LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

PREMIÈRE PARTIE. — MŒURS ET USAGES

MŒURS ET USAGES DE LA VIE CIVILE

 

CORPORATIONS DE MÉTIERS.

 

 

LES Corporations d'artisans ont eu, pendant le Moyen Age, dit M. Augustin Thierry dans ses Considérations sur l'histoire de France, une grande importance historique par leur durée et par leurs résultats sociaux. A quelle époque commencent-elles à apparaître dans le monde moderne ? A quels éléments antérieurs empruntent-elles leur organisation et leur force ? Quels sont les traits principaux qui les caractérisent ? Ces questions, les premières et non les seules que leur histoire soulève, sont loin encore d'être suffisamment éclaircies. Les historiens modernes, si curieux de tout ce qui concerne le mécanisme de nos institutions passées, ne semblent pas leur avoir accordé toute l'attention qu'elles méritent. Elles sont vastes d'ailleurs, complexes, et pleines d'obscurité. Tâchons de dire en peu de mots ce qu'on en sait.

Les Corporations d'artisans sont aussi anciennes que les arts, dont elles réglaient la discipline et dont tour à tour elles favorisaient ou entravaient les progrès. Elles trouvent leur origine à la fois dans la nature et dans l'histoire. Les grandes castes, dernières traces peut-être de nationalités effacées, que l'on rencontre à l'origine des civilisations et qui s'attribuaient des fonctions distinctes dans le mécanisme social, étaient le type naturel d'associations plus restreintes et plus spéciales, se partageant les divers métiers ; moins d'ailleurs était énergique la protection de cette force commune que depuis on a appelée l'État, plus les hommes rapprochés par des intérêts semblables tendaient à se réunir pour se défendre, et, obéissant à un double instinct, contradictoire en quelque sorte, dont l'équilibre entretenait l'ordre dans l'ensemble et l'activité chez l'individu, ils devenaient associés pour le développement de la prospérité générale, et rivaux d'autant plus ardents pour l'accroissement de leur fortune particulière.

Les Romains connurent de bonne heure ces sortes de Corporations, qu'ils appelaient collèges. Le témoignage des historiens latins, toujours d'ailleurs si douteux quand il s'agit de ces époques reculées, nous autoriserait à en rapporter l'institution à Numa ; ce fut ce roi, disent-ils, qui, le premier, divisa en neuf collèges les artisans de Rome, leur donna des assemblées, des règlements et des cultes particuliers. Ces corps furent bientôt abolis par Tullus Hostilius, rétablis par Servius, interdits de nouveau, puis de nouveau institués et accrus par les décemvirs, et bien des fois, dans la suite, brisés ou réintégrés dans leurs droits, jusqu'à Caligula, qui les reconstitua définitivement. C'est qu'en effet leur existence était pour la république un continuel danger, une source inépuisable de troubles. Composés d'hommes ignorants, violents et cupides, ils menaçaient, tous les jours, par leurs coalitions, la sécurité de l'État, et fournissaient aux démagogues révolutionnaires du Tribunat une armée toujours docile et disciplinée. Les derniers empereurs, Trajan et ses successeurs, les traitèrent avec peu de faveur ; ils les toléraient cependant, car les artisans, privés de toute considération à Rome, étaient mieux accueillis dans les provinces et ne pouvaient être retenus dans la capitale de l'Empire que par les privilèges ou la contrainte. On employait tour à tour l'un et l'autre moyen. Les collèges, à cette époque, étaient nombreux : un contemporain d'Alexandre Sévère en nomme trente-deux ; Constantin en désigne trente, différents des premiers, et les inscriptions en signalent d'autres encore. (HEINECCII, Opera, 1766, in-4°, voyez t. II, dissert. IX : De collegiis et corportbus opificum.)

Ces collèges toutefois n'avaient d'existence légale qu'après avoir reçu l'approbation de l'autorité publique. Tous les artisans d'une même profession y étaient admis et les esclaves pouvaient en faire partie quand ils obtenaient l'autorisation de leurs maîtres ; des personnes étrangères même à la profession y étaient introduites pour participer aux sacrifices religieux (religionis causa), et c'étaient souvent des hommes considérables qui devenaient les patrons et les protecteurs de la corporation (RAYNOUARD, Hist. du droit municipal en France, liv. I, chap. XXI) ou de toutes les corporations d'une même ville. Quelques professions, celle des boulangers entre autres, étaient héréditaires ; mais le même artisan ne pouvait appartenir à plusieurs collèges. Ceux-ci avaient le droit de rédiger leurs statuts et leurs règlements ; ils s'assemblaient pour cet objet et pour la discussion de leurs intérêts communs : ils élisaient des chefs, des questeurs, des magistrats quinquennaux, des procurateurs, qui leur faisaient le rapport des affaires intéressantes pour la communauté, et ils décidaient ces affaires à la majorité des suffrages. Ils possédaient une fortune collective, dont l'administration leur était confiée ; ils levaient des taxes sur leurs membres : ils avaient une caisse commune. Quelquefois la loi les affranchissait de certains impôts ou de certaines servitudes, comme le service militaire, la garde des murs ou l'obligation de sortir des villes en temps de peste. Ils étaient accessibles à quelques fonctions secondaires dans l'administration des municipes. Enfin ils adoraient des dieux particuliers et protecteurs, célébraient en commun des sacrifices, des fêtes, des réjouissances et des banquets. Tels étaient, indiqués rapidement, les caractères des Corporations romaines.

D'un autre côté, une forme nouvelle d'association, non plus locale et spéciale, restreinte à une certaine ville ou à une profession, mais générale et personnelle, s'offre à nous, dès une haute antiquité, dans l'Europe septentrionale ; c'est la Ghilde, sorte d'assurance mutuelle et de franc-maçonnerie à la fois, originaire de la Scandinavie et qui s'était vite propagée parmi les Germains. Dans cette Ghilde, dont le nom signifie banquet à frais communs, il y avait, dit Augustin Thierry, assurance mutuelle contre les voies de fait, les injures, contre l'incendie et le naufrage, et aussi contre les poursuites légales encourues pour des crimes ou des délits même avérés. Chacune de ces associations était mise sous le patronage d'un dieu ou d'un héros, dont le nom servait à la désigner ; chacune avait des chefs pris dans son sein, un trésor commun alimenté par des contributions annuelles, et des statuts obligatoires pour tous ses membres.

D'où est sortie la Corporation du Moyen Age ? Est-ce du collège romain ? Est-ce de la ghilde scandinave ? Question longuement, ardemment controversée parmi les savants, à propos de l'établissement des communes, et sur laquelle ils ne sont pas parvenus encore à se mettre d’accord.

On peut affirmer que, sous les conquérants germains, depuis le moment où l’Europe échappe au gouvernement de Rome, sans se soustraire jamais complètement à ses lois, les confréries ouvrières ne cessèrent pas un instant d’exister. Les rares vestiges qu’on en trouve ne permettent pas de croire à leur prospérité, mais ils attestent au moins leur persistance. Au cinquième siècle, l’histoire du saint ermite Ampelius, qui vivait à Cimiez, mentionne des consuls ou chefs des serruriers. La corporation des orfèvres se rencontre sous la première race de nos rois. Charlemagne prend des mesures pour que le nombre des boulangers soit conforme aux besoins de la consommation, ce qui suppose une certaine organisation de cette profession. Les mêmes artisans sont nommés, en 630, dans des ordonnances de Dagobert. En Lombardie, si obscure que soit pour ce temps la législation industrielle, apparaissent des collèges d'artisans, et, bien que la plupart des gens de métier fussent de condition servile, les Longobards eux- mêmes ne dédaignaient pas d'exercer quelques professions manuelles. (CIBRARIO, Della economia politica del medio evo, c. II. — L. 60.) Ravenne nous présente, en 943, un collège de pêcheurs ; dix ans après, un chef de la corporation des négociants ; en 1001, un chef de la corporation des bouchers. En 1061, notre roi Philippe Ier accorde un certain privilége aux maigres chandeliers-huiliers. Les anciennes coutumes des bouchers sont déjà mentionnées au temps de Louis VII (1162) ; et le même prince concède, en 1160, à la femme d'Yves Laccohre et à ses héritiers, cinq métiers, c'est-à-dire les perceptions auxquelles ils donnaient lieu : ceux des mégissiers, des boursiers, des baudoiers, des savatiers et des sueurs (sutores, cordonniers). (ÉT. BOILEAU, Le livre des métiers ; Introd. de M. Depping.) Sous Philippe-Auguste, les concessions analogues sont plus nombreuses, et l'on sent que l'institution commence à se régulariser. Il est probable que ce roi approuva les statuts de plusieurs Corporations ; il confirma ceux des bouchers (1182) et leur accorda certaines faveurs. Les pelletiers et les drapiers (1183) furent aussi l'objet de sa bienveillance,

Est-ce à dire que les Corporations soient purement d'institution romaine ? Non, sans doute. Il est constant que les associations de l'espèce des ghildes s'introduisirent dans la Gaule, à la suite des conquérants, Elles furent, sous la première dynastie, au milieu des races diverses des vainqueurs et des vaincus, la cause de graves désordres. Charlemagne les combattit et voulut les interdire. Les Normands constituèrent, sous cette forme et pour leur affranchissement, une vaste affiliation qui menaça un instant le sort de la féodalité. Mais nous croyons qu'il faut conclure, avec M. Aug. Thierry, que la corporation naquit, de même que la commune urbaine, d'une application de la Ghilde à quelque chose de préexistant aux corporations ou collèges d'ouvriers, qui étaient d'origine romaine. — Cette Ghilde, dit ailleurs le même écrivain à propos des communes — et nous pouvons appliquer ses paroles au sujet qui nous occupe — se trouve dans la constitution de certaines villes et non de toutes les villes ; là où on la trouve dans les pays jadis romains, elle n'est point le fond, mais seulement une forme du régime municipal ; enfin, son application à ce régime date du onzième siècle, et non d'un temps plus voisin de l'établissement des dominations germaniques. La Ghilde, en quelque sorte, est l'esprit, le moteur ; le collège romain et son organisation, la matière qu'il s'agissait de féconder, et ce serait, dit encore M. Aug. Thierry, une étude intéressante que de voir de quelle manière le principe moteur, l'élément nouveau, s'est appliqué aux anciens éléments d'organisation municipale, de quelle manière et dans quelle proportion il s'est combiné avec eux.

Quoi qu'il en soit, les Corporations s'obscurcirent pendant quelques siècles, avec la domination germaine ; leur importance diminua : elles disparurent presque dans cette universelle anarchie et dans ce retour de la vie barbare, où la fabrication des objets nécessaires à la vie est abandonnée à des esclaves et exécutée sous l'œil et dans la maison du maître. A quelle époque commencèrent-elles à reprendre un peu de leur ancien éclat et essayèrent-elles de se reconstituer ? Ce fut, à peu près dans toute l'Europe, vers le douzième siècle. L'Italie donna la première impulsion. De bonne heure aussi, les confréries d'artisans se constituèrent dans le nord de la Gaule, d'où elles se répandirent dans les villes d'outre-Rhin ; en Danemark, elles s'établirent beaucoup plus tard, et ce pays, en les adoptant, imita l'Allemagne : la Ghilde, en effet, y avait conservé longtemps sa forme primitive et personnelle. Sous Henri I", en Allemagne, la condition commune des artisans était encore le servage, et, dès le douzième siècle, les collèges, sous le nom de Einnungen ou Innungen (unions), Zunffle, Aemler, s'y trouvaient déjà nombreux. En 1153 et 1195, les évêques de Magdebourg en favorisèrent l'établissement dans leurs domaines ; on en voit encore à Goslar, à Wurtzbourg, à Saint-Omer, à Brunswick. Toutefois, ces collèges ne parvinrent pas dans l'Empire à se constituer, sans luttes ; ils élevèrent bientôt la prétention de se substituer à l'ordre sénatorial et de s'emparer du gouvernement des villes, mais ils rencontrèrent chez leurs adversaires une vigoureuse résistance. Le treizième siècle fut le témoin de ces combats acharnés et sanglants, où les deux partis, tour à tour vaincus et vainqueurs, s'irritaient par de cruelles représailles et par la multiplicité des supplices. Brunswick, Magdebourg, Wurtzbourg, Goslar, Lubeck, en furent successivement le théâtre. Les empereurs Frédéric II et Henri VII tentèrent vainement d'y mettre un terme, en abolissant les Corporations d'ouvriers, et ces associations, déjà vigoureuses, résistèrent à la puissance impériale.

En France, l'organisation des Corporations d'artisans, qui se rattache par bien des liens au mouvement communal, mais que cependant il ne faut pas confondre complètement avec lui, ne souleva pas les violents orages auxquels elle avait donné lieu en Allemagne : elle ne semble même pas avoir rencontré d'opposition de la part des princes. La plus ancienne sans doute et la plus considérable de ces Corporations est la Hanse parisienne, ou Compagnie des bourgeois de la marchandise de l'eau, qui peut-être doit son origine au collège des nautes parisiens, antérieur à la conquête barbare, et qui avait reçu même sous la première race quelques attributions municipales. (LE ROY, Dissert. sur l'origine de l'Hôtel de ville, en tête de l'Histoire de Paris de Félibien.) Dans ce temps de vie rude et laborieuse, les marchands composaient à eux seuls toute la bourgeoisie des villes. Ils avaient au- dessus d'eux la noblesse et le clergé ; au-dessous, les artisans, formant le menu peuple ; et il n'est pas étonnant que le corps de la Marchandise de l'eau de Paris, c'est-à-dire la bourgeoisie de cette ville tout entière, considérée à peu près, pendant les douzième et treizième siècles, comme une compagnie commerciale particulière, ait fini par en devenir le corps municipal lui-même. Nos rois d'ailleurs la traitèrent avec une constante faveur. Louis VI lui concéda des droits nouveaux ; Louis VII confirma ses antiques privilèges, Philippe-Auguste les augmenta. La hanse parisienne était parvenue à s'assurer le privilège de la navigation sur la Seine et l'Yonne, entre Mantes en aval et Auxerre en amont. Les marchands étrangers, normands, bourguignons, ne pouvaient dépasser ces limites et apporter leurs denrées à Paris, sans se faire affilier à la hanse, et sans associer à leurs bénéfices un bourgeois qui leur servait de garantie ; c'est ce qu'on appelait les lettres de hanse et de compagnie françaises. C'est encore la Marchandise de l'eau qui présidait au débarquement de toutes les denrées qui arrivaient par le fleuve : vin, blé, sel, bois ou charbon ; plus tard, foin, lattes, pierres et carreaux, poisson d'eau douce, ail, oignons, noix, pommes, nèfles, châtaignes, guèdes, chaux, graines, etc. Et, depuis le moment où ces marchandises touchaient au port de Grève jusqu'à celui où elles étaient distribuées entre les commerçants chargés de les débiter, la corporation, par ses délégués, en avait la surveillance ; elle exerçait la police des poids et mesures, dont elle possédait les étalons, et le tribunal de son prévôt jugeait en première -instance les difficultés relatives au commerce par eau. Rouen, à l'imitation de Paris, avait constitué aussi une hanse qui s'attribuait exactement les mêmes privilèges. Mantes en possédait une autre, au commencement du quatorzième siècle. On retrouvait, du reste, des associations du même genre dans presque toutes les villes commerçantes situées sur les bords de la mer ou des fleuves : à Arles, à Marseille, à Narbonne, à Toulouse, à Montpellier, à Ratisbonne, à Augsbourg, à Bamberg, à Utrecht. La hanse de Lincoln fut autorisée par Édouard-le-Confesseur. Quelquefois les villes s'associaient entre elles et formaient une ligue commerciale, dont le type célèbre est fourni par les villes hanséatiques, rassemblées au nombre de quatre-vingts autour de leurs quatre capitales : Lubeck, Cologne, Brunswick et Dantzig. D'autres cités avaient imité ces vastes associations, et des hanses particulières se formèrent, notamment, en France, entre Paris et les principales villes du Nord, entre Montpellier et les principales villes du Midi. Nous n'insisterons par sur ce point, car, il faut le remarquer, ces hanses sont plutôt des compagnies commerciales, que des Corporations proprement dites ; elles appartiennent bien mieux à l'histoire du commerce qu'à notre sujet.

Nous avons vu déjà plusieurs Corporations d'artisans autorisées ou pourvues de règlements spéciaux par quelques-uns de nos rois, mais la première mesure générale relative à ces communautés date, en France, du règne de saint Louis et de la seconde moitié du treizième siècle. On sait que, vers le commencement de ce règne, la prévôté de Paris fut affermée. De grands abus résultèrent de cette organisation ; le saint roi les fit cesser en 1258, et nomma un riche bourgeois, Etienne Boileau, prévôt de la capitale. Ce magistral voulut mettre en honneur, dans le commerce de la cité, l'ordre, la bonne administration et la bonne foi. Il recueillit, d'après le témoignage des anciens, les usages et coutumes des divers métiers, dont la plupart sans doute n'avaient jamais été écrits ; il les coordonna, les améliora probablement en beaucoup de parties, les conserva comme les monuments d'une législation spéciale dans les archives du Châtelet, et composa ainsi le Livre des métiers, ce précieux et intéressant recueil qui a l'avantage d'être en grande partie l'ouvrage des Corporations mêmes, et non une suite de règlements tracés par les chefs de l'État (DEPPING). Le mouvement se continua après lui : les Corporations entrèrent peu à peu dans le cadre général et régulier de l'organisation sociale Les confirmations royales avaient été fort rares pendant le douzième siècle : elles se multiplièrent pendant le siècle suivant et devinrent d'un usage universel dans le cours du quatorzième. En 1228, Bologne renfermait vingt et une compagnies d'arts et métiers ; en 1321, Parme en avait dix-huit, et vingt-six s'étaient constituées à Turin en 1375. C'est aussi pendant le quatorzième siècle, et même pendant les deux siècles suivants, que les Corporations de Londres, dont les coutumes remontaient à des temps fort éloignés, reçurent la sanction de l'autorité publique. (JOHN STOW, Survey of London, 1633.) — Le Livre des métiers, recueilli par Étienne Boileau, contient les statuts de cent Corporations différentes. Ce nombre toutefois n'exprime pas celui des métiers exercés à Paris à cette époque ; quelques-uns d'entre eux ne s'y rencontrent pas, soit qu'ils aient négligé de se faire inscrire au Châtelet, soit qu'ils aient eu un intérêt quelconque à se soustraire à cet enregistrement. On peut noter, parmi les absents, des communautés puissantes, telles que celles des bouchers et des épiciers, et d'autres comme les tanneurs, les vitriers, etc. Dans le siècle suivant, les Corporations s'accrurent successivement, et, pour nous renfermer dans les limites qui nous sont tracées, elles se multiplièrent surtout sous les règnes de Charles IX et de Henri IV. Sauval (devons-nous croire à ce chiffre ?) comptait, au temps du ministre Le Tellier — nous n'avons pas d'indication antérieure au dix-septième siècle — : 1.551 communautés d'artisans, comprenant 17.080 maîtres, 38.000 compagnons et 6.000 apprentis, sans compter les 2.752 maîtres et les 5.000 garçons de boutique des six corps de métiers. Au seizième siècle, il y avait à Paris au moins 1.200 boulangers, 200 marchands possédant plus de 500.000 livres, et 20.000 d'une fortune médiocre. Les communautés, du reste, étaient fort divisées, et chaque métier ne s'appliquait qu'à une branche très-spéciale de travaux. Le livre d'Étienne Boileau contient les noms de quatre Corporations différentes de patenôtriers, ou faiseurs de chapelets ; on en rencontre six de chapeliers. Les chirurgiens de robe longue, qui exerçaient la chirurgie sans raser et les chirurgiens-barbiers, qui rasaient, mais devaient se borner à saigner et à panser les plaies, formaient deux groupes différents. D'autrefois cependant les attributions les plus diverses se trouvaient réunies dans les mêmes mains ; ainsi, les bouchers de Bordeaux jouissaient du privilège exclusif de vendre du poisson de mer.

Au-dessus des communautés d'artisans, il y avait à Paris quelques Corporations privilégiées, entourées d'une plus haute considération, et qu'on appelait les corps de marchands ; leur nombre avait varié, mais il s'arrêta définitivement à six : c'étaient les drapiers, qui obtinrent toujours la prééminence sur tous les autres ; les épiciers, les merciers, les pelletiers, les bonnetiers, les orfèvres, qui se la disputèrent longtemps, et qui, ne pouvant enfin s'accorder, furent obligés de s'en rapporter au sort. Les bonnetiers avaient remplacé, en 1514, les changeurs. (SAUVAL, Antiquités de Paris, livre IX.) Les épiciers, auxquels il faut réunir les apothicaires, étaient spécialement chargés de visiter, assistés d'un balancier, les poids et mesures chez tous les marchands, les orfèvres et les merciers exceptés. Les merciers et tapissiers composaient, sans contredit, le plus important de ces corps. On en comptait, à Paris, en 1557, plus de trois mille ; leur commerce embrassait plus de cinq cents sortes de vacations, et entamait, par quelque coin, les attributions de chacune des autres communautés. C'était aux six corps des marchands qu'il appartenait exclusivement d'aller à la suite du corps de ville recevoir les princes à leurs entrées triomphales et de porter le dais sur leur tête. Il ne nous paraît pas toutefois facile de déterminer les caractères essentiels qui distinguaient du reste des artisans ces corps privilégiés. Leur supériorité, sans aucun doute, était incontestée, et les preuves en sont partout. Lorsque les bourgeois hansés de Paris compromettaient par quelque fraude les privilèges de la compagnie, ils en étaient exclus et tombaient dans la classe du moyen peuple. Savary (Dictionnaire universel du Commerce, au mot MÉTIER) a soin de mentionner à part les gens de métier, ou les ouvriers que l'on nomme communément artisans et qu'on distingue par là des marchands. Cependant il ajoute aussitôt après : Il y a néanmoins plusieurs de ces gens de métier ou artisans, à qui leurs statuts et les lettres patentes des rois donnent la qualité de marchands. Sauval raconte que les merciers se vantaient d'avoir détaché de leur corps les tapissiers, qui n'étaient que des artisans. Et, quand il nous apprend comment les bonnetiers avaient remplacé les changeurs, il ajoute que ces derniers se virent, en cette occasion, déchus de leurs anciens honneurs, et que, par ce moyen là (les bonnetiers), d'artisans qu'ils avoient toujours été, devinrent marchands. Tout en reconnaissant cette supériorité, puisque tout la proclame, on ne peut s'empêcher de remarquer que les bouchers et les boulangers, communautés considérables, ne faisaient pas partie des six corps ; que les marchands de vin n'en obtinrent tous les privilèges qu'en 1585, et que leurs confrères nouveaux ne voulurent jamais les admettre dans leur sein. Enfin, il fallait, ce nous semble, que ces privilèges des six corps fussent bien peu considérables pour que les changeurs y renonçassent aussi facilement, et pour que le corps de ville en décorât aussi aisément les bonnetiers. Dira-t-on, avec Félibien, qu'ils sont comme les rameaux d'une souche commune, la compagnie de la Marchandise de l'eau, au milieu de laquelle ils restèrent longtemps confondus, sans être désignés par aucun nom particulier ? Il ne faut pas oublier que, au témoignage du même historien, les drapiers, les orfèvres, les pelletiers et les épiciers sont déjà nommés, sous Philippe-Auguste, avec leurs noms particuliers. Espérons qu'un savant distingué, M. Leroux de Lincy, nous donnera bientôt les éclaircissements qu'il a promis sur cet intéressant sujet.

Toutefois, malgré les statuts minutieux autorisés par Étienne Boileau et ses successeurs, malgré les règlements d'attributions, malgré cette hiérarchie savante et cette organisation qui paraît au premier abord si rigoureuse, il s'en fallait que l'ordre et l'unité régnassent dans l'industrie et le commerce de Paris pendant le Moyen Age ; or, ce qui se passait alors dans Paris se passait dans l'Europe entière, ou tout au moins dans la France, et en reproduisait la fidèle image. Les luîtes étaient vives, incessantes, les rivalités acharnées comme les intérêts, entre les pouvoirs divers, entre les juridictions soumises à la même autorité suprême, entre les juges et les justiciables, entre les métiers rapprochés par l'analogie de leurs opérations ; et, au milieu de ces luttes, les fraudes, surveillées avec moins de vigilance, devenaient plus faciles et se multipliaient à l'envi.

Lorsque Philippe-Auguste construisit une plus vaste enceinte de Paris, il enferma, dans cette enceinte nouvelle, des bourgs naguère séparés, et placés sous la domination des seigneurs laïques ou religieux qui y exerçaient leurs justices indépendantes ; c'étaient les bourgs de Saint-Germain-l'Auxerrois, le Bourg-l'Abbé, le Beau-Bourg, le Bourg-Thibourt, etc. Les seigneurs de ces villages devenus des quartiers nouveaux prétendirent garder tous leurs droits, et le roi de France fut obligé de reconnaître la légitimité de leurs prétentions. Il y eut donc, dans ces justices, des communautés d'arts et métiers distinctes et qui en relevaient exclusivement, ainsi que dans les bourgs Saint-Marcel et Saint-Germain. Charles V fit mieux : il assimila en tout aux anciens quartiers de Paris les faubourgs qul renferma dans cette ville (1374) ; mais, sous François Ier, les villages mis au nombre des faubourgs et les groupes d'habitations nouvellement formés autour de la capitale, conservèrent leurs législations particulières. On eut alors trois ordres différents de faubourgs : ceux de Charles V confondus avec les quartiers primitifs de Paris, ceux qui possédaient des maîtrises et des jurandes particulières, et ceux enfin où l'industrie était tout à fait libre, comme le faubourg Saint-Antoine. Cet état de choses dura jusqu'en 1581, époque où Henri III prescrivit, par une ordonnance, à tous les gens de métier de la ville et des faubourgs, de se faire recevoir maîtres. (DELAMARRE, II, 736.) Le bourg Saint-Antoine cependant échappa à cette obligation. Déjà toutefois, depuis longtemps et peu à peu, le pouvoir royal avait étendu ses droits de surveillance et d'inspection à tous les métiers de la ville, et avait diminué d'autant l'importance des juridictions particulières, même en leur permettant d'exercer leurs privilèges concurremment avec lui (1536-1537). A cette multiplicité de juridictions, qui chacune créait des artisans d'un ordre différent, il faut ajouter encore ceux qui venaient du dehors et d'une distance plus ou moins grande, il faut ajouter d'autres distinctions, suivant les cas. Prenons les boulangers pour exemple, et comptons. Il y avait d'abord les fourniers, ou conducteurs des fours banaux, qui cuisaient le pain pour les bourgeois. Il y avait les maîtres boulangers ; mais les uns recevaient du roi leur maîtrise, tandis que les autres l'obtenaient des seigneurs dont les terres étaient enclavées dans l'enceinte de Paris : les premiers perdaient leurs privilèges, s'ils allaient habiter sur les terres des seigneurs. Il y avait les boulangers forains ; mais, tandis que les uns appartenaient à la banlieue, les autres venaient de plus loin : il ne fallait pas les confondre. Il y avait enfin les boulangers privilégiés, et notamment celui qu'en vertu d'une transaction de 1222, l'évêque de Paris avait le droit de conserver au Parvis de Notre-Dame. Si le compte est bon, l'on trouve que six classes différentes de boulangers exerçaient le droit d'approvisionner de pain la ville de Paris, droit d'ailleurs renfermé dans des limites diverses, accompagné de privilèges distincts, sources de rivalités, de jalousies, de querelles, de procès, dont le parlement retentissait tous les jours. (DELAMARRE, Traité de la police.)

Si nous nous renfermons dans la classe des artisans qui dépendaient directement de l'autorité royale, la confusion n'était pas moindre, et tous les délégués de cette autorité, pourvu qu'il y eût quelque analogie éloignée entre leurs fonctions et la nature des professions diverses exercées à Paris, se disputaient le droit, toujours productif, d'autoriser, surveiller, protéger, juger, punir ou rançonner ceux qui les pratiquaient. Lorsque les ducs et les comtes, s'établissant héréditairement dans les domaines dont l'administration leur avait été confiée, constituèrent la féodalité, les officiers de la cour des rois, ceux qui présidaient aux différentes parties du service intérieur, s'arrangèrent, à leur exemple, des fiefs dans leurs offices. Nos rois leur accordèrent le droit de disposer des maîtrises des arts et métiers, avec une espèce de juridiction sur tous les marchands et artisans qui avaient rapport à leurs offices, non-seulement à Paris, mais au moins, pour quelques-uns, comme le grand-chambrier ou le premier valet de chambre barbier, dans toute l'étendue du royaume. Ainsi, le grand-chambrier avait juridiction sur les drapiers, les merciers, les pelletiers, les tailleurs, les fripiers, les tapissiers, et sur tous les autres marchands de meubles et d'habits ; du valet de chambre barbier dépendaient tous les barbiers de France. Le grand-panetier présidait au commerce des boulangers ; le grand - bouteiller avait dans ses attributions tous les marchands de vin ; le premier maréchal de l'écurie du roi commandait aux maréchaux et autres gens de forge sur fer, etc.

Ces grands officiers, avons-nous dit tout à l'heure, délivraient aux ouvriers les brevets de maîtrises et exigeaient pour cette concession un droit quelquefois assez considérable. Le grand-chambrier recevait six sous à chaque maîtrise ; il percevait, en outre, à l'avènement du roi, cinq sols sur chaque mercier ou marchand vendant à poids et à mesures, et ces droits divers, réunis aux amendes dont nous allons parler, s'élevaient, vers 1469, à plus de 100.000 liv. de produit net. (JUST. PAQUET, Institutions provinciales, communales, et corporations. Paris, 1835.) Ils nommaient des maîtres ou lieutenants chargés de les suppléer et de recueillir les droits qui leur étaient attribués dans les principales villes du pays. Les plus célèbres et probablement les plus anciens de ces lieutenants étaient les rois des merciers, dont on trouve déjà les noms sous la race carlovingienne, et qui subsistèrent jusqu'en 1597. On a la preuve qu'un roi des merciers avait été institué à Tulle ; un titre manuscrit nomme celui de Berry. Ces princes du comptoir étaient entourés d'une cour brillante et nombreuse, dont l'éclat resplendissait dans les fêtes des confréries ; ils comptaient, dans leurs cortèges, des maréchaux, des connétables, des officiers, des chevaliers, des chevalières, dignitaires plus aimables, et enfin des écuyers, etc.

Les officiers de la maison du roi tenaient encore sous leur dépendance plus directe un certain nombre d'artisans pris dans les divers métiers et qui suivaient la cour dans ses voyages, avec des privilèges spéciaux. Lorsque le roi était à Vincennes, les merciers occupaient, au bout du faubourg Saint-Antoine, un bâtiment, qu'au milieu du dix-huitième siècle on nommait encore la Grange aux merciers. Au quatorzième siècle, les épices de la cour s'élevaient, chaque année, à la somme de 1.200 liv. Sous Louis XII, les artisans à la suite du roi étaient au nombre de quatre-vingt-treize ; on y comptait trente taverniers tenans assiète à boire et manger. Quelques années après, la cour de François Ier, plus brillante et plus prodigue, ne pouvait se contenter de si peu, et le nombre était porté à cent soixante, parmi lesquels nous citerons, entre autres, trois apothicaires et neuf carreleurs de souliers, qui ne figuraient pas dans la première liste. Sous Henri IV, cette liste contenait trois cent vingt artisans.

C'était peu que ces privilèges lucratifs, ce droit d'accorder ou, pour mieux dire, de vendre des maîtrises ; les grands-officiers exerçaient encore une véritable juridiction de police : ils jugeaient les différends entre les maîtres et les ouvriers, punissaient les querelles ou les batteries peu considérables et terminées sans effusion de sang. Ils faisaient, par eux ou leurs lieutenants, chez les marchands ou artisans, les visites ou inspections nécessaires pour découvrir les fraudes et constater les contraventions aux règlements. Mais ces juridictions multipliées avaient pour résultats un grand désordre, une inextricable confusion, et elles soulevaient les plaintes du public, en même temps qu'elles encourageaient, parmi les gens de métier, à l'aise pendant les querelles de leurs chefs, la mauvaise foi et l'indiscipline. Les titulaires des charges de cour s'efforçaient, chaque jour, d'étendre leurs privilèges et d'augmenter leur puissance, et, pendant plusieurs siècles, jusqu'en 1355 que la plupart de ces juridictions disparurent avec les officiers qui en étaient pourvus (le grand - chambrier n'est supprimé qu'en 1545, et le grand-panetier existait encore en 1673), ils ne cessèrent de lutter contre le prévôt de Paris, dans les attributions duquel était placée la police générale de la ville et de sa banlieue. Si le grand-panetier faisait enfermer un boulanger à la prison du Châtelet, le grand-prévôt, administrateur de cette prison, le mettait en liberté ; celui-ci punissait-il (1416) un artisan du même métier, le premier, de son côté, se portait appelant ; les boulangers, à leur tour, jaloux du lieutenant nommé par l'officier de la cour, refusaient de reconnaître sa juridiction. Mais le vent n'était plus, depuis saint Louis, aux envahissements de l'esprit féodal ; le pouvoir royal, toujours plus fort, dominait toutes ces résistances, et la juridiction du prévôt de Paris, avec l'aide des fidèles parlements, s'étendit et se consolida tous les jours.

Tout n'était pas fini cependant avec les prétentions des grands dignitaires que nous venons de nommer ; les maîtres-d'hôtel du roi en élevèrent à leur tour : ils voulurent embrasser dans leurs attributions la police des vivres et des marchandises destinés à la cour, et celle des artisans qui les fournissaient. Une ordonnance du prévôt leur retira définitivement ces privilèges en 1399, et ils furent supprimés eux-mêmes en 1406. Après eux, vinrent les officiers du prévôt de l'hôtel, créés en 1475 ; ils essayèrent aussi d'engager la lutte avec le prévôt de Paris, mais ils y succombèrent. Deux ordonnances, l'une du roi Jean (1350), l'autre de Charles V (1372), avaient fixé d'une manière à peu près définitive la législation en cette matière : la première obligeait tous les visiteurs, regardeurs et maîtres des métiers, quelle que fût l'origine de leur pouvoir, de faire au prévôt de Paris ou à ses officiers le rapport des contraventions qu'ils auraient constatées, et la seconde, plus sévère encore dans ses dispositions, réservait exclusivement à ce magistrat la visite et l'inspection, avec défense à tous autres de s'en mêler, nonobstant tous privilèges ou lettres impétrées au contraire ; mais elle ne fut jamais rigoureusement exécutée.

Tous les efforts de l'autorité supérieure tendaient, en effet, à ramener autant que possible à l'unité l'administration du royaume. Les magistrats voyaient avec impatience les désordres de tous genres qui résultaient de la multiplicité et des conflits des juridictions ; ils se préoccupaient surtout de l'approvisionnement de Paris et de la subsistance des populations, grave responsabilité qui pesait sur eux et leur inspirait des mesures, désavouées sans doute par la science, mais qui prouvaient leur sollicitude pour les habitants, à la sécurité desquels ils devaient pourvoir. Ainsi, pour n'en citer qu'un exemple, des lettres de Philippe-le-Bel (1305) ordonnent qu'à l'ouverture des marchés où étaient offertes les denrées, le commun peuple en pourra avoir en détail au même prix que ceux qui en achèteront en gros, et elles recommandent au prévôt de Paris de condamner les contrevenans en de si grosses amendes, que les autres y prennent exemple. On avait foi, dans ce temps, aux effets salutaires de la justice.

Nous avons examiné les Corporations d'artisans dans leur ensemble et dans leur police générale ; il nous reste à les considérer rapidement en elles-mêmes et à étudier leur organisation intérieure. Pendant cette longue suite de siècles, les transformations furent fréquentes et nombreuses. La législation du Moyen Age, fondée d'ailleurs sur le privilège et sur l'usage, c'est-à-dire sur les conquêtes dont chacun, à force de patience, pouvait acquérir la prescription au profit de sa puissance ou de ses intérêts privés, ne se prête guère à une généralisation absolue et a pour caractère dominant, au contraire, une inépuisable variété ; il faut donc tenir compte de bien des exceptions que nous ne pourrons indiquer.

Durant les premiers siècles, sous la domination des barbares et à la faveur des désordres et de l'anarchie auxquels les sociétés européennes étaient en proie, les Corporations se constituaient et s'organisaient librement ; elles n'avaient d'autorisation et de sanction à demander à personne ; mais bientôt cet état de choses changea, et il s'opéra dans leur discipline une révolution profonde. Nous avons vu les premiers rois de la troisième race, et, parmi eux, saint Louis, au premier rang, enregistrer et approuver les statuts de quelques Corporations. Cet usage, comme nous l'avons dit, devint de plus en plus universel, et enfin, au quatorzième siècle, il formait A le droit général, et les communautés d'artisans n'avaient pas d'existence légale, sans la concession du roi ou du chef de la terre où elles s'étaient établies, prince, abbé, bailli ou maire. C'est ainsi que nous voyons un abbé d'Ardennes donner des règlements aux couteliers de Caen ; l'évêque de Coutances, aux tisserands de la contrée ; l'abbé de Fécamp, aux divers métiers établis sur le territoire de l'abbaye ; les maires, les baillis de Rouen, aux nombreuses corporations de cette grande cité. (OVIN LACROIX, Histoire des anciennes corporations d'arts et métiers dans la capitale de la Normandie, 1850, in-8°.) Ces communautés avaient leurs privilèges et leurs statuts ; elles se distinguaient entre elles, par leurs armoiries, dans les solennités publiques. Elles possédaient le droit de discuter leurs intérêts généraux et de réformer leurs statuts (sauf autorisation supérieure), dans de vastes assemblées composées de tous leurs membres. En 1361, par exemple, les plus notables et souffisants de la drapperie de Rouen formaient une réunion de plus de mille personnes. Quelquefois, il fallait que les officiers du roi autorisassent la convocation et assistassent à l'assemblée, au moins par leurs délégués ; d'autres fois, comme pour les drapiers de Troyes, les réunions avaient lieu librement. Dans certaines Corporations, les maîtres qui ne venaient pas aux assemblées étaient frappés d'amende. Pour rendre ces assemblées et les rapports de la communauté plus faciles, les artisans d'une même profession habitaient le même quartier et la même rue. Le souvenir de cet usage s'est encore conservé, à Paris, dans les noms de beaucoup de voies publiques. Cette fixité de domicile était même souvent obligatoire ; par exemple, il était défendu aux libraires d'aller s'établir au-delà des ponts sur la rive droite de la Seine, et aux maîtres d'armes d'ouvrir leurs salles sur la rive gauche. Nous retrouvons ces communautés en possession de tous les privilèges que nous avons constatés déjà dans les collèges romains. Elles avaient le caractère de personnes civiles. Pourvues du droit de posséder, d'administrer leurs biens, de soutenir ou d'intenter, par procureur, des actions en justice, d'accepter des héritages ; elles avaient une caisse coin m une, imposaient à leurs membres des cotisations dont elles déterminaient le taux, et les faisaient percevoir par leurs officiers.

Les Corporations exercèrent encore une juridiction de police et, dans une certaine limite, criminelle, sur leurs membres ; elles luttèrent longtemps pour l'agrandir ou la conserver, et firent leur partie dans le concert discordant de conflits que nous avons tâché d'indiquer. Elles constataient les contraventions, elles intervenaient dans les discussions que l'intérêt soulevait entre les maîtres, entre les maîtres et les ouvriers, dans les querelles où les parties avaient recours^ à la violence ; elles imposaient des amendes, elles ouvraient leurs tribunaux et leurs audiences judiciaires. Les maîtres bouchers, en tablier, siégeaient au milieu des moutons et des bœufs égorgés. Le juge des ferrons des mines de fer situées entre Orne et Aure tenait sa cour à Glos-la-Perrière, assis sur une haute enclume, jambe deçà, jambe delà, et ses huissiers, ouvriers aussi comme lui, portaient à la main un marteau de fer de trente livres, en guise de verge, pour tenir l'assistance en respect. Quelquefois une Corporation conservait un certain pouvoir sur des artisans placés en dehors de son sein : tels étaient les bouchers de la Grande-Boucherie, qui pouvaient seuls autoriser l'établissement des autres bouchers de Paris.

La juridiction dont nous venons de parler était exercée par des officiers, connus sous des noms divers : rois, maîtres, doyens, gardes, syndics, jurés, chargés des visites, des inspections, du maintien de l'ordre et de la police, de la perception des taxes, et, en outre, de l'examen des apprentis et de la réception des maîtres. Leur nombre variait de un à six pour la Corporation, et quelquefois même leur pouvoir s'étendait sur toute une province, car un titre de 1563 nomme le maître des merciers de Berry. — Ce titre indique aussi, comme nous l'avons dit, le roi des mêmes artisans dans cette province. — Ces officiers, élus d'abord par la communauté, ne conservèrent pas tous le même mode d'institution. Pour le plus grand nombre cependant, ils restèrent à l'élection de leurs confrères ; tels étaient, entre beaucoup d'autres, les chefs de la Gheude des Boulenghiers d'Arras, le prince des viniers dans la même ville ; les émouleurs de grandes forces étaient obligés de venir tous les ans, des provinces les plus éloignées, pour élire leurs jurés et tenir le chapitre général sur les progrès ou la décadence de l'art. Dans d'autres Corporations, comme les teinturiers ou les gaîniers de Rouen, l'élection était faite par les jurés sortants. Les officiers du roi, ces grands-officiers dont nous avons raconté les entreprises, ou les délégués de l'autorité royale dans les villes du royaume, recevaient quelquefois la charge de nommer les dignitaires des métiers : il en était ainsi pour les bouchers de la montagne Sainte-Geneviève, à Paris ; pour toutes les communautés de Laon, après l'abolition de la commune. D'autres fois, ils se contentaient d'assister à l'élection ou d'y envoyer un délégué, comme le grand-panetier (1281) à l'égard des boulangers, dont l'état-major passa plus tard (1350) à la nomination du prévôt. Dans certains cas, l'élection était mixte ; les anciens jurés s'adjoignaient, pour y procéder, un certain nombre de maîtres, comme les huchers et les tissutiers de Rouen, ou bien elle se faisait à deux degrés, ainsi que pour les bouchers de Paris. Enfin, il y avait encore, au seizième siècle, des corps de métiers, entre autres les maçons et les charpentiers, chez lesquels le teneur d'écritures, ou clerc de la maison commune, faisait les fonctions de magistrat. Les jurés nommés étaient, en général, contraints d'accepter, sous diverses peines. Même dans les métiers exercés concurremment par les deux sexes, il arrivait souvent que les femmes prenaient une place déterminée dans les magistratures. Les huit gardes des filassiers de Rouen se composaient de quatre hommes et de quatre femmes. Les hommes et les femmes figuraient aussi par moitié parmi les quatre gardes des ciriers de la même ville. On rencontrait des Corporations qui présentaient une garantie plus sérieuse et plus libérale encore : les sièges du tribunal étaient occupés à la fois, comme chez les chaudronniers de Normandie, par un égal nombre de maîtres et de varlets-gaignants, ou compagnons.

Toutes les règles qui déterminaient l'admission parmi les membres du métier, avaient pour caractère générique une rigoureuse exclusion, une jalousie méticuleuse, qui repoussait de tous côtés et décourageait les nouveaux venus : c'était l'esprit exclusif de la cité à l'égard des étrangers, l'esprit exclusif de la famille à l'égard des concitoyens. On retrouve cet esprit dans les plus petits et dans les plus futiles détails : ainsi, le vin que l'on donnait aux confrères à la réception d'un apprenti, d'un valet ou d'un maître, était moins abondant, lorsque le récipiendaire n'était pas fils de maître ou lorsqu'il n'était pas natif de la ville.

Les membres de la Corporation formaient trois degrés différents : les apprentis, les compagnons ou valets gagnants, et les maîtres. L'apprentissage commençait entre douze et dix-huit ans : dans un âge plus tendre, on craignait que les enfants ne fussent trop faibles pour en supporter les fatigues ; plus tard, on redoutait un caractère déjà formé et difficilement disciplinable. Les fils de maîtres en étaient ordinairement affranchis. Le jeune homme qui voulait devenir apprenti, en faisait la déclaration aux gardes de la Corporation, qui lui délivraient un brevet, sans lequel il ne pouvait pas se présenter à la maîtrise. La durée de l'apprentissage variait entre deux ans (il était ainsi fixé, par exemple, pour les tondeurs de drap de Rouen) et huit ans, comme pour les orfèvres, et même dix ans, comme il était réglé par les statuts des forcetiers ; mais cette durée n'avait rien de fixe et d'uniforme pour les mêmes métiers dans les différents lieux. Les conditions de l'apprentissage étaient également variables : un maître, en général, ne pouvait avoir chez lui, outre son fils, qu'un apprenti. Cette loi était protectrice : elle se proposait pour objet de ne pas multiplier indéfiniment les ouvriers et les maîtres, et, par conséquent, la demande du travail ; toutefois, elle souffrait des exceptions : l'orfèvre était autorisé à adjoindre un parent à son apprenti et à son fils, et, en l'absence de parent, à prendre un second apprenti ; les tanneurs et les maîtres teinturiers de Paris pouvaient aussi en entretenir deux ; leur nombre même était illimité pour les chaussetiers, les oublieurs de Paris et de Meaux, et plusieurs autres métiers. Quelques lois, d'ailleurs, interdirent aux maîtres de faire travailler chez eux un ouvrier qui ne fût ni leur fils, ni leur parent, ni apprenti, ni compagnon ; d'autres leur défendirent souvent de se charger d'un apprenti avant la troisième année d'exercice de leur profession. (Voyez les ouvrages de J. PAQUET, OUIN-LACROIX, etc.)

Pour beaucoup de métiers, sinon pour tous, et notamment à Rouen et à Arras, la qualité de compagnon ou de varlet-gaignant constituait un degré, auquel il fallait nécessairement s'arrêter pendant quelque temps, avant de devenir maître. Les valets ne pouvaient pas toujours librement passer de la boutique d'un patron dans celle d'un autre. Il est des métiers où ils sont traités avec si peu de faveur, que ceux même qui ont épousé la fille de leur maître ne pourraient leur succéder : d'autres fois, on les accueille avec plus de bienveillance, et, d'après les Statuts des formiers de Paris, par exemple, les valets forains qui ont fait leur apprentissage en bonne ville pendant le temps accoutumé, peuvent entrer chez un maître et devenir maîtres à leur tour.

Lorsqu'il s'agissait de solliciter la maîtrise, l'apprenti ou le compagnon prenait le titre d'aspirant ; il était soumis à des examens nombreux ; il devait surtout prouver son aptitude, en exécutant, pour cette occasion, les principaux produits de l'art auquel il s'était destiné ; c'est là ce qu'on appelait le chef-d'œuvre : sa confection était entourée de formalités minutieuses. L'aspirant, enfermé rigoureusement dans un édifice spécial, privé de toute communication avec ses parents ou ses amis, travaillait sous les yeux des jurés ou des gardes de la Corporation. Son travail quelquefois durait plusieurs mois. Les épreuves, d'ailleurs, n'avaient pas seulement pour objet les opérations ou les produits directs du métier ; dans certains cas, elles embrassaient la fabrication des produits accessoires, des instruments, par exemple : les barbiers forgeaient solennellement des lancettes (Lettres des barbiers de Toulouse, avril 1457) ; les tisserands en laine devaient prouver qu'ils étaient en état de construire tout le mécanisme et de faire toutes les pièces de leurs métiers. La réception des maîtres était souvent accompagnée de cérémonies plus ou moins bizarres et probablement symboliques à leur origine. Il en était ainsi pour les boulangers, qui n'avaient à faire ni apprentissage ni chefs-d'œuvre, mais auxquels il suffisait d'acheter un métier du roi. Après quatre ans d'exercice, le récipiendaire, au jour fixé, sort de la maison, suivi de tous les boulangers de la ville, et se rend chez le maître des boulangers, auquel il présente un pot neuf rempli de noix, en lui disant : Maistre, j'ay fait et accomply mes quatre années, veez-ci mon pot rempli de noix. Alors le maître des boulangers demande aux écrivains si cela est vrai, et, sur la réponse affirmative, il rend le pot à l'aspirant, qui le brise contre le mur. Chez les meuliers, le dernier maître reçu appliquait quelques coups de bâton sur l'échine de son nouveau confrère.

Il ne suffisait pas à l'aspirant d'avoir subi les épreuves et exécuté son chef-d'œuvre, il devait prêter de nouveau au roi un serment qu'il avait déjà prêté comme apprenti et payer ensuite une taxe, quelquefois assez lourde, partagée entre le souverain ou le seigneur et la confrérie, et sur laquelle les fils de maître obtenaient toujours une forte remise. Les filles des maîtres aussi affranchissaient souvent leurs premiers maris. Outre la taxe, quelques maîtres, et notamment les orfèvres et les tondeurs de drap de Paris, devaient fournir un cautionnement. Ces épreuves, ces impôts, et le brevet qui en était le prix, conféraient aux gens de métier le privilège exclusif d'exercer la profession et la maîtrise à laquelle ils étaient enfin parvenus. Toutefois, il s'en fallait bien un peu que cette règle fût absolue ; nous y avons vu déjà quelques exceptions dans les marchands forains ; elles n'étaient pas les seules. Les rois, à leur avènement, s'attribuèrent le droit de placer dans chaque métier un nouveau maître, qui, ne tenant son titre que du prince, était dispensé de tout apprentissage et de tout chef-d'œuvre. Le dauphin et la dauphine, et dans certaines villes l'évêque, partagèrent le même privilège. Il y avait, en outre, des travaux qui jouissaient d'une complète franchise. Ainsi, tout le monde, à Meaux, pouvait faire des habits pour les enfants ou même pour les seigneurs, sans être maître tailleur. Un grand nombre de métiers étaient héréditaires ; mais ici l'hérédité n'est plus, comme dans l'antiquité, une obligation, une servitude : c'est un droit et un privilège. Les bouchers de la Grande-Boucherie de Paris étaient dans ce cas, et, lorsqu'une famille s'éteignait, son étal faisait retour à la communauté ; ces familles, au nombre de dix-neuf en 1260, étaient réduites à quatre en 1529. Les veufs et les veuves pouvaient continuer le métier, lorsque l'époux auquel appartenait la maîtrise était mort ; mais c'était, le plus souvent, à la condition de ne pas contracter un second mariage avec une personne étrangère au métier. Quelquefois, après avoir reçu la maîtrise, on en perdait le privilège ; telle était la condition des maîtres tisserands-drapiers de Bourges, qui, depuis leur réception, avaient travaillé comme valets. Lors même que les métiers n'étaient pas héréditaires, tous les apprentis ne pouvaient pas indistinctement s'y faire admettre : les fils de quelques artisans (notamment les fils des tisserands, des barbiers, des meuniers, etc.) étaient, en Allemagne, exclus des collèges. Il y eut des lois qui permirent aux maîtres d'exercer deux métiers ; d'autres lois, au seizième siècle, les autorisèrent à s'établir dans toute la France ou dans toute l'étendue de la juridiction, suivant qu'ils avaient reçu la maîtrise dans une ville de parlement ou dans une ville où était établi un présidial ; quelquefois aussi, il semble que tout maître admis dans une ville jurée pouvait aller, à son choix, ouvrir boutique dans une autre ville semblable. En certains cas, les règlements étaient beaucoup plus rigoureux.

Les statuts des Corporations, comme chacun sait, déterminaient dans le plus grand détail toutes les conditions de la main-d'œuvre, la forme et la nature des produits offerts à la consommation par les artisans. Ils fixaient les heures et les jours du travail et du repos, les dimensions des objets fabriqués, la nature et la qualité des matières employées dans leur fabrication, le prix même auquel ils devaient être livrés à l'acheteur. Ces règles étaient obligatoires, et sanctionnées par de fortes et nombreuses amendes qui formaient le revenu principal de certaines villes ; toutefois, elles subissaient, comme toutes les autres, de fréquentes exceptions, et bien des métiers, par privilège, avaient réussi à s'en affranchir. Le travail de nuit était, en général, défendu, soit parce qu'il troublait le repos des voisins, soit parce qu'il nuisait à la perfection des produits ; mais quelques artisans, comme les haubergiers de Paris, n'avaient pas d'heures fixes. Les autres, d'ailleurs, jouissaient d'une complète liberté, lorsqu'il s'agissait de travailler pour le roi ou pour ses lieutenants ; les menuisiers étaient dans ce cas, pourvu qu'ils eussent soin de fermer leurs portes et leurs fenêtres : ils pouvaient même (singulier privilège !) fabriquer, la nuit, les bières et autres menuiseries funèbres. Les boutiques se fermaient plus tôt, c'est-à-dire à trois heures, la veille des bonnes fêtes, et il est bien entendu qu'elles ne s'ouvraient pas le lendemain. A cette occasion, cependant, quelques artisans étaient encore favorisés : les pâtissiers, plus libres même que les boulangers et les bouchers, avaient la permission de cuire les jours de fête ; on le comprend, car c'étaient des jours de gala où l'on éprouvait surtout le besoin de leurs services. Ces règlements, cela va sans dire, exigeaient la bonne foi et la loyauté : pas plus qu'aujourd'hui ils n'étaient toujours obéis. Ainsi, en deux jours seulement de l'année 1399, le 3 avril et le 22 juillet, trente cabaretiers, puis dix-huit, furent condamnés pour emploi de fausses mesures. (LE ROUX DE LINCY, Hist. de l'hôtel de ville de Paris, p. 252.) Nous trouvons même dans les statuts des meuliers une prescription peu conforme à une complète bonne loi : il était, en effet, défendu à ces artisans de frapper les meules devant les acheteurs, pour en prouver la bonté, de peur que leurs pratiques ne répétassent cette expérience sur les autres meules et ne laissassent les mauvaises. Au seizième siècle encore, dans certaines provinces, si les artisans altéraient les matières travaillées par eux, ils étaient punis de mort ; et la loi, comme nous l'avons dit, déterminait les qualités des matières premières et le degré de perfection du produit Toutefois, lorsque l'ouvrage était commandé d'avance par un bourgeois, et exécuté d'après ses indications, on pouvait s'écarter de ces règlements, comme nous en trouvons la preuve dans des lettres relatives aux huchers, et dans d'autres lettres qui concernent les chandeliers de Paris. Les maîtres, dans certains métiers, dans celui des chaudronniers, par exemple, ne pouvaient produire que des objets neufs ; il leur était interdit de réparer ou de rajuster les vieux ouvrages. Des marques particulières indiquaient à l'acheteur, ou le pays de fabrication, ou le nom du fabricant. Les tonneliers de Soissons, par des lettres de 1468, sont obligés de signer leurs tonneaux. Les règlements fixaient le prix de quelques marchandises, du pain et du vin par exemple ; ils proscrivaient, notamment pour les drapiers, les coalitions entre les maîtres, qui avaient pour objet de faire monter les prix par une manœuvre déloyale et une disette factice.

Les statuts des Corporations portaient aussi une attention vigilante sur la moralité et sur la vie privée des membres qui les composaient : un jeune homme ne pouvait être reçu apprenti qu'à la condition de prouver qu'il était né d'un légitime mariage ; il fallait encore, pour être admis à la maîtrise, jouir d'une réputation sans tache. Les artisans s'exposaient à un châtiment, en fréquentant des hérétiques ou des excommuniés, en travaillant ou en buvant avec eux. Le libertinage et l'inconduite suffisaient pour faire perdre la maîtrise aux tisserands de linge ou aux maîtresses de ce métier ; beaucoup d'autres devaient se soumettre à des prescriptions semblables. Ces statuts cherchaient encore à entretenir les bons rapports et les relations affectueuses entre les artisans. Les meuliers, à leur réception, promettaient de s'aimer entre eux. Dans certains métiers, un nouveau maiyre, s'il voulait s'établir dans la même rue que son ancien patron, devait s'en tenir à une distance déterminée. Le marchand ne pouvait, sans manquer à la loi (il est vrai qu'il y manquait souvent), provoquer l'acheteur, lorsque celui-ci était plus rapproché de la boutique de son voisin que de la sienne. A Montpellier, chaque fois qu'il mourait un maître ou quelqu'un de sa famille, il fanait, ce jour-là, abandonner l'ouvrage et fermer boutique. La plus petite parole incivile se payait, parmi les ouvriers plâtriers, dix deniers que recevait l'offensé (1478).

Dans le Moyen Age, la religion avait partout sa place marquée ; les Corporations d'artisans se gardèrent bien de l'oublier. Chaque communauté formait une confrérie religieuse, qui, placée sous l'invocation du saint que l'on considérait comme le protecteur spécial de la profession, possédait sa chapelle dans quelque église du quartier, et souvent entretenait un chapelain. Ces associations religieuses se proposaient à la fois pour objet d'appeler les bénédictions du ciel sur la Corporation, et de secourir les confrères frappés par quelque infortune, le chômage ou la maladie ; elles leur rendaient, à leur mort, les honneurs funèbres, prenaient soin des veuves et des orphelins, et les aidaient à s'établir. Elles répandaient aussi des aumônes autour d'elles, et portaient aux hôpitaux les reliefs de leurs banquets. Les compagnons composaient également, sous le nom de garçons du devoir, des affiliations particulières dans la même vue d'assistance mutuelle. Les confrères recevaient l'ouvrier forain à son entrée dans la ville : ils pourvoyaient à ses premiers besoins ; ils cherchaient pour lui du travail, et lorsque la besogne manquait, le plus ancien compagnon lui cédait la place. Toutefois, de telles associations dégénérèrent bientôt et ne tardèrent pas à perdre de vue le but honorable pour lequel elles s'étaient constituées. Les réunions des confrères ne furent plus que des prétextes pour satisfaire leur intempérance et se livrer à toutes sortes de débauches ; les ustensiles de cuisine remplacèrent les objets du culte dans les archives des confréries ; des processions et des mascarades tumultueuses jetèrent le trouble dans les cités. Le mal ne se borna pas là : les assemblées des Corporations, en leur qualité de confréries, étaient beaucoup plus nombreuses que celles qui les réunissaient comme membres de la communauté industrielle ; elles leur fournissaient, surtout pour les sociétés de compagnonnage, de fréquentes occasions de se voir et de se concerter. De là naquirent des coalitions et des brigues qui agitèrent profondément les classes industrielles et éveillèrent l'attention du pouvoir. Des fabriques, des villes, furent mises en interdit. En 4579, les boulangers refusèrent le travail, pour faire monter les salaires ; vers le même temps, les compagnons imprimeurs se rendaient redoutables aux maîtres : ils s'enrégimentaient, mettaient à leur tête un capitaine, marchaient sous une enseigne, et travaillaient dans les imprimeries avec l'épée au côté ; ils faisaient des levées de deniers, des bourses communes, pour plaider contre leurs maîtres, et leur fameux coup de tric arrêtait au même instant toutes les mains des compositeurs et des pressiers, quelquefois dans la maison seulement, mais quelquefois aussi dans tout le quartier ou dans toute la ville. Ces confréries enfin soulevaient ou réchauffaient, entre les ouvriers du même métier affiliés à des devoirs différents, des inimitiés sauvages, des luttes trop souvent sanglantes. il fallut que le législateur intervînt : les arrêts des parlements, les ordonnances des rois, les décisions des conciles, dès la fin du quinzième siècle et pendant toute la durée du seizième, proscrivirent sévèrement les confréries ; mais ces dispositions ne furent jamais rigoureusement observées, et l'autorité elle-même y permit des exceptions qui rouvrirent la porte à tous les abus.

Cette esquisse serait trop incomplète, si nous ne mentionnions pas le rôle politique que jouèrent pendant le Moyen Age les Corporations d'artisans. Nous n'en dirons qu'un mot. Ce caractère politique leur était donné tantôt par la loi, tantôt par l'inévitable influence que leur organisation leur permettait de prendre dans la cité. Ainsi, dans beaucoup de villes, les artisans avaient part, non comme simples citoyens, mais en leur qualité de membres d'associations privées, à l'élection des magistrats. Le maire de Saint-Quentin était élu par les maîtres des métiers. Dans d'autres villes, les Corporations entières procédaient à cette élection ; quelquefois, elles avaient dans le corps municipal une représentation particulière et distincte, comme à Pise. Les métiers, composés de tout ce que les populations urbaines conservaient d'actif et de vigoureux, avaient aussi une grande importance militaire ; presque toutes les milices des villes marchaient sous leurs bannières, et ce fut une mesure d'une souveraine prudence, que celle par laquelle Louis XI, en 1467, donna à la milice de Paris une organisation régulière qui comprimait cette force dangereuse et l'arrachait pour longtemps au pouvoir des ambitieux ou des révoltés dont elle avait trop souvent secondé la fortune. Tous les corps de métiers, en vertu de cette ordonnance, étaient rangés sous les bannières de la milice ; chaque compagnie avait à sa tête deux chefs élus tous les ans parmi les maîtres et assistés d'un commissaire du Châtelet ; des coffres à trois clefs renfermaient enfin les bannières, signes de ralliement des rebelles, et ne leur permettaient de voir le jour que sur un ordre formel du roi. Les mesures de l'habile Louis XI eurent un plein succès, et il faut, après son règne, descendre jusqu'à la Ligue pour trouver des preuves nouvelles de l'action provocante que les Corporations ouvrières exerçaient sur nos troubles civils et sur la situation politique du pays. Nous n'avons pas besoin de rappeler les occasions où cette action se manifesta. Qui ne connaît les agitations : dont Étienne Marcel et Caboche furent, à Paris, les héros, l'éphémère royauté de Jean-le-Gros à Rouen, les luttes de Jacques d'Artevelle à Gand, les querelles des Guelfes et des Gibelins à Florence ? Il est toutefois une émotion du commun, qui est moins connue et qui mériterait une étude attentive ; nous voulons indiquer la plus considérable des révolutions qui éclatèrent au Moyen Age, l'affranchissement des communes sur toute l'étendue de l'Europe pendant les douzième et treizième siècles. On ne saurait méconnaître la part que prirent les Corporations d'artisans, à peine naissantes, mais libres encore, à ce mouvement invincible et rapide. C'était là que s'étaient formées à la discipline, que s'étaient donné des chefs ces populations, qui, après avoir conquis la liberté du travail, car, pour elles, la corporation était la garantie de la liberté, s'avançaient si résolument à la conquête de la liberté municipale.

 

A.-A. MONTEIL ET RABUTEAU.