LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

TROISIÈME PARTIE. — BEAUX-ARTS

 

HORLOGERIE.

 

 

L'HORLOGE la plus commune, à l'aide de sa cloche suspendue au faîte d'un édifice, ne cesse d'adresser la parole au peuple. Elle veille la nuit comme le jour ; elle réitère, dans des espaces de temps égaux, les avertissements dont profitent les hommes. On la consulte, pour ouvrir ou fermer les portes des villes, pour convoquer les assemblées ; elle annonce, successivement, le moment de la prière, celui du travail ou du repos ; elle est, en un mot, la règle invariable qui gouverne la société. Ces secours que nous recevons de l'art de mesurer le temps ne sont ignorés de personne ; mais ce qu'on ne sait pas, généralement, c'est que cet art est l'auxiliaire obligé de presque toutes les sciences positives, qui, sans lui, seraient demeurées stationnaires.

Depuis le siècle dernier on a multiplié les horloges, de telle sorte qu'il est peu de villages, en Europe, qui n'en possèdent au moins une ; chaque jour on en crée de nouvelles, qui peuvent être remarquables au point de vue de l'art ; mais le peuple ne s'en préoccupe nullement : il les considère comme tous ces monuments vulgaires que le génie industriel érige dans nos murs, et qui ne sont utiles à personne.

Au Moyen Age, l'érection d'une horloge, dans une ville, était un événement mémorable, et d'autant plus grand, que les mécaniciens, qui exécutaient ces horloges, les ornaient d'automates propres à frapper l'imagination du peuple. Parfois c'étaient les Mages, qui, à chaque heure, venaient se prosterner devant la Vierge et l'Enfant divin ; ou bien c'étaient Jacquemart et sa femme, qui, grotesquement accoutrés, et armés l'un et l'autre d'un marteau, frappaient les heures sur la cloche. Toutes ces merveilles impressionnaient les esprits ; et lorsque, dans le silence de la nuit, l'Horloge, du haut du clocher de l'église ou de la tour du monastère, faisait entendre sa voix métallique, les femmes et les enfants tressaillaient d'effroi : il leur semblait qu'une puissance surnaturelle présidait aux mouvements qui s'accomplissaient dans la machine aux rouages d'airain.

On sait qu'au siècle de Gerbert, et dans les siècles suivants jusqu'au règne de François Ier, plusieurs horlogers célèbres furent accusés du crime de sorcellerie ; si aucun d'eux ne fut livré aux tribunaux ecclésiastiques ou séculiers, c'est que, redoutant l'ignorance de leurs juges, ils eurent le bon sens de se soustraire, par la fuite, aux châtiments iniques qui pouvaient les atteindre. On cite pourtant un mécanicien de La Rochelle, nommé Clavelé, qui, à l'époque des premières persécutions contre les partisans de Calvin, fut brûlé comme sorcier et comme hérétique, avec une merveilleuse horloge de bois qu'il avait exécutée.

Avant le Moyen Age, les instruments, avec lesquels les peuples mesuraient le temps, furent le gnomon ou cadran solaire, la clepsydre et le sablier.

Le premier cadran solaire dont l'histoire fait mention, est celui que le roi Achas fit construire dans le temple de Jérusalem, environ 600 ans avant l'ère chrétienne. Selon Hérodote, ce fut Anaximandre qui importa le gnomon à Sparte, d'où bientôt il se propagea dans la Grèce, en Italie et dans les Gaules. L'an 460 de Rome, Lucius Papirius Cursor fit tracer un cadran solaire près du temple de Quirinus ; et pendant plus d'un siècle, cette horloge fut l'admiration de la cité romaine.

Les clepsydres et les sabliers ne sont pas moins anciens que les cadrans solaires. Ils avaient l'avantage sur ceux-ci, de marquer l'heure la nuit comme le jour. La clepsydre primitive, d'après la description qu'en donne Athénée, était d'une extrême simplicité. Elle consistait en un vase d'argile ou de métal, que l'on emplissait d'eau, et que l'on suspendait dans une niche pratiquée pour cet objet. A l'extrémité inférieure du vase, était un tuyau étroit, par lequel l'eau s'échappait goutte à goutte et venait tomber dans un récipient sur lequel les heures étaient divisées. L'eau, en atteignant successivement chacune de ces divisions, marquait ainsi les différentes parties du jour ou de la nuit. On conçoit l'imperfection d'une telle machine, qui fut répandue chez tous les peuples de l'antiquité : les Chaldéens, les Égyptiens, les Phéniciens, etc., en faisaient usage, plusieurs siècles avant la naissance de Jésus-Christ. On s'en servit également, dans diverses contrées européennes, jusqu'au dixième siècle de notre ère.

Les historiens grecs et latins nous apprennent que le barreau d'Athènes, et plus tard celui de Rome, employaient la clepsydre pour mesurer le temps que l'on accordait aux plaidoyers des avocats. On versait trois parts d'eau égales dans le vase, une pour l'accusateur, l'autre pour l'accusé, la troisième pour le juge. Il y avait un préposé à la garde de la clepsydre : il était chargé d'avertir l'orateur, aussitôt que sa portion d'eau était épuisée. On arrêtait l'écoulement de l'eau, pendant la déposition des témoins, la lecture d'un décret, etc. ; c'était là : aquam sustinere. Lorsque, dans les cas extraordinaires, les juges doublaient le temps qui était accordé aux orateurs par la loi, c'était : clepsydras clepsydris addere.

Platon, Quintilien, Pline, Cicéron, etc., font allusion, dans leurs ouvrages, à cette coutume bizarre et gênante. Platon déclare que, de son temps, les philosophes étaient bien. plus heureux que les orateurs : Ceux-ci, dit-il, sont esclaves d'une misérable clepsydre, tandis que ceux-là sont libres d'étendre leurs discours autant qu'ils le veulent.

Le sablier ressemblait beaucoup à la clepsydre. Il fut longtemps le régulateur exclusif du temps, pour les classes pauvres. La plupart des paysans du centre de la France s'en servent encore aujourd'hui ; nos marins eux-mêmes en font souvent usage. Cet instrument est trop connu, pour que nous en donnions ici la description ; disons seulement que sa marche a toujours été plus défectueuse que celle de la clepsydre, qui d'ailleurs était susceptible de perfectionnement : ceux qu'elle reçut par les soins de Ctésibius d'Alexandrie, l'an 660 de Rome, en firent un instrument nouveau. Vitruve nous apprend que cet habile mécanicien ajouta à la clepsydre plusieurs roues dentées, dont une portait l'aiguille destinée à marquer l'heure sur un cadran : ce fut là le premier pas fait vers l'Horloge purement mécanique.

Durant la décadence romaine, l'Orient devint le foyer d'où partait la lumière. Les arts et les sciences florissaient alors en Egypte, en Arabie, en Perse, et dans presque toutes les autres contrées de l'Asie centrale : l'Horlogerie se trouve mêlée aux progrès des sciences mathématiques.

Au commencement du neuvième siècle, Aroun-al-Raschid, khalife des Abassides, envoya à Charlemagne des présents d'un grand prix, parmi lesquels était une clepsydre à rouages, qui passa pour une merveille. Eginhard en fait un pompeux éloge : elle était en airain damasquiné d'or ; elle marquait les heures sur un cadran ; et, au moment où chacune d'elles venait à s'accomplir, un nombre égal de petites boules de fer tombaient sur un timbre, et le faisaient tinter autant de fois qu'il y avait de nombres marqués par l'aiguille. Aussitôt douze fenêtres s'ouvraient, et l'on en voyait sortir un nombre égal de cavaliers, armés de pied en cap, qui, après diverses évolutions, rentraient dans l'intérieur du mécanisme et les fenêtres se refermaient.

Cette clepsydre, aussi belle que curieuse, n'était pas unique dans le monde, comme on le crut généralement à la cour de Charlemagne ; car, plus d'un siècle auparavant, plusieurs horloges à peu près semblables avaient été faites ou importées en France, notamment celles de Boëce, de Cassiodore, et celle que le pape Paul Ier envoya à Pepin le Bref.

Peu de temps après l'apparition, en France, de l'Horloge du khalife Aroun-al-Raschid, Pacificus, archevêque de Vérone, en acheva une, bien supérieure à celles de ses devanciers : elle marquait, outre les heures, le quantième du mois, les jours de la semaine, les phases de la lune, etc. ; mais ce n'était encore qu'une clepsydre perfectionnée et savamment exécutée : il lui manquait le poids moteur et l'échappement. Ce fut au commencement du dixième siècle, que furent faites ces deux inventions, et de là, seulement, date le véritable art de l'Horlogerie.

Sous le règne de Hugues Capet, chef de la troisième dynastie des rois de France, l'Horlogerie prit rang parmi les sciences exactes. Un homme, grand par son talent comme par son caractère, vivait alors en France : il s'appelait Gerbert ; les montagnes de l'Auvergne l'avaient vu naître. Il avait passé son enfance à garder des troupeaux près d'Aurillac. Un jour, des moines de l'ordre de Saint-Benoît le rencontrèrent dans la campagne : ils s'entretinrent avec lui ; et comme ils lui trouvèrent une intelligence précoce, ils le recueillirent dans leur couvent de Saint-Gérauld. Là, Gerbert ne tarda pas à prendre goût pour la vie monastique. Ardent à s'instruire, tous les moments dont il pouvait disposer, il les consacrait à l'étude, si bien, qu'en quelques années, il devint le plus savant de la communauté. Après qu'il eut prononcé ses vœux, le désir d'augmenter ses connaissances scientifiques le fit partir pour l'Espagne. Durant plusieurs années, il fréquenta assidûment les Universités de la péninsule Ibérique. Bientôt il devint trop savant pour l'Espagne ; et, malgré sa piété vraiment sincère, d'ignorants fanatiques l'accusèrent de sorcellerie. Cette accusation pouvant avoir des suites fâcheuses pour lui, il ne voulut pas en attendre le dénouement ; et, quittant précipitamment la ville de Salamanque, sa résidence habituelle, il vint à Paris, où il ne tarda pas à se faire de puissants amis. Enfin, après avoir été successivement moine, supérieur du couvent dé Bobio, en Italie, archevêque de Reims, précepteur de Robert Ier, roi de France, et d'Othon III, empereur d'Allemagne, qui lui donna le siège de Ravenne, Gerbert, sous le nom de Sylvestre II, monta au trône pontifical, où il mourut en 1003. Ce grand homme fit honneur à son pays et à son siècle. Il possédait presque toutes les langues mortes ou vivantes. Il était mécanicien, astronome, physicien, géomètre, algébriste, etc. Il importa en France les chiffres arabes. Au fond de sa cellule de moine, comme au sein de son palais archiépiscopal, son occupation favorite fut la mécanique. Il était habile dans l'art de construire des cadrans solaires, des clepsydres, des sabliers, des orgues hydrauliques, etc. Ce fut lui qui, le premier, appliqua le poids moteur aux horloges. Il est, suivant toute probabilité, l'inventeur de ce mécanisme admirable, que l'on nomme l'échappement, la plus belle, la plus nécessaire de toutes les inventions qui ont été faites dans l'Horlogerie. Nous n'entreprendrons pas de donner ici la description de ces deux inventions ; il nous faudrait l'expliquer par des figures techniques, que ne comporte pas le plan de cet ouvrage. Nous nous bornerons à dire que le poids est encore maintenant le seul moteur des grosses horloges. Quant à l'échappement dont nous parlons, il a été uniquement employé en France et dans le monde entier jusqu'à la fin du dix-septième siècle.

Malgré l'importance de ces deux inventions, on s'en servit peu pendant les onzième, douzième et treizième siècles. Durant cette période de trois cents ans, les clepsydres et les sabliers continuèrent d'être presque exclusivement en usage. On en fabriquait qui, ornés et ciselés avec beaucoup d'élégance, contribuaient à la décoration des appartements, comme aujourd'hui les bronzes et les pendules plus ou moins riches.

Au onzième siècle, le rouage de la sonnerie n'était pas encore inventé et adapté aux horloges. Le besoin de cette sonnerie se faisait particulièrement sentir dans les monastères, où les moines étaient obligés de veiller la nuit, à tour de rôle, pour avertir les membres de la communauté des devoirs religieux qu'ils avaient à remplir. Il y avait aussi des veilleurs de nuit dans toutes les villes de l'Europe ; ils étaient chargés de parcourir les rues et places publiques pour annoncer à haute voix l'heure que marquaient les clepsydres, les horloges ou les sabliers. Cet usage s'est conservé jusqu'à nos jours ; et les veilleurs de nuit existent encore en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, et même dans quelques villes de France.

L'histoire ne nous dit pas quel fut l'inventeur de la sonnerie ; mais il est du moins positif que ce rouage existait au commencement du douzième siècle. La première mention des horloges à sonnerie se trouve dans les Usages de l'ordre de Cîteaux, compilés vers 1120, livre où il est prescrit (chap. 114) au sacristain de régler l'horloge, de manière qu'elle sonne et l'éveille avant les matines. Dans un autre chapitre du même livre, il est ordonné aux moines de prolonger la lecture jusqu'à ce que l'horloge sonne. (Voyez DOM CALMET, Commentaire littéral sur la règle de saint Benoît, t. I, p. 279-280).

A l'exception de l'importante invention du rouage de la sonnerie, l'Horlogerie resta stationnaire jusqu'à la fin du treizième siècle ; mais au commencement du siècle suivant, elle reprit son essor, et l'art ne s'arrêta plus.

En 1324, Wallingfort, bénédictin anglais, construisit pour le couvent de Saint-Alban, dont il était abbé, une Horloge mécanique. Elle était à sonnerie ; elle marquait, outre les heures, le quantième du mois, les jours de la semaine, le cours des planètes, les heures des marées, etc. Quelques années plus tard, en 1344, Jacques de Dondis, citoyen de Padoue, composa une Horloge, qui, exécutée par les soins d'un excellent ouvrier nommé Antoine, et placée au sommet de la tour du palais de sa ville natale, a été longtemps l'admiration de tous les savants. Pour donner une idée de cette merveilleuse machine, il suffira de reproduire ici ce que Philippe de Maizières, qui vivait à l'époque de Jacques de Dondis, en a dit dans un des premiers écrits où il soit question de l'Horlogerie ancienne ; cet ouvrage, intitulé la Songe du viel Pèlerin, est encore inédit et par conséquent peu connu ; nous lui empruntons textuellement cet extrait.

Il est à savoir que, en Italie, y a aujourd'huy ung homme, en philosophie, en médecine et en astronomie, en son degré singulier et solempnel, par commune renommée, excellent ès dessus trois sciences, de la cité de Pade. Son surnom est perdu ; et est appelé maistre Jehan des Orloges, lequel demeure à présent avec le comte de Vertus, duquel pour science treble (triple) il a chacun an des gaiges et de bienfaits deux mille flourins ou environ. Cettuy maistre Jehan des Orloges a fait, de son temps, grandes œuvres ès trois sciences dessus touchiées, qui, par les clercs d'Italie, d'Allemagne et de Hongrie, sont autorisées et en grant réputation : entre lesquels œuvres, il a fait un instrument, par aucuns appelé Sphère, ou Orloge du mouvement du ciel : auquel instrument, sont tous les mouvements des signes et des planettes avec leurs cercles et épicycles, et différences par multiplications, roes sans nombre, avec toutes leurs parties, et chacune planette en ladite sphère particulièrement. Par telle nuit, on voit clairement en quel signe et degré les planettes sont et estoiles du ciel : et est faite si soubtilement cette sphère, que, nonobstant la multitude des roes, qui ne se pourroient nombrer bonnement, sans défaire l'instrument, tout le mouvement d'icelle est gouverné par un tout seul contrepoids, qui est si grant merveille, que les solempnels astronomiens de lointaines régions viennent visiter en grant révérence ledit maistre Jehan et l'œuvre de ses mains ; et dient tous les grans clercs d'astronomie, de philosophie et de médecine, qu'il n'est mémoire d'homme, par escrit ne autrement, que, en ce monde, ait fait si soubtil ne si solempnel instrument du mouvement du ciel, comme l'orloge des susdite ; l'entendement soubtil dudit maistre Jehan, il, de ses propres mains, forgea la dite orloge, toute de laiton et de cuivre, sans aide d'aucune autre personne, et ne fit autre chose en seize ans tout entiers, si comme de ce a esté informé l'escrivain de cettuy livre, qui a eu grant amitié audit maistre Jehan. (Voyez à la Bibl. Nation, de Paris, plusieurs manuscrits du Songe du viel Pèlerin.)

 

L'Horloge de Jacques de Dondis excita partout l'émulation. Tous les princes de l'Europe voulurent en avoir de pareilles. Des ouvriers de la France et de l'étranger en firent successivement pour des châteaux et pour plusieurs églises ou monastères.

Parmi les plus belles Horloges qui furent faites au quatorzième siècle, on doit citer celle de la cathédrale de Dijon, que Philippe le Hardi enleva à la ville de Courtrai, après la bataille de Rosebecq.

Le duc de Bourgogne, dit Froissart, fit oster des halies un orologe qui sonnoit les heures, l'un des plus beaux qu'on sçeut trouver delà ne deçà la mer ; et celuy orologe mettre tout par membres et par pièces sur chars, et la cloche aussi. Lequel orologe fut amené et charroyé en la ville de Dijon en Bourgogne, et fut là remis et assis, et y sonne les heures vingt-quatre, entre jour et nuit.

 

Ajoutons que cette Horloge était surmontée, comme elle l'est encore aujourd'hui, de deux automates en fer (l'homme et la femme) qui frappaient les heures sur la cloche. Ces deux personnages étaient nommés Jacquemarts. Les historiens ne s'accordent pas sur la formation et la signification de ce mot. Ménage croit qu'il vient du mot latin jaccomarchiadus (jaque de maille, habillement de guerre). On sait qu'au Moyen Age on avait l'habitude de placer, au sommet des tours ou des clochers, des hommes chargés de veiller au repos public, pour avertir de l'approche de l'ennemi, ainsi que des incendies, des vols et des meurtres qui avaient lieu dans l'intérieur des villes. Plus tard, une meilleure organisation de la police permit de supprimer ces sentinelles nocturnes ; peut-être a-t-on voulu en conserver le souvenir, en fabricant des hommes en fer qui sonnaient les heures. Différents écrivains cherchent à prouver que le mot Jacquemart vient du nom de l'horloger Jacques Marck, qui vivait au quatorzième siècle, et qui serait, suivant eux, l'inventeur de ces sortes d'horloges.

Le savant Gabriel Peignot, auteur d'une dissertation sur le Jacquemart de Dijon, est d'un avis contraire à celui de la plupart des auteurs qui ont écrit sur l'origine des Jacquemarts. Il établit qu'en 1422, un nommé Jacquemart, orlogeur et serrurier, demeurant dans la ville de Lille, travaillait pour le duc de Bourgogne, et qu'il reçut 22 livres pour les besognes qu'il avait faites à l'Horloge de Dijon. De ce document authentique, M. Peignot tire l'induction suivante : Ce Jacquemart de Lille ne serait-il pas le fils ou le petit-fils de celui qui aurait fait l'Horloge de Courtrai, transportée à Dijon, en 1382, et qui a dû être faite peu de temps auparavant, c'est-à-dire de 1375 à 1380 ? Le peu de distance de Lille à Courtrai le donnerait à penser. Alors il serait présumable que le nom de notre Jacquemart proviendrait de celui de son fabricateur, le vieux Jacquemart de Lille.

Toutes ces inductions sont plus ou moins concluantes ; mais, au total, ce ne sont que des inductions ; et aucune d'elles ne prouve d'une manière irréfragable l'origine du mot Jacquemart. Quant à nous, il ne nous convient pas de prendre parti dans ce grave différend ; disons seulement qu'à la fin du quatorzième siècle et au commencement du quinzième, beaucoup d'églises, en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en France et ailleurs, avaient déjà des Jacquemarts.

L'Horloge que Charles V fit construire, en 1370, fut la première qu'ait possédée la capitale du royaume ; elle fut exécutée par un habile ouvrier, nommé Henry de Vic, à qui le roi assigna six sous parisis par jour, et un logement particulier dans la tour du Palais où fut placée cette horloge, qui devait, deux siècles plus tard, donner le signal de la Saint-Barthélemy.

Celle du château de Montargis fut faite par Jean Jouvence, en 1380.

On connaît plusieurs autres Horloges remarquables, exécutées vers la même époque ; ce sont celles de Sens et d'Auxerre, et surtout celle de Lund en Suède. Cette dernière, d'après la description qu'en donne le docteur Hélein, était des plus curieuses : lorsqu'elle sonnait les heures, deux cavaliers se rencontraient et se donnaient autant de coups qu'il y avait d'heures à sonner ; alors une porte s'ouvrait, et l'on voyait la vierge Marie, assise sur un trône, l'enfant Jésus entre ses bras, recevant la visite des rois Mages, suivis de leur cortège ; les rois se prosternaient et offraient leurs présents ; deux trompettes sonnaient pendant la cérémonie ; puis, tout disparaissait pour reparaître à l'heure suivante.

Pour compléter cette nomenclature des principales horloges du quatorzième siècle, nous renvoyons à quelques fragments d'une pièce de vers de Froissart, intitulée : L'Horloge amoureuse. Ces fragments servent à constater certains faits relatifs à l'Horlogerie de ce temps-là. D'après ce que dit Froissart, et ses descriptions sont parfaitement exactes, le rouage du mouvement des horloges, comme celui de la sonnerie, se composait de deux roues — chacun de ces rouages en eut cinq, à partir de la fin du quinzième siècle —. Le cadran était mobile ; et, tournant sur lui-même, il portait, à l'une des extrémités de sa circonférence, un index servant à l'indication des heures tracées sur un autre cadran, fixe et adhérent au premier. La verge, cette partie essentielle de l'échappement, n'était pas accompagnée d'un pendule ; elle portait un balancier placé horizontalement à son extrémité supérieure ; le plus ou moins de pesanteur de cette pièce déterminait le retard ou l'avance de l'horloge. Sur chacun des bras du balancier, était suspendu un poids que l’on pouvait rapprocher ou éloigner du centre de la verge ; et par là on obtenait la pesanteur exactement nécessaire à la marche régulière de l’horloge. C’est par le même système, que l’on règle aujourd’hui le pendule.

Les premières horloges à poids et contre-poids, destinées à donner l’heure dans les appartements, parurent en France, en Italie et en Allemagne vers le commencement du quatorzième siècle. Elles furent d'abord un objet de haute curiosité, et leur prix exorbitant les rendit accessibles seulement aux grands seigneurs et aux riches citadins. Plus tard, elles devinrent plus communes, et alors elles ornèrent les cellules des moines, les cabinets des savants et les salons de la bourgeoisie. Ces horloges se suspendaient ordinairement contre les murs des appartements, et particulièrement dans les dortoirs ou chambres à coucher. On les plaçait aussi sur des piédestaux en bois sculpté, lesquels étaient vides intérieurement pour laisser le libre passage aux plombs ou poids. Dans l'inventaire de Charles V, il est fait mention d'une de ces Horloges, dont toutes les pièces étaient en argent richement ciselé. Ce chef-d'œuvre d'art et de mécanisme avait appartenu à Philippe le Bel, qui l'avait acquis d'un habile ouvrier de Wurtemberg. (Voyez l'inventaire de Charles V, Bibl. Nat.)

Le quinzième siècle produisit de grandes choses en Horlogerie, notamment sous Louis XII. Alors, par la puissante volonté de Georges d'Amboise, tous les beaux-arts se réveillaient en France, comme ils s'étaient déjà réveillés en Italie à la voix de Jules II et des Médicis.

En 1401, la cathédrale de Séville s'enrichit d'une magnifique Horloge à sonnerie. En 1404, Lazare, Servien d'origine, en construisit une pareille pour Moscou. Celle de la ville de Lubeck fut faite en 1405 : elle était décorée des figures des douze apôtres. Nous citerons encore la célèbre Horloge que J. Galéas Visconti fit construire pour la ville de Pavie, et surtout celle de Saint-Marc de Venise, exécutée en 1495.

L'époque de Charles VII, signalée par tant de graves événements politiques, fut pourtant fertile en belles inventions dans les sciences et dans les arts. L'Horlogerie lui en doit quelques-unes et, entre autres, celles du ressort-spiral et du réveille-matin. Le ressort-spiral est une lame d'acier très-mince, qui, se roulant sur elle-même dans un tambour ou barillet, produit, en se détendant, l'effet du poids sur les rouages primitifs. Ce ressort, pouvant agir dans un espace très-étroit, permit de faire de très-petites horloges. On en voyait, sous Louis XI, qui n'étaient pas plus grosses que nos pendules de voyage. Carovagius et divers horlogers contemporains en fabriquèrent de cette espèce, à quantième, a sonnerie et à réveille-matin. La forme, que les ouvriers du quinzième siècle donnèrent à leurs horloges portatives fut des plus élégantes : elles étaient sculptées et gravées avec un art parfait. On cite celle du Cabinet de M. de Bruges, comme un chef d'œuvre. Cette Horloge est en fer damasquiné ; elle représente divers sujets pieux, d'un travail admirable. Quelques autres horloges portatives, non moins belles, sont parvenues jusqu'à nous ; on en trouve dans les Musées de l'Europe, et dans les collections particulières.

Il est difficile de constater l'époque précise de l'invention des montres. Pancirole assure que de son temps, vers le déclin du quinzième siècle, on en faisait qui n'étaient pas plus grosses qu'une amande ; Myrmécides est cité comme un des ouvriers qui s'illustrèrent dans ce genre de travail. Carovagius, dit du Verfdier, n'était pas moins habile que Myrmécides ; il exécuta, pour André Alciat, un réveil d'une beauté incomparable : ce réveil sonnait l'heure marquée, et du même coup battait le fusil et allumait une bougie. Nous n'avons pas de raisons pour douter de la véracité de Pancirole et de du Verfdier, dont les assertions ont été recueillies dans l'Encyclopédie des Sciences ; et nous croyons qu'en effet il existait des montres, fort bien travaillées et pourtant très-petites, en France, et surtout en Allemagne, dès la fin du règne de Louis XI. Il est constant, par exemple, que Péters Héle fabriquait des montres de poche à Nuremberg, en 1500 : elles avaient la forme d'un œuf, ce qui pendant longtemps les fit appeler œufs de Nuremberg.

Ayant étudié, comme nous l'avons fait, l'Horlogerie du seizième siècle, et pouvant apprécier l'habileté des horlogers de cette époque, nous ne regardons pas comme invraisemblable qu'il ait été offert au duc d'Urbin, Guid' Ubaldo della Rovere, en 1542, une montre à sonnerie, enchâssée dans une bague. On sait, du reste, qu'en 1575, Parker, archevêque de Cantorbéry, légua à son frère Richard, évêque d'Ély, une canne en bois des Indes, ayant une montre incrustée dans la pomme. Henri VIII possédait aussi une très-petite montre, qui marchait huit jours sans être remontée. Nous devons dire que, dans l'origine, la marche de ces petites horloges était fort irrégulière ; mais peu de temps après leur apparition en Europe, un ouvrier, dont le nom n'est pas connu, inventa la fusée. Cette pièce, de la forme, d'un cône tronqué par le haut, servit à égaliser la force du ressort ; à la base de cette fusée, était attachée une petite torde de boyau, qui, se roulant en spirale jusqu'au sommet, venait s'attacher au barillet, dans lequel était renfermé le ressort.

Voici en quoi consiste l'excellence de cette invention. Lorsqu'une montre est remontée jusqu'à son dernier point, le ressort a acquis une force considérable, et il pourrait entraîner le rouage avec une grande rapidité ; mais, à ce moment, la chaîne venant agir sur le plus petit rayon de la fusée (c'est-à-dire au haut du cône), la force du moteur s'en trouve sensiblement diminuée. Si l'on suppose maintenant que la montre continue de marcher, il sera facile de se rendre compte de ceci : le ressort en se détendant perd progressivement de sa force ; mais la chaîne, agissant simultanément sur les plus grands rayons du cône (la fusée), rétablit autant que possible l'équilibre ; et la puissance du moteur sur le rouage reste uniforme.

L'inventeur de ce mécanisme rendit donc un important service à l'Horlogerie, puisque, par la fusée, on parvint à égaliser la marche des petites horloges. Plus tard, un habile horloger, nommé Gruet, inventa les chaînes en acier, qui rem placèrent avantageusement les cordes de boyaux, celles-ci ayant le grave inconvénient de se resserrer par la sécheresse et de se détendre par l'humidité.

L'usage des montres se propagea rapidement en France et en Europe. Sous les règnes des Valois, il s'en fabriquait d'extrêmement petites : les formes, que les artistes adoptaient de préférence, étaient celles du gland, de l'amande, de la coquille, de la croix latine, de la croix de Malte. On en faisait aussi de carrées, d'oblongues, d'octogones, etc. ; la plupart artistement gravées, damasquinées, émaillées ; les cadrans étaient en cuivre doré ou en argent ciselé. L'aiguille qui marquait l'heure était presque toujours d'un travail admirable et d'une rare délicatesse ; quelquefois cette aiguille fut enrichie de pierres fines, incrustée d'émail. Quelques-unes de ces montres, par un mécanisme merveilleux, faisaient mouvoir des figures symboliques ou religieuses : c'étaient le Temps, Apollon, Diane, ou bien la Vierge, les douze Apôtres, etc. Vers le milieu du seizième siècle, il y avait à Paris, et dans les principales villes des provinces, une quantité assez considérable d'horlogers, pour que l'on songeât à les réunir en communauté. Les statuts de cette communauté ayant été décrétés, au commencement du règne de François Ier, nous donnerons une analyse sommaire de leurs principales dispositions.

Ces statuts ne permettaient à aucun individu de négocier, directement ou indirectement, aucunes marchandises d'Horlogerie, vieilles ou neuves, achevées ou non, s'il n'avait été reçu maître horloger à Paris.

Pour parvenir à la maîtrise, l'aspirant devait prouver qu'il avait fait huit ans d'apprentissage, et qu'il connaissait l'art de l'horloger en théorie comme en pratique. Il était tenu de faire un chef-d'œuvre dans la maison et sous les yeux d'un des gardes visiteurs de la corporation.

Il était défendu à tout maître horloger de prendre un second apprenti, avant que le premier eût fait les sept premières années de son apprentissage.

Chaque année, après la fête de Saint-Éloi, la communauté des horlogers nommait ses prud'hommes, ses syndics et ses gardes visiteurs. Les premiers étaient les dispensateurs de la justice entre les maîtres, les ouvriers et les apprentis ; ils veillaient au maintien des prérogatives de la société, etc. Ils étaient aussi agents comptables, et comme tels, ils faisaient les recettes et les dépenses nécessaires pour les besoins de la corporation. Quant aux gardes visiteurs, institués pour veiller à la bonne confection des pièces d'Horlogerie, ils avaient le droit de pénétrer, à toute heure du jour ou de la nuit, dans les ateliers des horlogers, et de se faire présenter les montres et les horloges en cours d'exécution ou tout à fait terminées, de les saisir s'ils ne les jugeaient pas faites suivant les principes de l'art, de les briser, au besoin ; le tout sans préjudice d'une amende assez forte au profit de la communauté

Ces statuts, que l'on peut lire en entier dans les ordonnances rendues par François Ier, en 1544, n'étaient préjudiciables qu'à l'ignorance et à la mauvaise foi ; ils servaient de frein au charlatanisme et à la cupidité.

Sous l'empire de ces sages institutions, protectrices du travail, les maîtres horlogers du seizième siècle n'avaient pas à redouter la concurrence des personnes étrangères à la corporation. S'ils se préoccupaient de la supériorité artistique de quelques-uns de leurs confrères, c'était dans le but tout moral de leur disputer les premières places, et de les devancer dans la carrière qu'ils avaient à parcourir. Cette émulation était on ne peut plus favorable aux développements de l'Horlogerie. Le travail du/jour, supérieur à celui de la veille, était surpassé par celui du lendemain. Ce fut par ce concours incessant de l'intelligence et du savoir, par cette rivalité légitime et fortifiante, de tous les membres de la même famille industrielle, que la science elle-même atteignit peu à peu l'apogée du bien et le sublime du beau. L'ambition des ouvriers était, d'arriver à la maîtrise ; et ils atteignaient ce but avec facilité lorsqu'ils étaient laborieux et capables. L'ambition des maîtres était de se faire un nom respectable par leur probité commerciale et par la bonne confection de leurs ouvrages ; c'était là ce qui les conduisait aux honneurs du syndicat, cette magistrature consulaire la plus honorable de toutes, car elle était le fruit de l'élection et la récompense des services rendus à l'art et à la communauté.

Sous Charles IX et Henri III, beaucoup d'horlogers, en France et dans quelques autres parties de l'Europe, acquirent une réputation justement méritée. La plupart de ces artistes devaient posséder de grandes connaissances scientifiques ; il fallait qu'ils connussent les mathématiques, la chimie, l'astronomie, la géométrie et la mécanique. On voit, dans le Trésor impérial de Vienne, dans la Kuntkammer de Berlin, au Grüne gewœlbe de Dresde, à l'Escurial, en Espagne, à Florence, à Bruxelles, à Bruges et à Gand, dans différentes villes de l'Angleterre et de la France, enfin à Paris, dans les riches collections de MM. Labarte et Sauvageot, des horloges portatives qui accusent un savoir éminent et une prodigieuse habileté, de la part de leurs auteurs. Quelques-unes de ces petites horloges sont d'une complication telle, que, même en ce siècle de lumières et de progrès, peu d'horlogers seraient capables de les exécuter. Elles marquaient, outre les heures, le quantième du mois, les jours de la semaine, les phases de la lune, le lever et le coucher du soleil, les signes du zodiaque, etc., etc. ; elles sont, en outre, à sonnerie et à réveille-matin. Quant à la forme de ces petites horloges, quant aux ornements dont on les décorait, ils étaient d'une exquise beauté ; et l'on dirait, à les considérer aujourd'hui que tous les ouvriers de cette grande époque furent des Benvenuto Cellini.

On a recueilli un grand nombre de noms d'horlogers du seizième siècle ; nous nous bornerons à mentionner les plus célèbres ; ce sont : Daniel Van (Amsterdam) ; Conrad, Kreizer (Nuremberg) ; Antoine (Padoue) ; Jen Ventrossi (Florence) ; Myrmécides fils, Duboule, Pierre Portier, Gervais, Delorme, Étienne Maillard, Le Noir, Jolly, Binet, François, Mallart, Roger, Sennebier (Paris) ; Jan Jacobs (Haerlem) ; Verner, auteur d'un ouvrage sur l'Horlogerie en 1544 (Augsbourg) ; Jacques Duduict (Blois) ; Legrand (Rouen) ; Rouhier (Dijon) ; Anson, Adams, Greenill, Petterson (Londres) ; Weiz, Aller, Sache, Beschedt (Bruges), etc. Tous ces noms et beaucoup d'autres ne s'oublieront plus ; ils sont gravés sur le cuivre et l'or ; ils brillent sur quelques-unes des œuvres qui les immortalisent et que l'on conserve précieusement dans les musées et dans les collections.

Les grosses horloges, au seizième siècle, n'étaient pas moins belles ni moins compliquées que les petites : on cite celle que Henri II fit construire pour son château d'Anet, en 1550 : chaque fois que l'aiguille allait marquer l'heure, un cerf aux abois, sortant de l'intérieur de l'horloge, s'élançait poursuivi par une meute de chiens ; bientôt la meute et le cerf s’arrêtaient ; et celui-ci, par un mécanisme des plus ingénieux, sonnait l'heure avec un de ses pieds.

On ne connaît pas l'auteur de la célèbre Horloge de Jean d'Iéna, mais on sait qu'elle fut construite vers le milieu du seizième siècle ; elle existe encore aujourd'hui. Au-dessus de son cadran est une tête en bronze, d'une laideur remarquable, dont la bouche s'ouvre, dès que l'heure va sonner ; alors une statue, représentant un vieux pèlerin, lui présente une pomme d'or attachée au bout d'une baguette ; mais au moment où la pomme est sur le point d'être avalée, le pèlerin la retire précipitamment : ainsi le pauvre Hans de Jena (Jean d'Iéna), comme on l'appelle, est condamné, depuis trois siècles, au sort de Tantale. A gauche de cette tête est un ange chantant (ce sont les armes de la ville) : il tient-un livre d'une main, et le lève vers ses yeux, à chaque fois que l'heure sonne ; de l'autre main, il agite une clochette. Cette Horloge, qu'on appelle communément la tête monstrueuse ou Hans von Jéna, est souvent citée par les écrivains allemands, lesquels prétendent que la figure qui en fait le principal ornement représente les traits d'un bouffon du prince Ernest, électeur de Saxe. On dit qu'après la mort de l'électeur, alors que ses héritiers se partageaient le pays, le fou Klaus (c'est ainsi qu'il se nommait) fut estimé 80.000 risdalers (32.000 fr.), somme énorme pour l'époque : Les plus sages et les plus habiles, disent les chroniqueurs, pouvaient aller à l'école de ce bouffon de cour, et les princes mêmes manquaient rarement de lui demander des conseils.

En 1570, la ville de Niort, en Poitou, s'enrichit d'une Horloge non moins curieuse que celle d'Iéna. Une multitude de figures allégoriques la décoraient. Elle fit pendant longtemps l'orgueil de la province ; elle était un objet d'envie pour les pays circonvoisins, dont les habitants venaient la visiter en grant révérence. Le sieur Bouhain, auteur de cette Horloge, en a donné une description qui peut paraître emphatique ; cependant, d'après ce qu'en disent plusieurs historiens, notamment le jésuite Schott et le révérend père Alexandre, elle n'était pas inférieure aux plus belles horloges de l'époque.

Celle de Strasbourg, construite en 1573, était la merveille des merveilles. Sa réputation s'étendit dans toutes les parties de l'Europe. Angelo Rocca, qui écrivait au commencement du dix-septième siècle, en fait un grand éloge. On l'avait placée au sommet d'une tour dans l'intérieur de la cathédrale. Une sphère mouvante, sur laquelle étaient tracées les planètes, les constellations, etc., en était la pièce la plus importante. Elle accomplissait son mouvement de rotation en trois cent soixante-cinq jours. Des deux côtés et au-dessous du cadran de l'horloge, étaient représentées, sous la figure de personnages et d'images allégoriques, les fêtes principales de l'année et les solennités de l'Église. D'autres cadrans, distribués avec symétrie sur la façade de la tour, marquaient les jours de la semaine, le quantième du mois, les signes du zodiaque, les phases de la lune, le lever et le coucher du soleil, etc. A chaque heure, deux anges sonnaient de la trompette ; lorsque leur concert était terminé, la cloche tintait l'heure ; puis, immédiatement, un coq, perché au faîte de l'horloge, déployait avec bruit ses ailes, et, par deux fois, faisait entendre son chant naturel. Le rouage de la sonnerie, par le moyen de trappes mobiles, de cylindres et de ressorts cachés aux yeux du public, faisait mouvoir et fonctionner une quantité considérable d'automates, exécutés avec beaucoup d'art Rocca, qui nous donne ces détails dans son Commentarium de Campanis, dit que l'on attribuait la construction de cette merveilleuse machine à Nicolas Copernic, qui florissait vers le milieu du seizième siècle. Il ajoute qu'après que cet habile mathématicien eut mis la dernière main à son œuvre, les échevins et consuls de la ville lui firent crever les yeux, pour lui ôter la possibilité d'en exécuter une pareille autre part.

Nous nous étonnons, à bon droit, qu'un écrivain exact et judicieux, comme l'était Angelo Rocca, se soit fait le propagateur d'une tradition absurde et tout à fait invraisemblable. D'abord, il n'est pas vrai que Copernic fût l'auteur de l'Horloge de Strasbourg ; ce grand astronome n'est peut-être jamais allé en Alsace ; on sait d'ailleurs que l'Horloge, qu'on lui attribue, a été exécutée par Conrad Dasypodius en 1573 : on peut consulter, sur ce fait, Melchior Adam, Falconnet et presque tous les auteurs qui ont écrit sur l'Horlogerie. Il y a plus, Dasypode a écrit un livre pour donner la description complète de son Horloge : il en fait ressortir avec soin toutes les beautés ; il y montre toutes les difficultés qu'il a surmontées ; tous les problèmes mathématiques qu'il a résolus ; enfin, en lisant ce livre, on est. saisi d'admiration pour l'homme de génie qui ne craignit pas d'entreprendre et qui eut le bonheur de mener à bien son immense chef-d'œuvre, la gloire de Strasbourg, et l'ornement de la magnifique cathédrale de cette ville.

L'Horloge de Lyon, faite en 1598 par Nicolas Lyppyus, de Bâle en Suisse, acquit une célébrité non moins grande que celle de Strasbourg. Moins compliquée que cette dernière, elle était beaucoup mieux exécutée. Quelques années plus tard, elle fut réparée et notablement augmentée par Nourrisson, habile horloger lyonnais. Cette Horloge donna lieu à une fable à peu près semblable à celle qu'a reproduite Rocca, au sujet de l'Horloge de Strasbourg. Le peuple avait la ferme croyance que Lyppyus fut mis à mort après avoir achevé son chef-d'œuvre. Cette tradition s'est maintenue jusqu'à notre dix-neuvième siècle ; et il n'est pas rare d'entendre encore aujourd'hui d'ignorantes vieilles femmes ou d'infimes ciceroni affirmer l'authenticité de cet inqualifiable assassinat. Nous ne chercherons pas à prouver l'absurdité d'une telle fable : nos lecteurs savent bien que, même au seizième siècle, on ne tuait pas les gens pour crime de chef-d'œuvre. Si, vers la même époque, l'horloger Clavelé fut brûlé vif, ce n'est pas parce qu'il avait fabriqué la première horloge en bois : on s'est plu à en faire un sorcier, uniquement parce qu'il était calviniste. Quant à Lyppyus, il mourut tranquillement, honoré et respecté, dans sa ville natale, à Bâle en Suisse.

A toutes les horloges remarquables déjà citées, il faut ajouter celles de Saint-Lambert de Liège, de Nuremberg, d'Augsbourg, de Bâle, et, enfin, celle de Médina-del-Campo.

L'époque de Louis XIII fut le dernier reflet de la renaissance des arts en Europe. La décadence se faisait pressentir en Allemagne, en France et en Italie. L'Angleterre seule, quoique profondément ébranlée par de grands événements politiques et par la chute d'une tête royale, n'en continua pas moins à produire des pièces d'Horlogerie comparables, sous bien des rapports, à celles du règne d'Elisabeth. On voit à Londres, dans plusieurs cabinets d'amateurs, et entre autres dans celui du docteur Hobbes, des horloges portatives et des montres, fabriquées sous Charles Ier, qui toutes sont remarquables par l'excellence du mécanisme et-par la richesse des ciselures. Sous le même règne, ou pendant la dictature de Cromwell, des artistes anglais, d'un véritable talent, exécutèrent des Horloges monumentales qui furent placées dans diverses églises de Londres et dans les cathédrales d'Édimbourg, de Glasgow, de Perth, de Dublin, etc. Le docteur Hélein cite particulièrement l'horloge de Saint-Dunstan, à Londres, et celle de la cathédrale de Cantorbéry.

Les horlogers français de la même époque se bornaient à imiter les ouvrages de leurs devanciers. Cependant, quelques années avant la mort du cardinal de Richelieu, des artistes recommandables firent de louables efforts pour créer une ère nouvelle à l'Horlogerie. Ils inventèrent des outils précieux pour là confection des pièces qui composent les rouages des montres et des horloges grosses ou petites. — On peut voir le détail de ces inventions dans l'excellent ouvrage de Thiout l'aîné. — La partie purement mécanique de l'art s'améliora donc quelque peu sous certains rapports, mais la forme extérieure) l'élégance et la pureté du dessin, l'originalité et la vigueur de la ciselure et de la gravure dégénérèrent rapidement. Les grosses horloges elles-mêmes perdirent de leur prestige ; on les fit sans automates ; les vieux Jacquemarts tombèrent en discrédit : leurs bras de fer, rouillés par le temps, se levaient en criant pour frapper les heures. Hélas ! ces vétérans de l'Horlogerie ancienne semblaient pressentir la fin de leur règne !

Ainsi, comme on vient de le voir, l'Horlogerie, proprement dite, naquit au Moyen Age : elle était admirable à la Renaissance ; mais, disons-le, si les quatorzième, quinzième et seizième siècles furent si fertiles en grands horlogers, il faut, avant tout, en rendre hommage aux puissants protecteurs, qui ne se lassèrent pas d'encourager les maîtres de l'art, soit en applaudissant à leurs succès, soit en leur aplanissant le chemin des honneurs et de la fortune. Parmi les protecteurs éclairés de la science des Jean Jouvence et des Henri de Vie, nous nous ferons un devoir de citer Charles V, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, Louis XII, Georges d'Amboise, Maximilien Ier, empereur d'Autriche, Jean Galéas Visconti, François 1er, Charles Quint, le duc d'Urbin, Henri VIII et les principaux seigneurs de sa cour, Maximilien II, et, enfin, Henri II, Charles IX, Henri III et Henri IV.

Charles Quint fit plus que de s'intéresser à l'Horlogerie : il aima passionnément cette belle science. On sait, en effet, qu'après avoir déposé volontairement sa couronne impériale, ce prince, voulant terminer sa vie dans la retraite, trouva dans son goût pour les arts mécaniques un secours assuré contre les ennuis résultant de la monotonie du cloître. Il engagea Jannellus Turianus, un des plus grands mathématiciens de son époque, à venir habiter avec lui le couvent de Saint-Just ; et là, ces deux hommes, célèbres à divers titres, s'occupèrent à composer des pièces mécaniques fort curieuses, dont les effets surprenants émerveillèrent les religieux du monastère. Turianus et son illustre émule construisirent successivement de grosses montres à quantième et à réveille-matin, des horloges portatives à automates, fort compliquées. Charles Quint se fût trouvé heureux, s'il eût pu parvenir à les régler simultanément ; mais, quelles que fussent les peines qu'il se donnait, il gémissait de voir chacune de ces horloges varier plus ou moins, et sonner la même heure à quelques minutes d'intervalle. Le vainqueur de François Ier, et le plus profond politique du seizième siècle, tentait en effet l'impossible. On faisait, à son époque, des pièces d'horlogerie merveilleusement travaillées ; mais il n'était donné à personne de les faire marcher sans perturbation. Galilée ne vivait pas encore ! Huyghens n'avait pas appliqué le pendule aux Horloges !

 

PIERRE DUBOIS, de l'Athénée des Beaux-Arts.