tours, s'élevant, en général, au-dessus des murailles, formaient comme autant de petites forteresses, où quelques hommes pouvaient résister avec succès à un grand nombre ; enfin, les tours servaient encore de logements et de magasins.

Les tours sont tantôt verticales, tantôt elles affectent la forme d'un cône tronqué ; souvent on a combiné ces deux dispositions en élevant un rempart vertical sur une base conique, ou bien en forme de pyramide.

A l'extérieur, les murs sont lisses, ou quelquefois renforcés de contreforts plus ou moins saillants. La présence de ces contreforts indique une construction fort ancienne. Nous ne croyons pas qu'on en trouve d'exemple postérieur au douzième siècle. Ils sont toujours très-épais, surtout à leur base.

On observe la plus grande variété dans la forme des tours, aussi bien que dans leurs dimensions et leur appareil. La plupart sont rondes ou carrées ; mais on en voit de semi-circulaires, de prismatiques, de triangulaires, d'elliptiques.

Quelques-uns présentent, à l'extérieur, un angle aigu perpendiculaire n l'enceinte ; telles sont plusieurs tours du château de Loches et la tour Blanche ou le donjon d'Issoudun. Probablement, on avait adopté cette forme pour empêcher l'ennemi de se servir du bélier. En effet, contre l’angle saillant, le bélier ne pouvait agir efficacement, et, s'il était dirigé à droite ou à gauche de cet angle, les hommes, qui le manœuvraient, prêtaient le flanc aux traits des assiégés placés sur les courtines.

Mais cette forme bizarre doit être considérée comme une exception. Toutefois, il semble qu'il n'y ait jamais eu de forme généralement préférée, et que le caprice des ingénieurs, beaucoup plus que l'expérience, ait fait adopter tel ou tel mode de construction. Une tour triangulaire, dont les angles sont abattus, existait à Beaucaire, en 1216, à l'époque du siège de cette ville par le jeune comte de Toulouse, mais le couronnement semble plus moderne.

On voit des tours ouvertes à l'intérieur, mais, ordinairement, elles ne dépassent pas la hauteur des murailles d'enceinte, et ne sont alors, à proprement parler, que des saillies du rempart.

On adopta cette disposition, sans doute parce qu'avec une moindre dépense on obtenait la plupart des avantages qu'offraient les tours ordinaires. Cependant les tours fermées furent toujours d'un usage plus général, et elles étaient justement regardées comme plus fortes que les précédentes.

6. COURONNEMENT, CRÉNEAUX, ETC. Les créneaux sont des espèces de boucliers en maçonnerie, élevés sur un parapet et espacés, les uns des autres, de manière à couvrir les hommes qui bordent le rempart, et à leur permettre de se servir de leurs armes, dans les intervalles qui séparent ces boucliers.

L'usage des créneaux est fort ancien, et dès le temps d'Homère, on leur donnait différents noms qui semblent indiquer des variétés de forme et de destination. (ILLIADE, XII, 258.)

En général, ils sont rectangulaires, assez élevés au-dessus du parapet pour couvrir un homme, et espacés suivant la nature des armes employées à l'époque où ils furent construits. D'ordinaire, le vide entre deux créneaux est moindre que la largeur de l'un d'eux.

A des époques, même assez anciennes, on a donné, aux créneaux, des formes variées. On en voit, dont l'amortissement est en ogive, ou décrit par une courbe quelconque ; d'autres, et surtout dans les pays où l'influence arabe s'est fait sentir, sont dentelés ou découpés de différentes manières.

On en voit aussi, qui sont couronnés par une espèce de pyramidion, ou qui portent un rebord saillant ou une sorte de corniche.

On observe souvent des meurtrières percées dans les créneaux ; mais il est fort douteux que cette disposition soit antérieure à l'usage des armes à feu.

Au moment d'un siège, on obstruait, avec des chausse-trapes, ou des branches d'arbres aiguisées, les intervalles entre les créneaux, surtout lorsqu'une escalade était à craindre.

Les portes et les fenêtres, placées à une hauteur où l'escalade était possible, furent défendues de bonne heure par des balcons munis d'un parapet élevé et à jour dans la partie inférieure.

De là, on pouvait lancer, à couvert, des projectiles sur les ennemis qui tentaient de pénétrer par ces ouvertures. Nous avons donné le nom arabe de moucharaby à ces balcons, qui paraissent empruntés à l'Orient. Bientôt, on imagina de les multiplier et d'en garnir tout le haut d'une muraille. On les appelle machecoulis ou mâchicoulis, lorsqu'ils forment ainsi un système de défense continu. L'emploi n'en devint général, qu'au quatorzième siècle. On en trouve cependant des exemples plus anciens, notamment à Aigues-Mortes et au Puy. Ces derniers, qui datent probablement du douzième siècle, sont les plus anciens que l'on connaisse.

La plupart des machicoulis consistent en un parapet, souvent crénelé, et porté sur une suite de corbeaux ou de consoles médiocrement espacés. Ailleurs, une espèce d'arcade, jetée contre les contreforts extérieurs d'un rempart, supporte le parapet, et tout l'espace vide compris entre deux contreforts pouvait servir à jeter des projectiles considérables, tels que de grandes pièces de bois. On voit, au château des Papes, à Avignon, et dans le bâtiment de l’Évêché, au Puy, des mâchicoulis disposés de la sorte. Au Puy, les contreforts sont défendus par des moucharabys.

La forme des arcs, qui unissent les consoles ou les contreforts et qui forment l'ouverture verticale des mâchicoulis, peut, dans beaucoup de cas, indiquer, avec quelque précision, l'époque à laquelle ils appartiennent. D'abord, ces arcs sont en plein cintre ou en ogive en tiers point, ensuite en ogive à contre-courbe, enfin ils reviennent au plein cintre.

Souvent, les mâchicoulis reçoivent des moulures et des sculptures, et deviennent dans les constructions civiles un simple motif d'ornementation.

En cas de siège, pour augmenter la hauteur des tours ou pour suppléer à l'insuffisance de leurs couronnements, on élevait des échafauds en bois, sur lesquels se tenaient les hommes d'armes. Dans beaucoup de forteresses anciennes, des trous ou des corbeaux, disposés dans la maçonnerie, de distance en distance, paraissent avoir servi à soutenir ces échafauds, que l'on plaçait aussi, comme il semble, à l'extérieur des murailles qui n'avaient point de mâchicoulis. C'est probablement à ces charpentes improvisées, que les machicoulis en pierre ont dû leur origine. Le nom de ces échafauds était hourd, hurdel ; en latin, hurdicium. Le verbe hurdare exprime l'action d'employer ce moyen de défense. Du Cange traduit à tort, ce nous semble, le mot Hurdicium, par Cratis lignea qua obducebantur mœnia, ne. ab arietibus lœderentur. Les citations suivantes peuvent indiquer plus exactement le sens de ce mot.

Hurdari turres et propugnacula, muros

Subtus fulciri facit.. (Philippide).

Les mots propugnacula et turres indiquent des échafauds placés au sommet des remparts, et très-différents des dispositions de défense de la partie basse des murailles, étayées en dessous.

Attornati sunt 4 homines ad unum quemque quarnellum custodiendum et hurdandum. (Charte citée par Du Cange, au mot HURDICUM.)

Par trois fois fut évidemment monstrée (la sainte véronique)

A tout le peuple, en moult grant révérence,

Par un évesque, sur un hourt, à l'entrée

De Saint-Pierre...

(SAINT-GHILAIS)

Le mot hourd appartient à la langue d'oïl. Dans la langue d'oc, on se servait du mot cadafalcs, cadafaux, échafaud.

Mas primier faisam mur sans caus et sem sablo

Ab los cadafalcs dobles et ab ferm bescalo.

Faisons d'abord des murs sans chaux ni sable, avec des échafauds doubles et des escaliers solides.

(Histoire de la Croisade contre les Albigeois, v. 5988.)

Ainsi qu'on l'a vu précédemment, les tours étaient les parties de la fortification, qui contribuaient le plus efficacement à la défense d'une forteresse. Leur sommet devait donc recevoir un certain nombre d'hommes, ainsi que des machines et des provisions de pierres et d'autres projectiles. Aussi, les tours étaient-elles couvertes par des terrasses, soit voûtées, soit soutenues par une forte charpente. Malgré le danger du feu, beaucoup de tours n avaient que des plates formes en bois.

Les tours furent quelquefois couvertes de toits coniques, les uns portés sur le sommet des créneaux, les autres disposés en arrière, de manière à laisser un passage libre autour du parapet.

Ailleurs, une galerie circulaire, percée de nombreuses fenêtres, tenait lieu de plateforme, et, comme dans les exemples précédents, la tour était surmontée par un toit conique. Au reste, nous avons lieu de croire que ces toits coniques ont rarement des dispositions originelles, et nous pensons qu'on en trouverait difficilement des exemples avant le quatorzième siècle.

Sur le sommet des tours, et parfois sur les courtines, notamment aux angles saillants d'une enceinte, on trouve souvent de petites guérites en pierre, destinées à abriter les sentinelles chargées d'observer les mouvements de l'ennemi par des ouvertures percées de tous les côtés. On appelle échauguettes ces petites constructions, ordinairement de forme ronde, et terminées par une calotte revêtue de dalles.

Il faut se garder de les confondre, soit avec les lanternons qui surmontent les cages d'escalier, et qui ont pour but d'empêcher la pluie de tomber dans l'intérieur, soit avec les tourelles, placées aux angles des tours, et remplissant à l'égard de ces dernières le même office que celles-ci rendent aux murailles de l'enceinte. D'ordinaire, les échauguettes avancent en encorbellement hors du rempart, afin de permettre aux sentinelles d'en voir le pied.

Enfin, sur les plates-formes des tours, et, d'ordinaire, sur la tour la plus élevée, celle qu'on appelait la guette, il y avait une cloche, que l'on sonnait en cas d'alarme. Souvent la cloche était remplacée par un cornet ou oliphant, peut-être aussi par un porte-voix, avec lequel on annonçait la présence de l'ennemi.

7. COURTINES. On appelle courtine la partie du rempart comprise entre deux tours.

Les courtines sont les portions de l'enceinte, les moins pourvues de moyens de défense, le voisinage des tours suffisant pour les protéger. Au sommet, un passage étroit, ou chemin de ronde, permet de circuler le long des remparts, et communique à des escaliers ou même à des plans inclinés qui conduisent dans la cour intérieure

Quelquefois, mais rarement, c'est une espèce de galerie couverte qui sert de chemin de ronde ; très-souvent, on ne voit aucun vestige de passage, soit qu'il n'y en ait jamais existé, soit qu'il ait consisté en un échafaudage en charpente. La difficulté qu'offrait l'attaque des courtines explique d'ailleurs l'espèce de négligence qu'on mettait à les fortifier. Il est extrêmement rare de trouver un parapet au chemin de ronde du côté qui regarde l'intérieur de la place, et cependant ce chemin de ronde est, en général, si étroit, que l'on a peine à comprendre comment les soldats pouvaient y faire usage de leurs armes ; toute chute devait être mortelle. On en doit conclure que des échafaudages temporaires remédiaient à cet inconvénient pendant les sièges.

On a remarqué sans doute que la base de certaines courtines, de même que celle de quelques tours, formait un plan incliné. Le but de cette disposition paraît avoir été d'augmenter la force des murs sur le point où l'on pouvait les saper, et, en outre, de faire ricocher avec force les projectiles que l'on jetait par les mâchicoulis.

On voit, dit-on, dans les murs de quelques courtines, des arcades figurées à l'extérieur, qui, suivant un antiquaire anglais, n'auraient eu d'autre destination que de donner le change à l'assiégeant : ces arcades devaient simuler à ses yeux d'anciennes ouvertures récemment bouchées, et lui faire penser naturellement que, sur ce point, la résistance de la maçonnerie serait moindre ; de la sorte, on prétendait l'engager à diriger ses attaques précisément du côté où il devait trouver les plus grands obstacles. Mais ne s'agirait-il pas plutôt d'anciennes brèches bouchées ? On en voit un exemple, au donjon de Chauvigny (Vienne) : la brèche faite par le canon a été bouchée avec des briques disposées en arête de poisson.

On ne peut guère établir de règle constante pour l'espacement qu'il convenait de donner aux tours, les unes par rapport aux autres ; seulement, il paraît que, dans l'opinion des anciens ingénieurs, leur rapprochement ajoutait à la force d'une place. Le moine de Marmoutier, pour donner une idée d'un château imprenable, dont il attribue la construction à Jules-César, décrit des tours tellement rapprochées, qu'entre elles il y avait à peine la longueur d'une pique. Richard-Cœur-de-Lion composa le donjon de Château-Gaillard de segments de cercle presque tangents l'un à l'autre. C'est une muraille bosselée, ainsi que la nomme très-heureusement M. Deville dans son excellente monographie sur cette forteresse.

En résumé, on multipliait les tours sur les points présumés faibles, tandis que la muraille d'enceinte passait pour une défense suffisante là où la nature offrait à l'ennemi des obstacles matériels qui rendaient-ses attaques peu probables. En pays de plaine, nous avons remarqué plus d'une fois que les tours sont assez près les unes des autres pour que les soldats placés dans deux tours voisines puissent lancer leurs traits sur toute la courtine intermédiaire. On peut évaluer cette distance à trente mètres environ, ce qui est à peu près la portée d'une flèche ou celle d'une pierre lancée à la main, d'un lieu élevé. — Ne longius sit alia ab alia (turris) sagittæ missione. VITR., I, 5. — A mesure que les armes de jet se perfectionnèrent, l'espacement des tours devint plus considérable ; en sorte qu'on pourrait tirer de cet espacement quelques inductions sur l'âge d'une forteresse ; mais nous nous empressons de déclarer ici que les renseignements de cette espèce ne doivent être admis qu'avec une grande réserve.

Nous avons dit que la hauteur des tours variait à l'infini. Tantôt, en effet, elles dépassent à peine les remparts qu'elles flanquent ; et c'est le cas fort souvent pour celles qui sont placées le long d'une courtine en ligne droite et d'une certaine étendue. Tantôt elles s'élèvent à une hauteur considérable, et c'est surtout aux angles saillants d'une enceinte, qu'on leur donne le plus d'élévation. On peut dire, en général, que, la hauteur d'une tour donnant de la force aux ouvrages voisins, on a muni de la sorte les parties de l'enceinte qui paraissaient les plus exposées ou les plus faibles.

Lorsque les tours sont plus hautes que le rempart qui les lie les unes aux autres, la communication entre les différentes parties de l'enceinte a lieu, soit par un passage couvert ou découvert qui contourne la tour et continue le chemin de ronde, soit à travers les chambres des tours, dont le plancher est alors contigu au chemin de ronde régnant le long des courtines. Il y avait quelquefois de petits ponts-levis sur le chemin de ronde à l'entrée des tours. Ce n'est point, au reste, une règle absolue ; car souvent cette communication n'existe point, et, pour passer d'une tour à une autre, il faut descendre dans la cour intérieure, où viennent aboutir tous les escaliers. Le motif de cette disposition a été, sans doute, d'isoler les tours et d'en faire comme autant de forteresses indépendantes.

Les escaliers qui conduisent aux remparts sont ordinairement placés à l'intérieur des tours. — Itinera sint interioribus partibus turrium contignata, neque ea ferro fixa. Hostis enim si quam partem mûri occupaverit, qui repugnabunt, rescindent, et si celeriter administraverint, non patientur reliquas partes turrium murique hostem penetrare, nisi se voluerit praecipitare. VITR., I, 5. — Ils sont faciles à défendre, étant fort étroits, et fermés par des portes basses et solides, en sorte que l'assaillant, maître d'une tour ou d'une partie des courtines, eût encore beaucoup de difficultés pour déboucher dans l'intérieur de la place. Au siège de Tolède par Henri II de Castille, ses soldats s'emparèrent d'une tour, mais les assiégés, entassant de la paille et des sarments au pied de l'escalier, y mirent le feu et obligèrent les assaillants à se retirer. Voir AYALA, Cronica de don Pedro.

On observe encore, mais plus rarement, les escaliers appliqués contre les courtines. Nous doutons que l'on trouve des exemples de cette dernière disposition, avant le quatorzième siècle.

La plupart des escaliers des tours sont en spirale, d'où leur vint leur nom de vis au Moyen Age. Rarement, deux personnes de front y monteraient facilement. Quelquefois l'escalier ne conduit pas jusqu'à l'étage supérieur, destiné généralement à servir de logement à un personnage de marque. On n'y accédait qu'au moyen d'une échelle qui se retirait dans la chambre où elle conduisait. Nous retrouverons ces dispositions de défense intérieure, reproduites avec un surcroit de prudence dans les donjons.

On a vu que les tours servaient de logements et de magasins. Dans les constructions exécutées avec soin, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, avec luxe, les étages sont voûtés ; mais les planchers en bois étaient d'un usage beaucoup plus fréquent. Tantôt les poutres qui les soutiennent s'appuient sur des corbeaux saillant à l'intérieur, tantôt elles s'engagent dans des cavités ménagées à cet effet dans la maçonnerie. (Voir, pour compléter cet article, le § 10.)

8. FENÊTRES, MEURTRIÈRES. Nous n'avons point à nous occuper ici des renseignements que peuvent fournir les formes caractéristiques de quelques ouvertures, telles que l'ogive, le plein cintre, les fenêtres carrées avec meneaux en croix. Nous ne nous attacherons qu'aux dispositions propres à l'Architecture militaire.

Toutes les ouvertures pratiquées dans le mur d'enceinte d'une place de guerre sont fort étroites. On ne voit de fenêtres, à proprement parler, qu'à une hauteur telle que les traits de l'ennemi y soient peu à craindre. Beaucoup de tours et de courtines n'offrent même pas d'ouvertures donnant sur la campagne.

Il faut d'abord prémunir les observateurs contre les inductions qu'ils seraient tentés de tirer de la forme des ouvertures étroites connues sous le nom de meurtrières. De ce qu'un château a des meurtrières ou des embrasures évidemment destinées à des armes à feu, l'on ne doit pas conclure que la construction de cette forteresse soit postérieure à l'usage de l'artillerie. En effet, il est toujours facile de percer une muraille, et lorsque les armes à feu commencèrent à jouer un grand rôle dans les sièges, on s'empressa de faire aux anciennes fortifications les travaux nécessaires pour le service des canons et des arquebuses. Il faut donc, avant tout, observer avec le plus grand soin si les meurtrières que l'on étudie sont de construction primitive ou si elles ont été ajoutées.

On peut distinguer quatre espèces de baies dans l'épaisseur des remparts d'une place fortifiée ; ce sont :

1° Des trous carrés toujours très-étroits, quelquefois un peu plus longs que larges ;

2° De longues fentes verticales, hautes de trois à six pieds et plus, très-étroites à l'extérieur, s'élargissant à l'intérieur, terminées à leur sommet par une portion d'arc, que vient quelquefois interrompre à l'intérieur la partie supérieure de la paroi où la meurtrière est pratiquée ;

3° Des fentes, semblables aux précédentes, mais moins longues, traversées par une fente horizontale : même disposition intérieure ;

4° Des fentes dont le centre ou la partie inférieure est agrandie et présente un trou circulaire : même disposition intérieure.

Les premières ouvertures, n° 1, ne paraissent pas avoir eu d'autre usage que celui de donner du jour et de r air, et peut-être d'observer l'ennemi à couvert.

Les dernières, n° 4, semblent avoir été, sinon construites, du moins disposées pour des armes à feu, et, lorsque le trou rond est placé au bas de la fente, et qu'il a de certaines dimensions, on peut conclure qu'il a servi à une pièce d'artillerie.

Quant aux fentes verticales, n° 2, et aux ouvertures en croix, n° 3, on considère ordinairement les premières comme destinées au tir de l'arc, et les secondes à celui de l'arbalète. — Quelques archéologues nomment les premières archères ; les secondes, arbalétrières. — Or, l'usage de cette dernière arme s'étant introduit en France vers la fin du douzième siècle, on pourrait, de la forme des meurtrières, tirer des conclusions sur l'époque de la bâtisse à laquelle ces meurtrières appartiennent, si toutefois l'opinion que nous venons de rapporter était fondée. Malheureusement, ce point reste encore sujet à bien des doutes. L'arbalète a été défendue entre chrétiens, au deuxième concile de Latran, en 1139. Guillaume-le-Breton rapporte que, de son temps, les Français n'en faisaient encore que peu d'usage (Philipidos, l. II, 315.)

Il ne s'agit que de l'arbalète ayant un arc d'acier, car les arbalètes avec des arcs de bois ou de corne étaient connues dans l'antiquité. On en voit la description dans Ammien Marcellin, sous le nom de manubalista, et, au musée du Puy, un bas-relief curieux offre un chasseur armé d'une arbalète : la grandeur de l'arc montre qu'il ne peut être que de bois.

Hâtons-nous de dire qu'il existe des preuves que, bien avant l'invention des armes à feu, les longues fentes pratiquées dans les murs des places fortes ont servi à lancer des traits. Un passage de Guillaume-le-Breton ne laisse point de doute à cet égard :

Facit aptarique fenestris

Strictis et longis, ut strenuus arle latenti

Immittat lethi praenuntia tela satelles.

Mais quelle était l'arme au moyen de laquelle on lançait ces traits ? voilà ce qu'il est plus difficile de déterminer qu'on ne le pourrait croire d'abord. La plupart des ouvertures que nous avons appelées meurtrières, d'après l'usage général, sont percées dans des murs souvent épais de sept ou huit pieds, et en s'avançant aussi loin que le lui aurait permis le rétrécissement de la muraille, du côté de l'ouverture extérieure, l'archer qui voulait décocher une flèche ne pouvait guère s'approcher assez pour bien ajuster et manier commodément son arme. On comprend qu'il ne découvrait que l'ennemi placé exactement dans l'axe de la meurtrière, en sorte qu'il lui eût été à peu près impossible de tirer sur un homme en mouvement. On observe encore que la hauteur de la meurtrière est rarement assez grande pour qu'on puisse bander un arc dans l'intérieur de son embrasure. L'arc le plus court avait au moins cinq pieds ; il aurait donc fallu que la meurtrière eût plus de huit pieds de haut, car, pour tirer, l'archer élevait le milieu de son arc au niveau de son œil. Si l'on suppose, au contraire, que l'archer, pour tirer, restait hors de l'embrasure de la meurtrière, il courait le risque de frapper de sa flèche l'une ou l'autre paroi oblique de cette embrasure. En outre, comment pouvait-il juger alors de la distance de son ennemi, condition indispensable pour lancer une flèche ?

Ajoutons encore qu'on rencontre souvent des meurtrières fort exhaussées au-dessus de l'aire de la salle où elles sont pratiquées, et qu'on ne peut découvrir la campagne qu'en montant un escalier de plusieurs marches dans l'intérieur de l'embrasure.

Même observation pour les meurtrières en croix, dont la plupart sont d'ailleurs tellement étroites qu'elles ne laisseraient pas de place au jeu de l'arc de l'arbalète, lequel est horizontal, comme on sait.

Il faut donc admettre que la plupart de ces meurtrières, quelle qu'en soit la forme, ont servi à des armes à feu, ou bien à une espèce de machine qui nous est inconnue, ou bien encore, ce qui est plus probable, que, dans le plus grand nombre de cas, elles n'ont eu d'autre destination que de donner de la lumière et de l'air, sans compromettre la sûreté des habitants d'une place de guerre.

Quelle que fût la destination de ces ouvertures, il est important de remarquer les précautions prises par les ingénieurs pour qu'elles ne servissent point de passage aux traits de l'ennemi. On a vu qu'elles sont souvent élevées au-dessus de l'aire des étages qu'elles éclairent ou qu'elles défendent. Leur amortissement, en outre, est formé par une portion de voûte dont la courbe est calculée de façon à rencontrer toujours un trait lancé d'en bas et de l'extérieur, à la portée ordinaire.

On voit que la voûte empêchera qu'ils n'arrivent de but en blanc à l'intérieur, et sa courbe même contribuera à les faire retomber dans l'embrasure, au lieu de leur permettre de ricocher dans l'intérieur.

Avant de terminer cet article, nous devons dire un mot des latrines disposées, en général, à une grande hauteur et toujours en encorbellement au-dessus du fossé. On les plaçait ordinairement dans des tours, et dans des angles rentrants, afin qu'elles fussent moins exposées ; et, pour que l'assiégeant ne pût s'introduire par ces ouvertures, on prenait soin d'en défendre l'orifice extérieur par des barres de fer transversales.

9 COURS INTÉRIEURES. Le terrain enclos par les remparts d'une forteresse se nommait la basse-cour.

Là se trouvaient les dépendances du château, les magasins, les écuries, quelques logements et souvent la chapelle. Tous ces bâtiments étaient placés hors de la portée du trait, lorsque les dimensions de la basse-cour pouvaient s'y prêter ; dans le cas contraire, on les adossait aux murs de l'enceinte, du côté de l'attaque présumée, afin que les projectiles qui dépasseraient la crête des murailles allassent se perdre dans le vide en achevant leur trajet.

Lorsque la chapelle n'était point un bâtiment séparé, on la plaçait dans une tour, souvent à un étage fort élevé. On en peut voir un exemple dans le château d'Arques et dans celui de Chauvigny.

La basse-cour renfermait une mare et des citernes ou des puits. Quelquefois on a fait des travaux immenses pour arriver au niveau de l'eau ; on conçoit, en effet, que, faute d'un puits suffisant, la meilleure position n'eût pas été tenable. Au château de Polignac, en Velay, on voit une énorme citerne creusée dans le roc et d'une profondeur remarquable.

Un grand nombre de châteaux ont des basses-cours si étroites qu'elles ne paraissent pas avoir renfermé des bâtiments d'habitation. Construits dans des lieux inaccessibles aux chevaux, la plupart n'avaient pas besoin d'écurie, et la garnison, qui rarement était nombreuse, se logeait facilement dans les tours de l'enceinte ou dans le donjon.

10. DONJONS. Il n'y a point d'emplacement fixe pour le donjon d'une forteresse. On peut dire, en général, qu'on choisissait de préférence le lieu le plus élevé et d'accès le plus difficile. Tantôt le donjon s'élève au milieu de l'enceinte, tantôt il est tangent aux remparts, tantôt il en est complètement isolé.

L'étendue et les dimensions du donjon sont toujours proportionnées à celles de l'enceinte dont il doit compléter la défense. Quelquefois, c'est une citadelle avec tours et courtines, renfermant une basse-cour et de nombreux bâtiments. Quelquefois aussi, et c'est le cas le plus ordinaire, le donjon consiste en une haute tour, séparée de la basse-cour par un fossé avec un pont-levis, souvent élevée sur une base conique artificielle et toujours fort escarpée. Ailleurs, enfin, on donne le nom de donjon à une tour plus forte que les autres et sans communication avec le rempart. De ces trois espèces de donjons, la première se trouve dans les villes et dans quelques vastes châteaux destinés à recevoir une garnison nombreuse. La seconde s'applique à toutes les forteresses seigneuriales, particulièrement aux plus anciennes ; enfin, la dernière peut être considérée comme une sorte de palliatif destiné à remplacer le donjon dans des circonstances exceptionnelles.

Les défenses extérieures des donjons ne donneront lieu à presque aucune observation nouvelle. Elles peuvent consister dans un fossé, des lignes de palissades, un système de tours et de courtines, etc. En un mot, on peut considérer le donjon comme une place renfermée dans une autre, et n'en différant que par les dimensions.

On doit pourtant noter ici quelques dispositions qui, si elles ne sont pas caractéristiques et uniquement applicables aux donjons, s'y rencontrent du moins assez fréquemment pour que nous nous arrêtions à les examiner.

Rarement, on le sait, les donjons étaient assez vastes pour renfermer une garnison nombreuse. Lorsque les défenseurs d'une place de guerre se retiraient dans ce dernier asile, ils avaient fait des pertes pendant le siège, et l'espoir de prolonger la résistance était fondé, moins sur le nombre des combattants, que sur la force et la hauteur de leurs murailles. Le donjon n'avait donc point de vastes logements, et ne recevait presque jamais de chevaux. Tous les moyens de défense étaient calculés pour une petite troupe d'infanterie ; en conséquence, sa porte était fort étroite, et fréquemment placée à une hauteur telle que l'ennemi n'y pût parvenir que par une escalade périlleuse ; souvent même, il n'y avait point de porte, à proprement parler, et l'on n'entrait que par une fenêtre au moyen d'une longue échelle, ou bien d'une espèce de panier qu'on élevait et qu'on abaissait avec des poulies. Quelquefois encore, un escalier étroit et roide conduisait à l'entrée toujours fort élevée au-dessus du sol (Fig. 60). Par surcroît de précaution, cet escalier contournait le donjon, de façon que l'assaillant, pendant toute la montée, fût exposé aux projectiles lancés des plates-formes ou tombant des mâchicoulis. On conçoit qu'une attaque de vive force était presque impossible sur cet étrojt passage. On voit un exemple ancien de ces escaliers extérieurs dans le donjon d'Alluye (Eure-et-Loir). Ils sont encore très-communs en Corse, et ils étaient même usités dans les constructions civiles du siècle dernier. Un grand nombre de donjons, même fort vastes, n'ont jamais eu de portes. On observe un exemple curieux de ce système, dans le château de Mauvoisin (Hautes-Pyrénées), dont l'enceinte intérieure est un carré qui n'a pas moins de 110 mètres de côté.

Nous avons déjà remarqué qu'avant l'invention de la poudre, les moyens de défense étaient bien supérieurs aux moyens d'attaque ; aussi, les châteaux fortifiés par des ingénieurs habiles n'étaient pris, en général, que par un blocus, ou bien par une surprise ; contre ce dernier danger, on avait accumulé plusieurs moyens de résistance faciles à employer par quelques hommes contre une troupe nombreuse. C'est ainsi que le passage des escaliers conduisant aux salles intérieures était barricadé par des grilles ou des portes solides, défendu par des mâchicoulis et des meurtrières, interrompu quelquefois par des lacunes dans les marches ; lacunes qu'on ne pouvait franchir que sur une espèce de pont mobile. Enfin, des boules de pierres, d'un diamètre considérable, placées en réserve dans des paliers supérieurs, pouvaient être roulées dans les escaliers, de manière à obstruer le passage et à renverser même un ennemi victorieux. On trouve de semblables boules de pierre dans beaucoup de châteaux ; mais leur usage n'est pas absolument certain. Nous avons rapporté l'opinion la plus accréditée ; toutefois, il serait possible que ces espèces de boulets eussent été destinés à être lancés par des machines ou même par des bouches à feu.

Si le donjon a quelque étendue, il renferme lui-même un réduit destiné à offrir, après la prise du donjon, le refuge que le donjon devait donner aux défenseurs du château dont il dépendait. Ce réduit est une tour, plus forte que les autres, qu'on appelle, tantôt maîtresse-tour, en raison de ses dimensions, tantôt tour du belfroi ou beffroi, parce que la cloche d'alarme y était placée d'ordinaire. Dans le Midi, on donne souvent à cette tour les noms de tourasse, tourillasse, et même trouillasse, par une transposition de lettres très-ordinaire aux patois. Nous ne nous occuperons ici que de cette tour, car, ainsi qu'on l'a dit plus haut, les fortifications du donjon n'offrent que la reproduction réduite de celles de l'enceinte extérieure.

La maîtresse-tour a presque toujours son escalier disposé de manière à ne point rétrécir l'aire des appartements intérieurs. De là, l'usage de renfermer cet escalier dans une tourelle accolée à la tour principale. L'épaisseur de l'enveloppe ou cage de l'escalier étant généralement moindre que celle des autres murs, on la plaçait sur le point où les machines de l'ennemi étaient le moins à craindre. Très-souvent, l'escalier ne conduit pas à l'étage supérieur ; il s'arrête à un pallier, et pour monter plus haut, on se servait d'une échelle qu'on retirait à l'intérieur. Cette disposition, autant que nous en avons pu juger, est plus fréquente dans le Midi que dans le Nord. Dans les Pyrénées et en Corse, elle est, pour ainsi dire, générale. Le logement que le pape Pierre de Luna occupa au château d'Avignon est ainsi séparé des salles inférieures du même château.

L'escalier, en raison de ses dimensions très-resserrées, ne pouvait guère servir à porter aux étages supérieurs les armes et les provisions. Pour obvier à cet inconvénient, on avait coutume de laisser un vide assez grand dans les voûtes ou les planchers des différents étages, et par cette ouverture, on montait les objets dont on avait besoin, de la même manière qu'on transporte sur le pont d'un vaisseau les provisions contenues dans sa cale.

Le rez-de-chaussée de la tour servait de magasin, et comme, en général, il n'y avait point de porte à cette hauteur, on n'y accédait que par l'ouverture dont on vient de parler, ou par un escalier spécialement destiné à ce service. D'ailleurs, les salles basses étaient à peu près inhabitables, en raison de l'obscurité qui y régnait, car c'est à peine si l'on osait y percer d'étroites meurtrières. Ces salles cependant contiennent souvent le four à cuire le pain ; en outre, des cabinets en communication avec elles servaient de cachot, au besoin, car c'était toujours dans les donjons que l'on renfermait les prisonniers d'importance. Quelquefois, il y a, sous la salle basse, un ou plusieurs étages souterrains.

Destinées à loger le propriétaire du château, les salles supérieures de la maîtresse tour étaient décorées fréquemment avec luxe et élégance, et c'est là surtout que l'on peut trouver ces ornements qui caractérisent les époques de construction. Presque toutes ont de vastes cheminées à chambranles énormes, surmontées d'un manteau conique. Les voûtes sont ornées souvent de clefs pendantes, d'écussons, de devises ou de peintures. De fort petits cabinets pratiqués dans l'intérieur des murailles sont attenants à ces salles. La plupart servaient de chambres à coucher.

En général, le logement du châtelain est à une fort grande hauteur, soit pour être plus à l'abri d'une surprise, soit surtout pour être hors de l'atteinte des projectiles de l'ennemi. Les fenêtres, presque toujours irrégulièrement percées, ne se correspondent pas d'étage en étage. On craignait sans doute d'affaiblir les murailles, en y perçant des ouvertures sur la même ligne. Pratiquées dans des murs très-épais, leurs embrasures forment comme autant de cabinets, élevés d'une marche ou deux au-dessus du plancher de la salle qu'elles éclairent. Des bancs de pierre règnent de chaque côté. C'était la place ordinaire des habitants de la tour, lorsque le froid ne les obligeait pas à se rapprocher de la cheminée.

Par une dernière conséquence du principe général que nous avons exposé en commençant — qui consiste à rendre les parties d'une forteresse susceptibles d'être isolées —, on imagina de diviser la maîtresse tour en deux parties indépendantes l'une de l'autre, séparées par un mur de refend, ayant chacune un escalier distinct, et ne communiquant l'une avec l'autre qu'au moyen de portes étroites. Le donjon de Chalusset (Haute-Vienne), offre un exemple de cette disposition, assez rare d'ailleurs.

Dans beaucoup d'anciennes forteresses, on observe, au milieu de la maçonnerie des murs, des vides ménagés à dessein, formant comme des puits étroits et dont la destination est encore fort problématique, car je ne sache pas qu'on en ait encore exploré aucun, de manière à savoir où il aboutissait. Les uns ont supposé que ces vides servaient aux mêmes usages que, les ouvertures des voûtes, dont nous avons parlé plus haut, c'est-à-dire au transport des munitions aux étages supérieurs- d'autres, avec plus de vraisemblance, y ont vu des, conduits pour la voix, destinés à établir une communication entre les personnes placées à différents étages. Les dimensions très-variables, mais ordinairement resserrées, de ces tuyaux, peuvent donner lieu encore à plusieurs autres interprétations, qu'il serait inutile de rapporter ici. Il serait à désirer qu'on pût connaître les aboutissants de ces cavités, presque toujours encombrées de pierres, et nous ne pouvons que recommander cette recherche au zèle des antiquaires. Ces tuyaux ou ces puits, car il est difficile de leur donner un nom, sont, en général, verticaux ou légèrement obliques. On ne doit pas les confondre avec des cavités semblables, mais horizontales, qu'on rencontre dans quelques châteaux, notamment à Gisors. On suppose, avec beaucoup de vraisemblance, que ces cavités renfermaient primitivement des pièces de bois, faisant office d'ancres ou de chaînes, pour consolider la maçonnerie et en augmenter la résistance. J'ai observé, dans ces trous, des fragments de bois pourri, qui ne permettent guère de contester la destination qui vient d'être indiquée.

Il existe à Tours, rue des Trois-Pucelles, une maison en briques, du quinzième siècle, connue sous le nom de Maison du bourreau, et dont une tradition populaire fait la demeure de Tristan-l'Ermite. — L'origine de cette tradition est des plus ridicules, et repose tout entière sur une cordelière sculptée autour des chambranles ; or, cette cordelière, ornement très-fréquent, comme on sait, passe aux yeux du vulgaire pour une corde à pendre, et l'on en a conclu que pareille enseigne ne pouvait convenir qu'au compère de Louis XI. — Au dernier étage d'une tourelle de cette maison, on remarque une petite niche où aboutit l'ouverture d'un tuyau circulaire, d'environ 0m,15 de diamètre. On ne connaît pas l'autre extrémité. On sait seulement qu'il descend assez bas, car des réparations récentes ont fait reconnaître qu'il se prolongeait jusqu'au pied de la tourelle. A partir de là, le tuyau est obstrué. Comme il n'est point garni de plomb, ni même de mortier, à l'intérieur, on ne peut supposer qu'il ait servi de conduit pour l'eau ; peut-être ce tuyau servait-il de porte-voix pour transmettre des ordres à l'étage inférieur.

Il est rare que la maîtresse-tour ne soit pas aussi la plus haute d'un château. Quelquefois cependant la disposition des localités a nécessité la construction d'une tour, spécialement destinée à servir d'observatoire ou de guette, comme on disait au Moyen Age. Les tours de cette espèce sont fort élevées, mais d'une bâtisse légère, n'ayant point de rôle à jouer dans la défense matérielle. On en voit un exemple curieux, au château de Castelnau près d'Alby. Souvent ces tours correspondent avec d'autres tours placées sur des points culminants, en sorte qu'au moyen d'un signal convenu on pouvait être instruit, en fort peu de temps, de l'approche d'une troupe ennemie. On voit beaucoup de ces tours dans les Pyrénées — on les appelle dans le Roussillon atalayes —, et en Corse, elles forment comme une espèce de ceinture autour de l'île. On en trouve un assez grand nombre dans tous les pays de montagnes et le long des grands fleuves. La liaison de ces tours entre elles serait intéressante à étudier, car elle pourrait fournir des renseignements précieux sur les frontières des provinces au Moyen Age.

Quelques châteaux ont deux donjons, ou même davantage. C'est le développement, ou, si l'on veut, l'exagération du principe de l'isolement des ouvrages composant un système de fortification. C'est ainsi qu'à Chauvigny (Haute-Vienne), on voit, compris dans la même enceinte, quatre donjons assez grands chacun pour recevoir le nom de château.

L'existence simultanée de plusieurs châteaux, très-rapprochés les uns des autres, mais non compris dans la même enceinte, et appartenant à des propriétaires différents, est un fait qui n'est pas rare, mais dont l'explication est encore bien difficile. A une époque où les seigneurs châtelains vivaient les uns à l'égard des autres dans un état, sinon d'hostilité, du moins de suspicion continuelle, ce rapprochement a quelque chose d'incompréhensible. Nous en avons vu un exemple fort remarquable, à Tournemire, près d'Aurillac, où sur le même plateau existent les ruines de cinq châteaux ou donjons, contemporains en apparence (du treizième au quatorzième siècle), ayant eu différents maîtres, et situés à un trait d'arc l'un de l'autre. Sur les bords du Rhin et de la Moselle, et le long des versants orientaux des Vosges, on voit aussi nombre de châteaux situés si près les uns des autres, qu'il faut supposer que, dans le principe, ils auraient été bâtis par le même propriétaire, et qu'ils auraient fait partie d'un même système de fortification. — Voir, dans la Chronique de don Pero Niño, la description très-curieuse du château de l'amiral Arnaud de Trie, dont la femme demeurait dans un château séparé, avec pont-levis, mais compris dans l'enceinte fortifiée qui renfermait celui de l'amiral, Cronicas de Castilla, Cr. de don Pero Niño, p. 116.

L'usage des donjons s'est conservé jusque dans les fortifications du seizième siècle.

11. SOUTERRAINS. La plupart des châteaux et surtout des donjons renferment des souterrains plus ou moins vastes et qui avaient des destinations différentes. Le plus grand nombre servaient de magasins ; quelques - uns recevaient des prisonniers ; d'autres, enfin, débouchant à une assez grande distance du château, auquel ils appartiennent, paraissent avoir fourni, dans quelques localités, un moyen de communiquer secrètement avec la campagne, et de quitter le château, lorsqu'il était devenu impossible de le défendre. Froissart fournit quelques exemples de faits semblables. On voit, dans les ruines du château de Chinon, quelques galeries auxquelles on peut attribuer la même destination.

Nous n'avons rien à dire des caves ou magasins souterrains qui ne présentent que les dispositions usitées dans l'architecture civile.

Quant aux cachots, on remarquera quelquefois avec quels raffinements barbares on privait le prisonnier, de lumière et presque de tout moyen de renouveler l'air. Il y a des cachots qui ne reçoivent l'air, que par des tuyaux étroits, souvent coudés dans leur trajet, soit pour rendre les évasions plus difficiles, soit pour empêcher que la lumière ne pénétrât quelques moments dans la demeure du captif. La prison de Louis Sforce, dans le château de Loches, ne reçoit de jour, que par un corridor qui l'isole du mur de la forteresse. Des fers, des bancs de pierre, des ceps où l'on engageait, dit-on, les jambes des prisonniers, se rencontrent parfois dans ces horribles lieux.

C'est encore dans les souterrains des châteaux, ou du moins dans les salles basses, qu'on interrogeait les détenus et qu'on leur donnait la question. Souvent, une salle a été destinée particulièrement à cet usage, et l'on en voit encore une au château des Papes, à Avignon, dont le nom, la Veille, rappelle l'instrument de torture qu'elle renfermait. Toutefois, nous devons avertir nos lecteurs de se tenir en garde contre les traditions locales qui s'attachent aux souterrains des donjons. On donne trop souvent des couleurs atroces au Moyen Age, et l'imagination accepte trop facilement les scènes d'horreurs que les romanciers placent dans de semblables lieux. Combien de celliers ou de magasins de bois n'ont pas été pris pour d'affreux cachots : Combien d'os, débris de cuisines, n'ont pas été regardés comme les restes des victimes de la tyrannie féodale !

C'est avec la même réserve qu'il faut examiner les cachots désignés sous le nom d'oubliettes, espèce de puits où l'on descendait des prisonniers destinés à périr de faim, ou bien qu'on tuait en les y précipitant d'un lieu élevé dont le plancher se dérobait sous leurs pieds. Sans révoquer absolument en doute Inexistence des oubliettes, on doit cependant les considérer comme fort rares, et ne les admettre que lorsqu'une semblable destination est bien démontrée. Les oubliettes probables, que nous avons examinées, consistent en un puits profond, ménagé dans un massif de constructions, et recouvert autrefois par un plancher. Quelquefois des portes s'ouvrent vers le haut de ces puits, sans apparence d'escalier ou de machine pour y descendre. Telle est à peu près la disposition des oubliettes qu'on montre dans les ruines du château de Chinon, et que fera mieux comprendre la coupe ci-dessus.

La porte donne abruptement sur l'intérieur du puits. Des trous, disposés à quelques mètres au-dessus, dans les quatre murs qui forment les parois du puits, annoncent qu'un plancher a existé. On suppose qu'il était percé d'une trappe qu'on pouvait faire jouer par la porte. L'usage du plan incliné n'est pas facile à comprendre. Au reste, le fond du puits étant rempli de gravois, on ne peut juger, à présent, de sa profondeur.

Peut-être le fond de ce puits était-il formé par un angle aigu, afin de rendre plus pénible la position du malheureux qu'on y descendait, en l'empêchant ainsi de se coucher. C'est un raffinement de cruauté dont on verra un autre exemple dans les oubliettes de la Bastille.

Nous venons d'analyser successivement toutes les parties qui composent une forteresse du Moyen Age ; nous examinerons maintenant d'une manière sommaire l'ensemble de quelques fortifications.

A. ENCEINTE DE VILLE. Cité de Carcassonne. Elle occupe un plateau, d'accès très-difficile, au couchant. Elle a deux enceintes : la première (l'enceinte extérieure) est bâtie sur le versant de la colline ; la seconde, plus élevée, la commande par conséquent. Les deux enceintes ne se confondent qu'en un seul point, du côté du couchant, parce que là les escarpements naturels paraissaient une défense suffisante. On a placé le château, du même côté, par la même raison, et parce que l'assaillant devait, suivant toute probabilité, commencer ses attaques du côté opposé. Ce château, tangent aux deux enceintes, peut en être isolé : d'un côté, il communique à la ville, de l'autre, à la campagne, par une barbacane. On observera que l'enceinte intérieure de la ville est sensiblement plus forte que l'extérieure, et que ses tours sont beaucoup plus rapprochées ; enfin qu'elle a plusieurs tours fermées, tandis que l'enceinte extérieure n'a que des tours ouvertes à la gorge. La porte principale de la ville (la porte Narbonnaise, du côté du levant) s'ouvre entre deux fortes tours, liées ensemble, qui forment à elles seules comme une espèce de château indépendant. Une partie de l'enceinte intérieure, quelques tours et leurs courtines, bâties à petit appareil, entremêlé d'assises de larges briques, passe pour être de construction romaine, mais plus probablement elle est l'œuvre des derniers rois visigoths. Le reste de la même enceinte, ainsi que le château, paraissent appartenir au treizième siècle, sauf une tour et quelques parties de murailles, qu'on peut attribuer au douzième. L'enceinte extérieure date, suivant toute apparence, de la fin du treizième ou du commencement du quatorzième siècle.

B. CHÂTEAU DÉPENDANT D'UNE VILLE. Château de Fougères. Il est bâti dans la partie basse de la ville. Ici c'est l'endroit vulnérable de la ville que l'on a défendu par un château, si toutefois le château, ou du moins son donjon, n'est pas plus ancien que la ville.

On observera que la première porte est défendue par trois tours, qu'après avoir surmonté cet obstacle on rencontre un pont sur un ruisseau très-encaissé, et que l'ennemi, maître de la porte et du pont, n'a encore obtenu qu'un très mince avantage, car il est en butte aux traits des tours qui dominent la cour comprise entre les deux portes.

On doit noter les dimensions extraordinaires de ces tours. Elles ont des embrasures pour des canons et devaient battre, l'une, l'espace compris entre le château et la ville, l'autre, la courtine, protégée d'ailleurs par des rochers qui présentent un escarpement très-roide. Ces deux tours réunies protègent un angle saillant de l'enceinte, naturellement le plus exposé. Elles paraissent de construction relativement moderne.

Une porte, ou plutôt fenêtre élevée, paraît avoir eu autrefois un pont-levis pour communiquer à un ouvrage avancé, détruit aujourd'hui.

La cour du donjon est beaucoup plus élevée que la basse-cour. Tout le donjon paraît antérieur au reste des fortifications. Les deux tours remontent probablement au douzième siècle. Le reste du château paraît dater du quatorzième au seizième siècle. La plupart des tours et des courtines du château proprement dit appartiennent au quinzième siècle.

Le Louvre. Tour ronde ou donjon isolé au centre de la basse-cour. Trois portes, défendues chacune par deux tours. Bâtiments d'habitation disposés le long des courtines flanquées par des tours rondes très-rapprochées. Les tours d'angles sont beaucoup plus saillantes que les autres. Un fossé entoure tout le château. Petits ouvrages avancés aux abords des ponts. Le Louvre fut commencé par Philippe-Auguste, dans les premières années du treizième siècle. Il était tangent à la muraille de Paris, et défendait la ville au couchant.

La Bastille. Son plan forme à peu près un parallélogramme. Huit grosses tours rondes, à base conique, fort rapprochées, liées entre elles par des courtines aussi hautes que les tours ; créneaux et machicoulis ; fossés avec parapets extérieurs sur la contrescarpe ; appartements dans les tours et le long des courtines ; deux basses-cours séparées par un corps de bâtiment. Point de donjon à proprement parler ; étages des tours voûtés ou portés sur des charpentes ; ces dernières doubles, afin de rendre plus difficiles les communications entre les prisonniers (disposition moderne) ; oubliettes, ou cul de basse-fosse, dont le fond est en cône renversé.

La Bastille fut commencée en 1370.

C. CHÂTEAU ISOLÉ. Château de Chalusset. Il est situé sur une espèce de presqu'île triangulaire, qui forme un plateau élevé entre deux ruisseaux encaissés, et n'est accessible que par l'une ou l'autre de ses extrémités, les ruisseaux et des escarpements abruptes protégeant ses flancs contre toute attaque. C'est vers le confluent des deux ruisseaux que la pente est plus douce et que le terrain s'abaisse le plus. On a pensé que c'était le côté vulnérable de la place, et c'est sur ce point que l'on a accumulé les moyens de défense. Après avoir franchi le pont qui, sans doute, était fortifié autrefois, on trouve une muraille continue qui enveloppe tout le plateau ; cette muraille franchie, on rencontre une tour carrée, isolée, avec un fossé profond. C'est un fort détaché qu'il fallait emporter avant d'attaquer le château. Puis, se présente une muraille qui intercepte toute communication avec la partie supérieure du plateau.

Au-delà s'offre une autre muraille basse, qui forme une espèce de redoute en avant de la porte du château.

Cette porte s'ouvre à gauche de celle de la redoute, et est protégée par un massif épais et par une tour qui la flanque, en se projetant en avant du périmètre du château. On trouve une première cour, puis une seconde porte. On est alors dans l'intérieur du château ; a droite et à gauche sont les bâtiments d'habitation, magasins, etc.

Le donjon, de forme très-irrégulière, est situé dans un angle de la basse-cour. Il est divisé en deux parties par un grand mur de refend qui s'élève jusqu'au sommet. Chaque partie de ce donjon a son escalier indépendant.

Du côté opposé, c'est-à-dire à la base du triangle formé par le plateau, le rocher, excavé, présente pour premier obstacle un large fossé ; derrière, s'élève une muraille flanquée de tours très-rapprochées ; puis, vient l'enceinte intérieure du château qui enferme la basse-cour.

Bien que la roideur des pentes et que les deux ruisseaux semblent mettre les deux grands côtés du triangle à l'abri de toute attaque, les escarpements sont partout bordés de murs et quelquefois même l'enceinte est double.

Le château de Chalusset, aujourd'hui fort ruiné, paraît avoir été bâti, ou du moins très-agrandi, vers la fin du douzième siècle. C'est à cette époque qu'on peut rapporter toutes ses dispositions principales, retouchées d'ailleurs, comme il semble, jusqu'au seizième et au dix-septième siècles.

D. TOURS ou PETITS CHÂTEAUX ISOLÉS. Le Castera, près de Bordeaux. Grosse tour carrée avec tourelles aux angles. Point de basse-cour ; nuls ouvrages avancés. En raison de la largeur de celte tour, on a divisé le rez-de-chaussée par des murs de refend, afin de donner un appui au plancher du premier étage.

Le Castera paraît dater du treizième siècle.

E. ÉGLISES FORTIFIÉES. Il existe en France plusieurs églises, construites ou disposées de manière à pouvoir au besoin recevoir une garnison et soutenir un siège. La plupart ont des fenêtres élevées, des galeries régnant le long des murs et bordées de créneaux et de mâchicoulis. Quelques-unes sont environnées d'une enceinte crénelée, dans l'intérieur de laquelle les habitants du voisinage trouvaient un refuge au moment d'une invasion. On pénètre dans l'enceinte de l'église de Luz (Hautes-Pyrénées), qui consiste en une forte muraille crénelée, par une porte basse percée dans une tour carrée, et défendue par un mâchicoulis. L'église est surmontée d'un clocher fort élevé qui sert à la fois de donjon et de guette. On remarque que les ouvertures de ce clocher sont irrégulièrement pratiquées dans la maçonnerie ; chacune regarde un des débouchés de la vallée. A l'approche d'un ennemi, la cloche d'alarme se faisait entendre, et les habitants de la campagne se renfermaient aussitôt dans l'enceinte avec leurs bestiaux. La cloche de Luz correspondait, d'ailleurs, au moyen de signaux, avec quelques tours élevées dans les montagnes.

 

SIÈGES.

Pour rendre ce travail moins incomplet, nous y joignons un exposé très-sommaire des opérations usitées au Moyen Age pour l'attaque et la défense des places.

Avant le perfectionnement de l'artillerie, il y avait un grand nombre de places imprenables. Tout château construit sur des hauteurs assez escarpées pour qu'on n'y pût conduire des machines, tout rempart fondé sur le granit, et, par conséquent, inattaquable au pic du mineur, pouvait braver une armée nombreuse et ne cédait qu'à la famine. Or, dans un temps où il n'y avait pas d'armées permanentes, un blocus rigoureux était difficile, et, pour l'ordinaire, on se bornait à surveiller une place par des garnisons établies dans les châteaux du voisinage ; elles tâchaient d'intercepter les convois, et elles épiaient l'occasion de tenter une surprise.

Plus on s'éloigne de l'époque romaine et plus la science de l'ingénieur paraît perdre de son importance dans l'attaque et la défense des places. Au quatorzième siècle, les sièges se réduisent, en quelque sorte, à des escalades hardies, surtout dans le nord de l'Europe, où les traditions antiques s'oublièrent plus vite que dans le midi ; et l'on peut remarquer, à ce sujet, que, tandis que Froissard ne raconte aucun siège mémorable, Ayala décrit avec détail des travaux immenses, et des machines puissantes, employées pour réduire des villes de premier ordre. Les ingénieurs espagnols étaient, pour la plupart, des Musulmans, et jusqu'au seizième siècle, les Turcs et les Arabes passèrent pour supérieurs aux Occidentaux dans la poliorcétique.

Après avoir reconnu une place, la première opération des assiégeants consistait à prendre et à détruire les ouvrages avancés, tels que poternes, barbacannes, barrières, en un mot toutes les fortifications élevées en avant du fossé. La plupart de ces ouvrages étant en bois, on les démolissait à coups de hache, ou bien on les brûlait avec des flèches garnies d'étoupes soufrées ou de toute autre composition incendiaire.

Si le corps de la place n'était pas trop bien fortifié pour rendre impossible une attaque de vive force, on tentait aussitôt l'escalade. A cet effet, on comblait le fossé avec des fascines, ou l'on y descendait des échelles qu'on dressait ensuite contre le rempart. Cependant des archers écartaient à coups de flèches les défenseurs des plaie-formes et des fenêtres. Les soldats chargés de ce service portaient de grands boucliers, nommés pavois, souvent terminés à leur extrémité inférieure par une pointe de fer qui permettait de les ficher dans le sol. A l'abri de ces boucliers, les gens de trait, postés sur le revers du fossé, protégeaient les soldats qui montaient à l'assaut. A défaut de pavois, on se servait de planches, souvent de portes enlevées aux maisons du voisinage. Il était rare que les archers s'exposassent à découvert aux décharges de l'assiégé. Les arbalétriers surtout qui bandaient leurs arcs au moyen d'un appareil assez compliqué et exigeant du temps pour mettre l'arme en état de tirer, avaient besoin d'être bien paveschiés (couverts de pavois), selon l'expression de Froissard. Des parapets portatifs en bois, nommés mantelets, étaient employés au même usage. Nous donnons ici le dessin de deux de ces machines.

Si le siège tirait en longueur, l'assiégeant protégeait ses approches par des ouvrages en bois, en terre et même en pierre, assez élevés pour permettre à ses archers de plonger sur les plateformes de la place investie et de tirer d'en haut avec avantage sur ceux qui les défendaient. Des tours en bois à plusieurs étages étaient montées pièce à pièce au bord du fossé, ou bien on les construisait hors de la portée des machines de l'ennemi, et on les faisait avancer sur des rouleaux jusqu'au pied des murailles. Au siège de Toulouse, en 1218, Simon de Montfort fit fabriquer une semblable machine, qui, si l'on en croit l'auteur du poème des Albigeois, suspect d'exagération, il est vrai, devait contenir cinq cent cinquante hommes.

Je ferai faire une chatte, dont les planchers, les côtés, les poutres et les chevrons, la porte et les voûtes, les balcons et les parapets seront de fer et d'acier tout à l'entour garnis. Quatre cents chevaliers des meilleurs que nous ayons, cent cinquante archers pour garnison complète, je les mettrai dans la chatte. (V. 7843.)

Le nom roman de gata, chatte, donné à cette machine, est une allusion à la ruse et à l'adresse du chat pour saisir sa proie. Dans le nord de la France, ces tours sont désignées sous les noms de chats, châteaux, bretesches, beffrois. L'auteur de la. Chronique en vers de Bertrand Duguesclin appelle de ce dernier nom la tour que les Anglais firent construire au siège de Rennes en 1356.

Un grand belfroi de bois orent fait charpenter

Et le firent a dont a Resnes amener,

Jusque près des fossés le firent traÏsncr.

Si belfrois fut moult hauz quant le firent lever ;

Grande plenté de gent y pooit bien entrer. (V. 1855.)

Quand les traits lancés des étages supérieurs de ces tours avaient chassé les assiégés des plateformes, on abaissait un pont sur le rempart, et le tombât s'engageait alors main à main.

L'assiégé, pour empêcher ou retarder l'approche de ces redoutables machines, lançait contre elles des pierres énormes et des traits enflammés ; quelquefois il minait ou inondait le terrain sur lequel elle devait rouler, en sorte qu'elle se renversât par son propre poids. On a vu par les vers romans cités plus haut, que des ferrures multipliées paraissaient suffisantes pour garantir les beffrois du choc des projectiles. On les recouvrait de peaux fraîchement écorchées et enduites de glaise pour les préserver du feu ; enfin on sondait et on nivelait soigneusement le terrain qu'elles devaient parcourir jusqu'au pied des remparts.

Les tours roulantes avaient pour but d'amener rapidement l'assaillant sur la crête des murailles. On employait encore, pour réduire les places, la sape, la mine et des machines.

Des mineurs armés de pics descendaient dans le fossé, sous la protection d'un corps d'archers. Un toit incliné, composé de madriers épais ou bien de mantelets, les mettait à l'abri des projectiles qu'on lançait sur eux du haut des courtines. Sous ce toit, ils travaillaient à percer la muraille en arrachant pierre à pierre, jusqu'à y faire un trou assez large pour que plusieurs soldats pussent y pénétrer à la fois.

On sent que l'assiégé, voyant de quel côté l'ennemi dirigeait ses efforts, cherchait à réunir sur ce point tous ses moyens de défense. Tantôt il tâchait d'écraser les mantelets sous le poids de grosses pierres ; tantôt, en construisant un contre-mur, il retardait indéfiniment les progrès des travailleurs.

Les mines avaient cet avantage sur la sape, que l'assiégeant, n'étant pas en vue, pouvait surprendre son ennemi.

A cet effet, on creusait, à quelque distance de la place assiégée, une galerie souterraine que l'on poussait jusque sous les fondations des remparts et surtout des tours. A mesure que la galerie se creusait, on soutenait les terres par des blindages. Arrivé sous les fondations, on les étançonnait avec des madriers, en sorte qu'elles ne se soutinssent plus que sur cette charpente. Alors on disposait, autour des étais, des sarments et des matières inflammables où l'on mettait le feu. Les étais consumés, les murailles s'écroulaient, offrant à l'assaillant une large brèche sur laquelle il s'élançait aussitôt.

Cette opération offrait, on le sent, de grandes difficultés ; d'abord, pour dérober le travail à l'assiégé que pouvait alarmer le bruit des pioches, l'enlèvement des terres ou les oscillations même des murailles minées. On voit cependant, dans Ayala, que les ingénieurs de Henri de Trastamare, en 1368, parvinrent à miner une tour de Tolède, sans être découverts ; mais leurs étais avaient été mal disposés, et quand ils les eurent brûlés, la tour demeura debout. (Cronica del rey don Pedro, p. 531.)

Les Anglais employèrent la mine tout aussi inutilement au siège de Rennes, en 1356. Le gouverneur de la place découvrit le lieu où travaillaient les mineurs, en faisant placer, en différents endroits de la ville, des bassins de métal avec une balle dedans. L'ébranlement causé par les coups de pioche, faisant remuer la balle et résonner le bassin, révélait la présence de l'ennemi.

Là fit li Torsboileux commandes à haut ton

Que chascen fit pendre ung bacin en sa maison.

El par iceux bacins entendirent le son

Là où la mine étoit, et par ce Je scût-on,

Chron. de Duguesclin, v. 1185.

Le travail lent et pénible du mineur était remplacé avec avantage par l'action plus énergique de machines destinées à renverser les murailles. Ces machines, d'ailleurs trè-simparfaitement connues, paraissent empruntés aux anciens ; et il est vraisemblable que les ingénieurs du Moyen Age avaient conservé maintes traditions qui se sont perdues depuis. Alors même qu'on fait la part de l'exagération naturelle à des auteurs, étrangers ordinairement à l'art de la guerre, on ne peut méconnaître la puissance formidable des engins en usage avant l'invention de la poudre. Pendant les guerres des Guelfes et des Gibelins aux douzième et treizième siècles, notamment aux sièges de Crème en 1159, d'Alexandrie en 1175, de Modène en 1249, on vit des tours renversées par le choc des pierres lancées contre elles ; et des auteurs dignes de foi attestent que les bricoles jetaient, à de grandes distances, des quartiers de roc assez gros pour servir de fondations à des édifices. Les Bolonais, au siège de Modène, lancèrent par-dessus les remparts, jusqu'au milieu de la ville, un âne mort, ferré d'argent. La fontaine où l'animal tomba existe encore et porte le nom de Fontana dell' Asino.

Essayons, au moyen de quelques rares monuments et des descriptions que nous ont conservées quelques historiens, de reconstruire ces machines que la puissance plus terrible de la poudre a fait rapidement oublier. On peut les diviser en deux classes : les unes destinées à battre en brèche de près ; les autres, à opérer à une distance plus ou moins grande des murs d'une ville assiégée.

Le bélier parait avoir été connu de toute antiquité. Les monuments de Ninive en donnent une représentation, et on le retrouve, au Moyen Age, sous un grand nombre de noms différents, parmi lesquels on remarque celui de chai ou de chatte, mot générique comme il semble, applicable à toutes les machines servant à prendre des places.

L'auteur anonyme de la Chronique des Albigeois le décrit sous. le nom de bosson ; et les vers suivants expriment assez bien les effets de cet engin et les moyens employés pour le combattre :

A la sainte Pâques, le bosson est mis en batterie ; il est long, ferré, droit, aiguisé ; tant frappe et tranche et brise, que le mur est enfoncé ; mais ils firent un lacs de corde tendu par un engin, et dans ce nœud la tâte du bosson est prise et retenue. (V. 4487.)

Le bélier est une longue poutre suspendue par son milieu à un chevalet. Le côté tourné vers le mur, contre lequel il agit, se termine soit par une chape de fer, soit par une pointe aiguë. Cette poutre, mise en mouvement à force de bras et heurtant sans cesse une muraille, disjoignait les pierres et les renversait, ou bien les brisait les unes après les autres jusqu'à faire une brèche. Quelques manuscrits représentent la tête de l'instrument terminée par deux ou plusieurs pointes, et il paraît qu'après avoir choqué contre la muraille, on imprimait quelquefois à la poutre un mouvement de rotation sur son axe ; elle opérait alors comme une tarière et perçait un trou dans les pierres déjà fendues - par les premiers chocs. Lorsque des circonstances particulières ne permettaient pas de suspendre le bélier, on le disposait sur des roues et on battait les murailles, en le faisant alternativement rouler en avant et en arrière.

De leur côté, les assiégés faisaient leurs efforts pour rompre la tête ferrée du bélier, en lançant dessus des pierres ou de grosses poutres, ou bien, comme on l'a vu dans les vers précédents, en la prenant dans un nœud de cordes. Un puissant levier et un système de contre-poids enlevaient alors le bélier et le rendait inutile. Quelquefois on lui opposait un épais matelas sur lequel ses coups venaient s'amortir.

Si les murailles n'avaient qu'une épaisseur médiocre, on ne prenait pas la peine de dresser un chevalet ou des plates-formes pour mettre le bélier en batterie. Une longue poutre, portée par plusieurs hommes, qui la poussaient tous ensemble contre le mur, suffisait pour faire brèche. Froissart nous fournit un exemple curieux de ces béliers, improvisés au moment d'un assaut.

Le comte de Hainaut, après une attaque infructueuse contre la forteresse de Saint-Amandes, réunit des chevaliers : Adonc fut là qui dit : — Sire, sire, à cet endroit ici ne les aurions jamais, car la porte est forte, et la voie étroite ; si cousteroit trop des vostres à conquérir : mais faites apporter de grands mairains ouvrés en manière de pilot, et heurter aux murs de l'abbaye. Nous vous certifions que par force on la pertuisera en plusieurs lieux, et si nous sommes en l'abbaye, la ville est nostre, car il n'y a point d'entre deux entre la ville et l'abbaye. » Adonc commanda ledit comte qu'on fit ainsi comme pour le mieux on lui conseilloit, et pour la tost prendre. Si quist-on grands bois de chesne, et puis furent tantost ouvrés et aiguisés devant ; et si s'accompagnoient à un pilot vingt ou trente, et s'écueilloient, et puis boutoient de grand randon contre le mur ; et tant boutèrent de grand randon et si vertueusement, qu'ils pertuisèrent le mur de l'abbaye. (Liv. I, 1re Part., Chap. 137.)

On comprend que cette manière primitive de battre en brèche, qui pouvait réussir contre l'enceinte d'un couvent, ne pouvait être employée avec succès contre les remparts épais d'une place de guerre.

Les machines destinées à lancer au loin des projectiles sont décrites sous des noms différents, entre lesquels il est aujourd'hui à peu près impossible de découvrir des différences de forme et d'usage. Nous n'essayerons pas d'établir des distinctions entre les pierriers, les bricoles, les mangonneaux, les espringales, les aquerelles, les trabuchs, etc. Toutes ces machines semblent correspondre à la catapulte des anciens, et servaient à lancer des boulets ou des pierres, quelquefois des matières incendiaires.

Un engin à jeter des pierres est figuré dans un bas-relief existant aujourd'hui dans l'église de Saint-Nazaire à Carcassonne. Le sujet et l'époque en sont également inconnus. La gravure que nous en donnons-nous dispenserait presque d'une description. Une poutre fort longue est posée en équilibre sur un chevalet de bois et se meut sur un axe. A l'une de ses extrémités, elle porte une espèce de poche ou un double crochet, où se place une pierre arrondie. A l'autre bout de la poutre sont attachées des cordes manœuvrées par plusieurs hommes placés en arrière, au-dessous du projectile. En tirant fortement à eux les cordes, ils font tourner rapidement la poutre sur son axe, et dans ce mouvement de rotation la pierre s'échappe lancée au loin. Cette machine est une grande fronde attachée à un bras gigantesque. La fig. 82, tirée d'un manuscrit du treizième siècle, offre la représentation grossière et, pour ainsi dire, abrégée de la même machine ; seulement, on peut conjecturer que, pour donner plus de force et de rapidité au mouvement de la poutre, les cordes attachées à son extrémité étaient mises en communication avec de grandes roues qui, en tournant, la faisaient brusquement basculer.

Une autre espèce d'engin, décrit sous le nom de mangonneau, bricole, trabuch, etc., consistait en un affût de bois, formé d'épais madriers assemblés d'équerre. Entre les deux pièces latérales, on tendait des nerfs, des cordes de chanvre, ou des crins fortement tordus. Au milieu de ces cordes tordues s'élevait une perche, nommée style par les Romains au temps d'Ammien Marcellin, et que le chevalier Folard, qui a reconstruit cette machine, appelle un cuilleron. Par l'action des cordes tordues, le style est ramené en avant contre une traverse élevée au-dessus de l'affût. Elle est garnie d'un fort coussin pour amortir le choc. Des hommes placés à un treuil, au bout de l'affût, abaissent le style horizontalement et tendent ainsi les cordes, de même que l'on bande une scie en faisant mouvoir sa clef. Le style peut être fixé momentanément à la partie postérieure de l'affût par un crochet qui se meut au moyen -d'un déclic, espèce de détente. On charge alors l'engin, en plaçant un projectile dans la cuiller qui est à l'extrémité du style. Dès qu'on lâche le déclic, le style, violemment ramené contre la traverse par l'action des cordes tordues, lance avec force le projectile qu'il porte. Selon Vitruve, il y avait des catapultes qui lançaient des pierres de deux cent cinquante livres. On peut voir, dans son dixième livre, les détails de la construction de ces engins et les règles, d'après lesquelles il établit le rapport qui doit exister entre le poids du projectile et le diamètre des cordes tordues.

Le recul ou plutôt les réactions de cette machine étaient telles, dit Ammien Marcellin, qu'elles auraient ébranlé et renversé les plates-formes sur lesquelles on les mettait en batterie, si l'on n'avait eu la précaution de placer sous l'affût un lit épais de paille ou de gazon. Cette espèce de matelas décomposait le contre-coup qui suivait chaque décharge.

Du temps de l'historien d'après lequel nous donnons ces détails, le style était retenu dans la position horizontale au moyen d'une cheville et d'un crochet. L'ingénieur, chargé de pointer, lâchait le style en faisant sauter la cheville d'un coup de maillet. Ce procédé un peu barbare paraît avoir été perfectionné au Moyen Age. C'était une détente, un déclic qui mettait le style en liberté : de là le mot décliquer, fréquemment employé par nos anciens écrivains, dans le sens de décharger un projectile. On l'appliqua même aux canons, bien qu'ils n'eussent pas de déclic.

On pointait les bricoles, en haussant ou abaissant, au moyen de coins de bois, un des petits côtés de l'affût, en allongeant ou raccourcissant le style ; enfin on augmentait la force de torsion des cordes en les arrosant d'eau.

On conçoit que des pierres de cent livres, frappant coup sur coup une muraille, pouvaient y faire brèche ; cependant l'usage le plus ordinaire des bricoles était d'écraser les toits des maisons et de briser les hourds élevés sur les remparts. On lançait, par le même moyen, des boulets incendiaires et des vases remplis de matières inflammables. Une chronique d'Alsace mentionne un singulier moyen d'attaque employé avec succès contre un de ces petits tyrans féodaux qui, retranché dans un château bien fortifié, mettait toute une province à contribution. Il était assiégé par les milices de Strasbourg. L'ingénieur de cette ville, qui était en même temps le doyen de la corporation des orfèvres, fit venir dans son camp toutes les immondices, toutes les charognes qu'on put trouver aux environs. Chargées de ces singuliers projectiles, les bricoles strasbourgeoises tirèrent pendant trois jours sur le château. On était à l'époque des plus grandes chaleurs. La garnison, resserrée dans un petit espace et accablée par cette pluie hideuse, ne put résister à l'infection et mit bas les armes. Ce moyen étrange de prendre les places est d'ailleurs enseigné dans un manuscrit curieux de la Bibliothèque Nationale, et d'après ce manuscrit, la machine qui sert à lancer soit du feu, soit des immondices. C'est une poutre mobile sur un axe, chargée à l'une de ses extrémités B de rondelles de fer fort lourdes. A l'autre bout de la poutre est attachée une espèce de fourche, et une corde terminée par un œil, qui s'engage dans un crochet. On place le projectile sur la fourche, et on l'assujettit au moyen de la corde ; puis, avec un treuil, on fait basculer la poutre, jusqu'à ce que l'extrémité chargée d'un poids soit élevée en l'air. Si on fait cesser tout à coup l'action du treuil, la poutre pivote rapidement sur son axe, le contrepoids s'abaisse, et la force centrifuge fait échapper l'œil du crochet. Alors le projectile dirigé par la fourche est lancé au loin. L'auteur du manuscrit suppose que cette machine est placée sur un vaisseau, et protégée par un mantelet.

On voit, dans les Musées, des arbalètes gigantesques qui, montées sur des affûts, lançaient des traits énormes. Je ne sais si l'usage en fut aussi fréquent au Moyen Age que chez les anciens. Au siège de Marseille par Jules César, les assiégés décochaient, avec leurs balistes, des pièces de bois longues de douze pieds et garnies d'une pointe de fer, qui perçaient quatre parapets d'osier avant de s'enfoncer en terre. (CÉS., Comment. Civ. II.) L'arc de ces balistes n'était point en acier, mais en bois. Il se composait de deux pièces, chacune engagée, comme le style de la catapulte, dans des cordes tordues, mais tendues verticalement. L'élasticité du bois, jointe à la torsion des cordes, imprimait aux traits une rapidité prodigieuse.

Il semblerait, par la description très-peu claire que donne Ammien Marcellin de la baliste, que cette machine n'était qu'une catapulte dont le style chassait une flèche placée dans une rainure servant à le diriger. Le style de la baliste, comme celui de la catapulte, était mu par l'action de cordes tordues.

L'usage des machines que nous venons de décrire subsista assez longtemps après l'invention de la poudre. On voit, dans les guerres du quatorzième siècle, notamment aux sièges de Tarazona, de Barcelone et de Burgos, les trabuchs employés en même temps que les canons. Le perfectionnement de cette artillerie nouvelle, qui permettait de battre en brèche à une distance assez grande, fit abandonner les engins de bois et de cordes, vers la fin du quinzième siècle. Bientôt après, une grande révolution s'opéra dans l'art de l'attaque et de la défense des places. On inventa les bastions qui, s'avançant dans la campagne et se protégeant les uns les autres, éloignaient l'assaillant beaucoup plus efficacement que les tours construites autrefois dans le même dessein.

L'histoire de ce grand changement n'entre point dans le plan de ce travail ; nous nous bornerons à en remarquer un des principaux résultats. Le perfectionnement de l'artillerie n'a point rendu la guerre moins meurtrière, comme on le croit trop facilement ; et si l'on compare les campagnes de Napoléon à celles de César, on ne sait lesquelles ont fait couler le plus de sang. Mais la découverte d'un instrument de destruction qui ôte sa supériorité à la force physique, et, il faut le dire, à la force morale, a donné aux masses un irrésistible avantage. Autrefois, il fallait une trahison pour qu'un million d'hommes triomphât de trois cents Spartiates retranchés aux Thermopyles ; aujourd'hui, un ingénieur calcule, à quelques kilogrammes près, ce que coûtera de fer et de poudre la place la mieux défendue. La victoire est désormais assurée aux gros bataillons ; et s'il faut s'applaudir de n'avoir plus à craindre les petites tyrannies de castes privilégiées qui affligèrent le Moyen Age, n'est-il pas à craindre que des nations puissantes n'abusent de leur force pour opprimer des peuples généreux, trop pauvres pour opposer à leurs envahisseurs un nombre suffisant de fusils et de canons ?

 

PROSPER MÉRIMÉE,

de l'Académie française et de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Inspecteur général des Monuments historiques.