LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

TROISIÈME PARTIE. — BEAUX-ARTS

 

CARTES À JOUER.

 

 

L'ORIGINE des cartes à jouer a toujours préoccupé les savants, parce qu'elle se rattache, non-seulement à l'histoire des mœurs, mais encore à l'invention du papier, de la gravure et de l'imprimerie. C'est à ces différents titres, qu'un sujet, si futile en apparence, a mérité d'être examiné avec tant de soin et d'érudition dans un si grand nombre de dissertations et de volumes. Après toutes ces recherches, après tous ces systèmes, qui se combattent ou se fortifient l'un l'autre, la question principale ne paraît pas mieux éclaircie. A quelle époque fixer l'invention des cartes à jouer ? à qui appartient cette invention ?

Il faut diviser la question pour la résoudre ; car si l'introduction des cartes à jouer en Europe ne remonte pas au-delà du quatorzième siècle, si la découverte du jeu de piquet ou des cartes actuelles n'est pas antérieure au règne de Charles VII, il est toutefois évident que les cartes à jouer existaient dans l'Inde, ou du moins en Chine, dès le douzième siècle, et que l'antiquité avait eu des jeux analogues, c'est-à-dire résultant de la rencontre fortuite de certaines figures et de certains nombres représentés sur des dés ou des tableaux. Il est évident enfin que, dans les temps modernes, le jeu d'échecs et le jeu de cartes offrent des rapports frappants qui feraient croire à l'origine commune de ces deux jeux : l'un peint et l'autre sculpté.

Hérodote raconte que les Lydiens, dans un temps de famine, inventèrent la plupart des jeux, entre autres les dés ou tessères. Sophocle, Philostrate, Cicéron et Pausanias font honneur de ces inventions aux Grecs, qui les auraient imaginées pour se distraire de la longueur du siège de Troie ; ils désignent spécialement Palamèdes et Pyrrhus comme les inventeurs : Palamedem et Pyrrhum accepimus castrenses quosdam ludos invenisse, quibus, dum cessarent à gravioribus curis essentque induciæ, à militari labore animum familiariter relaxarent. (CICERO, De oratore, II.) Ces jeux militaires, ou plutôt joués dans les camps (castrenses), c'étaient les échecs, suivant quelques commentateurs ; c'étaient les dés ou les osselets, suivant quelques autres. Platon dit positivement, dans son dialogue intitulé Phœdre, que le dieu égyptien Theuth, qui avait appris aux hommes l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie, ne dédaigna pas d'inventer le jeu d'osselets (tali ou calculi) et le jeu de dés (alea).

Or, les dés, ainsi que les osselets, affectaient différentes formes, selon les combinaisons du jeu ; ils offraient aussi différentes figures peintes ou sculptées. Saint Cyprien, ou l'auteur anonyme du traité de Aleatoribus, accuse l'Esprit du mal d'avoir inspiré l'habile joueur qui fabriqua des dés portant l'image des démons. Eruditus. instinctu solius Zabuli. hanc ergo artem ostendit, quam et colendam Sculpturis cum sua imagine fabricavit. Turnèbe, pour expliquer ce passage important, rappelle que l'on voyait sur les dés la représentation plastique du Chien, du Vautour, d'Hercule, de Vénus, etc. In talis erant aliquibus fortasse numeri, ut Senio ; figura, puta Canem, Vulturem, Venerem, Herculeni, Martin Delrio (Disquis. magic. lib. sex) prétend aussi que les dés et les osselets portaient des figures et des noms de dieux ou de déesses. Ces noms se trouvent cités plus d'une fois dans les comédies de Plaute, et l'on pourrait établir, par de bonnes autorités, que les tessères, en devenant des plaques d'os ou de bois ornées de signes ou de peintures (tabulœ sigillalœ), devaient ressembler beaucoup aux cartes indiennes, peintes également sur des feuilles d'ivoire ou d'écaillé, carrées, rondes ou octogones.

Les cartes indiennes, dont plusieurs collections possèdent des échantillons d'une date très-reculée, ne sont qu'une métamorphose ou une imitation du jeu des échecs ; les principales pièces de ce jeu ont été reproduites sur ces cartes, de manière que huit joueurs, au lieu de deux, sont en présence et se disputent la victoire. Dans le jeu des échecs, il n'y a jamais eu que deux armées de pions, ayant chacune à sa tête un Roi (Schach), un Vizir ou général (Pherz), dont on a fait depuis une Reine, un Cavalier (Aspen-suar), un Éléphant (Phil), dont on a fait le Fou, et un Dromadaire (Roch), dont on a fait la Tour ; dans le jeu de cartes orientales, il y a huit armées, représentées par autant de couleurs ou d'emblèmes, ayant chacune son Roi, son Vizir et son Éléphant, outre diverses figures symboliques qui correspondent à certains coups, à certaines rencontres des cartes numérales. La marche du jeu de cartes et celle du jeu d'échecs diffèrent sans doute, mais il est impossible de ne pas reconnaître que l'un et l'autre jeux ont une analogie frappante (CHRISTIE, Inq. into the ancient greck game, etc. Lond., 1801, in-4°, fig.), qu'ils offrent tous deux une allégorie du terrible jeu de la guerre, et que les joueurs doivent avoir la prudence et l'habileté d'un chef militaire qui livre bataille pour la défense de son souverain. Au reste, on a souvent signalé la similitude qui existe entre la guerre et le jeu d'échecs ; cette similitude se retrouve aussi dans le jeu de cartes.

Les cartes à jouer, proprement dites, avaient été inventées en Chine, ou plutôt importées de l'Inde, vers 1120 (AB. RÉMUSAT, Journ. asiat., septembre 1822) ; elles étaient dès lors en usage chez les Arabes comme dans tout l'Orient : ces Arabes, ces merveilleux joueurs d'échecs, auraient inventé les cartes, si elles ne l'eussent pas été déjà. Ce fut sans doute à la suite des croisades, que les premiers jeux de cartes pénétrèrent en Europe ; mais on doit présumer qu'ils ne s'y répandirent guère, puisqu'on ne les voit pas mentionnés parmi les jeux de hasard proscrits par les conciles et les synodes ecclésiastiques, ainsi que par les ordonnances des rois. A peine est-il permis de soupçonner que le synode de Worcester, en 1240, a voulu parler des cartes, lorsqu'il défend au clergé d'autoriser le jeu du roi et de la reine : Nec sustineant (clerici) ludos fieri de Rege et Regina. (CANGIUS, Gloss. inf. latinit.) Le savant Ducange, qui pense que ce pourrait être le jeu de cartes, eût peut-être mieux fait de voir dans ce passage une défense de jouer au roi et à la reine. Quoi qu'il en soit, les cartes à jouer étaient, comme les échecs, dans les mains des Arabes et des Sarrasins, quand elles passèrent en Italie avec les traditions, les arts et les usages que l'Occident allait chercher en Orient.

On ne saurait dire si quelque courageux voyageur, tel que Marco Polo ou J. de Mandeville, a rapporté de l'Inde ou de l'Arabie les cartes à jouer originales, que l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne et la France s'empressèrent d'accueillir, en les modifiant, et, pour ainsi dire, en se les appropriant. Le Jeu d'or (Das guldin Spiel), imprimé à Augsbourg par Gunter Zeiner, en 1472, atteste que les cartes avaient cours en Allemagne dès l'année 1300 ; mais ce n'est pas là un témoignage contemporain authentique, et l'on peut supposer que la vanité germanique, qui s'attribuait alors la découverte de l'imprimerie, au détriment du véritable inventeur, Laurent Coster de Harlem, a voulu s'approprier aussi, sans plus de raison, l'invention des cartes, c'est-à-dire de la gravure sur bois. La plus ancienne mention qu'on ait faite des cartes à jouer, avec date certaine, se trouve dans la chronique inédite de Nicolas de Covelluzzo, qui a vécu avant 1400, et qui eut pour continuateur de sa chronique un de ses descendants, Giovanni de Juzzo de Covelluzzo, auteur d'une histoire de Viterbe, conservée dans les archives de cette ville (FELIC. BUSSI, Istor. della citta di Viterbo. Roma, 1742, in-f°, p. X et XI). Nicolas de Covelluzzo, témoin oculaire de l'introduction des cartes à jouer dans sa ville natale, a consigné ce fait au folio 28 de sa chronique ms. Anno 1379 : Fa recato in Viterbo el gioco delle carte, che renne de Seracinia, e chiamasi, fra loro, NAÏB. Voici enfin un fait, une date incontestable : En 1379, fut introduit à Viterbe le jeu de cartes qui vient du pays des Sarrasins, et que ceux-ci appellent naib. Quelles étaient ces cartes ? Était-ce le jeu de cartes des Orientaux, tel qu'il s'est conservé dans l'Inde ? était-ce un jeu particulier aux Arabes et dérivé du jeu indien ? Le chroniqueur ne le dit pas.

Cependant le jeu de cartes arrive de l'Arabie, de Médine, qui était la capitale de la Sarrasinie (Seracinia) ; il arrive à Viterbe, en 1379, avec son nom arabe, et il se répand si rapidement en Europe, que nous le trouvons à Burgos en 1387, à Paris en 1392 et 1397, à Florence en 1393, à Ulm en 1397, et à Milan vers 1400. Mais ce n'étaient déjà plus sans doute les cartes orientales, et elles avaient pris, en passant d'un lieu dans un autre, quelque chose des costumes et des mœurs du pays qui les adoptait. Elles gardèrent toutefois la racine de leur nom arabe, en Italie, où on les appela naïbi, et en Espagne, où on les nomme encore naypes. Naïb, en arabe, signifie capitaine, lieutenant ; il s'agissait donc d'un jeu militaire, comme le jeu des échecs, et nous sommes tentés de reconnaître dans ce premier jeu de cartes les tarots ou tarocs, tarocchi, tels qu'ils se sont perpétués dans le midi de l'Europe.

Il faut d'abord rapporter et mettre en présence les autorités qui font mention des cartes à jouer antérieurement au quinzième siècle.

Jean Ier, roi de Castille, rend une ordonnance en 1387, par laquelle il défend de jouer aux dés, aux naypes et aux échecs. (Recopilacion de las leyes, édit. de 1640, in-f°, p. 305.) On a prétendu que ce mot naypes était une interpolation, parce qu'il ne se trouve pas dans les Ordonnances de Castille, imprimées en 1508, où le texte porte : Jugar juego de dados ni de tablas a dinero ; mais, pour un recueil d'ordonnances et de lois, on doit toujours préférer la meilleure édition, celle qui a été faite et revue sur les originaux ou sur les copies authentiques des archives du gouvernement. C'est ainsi que l'on consultera de préférence la grande collection des Ordonnances des rois de France, au lieu de s'adresser aux éditions partielles et imparfaites qui l'ont précédée.

Dans un compte de l'argentier Poupart, conservé autrefois dans les archives de la Chambre des Comptes de Paris, on lisait, sous l'année 1392 : Donné à Jacquemin Gringonner, peintre, pour trois jeux de cartes à or et à diverses couleurs, ornés de plusieurs devises, pour porter devant le seigneur roy pour son esbattement, 50 sols parisis. (P. MÉNESTRIER, Bibl. cur. et instr. Trévoux, 1714, in-12, t. II.) Il n'y a pas d'amphibologie possible : on peint des jeux de cartes en France l'an 1392. Puis, ces jeux, qui ne semblaient d'abord destinés qu'à l'ébattement de Charles VI en démence, sont bientôt si répandus parmi la bourgeoisie et même le peuple de Paris, que le prévôt de Paris, dans une ordonnance du 22 janvier 1397, fait défense aux gens de métier de jouer à la paume, à la boule, aux dés, aux cartes et aux quilles, excepté les jours de fête. Et pourtant, vingt-huit ans auparavant, Charles V, dans sa fameuse ordonnance de 1369, qui énumère tous les jeux de hasard en usage alors, n'avait pas parlé des cartes.

Dans la chronique de Jean Morelli, écrite à Florence en 1393, quoique publiée seulement en 1718, le chroniqueur conseille à un jeune homme de ne pas jouer aux jeux de hasard, tels que les dés, mais il lui permet de s'amuser à des jeux d'enfants, tels que les osselets, la toupie, les fers, les naïbi. — Non giuocare a zara né ad altro giuco di dadi, fa de' giuocchi cheusano i fanciulli, agli aciossi, alla trottola, a' ferri, a" NAÏBI. —. Ce sont bien là les cartes à jouer introduites à Viterbe en 1379, sous le nom sarrasin de naïb. Ces cartes étaient surtout réservées aux enfants, puisque Philippe-Marie Visconti qui devint duc de Milan en 1430, aimait beaucoup ce jeu en sa jeunesse (vers 1400), et le préférait aux jeux du palet et du ballon : Variis ludendi modis ab adolescentia usus est... plerumque eo ludi genere, qui ex imaginibus depictis fit, in quo praecipuè delecta.tus est. (DECEMBRIO, Vita Ph. Mar. Vice-comitis. Milan, 1630, cap. LXI.)

Dans le Livre rouge de la ville d'Ulm, manuscrit sur vélin conservé aux archives de cette-ville, une ordonnance de 1397 fait défense de jouer aux cartes. (JANSEN, Ess. sur l'orig. de la Grav. en bois et en taille-douce. Paris, 1808, 2 vol, in-8°.) Au reste, Heinecken s'autorise d'un passage de l'ancienne chronique d'Ulm, pour avancer que les cartes ont été inventées dans cette ville, qui en fabriquait et en exportait beaucoup, ainsi que plusieurs villes d'Allemagne, au Moyen Age.

Tels sont les seuls témoignages avérés, qu'on puisse invoquer pour fixer l'époque approximative de l'introduction des cartes à jouer en Europe ; quant à ceux qui donneraient à cette introduction une date antérieure, et qui avaient été mis en avant par l'abbé Rive, Zani, Cicognara, Singer, Jansen, etc., la critique est venue détruire la valeur qu'on leur attribuait. Ainsi, les statuts de l'ordre de la Bande, institué par Alphonse XI, roi de Castille, en 1332, ne font pas mention des cartes à jouer, quoiqu'un traducteur du seizième siècle (Guterry) ait cru devoir ajouter ce jeu à ceux que ces statuts interdisaient aux chevaliers, selon les Epistolas familiares d'Antonio de Guevara. Ainsi, le Livre du roy Modus et de la royne Racio, composé en 1372, ne dit absolument rien des cartes, dans les manuscrits comme dans l'édition primitive de 1486. Ainsi, le Traité italien de Sandro di Pipozzo, sur le gouvernement de la famille (Trattato del governo della famiglia), bien que composé en 1299, ne nous est parvenu que dans une copie manuscrite du quinzième siècle, où le copiste aura sans doute ajouté les naïbi aux jeux de hasard que condamne l'auteur ; ce qui est d'autant plus probable, que Pétrarque, dans son livre : De remediis utriusque fortunœ, a énuméré tous les jeux usités de son temps, sans citer les cartes. Ainsi, par une interpolation analogue, un autre copiste du quinzième siècle a introduit les cartes dans le vieux roman de Renard le Contrefait, composé vers 1341, en changeant ce vers de l'original :

Jouent à geux de dez ou de tables.

Ainsi, quand César de Nostredame rapporte, dans son Histoire de Provence, imprimée en 1631, que les Provençaux donnaient aux valets du jeu de cartes le nom de tuchins, il n'essaye pas même d'en conclure que ce jeu fut contemporain de ces aventuriers qui désolaient le pays en 1361, et dont le nom devint synonyme de bandit, comme on le voit dans une ordonnance de 1387.

Il faut donc, jusqu'à présent du moins, s'arrêter à la chronique de Covelluzzo et à la date de 1379, pour fixer l'époque de l'apparition des cartes à jouer en Europe. Elles y arrivèrent sans doute avec un tel renom d'ancienneté, que, cent cinquante ans plus tard, Pierre Arétin se crut autorisé à leur faire dire : Nous avons déjà vu tant de choses et traversé un si grand nombre de générations, que le soleil, qui éclaire tous les peuples du monde, ne pourrait nous en remontrer, puisqu'il en sait à peine autant que nos souliers. A pena il sole... sa quel che sanno fino aIle scarpe nostre. (Ragionam. nel quale si parla del Gioco.)

A partir du quinzième siècle, les cartes à jouer sont répandues par toute l'Europe : on les nomme dans chaque énumération des jeux de hasard ; on les trouve désignées dans les comptes de l'argenterie des rois et des princes ; les conciles et les synodes les condamnent et les défendent, de même que les ordonnances royales et prévôtales ; les prédicateurs leur font une guerre implacable ; le commerce pourtant ne laisse pas de les multiplier, en perfectionnant les procédés de fabrication ; dans les miniatures des manuscrits, dans les premiers essais de la gravure sur bois et sur cuivre, on voit enfin figurer le jeu de cartes ; les poêles, les romanciers et les conteurs, n'ont garde de l'oublier dans leurs écrits, et quelle que soit d'ailleurs la fragilité des frivoles instruments de ce jeu, on en a retrouvé, on en conserve plusieurs, peints et gravés, qui appartiennent au commencement du quinzième siècle.

L'existence et la popularité des cartes à cette époque ne peuvent être mises en doute ; nous les voyons, pour ainsi dire, se nationaliser en Italie, en Espagne, en Allemagne et en France ; leurs noms, leurs couleurs, leurs emblèmes, leur nombre et leur forme changent selon le pays, selon le caprice des joueurs ; mais ce sont toujours des cartes à jouer, qu'on les appelle cartes tarots ou cartes françaises ; ce sont toujours les cartes originaires de l'Orient, venues de Sarrasinie, imitation plus ou moins fidèle de l'antique jeu des échecs.

En Italie, avant l'année 1419, le naib de Viterbe est devenu le tarocchino, en passant à Bologne. La maison Fibbia, une des plus anciennes et des plus illustres de cette ville, possède un portrait en pied de Francesco Fibbia, prince de Pise, mort en exil à Bologne, l'an 1419 ; ce prince, qui fut généralissime des troupes bolonaises, est représenté tenant à la main un jeu de cartes armoriées, dont quelques-unes sont tombées à ses pieds. Une inscription placée au bas du tableau fait connaître que François Fibbia avait obtenu, des réformateurs de Bologne, comme inventeur du tarocchino, le droit de mettre l'écusson de ses armes sur la reine de bâton, et celui des armes de sa femme, qui était une Bentivoglio, sur la reine de deniers : ce qui prouve que les couleurs italiennes, bâtons, deniers, coupes, épées (bastoni, denari, coppe, spade), étaient en usage dès ce temps-là, de même que les couleurs françaises, carreau, trèfle, cœur et pique. (CICOGNARA, Mem. spettanti alla stor. della Calcographia. Prato, 1831, in-8°.)

Les cartes (naïbi) n'étaient donc pas un jeu d'enfants, du même ordre que le jeu de bille ou de ballon. Saint Bernardin de Sienne et saint Antoine de Florence ne les eussent pas poursuivies avec tant de rigueur, si les enfants seuls avaient été intéressés dans la question, ainsi que de savants critiques l'ont pensé. Le 5 mai 1423, saint Bernardin, debout sur les degrés extérieurs de Saint-Pétrone, parle à la foule assemblée pour l'entendre, fulmine contre les jeux de hasard, et exerce tant d'empire sur son auditoire, que chacun va chercher à l'instant ses cartes, ses dés, ses échecs, et les ayant apportés sur la place même, y met le feu de sa propre main, en présence du chef de la république. Coram gubernatore hujus reipublicae naïbes, taxillos, tesseras et instrumenta insuper lignea, super quae avare irreligiosi ludi fiebant, combustos esse praecepit. (Acta Sanct., t. V, p. 281.) L'auto-da-fé des cartes fut si terrible à Sienne, qu'un cartier, ruiné par le sermon de saint Bernardin, vint tout en larmes trouver ce saint et lui dit : Père, je fabriquais des cartes et je n'avais pas d'autre métier pour vivre ; en m'empêchant de faire mon métier, tu me condamnes à mourir de faim !Si tu ne sais que peindre, lui répondit le saint homme, peins cette image ! Et il lui montra un soleil rayonnant, au centre duquel brillait le monogramme du Christ : I. H. S. Le cartier suivit ce conseil, et s'enrichit bientôt à peindre cette image, que saint Bernardin adopta pour symbole. (BERNINI, Hist. di tutte le heresie. Venise, 1784, t. IV, p. 157.)

Tous les cartiers italiens cependant ne furent pas réduits à peindre des emblèmes de sainteté : à Bologne, une fresque, exécutée en 1440, représente quatre soldats jouant aux cartes, sans doute au tarocchino, inventé par Francesco Fibbia. A Florence, saint Antoine, évêque de cette ville en 1457, n'oublie pas d'anathématiser les cartes et les joueurs de cartes, dans sa Somme théologique, ch. XXIII : De factoribus et venditoribus alearum et taxillorum et chartarum et naiborum. La distinction que le saint semble faire des cartes et des naïbi donne lieu de croire que c'étaient deux jeux différents, deux espèces de jeux de cartes. Au reste, chaque ville d'Italie fabriquait des cartes, outre celles que l'Allemagne et la Hollande, grâce à l'invention de la gravure sur bois, y importaient en plus grande quantité que les images de saints. Témoin une requête adressée par les cartiers de Venise au sénat de la république : Ce jourd'hui, 11 octobre 1441 ; comme il paraît que l'art et la fabrication des cartes et des figures imprimées qui se font à Venise, sont tombés dans une décadence totale, et cela à cause delà grande quantité de cartes à jouer et de figures peintes et imprimées qui se font hors de Venisele carte de zugar e figure stampide dipinte, fatte fuor di Venezia; à quoi on doit remédier, afin que lesdits maîtres, qui forment une association assez nombreuse, soient utilisés de préférence aux étrangers : il soit ordonné et statué, comme lesdits maîtres nous en ont supplié, que désormais, à compter de ce jour, il ne puisse être introduit dans ce territoire aucuns travaux dudit art, imprimés et peints sur toile et sur papier, comme qui dirait cartes à jouer et quelque autre chose que ce soit dudit art, fait au pinceau ou imprimé, sous peine de saisie des objets introduits et de xxx livres 12 sols d'amende. (TEMANZA, Littere pitloriche, t. V, p. 321.) Il est important de remarquer que cette requête de 1441 parle de cartes imprimées, ainsi que de cartes peintes.

Ces cartes n'étaient que des tarocchi, ou des variétés de tarots, larocchino, trappola ; ou autre jeu analogue. On n'a pas encore retrouvé de cartes italiennes de cette époque, imprimées et peintes — celles qui existent dans la curieuse collection de M. Leber, tarots vénitiens gravés sur bois et peints en or, argent et couleurs, où sont représentées les quatre grandes monarchies de l'antiquité avec des devises latines, paraissent être de la fin du seizième siècle — ; mais on possède un jeu de cartes gravées au burin, qu'on a voulu attribuer tour à tour à Finiguerra et à Mantegna, et qui sont certainement du temps de ces artistes, qu'elles aient été fabriquées à Padoue, à Venise ou à Florence. On doit supposer que ce jeu de cartes, dont il existe une copie datée de 1485, est imité des premiers tarots italiens. Ces cartes, au nombre de cinquante, numérotées de I à XXXX, ont 9 pouces 6 à 8 lignes de hauteur, et 3 pouces 7 à 8 lignes de largeur ; le dessin en est simple et grandiose à la fois, la gravure fine et harmonieuse, l'impression nette et pâle. Le jeu entier se divise en cinq séries, chacune de dix cartes, et chacune marquée d'une lettre de l'alphabet : E. D. C. B. A. L'abbé Zani pense que ce sont les initiales des couleurs : Espadone, Denari, Coppe, Bastoni, Atutti. Voici les noms des cartes tels que les donnent des inscriptions en dialecte vénitien.

E. Misero. I. E. Fameio. II. E. Artixan. III. E. Merchadante. IIII. E. Zintilomo. V. E. Chavalier. VI. E. Doxe. VII. E. Re. VIII. E. Imperator. VIIII. E. Papa. X.

D. Caliope. XI. D. Vrania. XII. D. Terpsicore. XIII. D. Erato. XIIII. D. Polimnia. XV. D. Talia. XVI. D. Melpomene. XVII. D. Evterpe. XVIII. D. Clio. XVIIII. D. Apollo. XX.

C. Grammatica. XXI. C. Loica. XXII. C. Rhetorica. XXIII. C. Geometria. XXIIII. C. Aritmetica. XXV. C. Mvsicha. XXVI. C. Poesia. XXVII. C. Philosofia. XXVIII. C. Astrologia. XXVIIII. C. Theologia. XXX.

B. Iliaco. XXXI. B. Chronico. XXXII. B. Cosmico. XXXIII. B. Temperancin. XXXIIII. B. Prudencia. XXXV. B. Forteza. XXXVI. B. Insticia. XXXVII. B. Charita. XXXVIII. B. Speranza. XXXVIIII. B. Fede. XXXX.

A. Lvna. XXXXI. A. Mercvrio. XXXXII. A. Venvs. XXXXIIII. A. Sol. XXXVIIII. A. Marie, XXXXV. A. Ivpiter. XXXVI. A. Satvrno. XXXXVII. A. Octava spllera. XXXXVIII. A. Primo mobile. XXXXVIIII. A. Prima causa, XXXXX.

Il serait impossible de dire si ce sont là les premiers tarocchi ou bien les cartes du tarocchino ; cependant ces cartes de Finiguerra ou de Mantegna, connues sous le nom de cartes de Blandini, présentent beaucoup d'analogies avec les anciens tarots, dont Raphaël Maffei, dit le Volaterran (Volaterranus), contemporain des premiers graveurs florentins, nous a laissé la description dans ses Commentaires, et qui étaient alors de nouvelle invention, dit-il, comparativement sans doute à l'origine des cartes à jouer. Du temps de Raphaël Maffei, c'est-à-dire vers 480, le jeu des tarocchi se composait de quatre séries numérales, de chacune dix cartes, offrant des deniers, des coupes, des épées et des caducées (monetæ, scyphi, gladii, caducei) en nombre égal au numéro de la carte, et de plus, de vingt-six cartes représentant le Roi, la Reine, le Cavalier, le Voyageur à pied, le Monde, la Justice, FAnge, le Soleil, la Lune, l'Étoile, le Feu, le Diable, la Mort, la Potence, le Vieillard, la Roue de Fortune, la Tour, l'Amour, le Char, la Tempérance, le Pape, la Papesse, l'Empereur, l'Impératrice, le Minime et le Fou. (VOLATERR. Commentar., urbanorum octo et triginta libri. Roma, 1506, in-f°.) Nous croyons retrouver, dans ces vingtsix cartes, seize au moins de celles qui figurent dans le jeu gravé vers 1460, et qui portent les dénominations suivantes : Re. VIII (Rex), Chavalier. VI (Eques), Merchadante. IV (Viator pedestris), Cosmico. XXXIII (Mundus), Insticia. XXXVII (Justifia), Hiaco. XXXI (Angelus), Sol. XLIV (Sol), Luna. XLI (Luna), Octava sphera. XLVIII (Stella), Saturno. XLVII (Senex), Venus. XLIII (Amor), Marte, XLV (Currus), Temperancia. XXXIV (Temperantia), Papa, X (Summus pontifex), Imperator. IX (Imperator), Misero. I (Stultus). N'est-il pas permis de supposer que les cartes numérales : deniers, coupes, épées et caducées (ou bâtons), qui complétaient les tarocchi de Volaterran, comme tous les tarots italiens, espagnols et allemands, encore employés aujourd'hui, manquent dans le jeu des cinquante cartes gravées, et devraient en faire nécessairement partie ? On sait d'ailleurs que le nombre des cartes-tarots a varié selon les époques et selon les pays.

On ne peut mettre en doute que les tarots aient eu cours en France bien avant l'invention des cartes du jeu de piquet, lesquelles sont incontestablement françaises d'origine. Mais faut-il reconnaître ces dernières ou bien celles du jeu de tarots, dans le compte de l'argentier Poupart, qui fait mention (en 1392) de trois jeux de cartes à or et à diverses couleurs, ornés de plusieurs devises ? Une tradition, sans doute erronée, qui ne remonte pas au-delà de la découverte du compte de Pou part, et par conséquent à la fin du dix-septième siècle, veut qu'un de ces trois jeux de cartes soit venu jusqu'à nous. Ce sont les cartes, dites de Charles VI, qui ont passé de la bibliothèque de Gaignières, où l'abbé de Longuerue avait vu le jeu complet, dans la Bibliothèque du roi, au cabinet des Estampes, où elles se trouvent aujourd'hui au nombre de dix-sept seulement. Ces cartes célèbres, qui ont servi de base à toutes les dissertations relatives aux cartes à jouer, doivent être considérées comme les plus anciennes qu'on possède dans toutes les collections publiques et particulières de l'Europe.

Ces cartes sont de vrais tarots : peintes avec délicatesse comme des miniatures de manuscrits, sur un fond doré rempli de points qui forment des ornements en creux, elles sont entourées d'une bordure argentée, dans laquelle un pointillage semblable figure un ruban roulé en spirale. C'est bien là sans doute cette tare, espèce de gauffrure composée de petits trous piqués et alignés en compartiments, à laquelle les tarots doivent leur nom, et dont les cartes ont, jusqu'à nos jours, gardé en quelque sorte une empreinte, quand elles sont couvertes par derrière d'arabesques et de dessins imprimés en noir ou en couleurs. On n'a qu'à comparer les Cartes de Charles VI, peintes, dorées et tarées ou tarotées, avec la description des tarots italiens de Volaterran, pour se convaincre que les deux jeux étaient presque identiques, quoique le premier soit incontestablement plus ancien que la description du second. Au reste, les Cartes de Charles VI ne portent pas de numéros ni de devises, comme celles que Gringonner avait faites pour l'ébattement de ce pauvre roi en démence ; mais on ne peut se méprendre sur les sujets qu'elles représentent et qui se retrouvent en partie dans les tarots actuels.

Ces dix-sept cartes, que nous classerons dans l'ordre des tarots de Voleterran, sont : l'Écuyer (Eques), la Justice (Justitia), le Soleil (Sol), la Lune (Luna), la Mort (Mors), la Potence (Patibulum), l'Ermite (Minimus), la Fortune (Rota Fortunœ), la Maison de Dieu ou la Tour (Propugnaculum), l'Amour (Amar), le Char (Currus), la Tempérance (Temperantia), le Pape (Summus Pontifex), l'Empereur (Imperator), le Fou (Stullus), la Force ou la Foi, qui pourrait être la Reine (Regina), et le Jugement dernier, dans lequel nous avons hésité à reconnaître l'Ange (Angelus). Il ne manquerait alors ici, pour compléter le jeu de Volaterran, que le Roi, le Voyageur ou Viateur pédestre, le Monde, l'Etoile, le Feu, le Diable, le Vieillard, la Papesse et l'Impératrice. Parmi ces figures, quelles étaient celles que l'abbé de Longuerue avait vues chez Gaignières, et qu'il désignait sous le titre des quatre Monarchies qui combattaient les unes contre les autres, et qui, selon lui, auraient donné naissance aux quatre couleurs ? (Longueruana. Berlin, 1754, in-12, p. 84.)

Ces cartes, hautes de 18 centimètres et larges de 9 environ, y compris la bordure, sont peintes à la détrempe sur carton épais d'un millimètre. La composition en est ingénieuse et parfois savante, le dessin correct et plein de caractère, l'enluminure éclatante et rehaussée d'or et d'argent. Les sujets de ces dix-sept cartes méritent d'être décrits rapidement :

Le Fou, coiffé du bonnet à oreilles d'âne et portant une sorte de collet déchiqueté ou dentelé tout autour, tient un collier à gros grains, tandis que quatre enfants ramassent des pierres pour les lui jeter ; l'Écuyer, les cheveux relevés en touffe sur la nuque, vêtu d'un justaucorps rembourré, à manches bouffantes, en étoffe brochée d'or, et de chausses collantes en laine rouge, est appuyé d'une main sur un écu sans armoiries et tient de l'autre main une épée nue ; l'Empereur, couvert d'une armure d'argent, le front ceint d'un diadème fleurdelisé, est sur un trône, avec un globe dans la main gauche et dans la droite un sceptre terminé par une fleur de lis en fer de lance ; le Pape, la tiare en tête, l'Évangile et les clefs de saint Pierre en main, siège entre deux cardinaux ; l'Amour est représenté par trois couples d'amants qui se parlent et qui s'embrassent, pendant que deux amours leur lancent des flèches, du haut d'un nuage : les coiffures des femmes et les costumes des hommes, dans cette peinture, sont d'autant plus remarquables, qu'ils offrent les diverses modes de la cour de Charles VI, le hennin ou bonnet à cornes, introduit en France par Isabeau de Bavière, la coiffe d'orfèvrerie, le surcot à manches ouvertes et pendantes, la ceinture dorée, etc. ; la Fortune, la tête entourée d'une auréole octogone, est debout sur une roue, à travers laquelle on voit un paysage ; la Tempérance vide une bouteille d'eau dans une bouteille de vin ; la Force tient le fût d'une colonne qui se brise ; la Lune, ou plutôt le croissant, est représentée au-dessus de deux astrologues, en robes longues fourrées, qui mesurent au compas les conjonctions des planètes ; le Soleil éclaire une femme qui, la chevelure éparse en signe de virginité, file sa quenouille au milieu d'une prairie ; le Char, traîné par deux chevaux qui galopent, porte en triomphe un capitaine armé de toutes pièces, mais coiffé d'une toque, au lieu de casque ; l'Ermite ou le moine, vieillard à grande barbe, avec un froc à capuchon, élève en l'air un sablier ; la Potence supporte un joueur pendu par un seul pied, et tenant encore un sac d'argent ou de billes dans chaque main ; la Mort, montée sur un cheval gris au poil hérissé, renverse sous sa faux rois, papes, évêques et autres grands de la terre, comme dans les images de la Danse Macabre ; la Maison de Dieu semble à demi dévorée par les flammes ; enfin le Jugement dernier nous montre les morts ressuscitant et sortant du sépulcre aux sons des trompettes de l'Éternité.

Les Cartes de Charles VI faisaient donc partie de l'ancien jeu de tarots, puisque nous les reconnaissons encore dans les tarots actuels, qui comprennent, outre les seize figures de notre jeu de piquet, avec les emblèmes : épées, coupes, deniers, bâtons, quarante cartes numérales portant ces emblèmes, au lieu des couleurs : pique, cœur, trèfle, carreau, et vingt-deux cartes numérotées, dites atouts (à tutti), représentant : I. le Bateleur, II. Junon, III. l'Impératrice, IV. l'Empereur, V. Jupiter, VI. l'Amoureux, VII. le Chariot, VIII. la Justice, IX. l'Ermite, X. la Roue de Fortune, XI. la Force, XII. le Pendu, XIII. la Mort, XIV. la Tempérance, XV. le Diable, XVI. la Maison de Dieu, XVII. les Étoiles, XVIII. la Lune, XIX. le Soleil, XX. le Jugement, XXI. la Fin du monde, et XXII. le Fou, lequel ne porte pas toujours son numéro d'ordre. Ainsi, l'on ne doit pas chercher dans les Cartes de Charles VI l'origine de nos cartes françaises, de ces cartes à devises que Jacquemin Gringonner peignait pour le roi en 1393, de ces cartes également allégoriques, mais moins bizarres et plus chevaleresques, qui ne tardèrent pas à remplacer les tarots italiens en France.

Les tarots, c'est-à-dire les atouts (à tutti) de ce jeu, offrant une représentation philosophique de la vie au point de vue chrétien, ne plurent pas sans doute à la cour de Charles VI et de son successeur, cour frivole et corrompue, où, malgré le tumulte des émeutes et les cruels déchirements des discordes civiles, l'on ne s'occupait que de plaisir, de fêtes, de mascarades et de tournois, sous l'influence de la chevalerie galante et voluptueuse. Dans cette cour brillante et raffinée, qui cherchait à s'étourdir sur la gravité des événements politiques, et qui croyait étouffer, par le bruit joyeux des instruments, des danses et des chansons, les cris féroces de la populace des halles, on se souciait peu assurément de jouer avec des cartes parmi lesquelles on voyait passer le Soleil et la Parque, le Pendu, le Diable, la Mort, la Mort surtout ! la Maison de Dieu, le Jugement dernier ; c'était bien assez de rencontrer ces allégories lugubres sur les vitraux peints et dans les sculptures des églises, dans les miniatures des livres d'heures, dans les sermons des prédicateurs, dans les écrits des poètes moraux et des écrivains religieux, sans avoir encore sous les yeux les mêmes enseignements figurés, les mêmes images sinistres et menaçantes, au milieu d'un jeu inventé pour distraire et récréer l'esprit. Nous pensons que si les tarots servirent de passe-temps au pauvre roi Charles pendant ses tristes années de folie sombre et furieuse, ils n'eurent jamais beaucoup de vogue à l'hôtel Barbette, dans les orgies de la reine Isabeau de Bavière ; au château de Vincestre (Bicêtre), dans les réunions littéraires du duc de Berry ; à l'hôtel du Petit-Musc, dans les joutes et pas d'armes du duc de Bourbon ; au séjour d'Orléans, et dans les hôtels des autres princes et de leurs favoris, qui ne songeaient qu'à s'ébattre et à folâtrer, tandis que la guerre, la famine et la peste s'emparaient du royaume.

En revanche, les tarots ne manquèrent pas de frapper vivement l'imagination naïve et mélancolique des bonnes gens de Paris : pour eux, tout préparés à l'allégorie mystique et religieuse, ce fut le jeu de la Vie ou de la Mort ; l'idée morale de l'inventeur se trouva tout à coup comprise, expliquée et commentée. Ce jeu représentait l'Homme dans les différents états que la naissance lui donne et dans les conditions diverses où la nature le place : ici, le Fou et l'Amoureux ; là, le Pape et l'Empereur. L'Homme, quel que fût son rang social, devait fuir le Diable, écouter la religion (l'Ermite) et s'attacher aux vertus : la Force, la Justice et la Tempérance, en poursuivant la Fortune, car, un jour ou l'autre, la Mort viendrait, la Mort qui saisit le vif sur une potence (le Pendu) comme sur un Char de triomphe, la Mort qui amène le Jugement des âmes et qui ouvre aux justes la Maison de Dieu. Ce fut peut-être là l'origine de la fameuse Danse Macabre, cette terrible et philosophique moralité qui était d'abord un poème, une allégorie en prose ou en vers, et qui devint bientôt un spectacle pieux, une représentation scénique, accompagnée de musique et de danse, avant de fournir des images et des emblèmes à tous les arts plastiques. Selon Fabricius (Bibl. lat. med. et inf. latinitatis. Hamb., 1736, 6 vol. in-8°, t. V, p. 2), la première Danse des Morts, que la peinture se chargea de reproduire, fut exécutée à Minden en Westphalie, l'an 1383 : elle était donc contemporaine des premières cartes à jouer ou tarots. Selon le Journal d'un Bourgeois de Paris, sous le règne de Charles VI, la Danse Macabre fut jouée ou peinte au cimetière des Innocents à Paris en 1424. Depuis cette époque, par toute l'Europe, chaque cimetière, chaque église, chaque couvent voulut avoir sa Danse des Morts en peinture, en sculpture, en tapisserie. Ce sujet, funèbre et burlesque à la fois, avec lequel s'étaient familiarisés les yeux et les esprits de la foule, épouvantait les grands et les riches, consolait et divertissait les pauvres : les artistes en tout genre ne cessaient donc de le reproduire sous toutes les formes et à tout propos ; on le retrouvait jusque dans la ciselure des bijoux de femme ; on le retrouvait bien dans le jeu de cartes ? Les cartes à jouer et les Danses des Morts furent certainement mêlées à l'invention de la xylographie.

Il nous reste les débris de deux anciens jeux de cartes gravées en bois ; ce ne sont plus des tarots sarrasins ou italiens, mais des cartes françaises, essentiellement françaises, qui appartiennent au règne de Charles VII, et qui, par conséquent, pourraient bien être du même temps que le Saint Christophe de 1423. Ces deux débris, ou planches de cartes, ont été découverts, comme la plupart des cartes anciennes, dans des reliures de livres. La première de ces planches se conserve dans la collection de M. d'Henneville ; la seconde, dans le cabinet des Estampes, à la Bibliothèque du roi. La planche de M. d’Henneville contient dix-huit cartes à figures, six entières et douze tronquées, sans noms et sans devises : le roi, la reine et le valet de cœur, le roi, la reine et le valet de croissant sont intacts ; mais on n'a que les bustes des figures du trèfle et du pique ; ainsi que la partie inférieure de six autres figures qui ne correspondent pas à ces dernières, et qui portaient sans doute d'autres couleurs. Il y a dans ce jeu, d’invention française, quelques traces de son origine sarrasine, qui nous reportent toujours aux naïb de Viterbe. Ainsi, le croissant des musulmans remplace le carreau ; le trèfle est figuré à la façon arabe ou moresque, c'est-à-dire quadrilatère, à quatre pans égaux ; le roi de cœur est un roi sauvage couvert de poil, à l'instar d'un singe, appuyé sur un bâton noueux, qui rappelle les bastoni des tarots ; la reine de cœur est également couverte de poil, une torche à la main ; le valet de trèfle, qui mériterait d'escorter le roi et la dame de cœur, est aussi velu qu'eux et porte un bâton noueux sur l'épaule ; on voit, en outre, les jambes d'un autre personnage velu, parmi celles que le couteau du relieur a séparées de leurs corps respectifs. Cependant on ne peut douter que ce jeu ait été imaginé ou du moins fabriqué en France. Non-seulement le valet de croissant offre le nom du Cartier, F. CLERC, dans une banderole qu'il déroule, mais encore les costumes des personnages sont tout à fait identiques avec ceux des seigneurs, des dames et des domestiques ou varlets de la cour de Charles VII, et leurs couronnes sont ornées de fleurs de lis.

La reine de croissant est habillée, par exemple, comme l'étaient Marie d'Anjou, femme de Charles VII, et Gérarde Gassinel, sa maîtresse, dans les portraits authentiques que nous avons d'elles : sa coiffure consiste en une pièce d'étoffe fixée dans les cheveux sous un diadème et flottante autour du cou ; la robe de dessous, lacée sur la poitrine, tombe jusqu'aux pieds, tandis que la robe de dessus, ouverte au corsage et garnie de fourrures, est relevée à la hauteur du genou et traîne en queue sur les talons : c'était la mode de relever ainsi, de rebrasser sa robe par devant. La chevelure tombante, les manches justes, la ceinture d'orfèvrerie, caractérisent également les portraits indiqués et les figures des reines du jeu de cartes. Quant aux figures de rois, le roi sauvage excepté, on les reconnaîtrait de même dans les portraits de Charles VII et des seigneurs de sa cour : il y a le chapeau de velours surmonté de la couronne fleurdelisée, la robe entr'ouverte par devant et fourrée d'hermine ou de menu-vair, le pourpoint serré et les chausses collantes sous cette houppelande. Enfin les valets ressemblent à des pages, à des sergents d'armes de ce temps-là : le valet de cœur, qui marche, le poing sur la hanche, une torche à la main, est surtout remarquable par sa toque à plumail, par sa casaque longue, par son air solennel ; le valet de croissant, vêtu de court, au contraire, porte lestement son pourpoint et ses grègues. Du reste, pas d'armoiries, pas de couleurs mi-parties, pas de broderies sur les vêtements, comme c'était l'usage autorisé par les lois somptuaires, sous les règnes de Charles VI et de Charles VII.

Faut-il, dans les figures de ce singulier jeu de cartes, chercher des personnages réels, des allusions historiques ? Faut-il donner un sens à ce croissant, qui doit plus tard se changer en carreau ? Faut-il se rendre compte de l'invasion de ce roi et de cette reine sauvages, de ces valets velus, parmi les rois, les reines et les valets vêtus à la mode du temps de Charles VII ? N'est-ce pas une mascarade de cour ? N'est-ce point un souvenir du terrible ballet des Ardents ?

Le 29 janvier 1392, il y eut bal et gala à l'hôtel de la reine Blanche à Paris, en l'honneur du mariage d'un chevalier de Vermandois avec une des damoiselles de la reine. Le roi Charles VI venait à peine d'être guéri de sa frénésie. Un de ses favoris, Hugonin de Janzay, inventa un divertissement, auquel devaient prendre part le roi et cinq gentils- hommes : c'était une momerie d'hommes sauvages, enchaisnez, tout veluz, et estoient leurs habillements propices au corps, veluz, faitz de lin ou d'estoupes attaèhez à poix résine et engraissez aulcunement pour mieux reluire. (JUVÉNAL DES URSINS.) Froissart, témoin oculaire de cette fête, dit que les six acteurs du ballet, Charles VI, Hugonin de Janzay, le comte de Jouy, Charles de Poitiers, le bâtard de Foix et le jeune Nantouillet, furent cousus dans des cottes de toile sursemées de poix et couvertes de délié lin, en forme et couleur de cheveux. Ils entrèrent dans la salle de danse, en poussant des hurlements et en agitant leurs chaînes. On ne savait pas quels étaient ces masques. Le duc d'Orléans, frère du roi, voulut le découvrir, et il approcha la torche que l'un de ses varlets tenoit devant lui, si près de lui, que la chaleur du feu entra au lin. Le roi, par bonheur, s'était séparé de ses compagnons et ne fut pas atteint par les flammes. Ceux-ci furent brûlés, à l'exception d'un seul qui alla se jeter dans une cuve pleine d'eau, et le bâtard de Foix qui, tout ardoit, crioit à hauts cris : Sauvez le roi ! Charles VI, échappé au péril, retomba dans sa démence.

Ce ballet des Ardents avait laissé une profonde impression dans tous les esprits, tellement que, soixante-dix ans après, un graveur allemand, le Maître de 1466, choisissait ce sujet pour le représenter en estampe. N'est-il pas possible qu'un graveur de cartes ait imaginé d'introduire le même sujet dans un jeu qui se modifiait alors au caprice de l'artiste ? Le fait historique était sans doute déjà plus ou moins altéré par les haines et les passions des contemporains. Ainsi, on avait accusé la reine Isabeau de Bavière de s'être associée à l'infernale invention de cette mascarade, pour se débarrasser du roi ; ainsi, on avait accusé le duc d'Orléans d'avoir exprès mis le feu aux vêtements de ces hommes sauvages, entre lesquels il savait que le roi jouait un rôle. Voilà comment l'auteur du jeu de cartes, adoptant la première de ces accusations, a pu faire figurer la reine de cœur en costume de femme sauvage, une torche à la main. Ce système d'interprétation donnerait lieu à de longs développements. Il suffit de rappeler ici l'expression de momon (mascarade) qui s'est conservée dans le jeu de lansquenet, et qui paraît se rapporter à d'anciennes cartes commémoratives du momon ou ballet des Ardents.

Le second jeu de cartes, que l'on doit faire remonter à la même époque, a beaucoup plus de similitude avec nos cartes actuelles, par le caractère et le costume des figures, sinon par les noms ou les devises des personnages. Ce sont dix cartes gravées en bois et coloriées au patron sur une seule feuille : roi, reine et valet de trèfle, roi et reine de carreau, roi, reine et valet de pique, roi et reine de cœur. Voici les inscriptions que portent ces figures, dans l'ordre où elles sont placées sur deux rangs, en commençant par le haut, à gauche : valet de trèfle, ROLAN ; roi de trèfle, SANT SOCI ; reine de trèfle, TROMPERIE ; roi de carreau, COURSUBE ; reine de carreau, EN TON TE FIE ; valet de pique, EMRDE ou [N] E TARDE ; reine de pique, LEAUTÉ DOIT OU IE AUTE DUL ; roi de pique, APOLLIN ; reine de cœur, LA FOY ET PERDU ; roi de cœur, légende coupée. Ce sont bien là, moins les noms, les figures de notre jeu de piquet, les rois portant des sceptres, les reines tenant des fleurs ; on reconnaît encore dans nos cartes, après plus de quatre siècles, la physionomie originaire de ces mêmes figures, les couleurs héraldiques, les emblèmes de leurs habits mi-partis et bariolés, selon les règles du blason et les usages de la chevalerie. On croirait voir, dans ces cartes du quatorzième siècle, défiler le cortège de Charles VII, lorsque, retiré en sa bonne ville de Bourges avec ses favoris et ses maîtresses, il perdait si gaiement son royaume à demi conquis par les Anglais. On n'a qu'à feuilleter les recueils de costumes, et surtout la collection de Gaignières, à la Bibliothèque du Roi, pour y retrouver en quelque sorte les véritables portraits d'après lesquels ces cartes ont été dessinées et peintes.

C'est à Bourges, c'est dans un château du Berry ou de la Touraine, que ce jeu de cartes, le vrai jeu de piquet, le jeu de cartes françaises, fut inventé par quelque courtisan, par le brave Lahire, suivant la tradition, pour servir de passe-temps à Charles VII. Les tarots italiens existaient depuis longtemps ; d'autres cartes avaient été faites à Paris pour la cour de Charles VI ; mais on en composa de nouvelles qui furent adoptées à la cour du roi de Bourges, et qui reçurent bientôt la sanction de l'usage par toute la France. Quel fut l'inventeur ou le restaurateur du jeu de cartes ? Serait-ce, comme on l'a tant de fois répété, Etienne Vignoles, dit Lahire, qui avait toujours le pot en tête et la lance au poing, pour courir sus aux Anglais, qui défendit si vaillamment la couronne de son maître, et qui, après une vie usée sur les champs de bataille, mourut de ses blessures en 1442 ? A coup sûr, l'inventeur des cartes françaises fut un chevalier accompli, ou du moins un gentil esprit, passionné pour les mœurs et les lois de la chevalerie. L'examen de ces cartes et leur comparaison avec les tarots italiens nous permettent de conjecturer que l'auteur du jeu avait en vue de figurer l'institution de la chevalerie, et même de perpétuer la mémoire de quelque cérémonie chevaleresque, telle que le Vœu du paon, la Création des chevaliers, etc.

Ces cartes, il faut le constater d'abord, gardent quelque chose de l'origine sarrasinoise, notamment les noms de Coursube, de Sans-Souci et d'Apollin. Dans les vieux romans, dans nos épopées des douze pairs de Charlemagne, Apollin (ou Apollon) est une idole par laquelle jurent les Sarrasins ; Coursube, ou Corsube, est un chevalier de Cordoue (Corsuba), dont la renommée fait souvent pâlir les chrétiens : bien plus, un Orientaliste ingénieux a pensé que Coursube pouvait bien être une corruption de Cosrube ou Cosroès, nom générique des rois de Perse. Quant à Sans-Souci ou Cent Soucis, qui ressemble fort à un de ces sobriquets sous lesquels les écuyers se faisaient connaître avant d'être aptes à recevoir l'ordre de chevalerie, nous sommes frappé des inductions qu'on tirerait de ce passage de Breitkopf, écrit bien antérieurement à la découverte de ces cartes qu'il a l'air de concerner : Il y a encore une plus grande vraisemblance de la dérivation arabe du mot naïbi et naïpes, quand on compare le jeu de cartes avec celui des échecs, qui, probablement, nous a été apporté par les Arabes ; le nom de Ssed-Renge, CENT soucis, que les Arabes ont donné à ce jeu, est une expression aussi orientale que naïpes. (Versuch den Vrsprung der Spielkarten. Leipsig, 1784, in-4°.) Cette analogie du nom arabe du jeu des échecs avec le nom du roi de trèfle est vraiment remarquable, et il est difficile de l'attribuer au hasard seul : on peut supposer que l'inventeur de ces cartes françaises s'est souvenu des dénominations arabes du jeu de tarots, et en a fait usage sans se rendre bien compte de leur application. C'est sans doute encore par une semblable réminiscence des tarocchi sarrasins ou italiens, que la reine de trèfle a été nommée Tromperie. Ce nom a tout l'air d'une traduction du nom même de ce jeu primitif, appelé trappola en Italie, c'est-à-dire attrape. (DE MURR, Journal zur Kunstgeschichte, t. II, p. 200.) Les cartes de trappola, figurées dans les ouvrages de Breitkop et de Singer, ont d'ailleurs beaucoup de rapport avec ces cartes françaises, qui méritent de recevoir la désignation de Cartes de Charles VIL Le personnage de Roland, de ce grand paladin qui périt à Roncevaux en combattant les Sarrasins, semble placé là comme pour opposer les glorieux souvenirs des légendes du règne de Charlemagne à la domination des rois mécréants Coursube, Apollin et Ssed-Renge ou Cent-Soucis. Enfin les costumes longs de ces rois ont conservé quelque chose d'oriental, et les reines respirent des fleurs, roses, œillets ou grenades, comme si elles étaient encore dans un sérail de la Perse ou de l'Andalousie.

Ces cartes franco-sarrasines s'étaient donc introduites à la cour de Charles VII, et les compagnons de plaisir et de fête, qui aidaient ce prince indolent et voluptueux à se consoler de l'abaissement de la royauté, attachaient sans doute un sens qui nous échappe aux couleurs, aux figures et aux devises de leur jeu favori : Apollin ou Apollon était peut-être le roi Charles lui-même ; la reine, nommée La foi est perdue, représentait sa femme, Marie d'Anjou, sinon une de ses maîtresses, Gérarde Gassinel, Agnès Sorel, etc. ; le roi Sans-Souci semble avoir trait à l'argentier Jacques Cœur, qui fut presque égal en puissance à son maître, et qui avait sur lui la supériorité de la richesse ; le roi Coursube devait être considéré comme le roi anglais, Henri VI, l'usurpateur du royaume de France ; Roland personnifiait quelqu'un des capitaines de Charles VII, le connétable Artus de Richemont, Dunois, bâtard d'Orléans, Poton de Xaintrailles, Lahire, etc. ; la reine Tromperie rappelait la marâtre Isabeau de Bavière, qui sacrifia son mari, son fils, sa famille, a l'Angleterre ; la reine En toi te fie pouvait bien faire allusion à Jeanne d'Arc ; en un mot, le voile qui couvre l'allégorie de ces cartes ne paraît pas, au premier aspect, impénétrable, et il ne faudrait plus qu'un heureux hasard pour le lever tout à fait.

Ce qui est constant et indubitable dès à présent, c'est la date, c'est l'origine de ce jeu de cartes, devenu français, de sarrasin qu'il était, sous le règne de Charles VII. Le P. Ménestrier et le P. Daniel ont recueilli la vieille tradition qui attribuait à Lahire l'invention des cartes à jouer. Ne pourrait-on pas, avec plus de vraisemblance, faire honneur de cette invention à un de ses contemporains, à un de ses amis, à cet Étienne Chevalier, secrétaire et trésorier du roi, connu par son talent et sa passion pour les devises ? Jacques Cœur, qui avait de continuelles relations de commerce avec l'Orient, puisqu'il fut accusé dans son procès d'avoir envoyé des armures aux Sarrasins, importa sans doute en France et à la cour le jeu de cartes asiatiques, et Chevalier se sera ensuite amusé à le mettre. en devises, ou, comme on le disait alors, à le moraliser. Dans l'Inde, dans la Perse, c'était le jeu du Vizir ou de la guerre : Etienne Chevalier en fit le jeu du chevalier ou de la chevalerie ; il y transporta d'abord ses armoiries, c'est-à-dire la licorne qui figure dans plusieurs anciens jeux de cartes, notamment dans celui que Stukeley découvrit sous la reliure d'un vieux livre, et que Singer a fait graver ; il n'oublia pas non plus les armes parlantes de Jacques Cœur, en remplaçant les coupes par les cœurs ; il laissa les trèfles simuler les fleurs du sureau héraldique de sa dame Agnès Surel ou Sorel ; il changea les deniers en carreaux, et les épées en piques, pour faire honneur aux deux frères Jean et Gaspard Bureau, grands-maîtres de l'artillerie de France. En outre, les figures avaient probablement la ressemblance des personnages qu'elles représentaient, et de plus elles portaient les couleurs d'armes ou la livrée et les devises de ces personnages.

Les devises, les couleurs et les emblèmes furent en grande vogue à la cour de Charles VII ; c'est à cette époque que Sicile, héraut d'armes du roi Alphonse d'Aragon, rédigea son célèbre Blason des Couleurs, où l'on apprend que l'or ou le jaune signifiait richesse ; le rouge, supériorité ; le noir, simplicité ; le vert, joie ; le pourpre, abondance ; l'argent ou le blanc, pureté. Ces mêmes couleurs étaient quelquefois expliquées d'une autre façon, et leur symbolisme varia complètement au seizième siècle. L'art du blason, qui réglait l'ordonnance des couleurs ou livrées, faisait entrer aussi dans ses attributions les emblèmes et les devises, langage mystique et sacramentel à l'usage des nobles et vertueux.

Les pièces des armoiries n'étaient que des emblèmes ; les devises servaient à l'interprétation de ces emblèmes. Sous le règne de Charles VII, tout fut emblématisé, moralisé, allégorisé. C'était une mode qui s'étendait aux choses les moins susceptibles de la prendre. La peinture et la sculpture, la poésie et la science, la religion et la morale, ne parlaient aux esprits et aux yeux, que par des images. Le plus habile emblématiste de ce temps-là. Étienne Chevalier, à qui l'on peut sans injure attribuer l'invention des cartes françaises, avait voulu laisser à la postérité un souvenir de ses plaisantes imaginations ; il s'était fait peindre avec un rouleau sortant de sa bouche, sur lequel était figurée en rébus cette devise à l'honneur de sa bonne dame Agnès Sorel : Tant elle vaut celle pour qui je meurs d'amour. Il avait fait sculpter, au-dessus des portes de sa maison de Paris, cette autre devise en anagramme, pour faire sa cour à la fois au roi et à la favorite : Rien sur L n'a regard. (D. GODEFROY, Hist. de Charles VII. Par., 1661, in-f°, p. 886). Certes, Étienne Chevalier, qui se permettait ces jeux de galanterie, malgré la gravité de ses fonctions de maître des comptes et de trésorier de France, était bien capable d'introduire les dames ou reines dans les cartes à jouer, en place des vizirs orientaux et des chevaliers italiens, qui figuraient seuls originairement à côté des rois et des varlets.

Un petit Traité de chevalerie, composé par un anonyme vers 1400, et imprimé plus tard à la suite du Livre des Echez, que Jean de Vignay, hospitalier de l'ordre de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, avait traduit du latin de Jacques de Cessoles, à la requête du roi Jean ; ce traité qui consonne fort à la matière précédente du jeu des échecs, nous donne le sens de quelques-uns des symboles du jeu de cartes, considéré comme jeu de la guerre ou de la chevalerie. L'édition de Verard, sans date, in-4° de 102 ff. goth., dans laquelle se trouve ce traité commençant au verso du feuillet 58, offre d'ailleurs, du moins en certains exemplaires sur vélin, plusieurs miniatures où l'on croirait voir apparaître les personnages des anciens jeux de cartes. Le traité moralisé est précédé d'une espèce de mise en scène qui nous montre un vieux chevalier devenu ermite et un jeune écuyer impatient de devenir chevalier. Le chevalier ermite, après avoir longuement maintenu l'ordre de chevalerie, a laissé ses héritages et ses richesses à ses enfants, pour se retirer dans un bois sauvage où il passe son temps à adorer Dieu. Sur ces entrefaites, un roi moult saige et noble et plein de bonne coustumes, veut tenir cour plénière et y convoque les nobles. Un écuyer, en se rendant à cet appel avec l'intention de se l'aire recevoir chevalier, s'endort sur son cheval et s'éveille chez l'ermite. Celui-ci l'accueille avec bonté et lui donne un livre où il lisoit souvent. — Vous le monstrerez, lui dit-il, à tous ceux qui voudront estre faits chevaliers, et le garderez chierement si vous aimez l'ordre de la chevalerie. C'est dans ce livre qu'on rencontre une foule de sentences et d'allégories qui semblent moraliser le jeu des cartes et le jeu des échecs : Office de chevalerie est maintenir et deffendre la saincte Foy catholique contre les mécréans (Coursllbe et Apollin). Chevalier, qui a foy et n'use de foy et est contraire à ceux qui maintiennent foy, il faict contre soy mesme. Si tu veux trouver noblesse de courage, demande-la à Foy, Espérance, Charité, Justice, Force, Attrempance, Loyauté, (En toi te fie et Leaulé doit) et les autres vertus, car en elles ayant noblesse de courage, par icelles se deffend le noble courage de chevalerie, de Mauvaistié et de Tricherie (La Foi est perdue et Tromperie) et des ennemis de chevalerie. Luxure et Chasteté se combattent l'une contre l'autre ; Chasteté ou Force guerroie et surmonte Luxure. Chevalier est par avance tempté à encliner son courage à Avanie qui est mère de Mauvaistié et de Déloyauté et de Traison. Le livre de l'ermite donne plus loin la signifiance des armes du chevalier, dans lesquelles on pourrait reconnaître les quatre couleurs des cartes françaises : A chevalerie est donnée espée (trèfle), qui est faicte en semblance de croix... Tout ainsi doit chevalier vaincre et destruire les ennemys de la Croix, par l'espée. — A chevalier est donnée lance (pique), pour signifier vérité, car vérité est chose droite tout ainsi comme une lance, et vérité doit aller pardevers fausseté, et le fer de la lance signifie la force que vérité a pardessus fausseté. — Bannière (carreau) est donnée à roy et à prince et à baron et à chevalier ; bannière qui a pardessous soy plusieurs chevaliers, a signifiance que tout bon chevalier et loyal doit maintenir l'honneur de son seigneur et de sa terre. — Escu (cœur) est donné au chevalier, car, ainsi comme le chevalier met son escu entre soy et son ennemy, aussi le chevalier est moyen entre le prince et le peuple. Les couleurs trèfle, pique, carreau et cœur représenteraient donc l'épée, la lance, la bannière et l'écu, que prenait l'écuyer lorsqu'il était admis dans l'ordre de chevalerie. Enfin, si Jacques de Cessoles est parvenu, dans son traité célèbre, à moraliser l'antique jeu des échecs par la chevalerie, on n'aurait pas plus de peine à retrouver dans cet autre vieux livre de chevalerie les origines des Cartes de Charles VII.

Ces cartes, qui portent tous les caractères du règne de Charles VII, et surtout les costumes armoriés ou livrées en usage à la cour de ce prince dans les fêtes, les tournois et les cérémonies publiques, doivent être regardées comme les premiers essais delà gravure sur bois et de l'impression xylographique en France. Elles ont été certainement exécutées entre les années 1420 et 1440, c'est-à-dire vers la même époque que le Saint Christophe allemand ou néerlandais de 1423 et avant la plupart des productions de la xylographie, telles que Speculum humanœ salvationis, Ars moriendi, Biblia pauperum, etc. Les cartes à jouer avec devises avaient, en quelque sorte, servi de prélude à l'imprimerie en planches de bois gravées, invention bien antérieure à l'imprimerie en lettres mobiles.

Les cartes à jouer étaient déjà tellement répandues au milieu du quatorzième siècle, qu'on peut assurer qu'elles avaient été multipliées par des procédés économiques de gravure et d'impression par toute l'Europe. Ainsi, trois jeux de tarots à or et à diverses couleurs, peints pour le roi de France en 1392, étaient payés, à Jacquemin Gringonner, 56 sols parisis, c'est-à-dire 170 francs, selon l'évaluation actuelle ; un seul jeu de tarots, admirablement peint par Marziano, secrétaire du duc de Milan, vers 1415, avait coûté 1500 écus d'or (DECEMB. Hist. Ph.-M. Vice-comitis, cap. LXI) : environ 15.000 francs de notre monnaie ; mais, quelques années plus tard, en 1454, un jeu de cartes, destiné aussi à un prince, à un dauphin de France, ne coûtait plus que cinq sous tournois, qui vaudraient à présent 14 à 15 francs. Dans l'intervalle de 1392 à 1454, on avait donc trouvé le moyen de fabriquer les cartes à bon marché, et d'en faire une marchandise que les merciers vendaient avec les épingles employées en guise de jetons de cuivre ou d'argent. Nous trouvons dans les Comptes de l'argentier de la reine Marie d'Anjou, conservés aux Archives du royaume, les articles suivants : Du premier octobre 1454, à Guillaume Bouchier, marchand de Chinon, deux jeux de quartes et 200 espingles délivrez à monsieur Charles de France, pour jouer et soy eshatlre, 5 sols tournois. Et peu de temps après : A Guyon, mercier, demeurant à Saint-Aignan, pour trois paires de quartes à jouer, 5 sols tournois. Et plus loin : Pour madame Magdelaine de France, deux jeux de quartes et un millier d'épingles pour jouer. 10 sols tournois. On voit, par ces comptes, que les merciers de Chinon et de Saint-Aignan vendaient alors des jeux de cartes, comme en vendent aujourd'hui les épiciers des plus petits villages.

Ce n'étaient pas seulement les rois, les princes et les grands seigneurs qui jouaient aux cartes et aux épingles, c'étaient encore les enfants, les pages, les écoliers, les débauchés. Aussi le synode de Langres, en 1404, défend-il aux ecclésiastiques les cartes, de même que les dés et les tables (trictrac). Dans l'Histoire du petit Jehan de Saintré, composée ou plutôt rédigée, en 1459, par Antoine de la Sale, pour l'instruction de son élève Jean d'Anjou, duc de Calabre et de Lorraine, le romancier se permet peut-être un anachronisme en adressant ce reproche aux pages de la cour du roi Jean : Vous, qui estes noyseux joueurs de cartes et de dez et suivez deshonnestes gens. Dans le Journal d'un Bourgeois de Paris sous le règne de Charles VII, on voit un cordelier, frère Richard, renouveler en France les prodiges de prédication que saint Bernardin avait faits en Italie peu d'années auparavant, et poursuivre aussi les jeux de hasard, sans oublier les cartes : à la suite d'un de ses sermons, qui eut lieu au mois d'avril 1429, on alluma plus de cent feux dans les rues de Paris, et l'on y brûla publiquement tables et tabliers, cartes, billes et billards, nurelis et toutes choses, à quoy on sepouvoit courcer à maugréer à jeux convoiteux. Dans le Mystère de la Passion, inventé et rimé par Arnoul Greban, secrétaire de Charles d'Anjou, comte du Maine, pour rivaliser avec le célèbre mystère, que Jean Michel, évêque d'Angers, avait composé sur le même sujet, et qui fut plus tard publié avec les changements d'un autre Jean Michel, médecin de Charles VIII, les bourreaux de Jésus-Christ sont représentés jouant aux cartes et aux dés dans les mauvais lieux. Le poète Villon, qui hantait aussi ces lieux-là, et qui faillit aller expier ses péchés au gibet de Montfaucon, n'a garde d'oublier les dés et les cartes dans son Grand Testament, écrit en 1461 :

Trois dez plombez de bonne quarte

Et un beau joly jeu de quarte.

Depuis le milieu du quinzième siècle jusqu'à la fin du seizième, en France, les cartes à jouer sont toujours comprises avec les dés parmi les jeux défendus que condamnent les statuts synodaux des évêques et les ordonnances royales ou municipales. Cette proscription persévérante s'explique par la nature des lieux où se rassemblaient les joueurs et gens dissolus : c'était dans les tavernes et dans les bordeaux, que se réfugiaient les jeux de hasard, chassés des maisons calmes et pieuses de la bourgeoisie. Dans ces maisons fermées comme des cloîtres, les seules distractions, les seules images que le confesseur recommandait à ses pénitentes, étaient sans doute les Danses des Morts que la gravure naissante multipliait alors en concurrence avec les jeux de cartes. Ces derniers n'en restaient pas moins en usage chez les rois, les princes et les seigneurs, que n'atteignaient point les sentences de l'Église et de l'autorité civile. Le duc d'Orléans, frère de Charles VI, perdait beaucoup d'argent au glic, sorte de jeu de cartes (Arch. de Joursanvault, t. I, p. 105). Un de ses descendants, le bon roi Louis XII, jouait au flux, autre jeu de cartes, sous les yeux même de ses soldats. (HUMB. THOMAS. Vita Frider. palatini. Francf., 1624, in-4°, p. 24.) La petite cour galante et spirituelle de Marguerite de Navarre, sœur de François 1er, avait mis à la mode la condemnade, jeu de cartes à trois personnes. Rabelais, voulant peindre l'éducation que l'on donnait aux enfants des rois, du temps de François Ier, nous montre, en 1532, son héros Pantagruel faisant déployer force chartes, force dez et renfort de tabliers pour jouer à deux cents jeux différents, parmi lesquels on remarque quinze ou vingt espèces de jeux de cartes, inconnus la plupart aujourd'hui : la vole, la prime, la pille, la triomphe, la picarde, le cent (piquet), la picardie, le maucontent, le cocu, le lansquenet, la carte virade, la sequence, etc. Les romanciers, les conteurs et les poètes de cette époque parlent tous des cartes aussi souvent que des dés, sans tenir compte des défenses civiles et ecclésiastiques.

Le synode de Paries en 1512, et celui d’Oeléans en 1525, conformément aux saints canons, défendent aux gens d'église, non-seulement de jouer aux cartes et aux dés, mais encore de regarder ceux qui y jouent. Un arrêt du parlement de Paris, 22 décembre 1541, défend à toute personne de la ville et des faubourgs de souffrir qu'on joue aux dés ou aux cartes dans sa maison, à peine, contre le maître du jeu, de punition corporelle, et contre les joueurs, de prison et amende arbitraire. Les synodes de Lyon 1577, de Bordeaux 1583, de Bourges 1584, d'Aix 1585, d'Orléans 1587 et d'Avignon 1594, reproduisent les anciennes défenses relatives aux jeux de hasard. Une ordonnance de Charles IX, mars 1577, interdit même aux cabaretiers le privilége de laisser jouer chez eux aux dés et aux cartes.

On comprend qu'en présence de ces défenses sans cesse renouvelées, l'industrie des cartiers était peu protégée, et qu'on se contentait de la tolérer sous le manteau des papetiers et des enlumineurs. Le premier règlement qui fixe les statuts des maîtres cartiers, papetiers, feseurs de cartes, tarots, feuillets et cartons, est celui du mois de décembre 1581, et ce règlement n'en relate aucun autre d'une date antérieure. Ces statuts furent confirmés par des lettres-patentes du roi en octobre 1584 et février 1613 ; ils ont été en vigueur dans la corporation des cartiers jusqu'en 1789. Suivant l'article IV de ces statuts : Nul ne pourra faire fait de maître cartier, feseur de cartes, tarots, feuillets et cartons, s'il ne tient ouvroir ouvert sur rue. Suivant l'article XII : Nul maître dudit métier ne pourra vendre ni exposer cartes en vente, pour cartes fines, si elles ne sont faites de papier cartier fin, devant et derrière, et des principales couleurs inde et vermillon, en peine de confiscation de la marchandise applicable aux pauvres. Dans la confirmation des privilèges de la corporation, accordée en 1613, on donna force de loi à un vieil usage qui remonte peut-être à l'origine des cartes imprimées, et il fut ordonné que les maîtres cartiers seraient tenus dorénavant de mettre leurs noms et surnoms, enseignes et devises, au valet de trèfle de chaque jeu de cartes, tant larges qu'étroites, sous peine de confiscation et de 60 livres d'amende. Comme dans les anciennes cartes à jouer le valet de trèfle, qui se nommait souvent Lahire, porte ordinairement le nom et l'adresse du fabricant, on en a conclu que le vaillant capitaine Étienne Vignoles, dit Lahire, devait être l'inventeur des cartes, ainsi que la tradition en était restée dans la confrérie des cartiers.

Le valet de trèfle ne se nomma pourtant pas toujours Lahire, car les noms des figures du jeu de cartes avaient varié sans cesse, et il est bien difficile, en l'absence des monuments eux-mêmes, c'est-à-dire des premières cartes avec noms de rois, de reines et de valets, il est bien difficile de savoir quels furent ces noms dans les cartes qui remplacèrent les cartes allégoriques et les cartes à devises de Charles VII. Le P. Ménestrier, le P. Daniel, l'abbé Rive, Bullet, et la plupart des savants qui ont écrit des dissertations plus ou moins problématiques sur les cartes a jouer, sont tous partis d'un principe essentiellement faux : ils ont pensé que les figures du jeu de cartes avaient eu tout d'abord les noms qu'elles portent encore aujourd'hui ; en conséquence, ils se sont mis l'esprit à la torture pour découvrir les raisons qui avaient fait appeler les quatre rois : Charles, César, David, Alexandre ; les quatre reines : Judith, Rachel, Pallas, Argine, et les quatre valets, Lahire, Hector, Ogier, Lancelot. Selon le P. Ménestrier, les quatre rois représentaient les quatre monarchies ; les quatre reines, les quatre manières de régner, par la piété, la beauté, la sagesse et le droit de naissance ; les quatre valets, les quatre principaux guerriers de l'antiquité, du Moyen Age et des temps modernes. Selon le P. Daniel, Ogier et Lancelot étaient deux preux de la Table-Ronde et de la cour de Charlemagne, mais Lahire et Hector (de Galard), deux capitaines du règne de Charles VII ; ce roi se trouvait lui-même sous le nom de David, dans la société d'Alexandre, de César et de Charlemagne ; aussi, Argine (anagramme de Regina) ne pouvait-elle être que sa femme Marie d'Anjou. Cette interprétation amenait naturellement à reconnaître Isabeau de Bavière dans Judith, Agnès Sorel dans Rachel, et Jeanne d'Arc dans Pallas. Le P. Daniel avait soulevé un coin du voile de l'allégorie historique qui se rattache à l'invention des cartes françaises. Quant au sens des couleurs particulières à ces cartes, l'interprétation avait été non moins ingénieuse que satisfaisante, tous les interprètes s'accordant à voir dans le jeu de piquet une image de la guerre : le trèfle figurait les magasins de fourrages ; le pique et le carreau, les magasins d'armes ; le cœur, le courage des chefs et des soldats. On touchait à la véritable signification de ces couleurs, et Bullet s'en rapprocha encore davantage, en voyant les armes offensives dans le trèfle et le pique, les armes défensives dans le cœur et le carreau : ici la targe et l'écu, là l'épée et la lance. Le P. Ménestrier, si habile d'ailleurs dans la science des emblèmes, s'était singulièrement fourvoyé, lorsqu'il avait pensé que le cœur emblématisait les gens d'église ou de chœur ; le carreau, les bourgeois ayant des salles carrelées dans leurs maisons ; le trèfle, les laboureurs, et le pique, les gens de guerre. Il est clair que le P. Ménestrier, et ceux qui après lui ont recherché l'origine des cartes françaises, ne s'étaient pas même préoccupés de recourir à l'examen et à la confrontation des cartes elles-mêmes.

Dans ces anciennes cartes, celles du moins que le hasard a permis de recueillir ça et là parmi de vieux débris de reliure ou de cartonnage, les figures ne portent pas de noms, ou bien leurs noms varient selon l'époque et selon le cartier. Il suffit de passer en revue la curieuse collection de Cartes originales que possède le Cabinet des Estampes, pour se convaincre que toutes les cartes françaises ont été constamment fabriquées d'après le type des Cartes de Charles VII, et que les noms des figures se sont modifiés ou corrompus par l'ignorance ou le caprice des fabricants, en s'éloignant plus ou moins du modèle ou étalon primitif.

Les plus anciennes de ces cartes paraissent être celles de JEHAN VALAY ou J. VOLAY, qui fabriquait également des cartes françaises et des tarots ou cartes italiennes, sous Charles VIII ou Louis XII. On comprend que ces deux rois, dans leurs expéditions d'Italie, aient pris l'habitude de se servir des tarots et que la France ait adopté les cartes italiennes, tandis que l'Italie adoptait les cartes françaises. — Da che in Italia si giuœa con le carte francesi, chiaritimi... cio che dinotano tra si faite nazioni i cappari. ARET., Dial. del Giuoco, etc., p. 94. — Les cartes de Jean Volay, tarots ou cartes de piquet, n'offrent pas d'autres noms que celui du cartier, sous les deux valets de coupe et de baton, avec son monogramme sur les deux autres valets. De même que dans le jeu oriental et italien, la dame est remplacée, dans la plupart des cartes de ce cartier fameux, par le chevalier armé de pied en cap sur son destrier. Un jeu de cartes du même J. Volay présente cette particularité bizarre qui se rapporte évidemment aux naïb des Sarrasins : le valet de trèfle est un nègre aux cheveux crépus et nattés, tandis que les autres valets, armés de fer sous leur hoqueton, ressemblent à des lansquenets suisses ou allemands.

Les cartes de J. GOYRAND — son nom est inscrit au bas de deux valets, et sur les deux autres se trouvent son écusson et son monogramme — peuvent appartenir au règne de Louis XII ; les figures, à l'exception des valets, portent des noms, savoir : roi de cœur, Charles ; roi de carreau, Cezar ; roi de trèfle, Artus ; roi de pique, David ; reine de cœur, Heleine ; reine de carreau Judic ; reine de trèfle, Rachel ; reine de pique, Persabée (sic, pour Bethsabée).

Les cartes de JAN HEMAV ou EMAV fabriquées à Épinal vers la même époque, ainsi que celles de CLAUDE ASTIER, ne donnent aucuns noms aux figures ; on lit seulement le nom et le monogramme du cartier sur les quatre valets, et dans les jeux de cartes de J. Emau, où l'on remarque divers écussons d'armoiries, les as sont placés sur des drapeaux ; ce qui prouve que l'as a toujours représenté une enseigne de guerre.

Les cartes de R. LECORNU datent du commencement du règne de François Ier ; il ne nous reste de ces cartes, que le roi de cœur, Charles ; le roi de trèfle, Alexandre ; la reine de cœur, Judic ; le valet de cœur, Lahire ; le valet de carreau, Hector de Trois (sic), et le valet de trèfle, sans autre nom que celui du cartier, avec son écusson à la licorne emblématique et son monogramme. Ce valet a un tablier ou damier à la ceinture ; les deux rois portent des habits fleurdelisés ; la reine de cœur tient un œillet.

Les cartes de CH. DUBOIS sont évidemment du temps de la bataille de Pavie ; on y sent l'influence des modes espagnoles et italiennes. Le nom du cartier est inscrit sous le valet de pique, qui ressemble à Charles Quint lui-même. Les trois autres valets ont des noms étranges : cœur, Prien Roman ; carreau, Capita Fily ; trèfle, Capitane Vallant ; les rois sont : Jullius Cesar, cœur ; Charles, carreau ; Hector, trèfle ; David, pique ; les reines : Heleine, cœur ; Lucresse, carreau ; Pentaxlee (pour Pentasilée), trèfle, et Beciabée (sic, pour Bethsabée). Il faut encore citer parmi les cartiers contemporains PIERRE LEROUX, JULIAN ROSNET, etc.

D'autres cartes détachées de différents jeux anonymes, qui semblent avoir été fabriqués sous Henri II, se rapprochent davantage de nos cartes actuelles, quant aux noms des personnages. Un de ces jeux avait Sezar (sic) pour roi de carreau et David pour roi de pique ; Rachel pour reine de carreau ; Argine pour reine de trèfle, et Palas (sic) pour reine de pique ; Hogier pour valet de pique. Un autre jeu nous montre les mêmes noms attribués aux mêmes figures, et de plus, Judic, reine de cœur ; Alexandre, roi de trèfle ; Hector de Troy, valet de carreau, et Lahire, valet de cœur.

Au reste, sous Henri II et ses fils, on fabriquait à Paris autant de cartes italiennes que de cartes françaises, et les cartiers même étaient Italiens. On possède un petit jeu de cartes en soie brochée, sans noms de personnages, exécuté par GIO. PANICHI, probablement pour la cour de Catherine de Médicis. Le dos de ces cartes, comme celui de toutes les anciennes cartes, est taroté, c'est-à-dire couvert de ces pointillages en compartiments qui furent inventés pour empêcher les escrocs d'y faire des marques et de tricher au jeu. Un autre cartier de la même époque s'appelait BORGHIGIANI et fabriquait des cartes françaises, tarotées aussi par derrière, d'un type très-ancien pour les figures, qui sont sans noms.

Henri III, qui s'occupait moins des affaires de l'État que. des modes de son temps, ne manqua pas d'opérer une révolution dans les cartes à jouer comme dans les habillements et les coiffures ; c'est lui qui octroya les premiers statuts de la confrérie des cartiers. Les cartes de VINCENT GOYRAND, fabriquées suivant ces statuts vers 1581 ou 1584, représentent fidèlement les costumes qu'on portait alors : les rois ont la barbe en pointe, la collerette empesée, le chapeau de feutre à plume, les trousses bouffant autour des reins, les chausses collantes, le pourpoint tailladé, le manteau flottant ; les reines ont les cheveux retroussés et crêpés, le collet montant garni de dentelles, la robe à justaucorps et à vertugales ou vertugarde ; les valets, le pourpoint boutonné et galonné, le haut de chausse large, et la livrée mi-partie de deux couleurs. Ces valets sont désignés seulement par leur qualité de valet de noblesse (pique), valet de pied (trèfle), valet de chasse (carreau), valet de cour (cœur) ; les dames se nomment : Pantasilée (pique), Clotilde (trèfle), Dido (carreau), Élisabeth (cœur) ; les rois : Constantin (pique), Clovis (trèfle), Auguste (carreau) et Salomon (cœur). L'écusson du cartier est placé au bas du valet de pique.

Sous Henri IV, les cartes de R. PASSEREL ont changé de physionomie et de noms : ce sont les grands costumes et probablement les portraits de la cour du Louvre. Le roi de cœur qui paraît être Henri IV en personne, ne porte pas de nom à cause de sa ressemblance avec le roi ; le roi de carreau s'appelle Cirus, le roi de trèfle, Jules Cæsar, et le roi de pique, Ninus ; la reine de cœur est Roxane ; celle de carreau, Sémiramis ; celle de trèfle, Pompéia, et celle de pique, Pentasilée ; le valet de trèfle, qui a le nom du cartier et tient un écu aux armes d'Autriche, sans préjudice des armes de France placées dans le champ, s'intitule Hector, et le valet de pique, Renault. On reconnaît, dans ces cartes dessinées et gravées très-habilement, l'influence de l'Astrée et des romans tendres et chevaleresques qui allaient donner naissance au fameux Carrousel de la place Royale et aux ballets du dix-septième siècle.

Après Henri IV, sous la régence de Marie de Médicis, sous Louis XIII, sous la régence d'Anne d'Autriche, sous Louis XIV, les cartes prennent toujours le caractère du temps, selon les caprices de la cour, suivant l'imaginative du cartier ; les noms des figures varient ainsi que leurs costumes, et les cartes italiennes et espagnoles disputent la vogue aux cartes françaises ; aussi, la corporation des cartiers est-elle envahie par des étrangers. On possède quelques figures d'un jeu de cartes de PIETER MEFERDI, dans lequel les noms français sont bizarrement italianisés : le roi de cœur est Jules César, le roi de carreau Corel, le roi de pique David, le roi de trèfle Hector ; la dame de cœur Hélène, la dame de carreau Lucresi, la dame de pique Barbera, la dame de trèfle Penthamée ; le valet de cœur Siprin Roman, le valet de carreau Capit. Melu ; les valets de trèfle et de pique ne portent que les noms du cartier qui exerçait à Paris vers la fin du seizième siècle.

Les cartiers espagnols et italiens, établis en France, fabriquaient beaucoup de tarots proprement dits ; mais ils faisaient une concession à la politesse française, en remplaçant par des dames les cavalli ou cavalieri et les caballeros de leur jeu national ; car les dames avaient été introduites dans les cartes par les Français, soit que l'ancien mot gaulois dam, qui signifiait seigneur (Dame-Diex, seigneur Dieu, disait-on au treizième siècle), ait produit une amphibologie en l'honneur du beau sexe, soit que la galanterie chevaleresque de la cour de Charles VII ait respecté les Vertus des tarocchi : la Force, la Justice, la Tempérance et la Foi, en leur donnant des noms de reines. Cardan, qui nous apprend que, de son temps, tous les jeux de cartes se composaient de cinquante-deux cartes, déclare positivement que la Reine avait pris dans le jeu français la place que le Cavalier occupait dans le jeu italien : Galli reginam, Itali equitem habent. (Lib. de ludo Aleœ.) Les cartes françaises, c'est-à-dire aux couleurs de cœur, carreau, trèfle et pique, avec les quatre dames remplaçant les cavaliers, ne réussirent jamais à se nationaliser en Italie, et encore moins en Espagne.

L'Espagne avait reçu des Arabes et des Maures le naïb oriental, longtemps avant que ce jeu de cartes fut importé de Sarrasinie à Viterbe ; mais les preuves écrites paraissent manquer pour constater l'existence des cartes chez les Arabes ou les Sarrasins d'Espagne, et l'abbé Rive, qui a cru les trouver en usage dans ce pays dès l'année 1330, s'est fondé sur la traduction française des Epîtres dorées de Guevare, où le traducteur Gulerry cite les cartes au nombre des jeux défendus dans les statuts de l'ordre de la Bande, établis en 1332 par le roi de Castille, Alfonse XI. Or, il a été reconnu que le texte original de ces statuts ne parlait que des dés. On ne peut donc invoquer qu'une tradition locale qui fait remonter au treizième et même au douzième siècle l'apparition des cartes en Espagne. Du reste, il n'existe pas un seul échantillon d'anciennes cartes espagnoles peintes ou gravées, et l'on ne trouve aucune mention de ce jeu antérieure à un édit de Jean Ier, roi de Castille, qui le défend à ses sujets en 1387. Depuis cette époque, les cartes à jouer, naypes, sont fréquemment citées parmi les jeux de hasard, dans les ordonnances des rois et les synodes des églises d'Espagne.

Ces cartes, ces naypes, que les Espagnols auraient fait connaître aux Italiens, selon le Diccionario de la Lengua castellana (Madr., 1733, 6 vol. in-f°), et qui seraient ainsi la source des naibi, conservent encore dans leur nom le cachet de leur origine orientale. C'est donc une fable étymologique assez mal imaginée, que celle qui attribue leur invention à un nommé Nicolao Pepin, et qui retrouve les initiales des noms de l'inventeur dans le nom caractéristique de naypes. Seb. de Cobarruvias Orozco montre plus d'érudition et de critique, lorsqu'il donne aux naypes une étymologie arabe, dans son Tesoro de la Lengua castellana. Naypes et naïbi viennent également de naïb, et représentent également l'antique jeu du Vizir, inventé dans l'Inde, à l'imitation du jeu des échecs. Les premières cartes espagnoles furent sans doute des tarots, comme les cartes italiennes, aux quatre couleurs d'épée, de bâton, de coupe et de denier (dineros, copas, bastos et spadas), avec les vingt-deux atouts ou cartes allégoriques, les quarante cartes numérales et les douze figures de rois, de cavaliers et de valets. On a prétendu que les dineros, copas, bastos et spadas représentaient les quatre états qui composent la population : les marchands qui ont l'argent, les prêtres qui tiennent le calice, les vilains ou paysans qui manient le bâton, les nobles qui portent l'épée. Cette explication, pour être ingénieuse, n'a pas de fondement. Les signes ou couleurs des cartes numérales ont été trouvés en Orient, et l'Espagne, ainsi que l'Italie, les adopta, sans savoir peut-être que l'inventeur du jeu avait voulu y donner l'image de la guerre qui se fait avec de l'argent (copas et dineros) et par les armes (bastos et spadas). Les atous ou cartes allégoriques, que Court de Gebelin a essayé d'expliquer à l'aide de la théogonie égyptienne et de faire remonter ainsi à l'époque des Pharaons, ne sont que des emblèmes très-intelligibles de la guerre elle-même : on y voit les vertus nécessaires au chef d'armée, les dieux et les déesses qu'il doit invoquer, le char de triomphe, la mort, le voyage de l'âme dans les sphères célestes, son jugement et son entrée dans l'autre vie. Quant aux rois, aux cavaliers et aux valets ou écuyers, ce sont eux qui se livrent bataille, en présence de ces enseignements figurés que le jeu offre à tous, a tutti, comme disent les Italiens pour désigner les cartes allégoriques des tarocchi. Mais les Espagnols ne paraissent pas s'être préoccupés beaucoup du sens philosophique des cartes à jouer : ils s'en servirent comme d'instruments de jeu ; ils les préférèrent même à toute autre récréation ; et lorsque les compagnons de Christophe Colomb, qui venait de découvrir l'Amérique, formèrent un premier établissement dans l'île de Saint-Domingue, ild n'eurent rien de plus pressé que de fabriquer des cartes avec des feuilles d'arbre.

Les cartes à jouer avaient sans doute, de bonne heure, passé d'Italie en Allemagne ; mais en s'avançant vers le nord, elles perdirent probablement leur caractère oriental et leur nom sarrasin. On ne trouve plus, en effet, dans la vieille langue allemande, trace étymologique des naïb, naïbi, naypes et naipe : les cartes se nomment briefe, c'est-à-dire lettres, epistolœ ; le jeu de cartes, spiel briefe, jeu de lettres ; les premiers cartiers, brief maler, peintres de lettres. Les quatre couleurs des briefe ne furent donc ni italiennes ni françaises ; elles s'appelèrent : schellen (grelots), roth (rouge), grün (vert) et eicheln (glands), et elles présentèrent les objets dont elles portaient les noms : schellen correspondant à carreau, roth à cœur, grün à pique et eicheln à trèfle. Les Allemands, avec leur passion sérieuse pour le symbolisme, avaient compris la véritable signification du jeu de cartes, et en y faisant des changements notables, ils s'attachaient à lui conserver sa physionomie militaire, du moins dans l'origine. Les couleurs, chez eux, figuraient, dit-on, les triomphes ou les honneurs de la guerre, les couronnes de chêne et de lierre, les grelots ou sonnettes qui étaient l'insigne le plus éclatant de la noblesse germanique, et la pourpre, qui devenait la récompense des hommes de cœur. Les Allemands se gardèrent bien d'admettre les dames dans la compagnie des rois, des capitaines (ober) et des valets ou bas-officiers (unter). L'as, nommé daus, était toujours le drapeau, quoique Charles Estienne ait pensé que le mot as venait de l'allemand nars et signifiait sot, ce qui lui semblait fort bien trouvé : L'inventeur de ces chartes, dit-il, feit fort ingénieusement, quand il meist les deniers et les bastons (trèfle et carreau) en combat à l'encontre de force et justice (pique et cœur), mais encore méritoit-il plus de louange d'avoir en cedit jeu donne, le plus honoràble lieu au sot. (Paradoxes. Paris, 1553, iri-8°.) Le nom de l'as, daus ou drapeau, dit assez que les cartes représentaient une armée, et que les combinaisons du jeu rappelaient la guerre : aussi, le plus ancien jeu de cartes, en Allemagne, fut-il le lands-knecht ou lansquenet, nom qualificatif du soldat ou soudoyer, dès le quatorzième siècle ; le lansquenet des cartes allemandes pourrait bien être le naïb, ou lieutenant, des cartes orientales. Cependant les Allemands ne tardèrent pas à faire subir aux cartes une foule de métamorphoses, dans lesquelles le caprice de l'inventeur et de l'artiste devint seul arbitre de la forme matérielle et des règles arithmétiques ou emblématiques du jeu.

Les peintres de cartes avaient bientôt cédé la place aux tailleurs de moules (formschneider) ou graveurs en bois, qui les gravaient sur des planches dé buis. La gravure en bois, inventée au commencement du quinzième siècle, et peut être même auparavant, pour multiplier les images de saints, et longtemps renfermée dans quelques ateliers de la Hollande et de la haute Allemagne, s'empara bientôt de la fabrication des cartes à jouer, et ce fut probablement pour rivaliser avec la gravure ou taille de bois, que, vers, le milieu du quinzième siècle, la gravure en taille douce se mit aussi a faire des cartes : cette concurrence de l'art et des artistes produisit une variété singulière de cartes à jouer, que l'Allemagne peut opposer aux nôtres, toujours uniformes, du moins dans leurs couleurs et dans leur constitution générique. Les Allemands, sans être moins joueurs que les Français, les Italiens et les Espagnols, furent les premiers qui attribuèrent aux cartes une destination plus utile et qui les firent servir tour à tour à l'amusement des yeux et à l'éducation de l'esprit. On peut dire aussi que la gravure en bois et la gravure sur cuivre durent aux cartes allemandes de faire de grands progrès et de se répandre par toute l'Europe, soit que la gravure en bois fût sortie de Harlem où Laurent Coster l'avait imaginée pour exécuter des cartes à jouer ou des images de saints, soit que la gravure sur cuivre ait été pratiquée d'abord à Nuremberg et à Cologne par le Maitre de 1466, qui a commencé son œuvre en gravant un jeu de cartes.

Voilà pourquoi les critiques de l'Allemagne, les plus savants, ceux qui avaient surtout le mieux étudié l'histoire de la gravure, ont voulu soutenir que les cartes à jouer étaient nées en Allemagne, ainsi que la gravure elle-même. Quelques-uns ont fait remonter cette invention à l'année 1300 ; quelques autres, à la fin du quatorzième siècle. Le témoignage du Jeu d'or (Das guldin spiel) n'a pas plus d'importance, à cet égard, que celui d'un ouvrage écrit vers 1470 ; mais on trouve une date certaine dans l'ordonnance municipale de la ville d'Ulm, citée plus haut, qui défend, en 1397, de jouer aux cartes. En outre, Heinecken rapporte à la même époque ce passage tiré du manuscrit d'une ancienne chronique de cette ville : On envoya les cartes à jouer, en ballots, tant en Italie qu'en Sicile et autres endroits, par mer, pour les troquer contre des épiceries et autres marchandises. Il faut remarquer que ce fait correspond à la requête des cartiers de Venise, en 1441, contre l'importation des cartes fabriquées à l'étranger et sans doute en Allemagne. Le concile de Bamberg, en 1491, prohibait les jeux de cartes avec les jeux de hasard : Ludosque taxillarum et charlarum et his sirniles, in locispublicis. Ce jeu était également interdit par la Discipline des Vaudois, que ceux-ci présentèrent à Bucer et à Œcolampade en 1530, comme ayant été rédigée vers la fin du quatorzième siècle : Ludi charlarum, taxillorum et id genus alia, undè infinita ac horrenda mala, peccataque in Deum tum etiam in proximum prosiliunt, deserantur. Ces prohibitions successives furent peut-être les causes des changements radicaux que l'Allemagne scholastique et artistique fit birns aux cartes à jouer.

Les plus anciennes que l'on connaisse et qui se rapprochent davantage de l'ancien jeu italien, sont celles que le docteur Stukeley découvrit en 1763 dans une vieille reliure de livre. Les originaux ont été malheureusement détruits, mais les dessins, qui furent faits alors et présentés à la Société des Antiquaires de Londres, ont été reproduits très-exactement dans le grand ouvrage de Singer. Ces cartes étaient gravées en bois très-grossièrement et imprimées avec deux couleurs, vert et brun. Elles se composaient de quatre séries numérales, ayant pour marques grelots, cœur ou rouge, lierre ou vert, et glands ; chaque série était accompagnée de trois figures : un roi, un chevalier et un valet. Ici, comme dans les jeux italiens et espagnols, le Chevalier remplaçait la Dame. Chaque valet avait un écusson d'armoiries, l'un avec une licorne, l'autre avec deux marteaux en sautoir, etc. Ces quatre valets représentaient moins le cartier que la maison noble dont ils portaient les armes ; leurs types étaient tous différents, comme les types des valets de noblesse, de cour, de chasse et de pied, dans les cartes de Henri III. Le valet de grelots ressemblait à un fou, marchant, drapé dans son manteau ; le valet de cœur, à un héraut d'armes, tenant sa masse levée ; le valet de lierre, à un baladin ; le valet de glands, à un arbalétrier. Au reste, ces cartes annonçaient l'enfance des arts du dessin, de la gravure et de l'impression. Elles n'étaient peintes que de vert et de brun, qui sont les deux couleurs allemandes, comme les deux couleurs françaises furent originairement pour les cartes à jouer : inde ou indigo et vermillon (Statuts des cartiers de 1581).

Après ces cartes gravées en bois et coloriées, viennent les cartes gravées sur cuivre par le Maître de 1466 et par ses émules anonymes. Le jeu de cartes du Maître de 1466, que Bartsch a décrit dans le tome XI du Peintre-graveur, et que M. Duchesne a fait graver dans le recueil de Jeux de cartes tarots et de cartes numérales, publié par la Société des Bibliophiles français, n'existe que dans un petit nombre de collections d'estampes ; encore, y est-il toujours incomplet. Selon toute apparence, il devait se composer de soixante cartes, quarante numérales, divisées en cinq séries, et vingt figures, à raison de quatre par série. Les figures sont : le roi, la dame, le chevalier et le valet. Les séries numérales ont huit cartes chacune, de II à X ; les couleurs ou marques des séries offrent un choix très-bizarre d'hommes sauvages, de quadrupèdes féroces, ours et lions, de bêtes fauves, cerfs et daims, d'oiseaux de proie, et de fleurs diverses. Ce n'est plus là le jeu de la guerre, mais celui de la chasse : les couleurs sont empruntées à la vénerie, à la fauconnerie et à la vie des champs. Ces objets, groupés numériquement avec beaucoup d'adresse, ne présentent aucune confusion à l'œil, qui distingue de prime-abord les nombres marqués. Quant aux figures, elles portent des costumes fantastiques, ornés de plumes et de fourrures. Le dessin de ces cartes, hautes dé six pouces et larges de quatre, ne manque pas de style ni d'habileté ; la gravure, en tailles droites et croisées, est fine et spirituelle.

Un autre jeu de cartes, non moins rare, du même temps, exécuté par Martin Schongauer ou par un graveur de son école, diffère du jeu précédent, par la forme, le nombre et le dessin des cartes, qui sont rondes et qui rappellent beaucoup les cartes persanes, peintes sur ivoire et chargées d'arabesques, de fleurs et d'oiseaux. Ce jeu, dont quelques pièces seulement existent dans les cabinets d'Allemagne, doit se composer de cinquante-deux cartes, divisées en quatre séries numérales, de neuf cartes chacune (I à IX), avec quatre figures par série : le roi, la dame, l'écuyer et le valet. Les couleurs ou marques sont le lièvre, le perroquet, l'œillet et la colombine ou ancolie. Les as, qui représentent chacun le type de la couleur, portent des devises philosophiques en latin ; voici celle du perroquet : Quidquid facimus venit ex alto ; voilà celle de l'œillet : Fortuna opes auferre non animum potest. Les quatre figures du perroquet sont africaines ; celles du lièvre, asiatiques ou turques ; celles de l'ancolie et de Y œillet appartiennent à l'Europe, et symbolisent peut-être l'Allemagne et la France, d'autant plus que le roi d'œillet a le sceptre et la couronne fleurdelisés. Rois et dames sont à cheval : les rois sur leurs destriers, les reines sur leurs haquenées ; écuyers et valets ont tant d'analogie, qu'on a peine à les distinguer entre eux, puisqu'ils sont tous armés en guerre, à l'exception des valets d'ancolie et d'œillet. En comparant les couleurs ou marques de ces cartes avec les couleurs ordinaires des cartes allemandes, on peut présumer que l'ancolie ou clochette tient la place de grelots ; l'œillet, de rouge ou cœur ; le lièvre, de lierre ou vert, et le perroquet, de glands. Le dessin et la gravure de ces cartes témoignent de la perfection de l'art, à cette époque reculée, que l'on regarde comme le berceau de la gravure au burin. Elles ont été copiées, au commencement du seizième siècle, par un orfèvre-graveur de Wesel, nommé Tielman, et ces copies, qui portent le monogramme T. W., sont reproduites, par erreur, comme des originaux, dans le recueil d'anciennes cartes à jouer, publié par la Société des Bibliophiles français.

Les couleurs des cartes allemandes, grelots, cœur, lierre et glands, sont plus respectées dans un jeu gravé en bois, vers 1511, avec les initiales F. C. Z., d'après les dessins d'un maître, qui pourrait être Albert Durer ou Cranach. Il se compose de trente-six cartes numérales, formant quatre séries de neuf cartes chacune (II à X), avec douze figures, roi, écuyer et valet dans chaque série. Les figures de cœur et de grelots ont l'air de caractériser l'Asie et l'Amérique ; celles de glands et de lierre représentent l'Europe et surtout l'Allemagne. Mais chaque carte numérale offre un sujet allégorique différent, ou bien des ornements en arabesques du meilleur goût. Ici, la Folie, entre le huit de grelots ; là, deux femmes qui se prennent aux cheveux, sous le trois de grelots ; l'as ou l'enseigne est remplacé par le dix, marqué X sur un drapeau que déploie une femme ; enfin, l'artiste a cherché partout à égayer les joueurs en déguisant la monotonie des nombres.

Il semble, d'ailleurs, que les Allemands se soient constamment préoccupés de varier les signes du jeu de cartes ; ils ont adopté pour couleurs toute espèce d'objets animés ou inanimés, et jusqu'à des tampons ou des presses d'imprimerie (Voyez l'ouvrage de SINGER). Les couleurs les plus usitées avaient pourtant un sens énigmatique qui convenait fort à l'esprit allemand : le grelot signifiait la folie ; le gland, l'agriculture ; le cœur, l'amour, et le lierre, la science. C'était là l'interprétation la plus naturelle. Selon d'autres interprètes, ces couleurs devaient s'entendre des quatre classes de la nation : les grelots représentant la noblesse ; le cœur, l'Eglise ; le lierre, la bourgeoisie, et le gland, le bas peuple. Quant aux figures, elles ne portaient presque jamais de noms propres, mais bien des devises en allemand ou en latin. Il y a pourtant un jeu de cartes, moitié allemandes, moitié françaises, avec des noms de dieux païens. On connaît diverses suites de cartes allemandes à cinq couleurs, de quatorze cartes chacune, entre autres celles des roses et des grenades. Ces caprices de l'imagination germanique n'empêchaient pas l'usage des vrais tarots italiens, qui servaient de préférence aux joueurs exercés et qui se répandirent dès lors jusqu'aux extrémités de l'Europe.

Les Allemands eurent les premiers la singulière idée d'appliquer les cartes à l'instruction de la jeunesse, et de moraliser en quelque sorte un jeu de hasard, en lui faisant exprimer toutes les catégories de la science scolastique. Ce fut l'invention d'un cordelier, Thomas Murner, professeur de philosophie à Cracovie, et l'essai qu'il tenta en 1507, eut un tel succès, que les imitations se multiplièrent à l'infini. Le livre de Murner, intitulé : Chartiludium Logicœ seu Logica pœtica vel memorativa cum jucundo picturarum exercitamento (Cracoviae, J. Haller, 1507, in-4°, fig. s. b., prem. édit.), se compose de cinquante-deux cartes, divisées en seize couleurs qui répondent à autant de traités ; il suffit d'en citer quelques-unes : I Enunciatio, grelots ; II Predicabile, écrevisse ; III Predicamentum, poissons ; IV Syllogismus, glands, etc. (Voyez l'art. MURNER, dans le Dict. historique de Prosper Marchand). Chaque carte est surchargée de tant de symboles, que sa description ressemble au plus obscur logogriphe. Les Universités allemandes n'en eurent que plus d'empressement pour étudier les arcanes de la logique en jouant aux cartes.

Les cartes à jouer avaient passé rapidement d'un pays dans un autre ; ainsi la Hollande pouvait disputer à l'Allemagne rhénane l'honneur de leur invention, c'est-à-dire de leur fabrication par les procédés nouveaux de la gravure et de l'impression. Suivant l'opinion de quelques savants, Laurent Coster, de Harlem, n'aurait été dans l'origine qu'un tailleur d'images et de moules, un peintre cartier, avant de devenir un imprimeur de livres. Les noms flamands et hollandais des cartes, kaart speel-kaarten et kort spilkort, n'ont aucun rapport de famille avec les naïbi italiens et les naypes espagnols, mais bien avec les kaarten speelkart allemands ; d'où l'on peut conclure que la Hollande et l'Allemagne ont, presque en même temps, gravé et imprimé des cartes. Quant à l'Angleterre, elle a sans doute reçu de bonne heure des cartes à jouer par l'entremise du commerce qu'elle faisait avec les villes hanséatiques et néerlandaises, mais elle n'en a pas fabriqué avant la fin du seizième siècle, puisque, sous le règne d'Élisabeth, le gouvernement s'était réservé le monopole des cartes à jouer qu'on importait de l'étranger. (Naval hist. of Great Britain. Lond., 1779, in-8°.) Les Anglais, en adoptant le jeu de cartes allemand, français, italien ou espagnol, avaient donné au valet le surnom de knave, fripon, que les Espagnols nommaient solo, les Italiens fante, et les Allemands knecht.

Ainsi les cartes à jouer, venues de l'Inde ou de l'Arabie en Europe, vers 1370, avaient en peu d'années couru du midi au nord, et ceux qui les accueillaient avec empressement, sous l'influence de la passion du jeu, ne soupçonnaient pas que ce nouveau jeu renfermait en lui le germe, la cause première des deux plus belles inventions de l'esprit humain, celle de la gravure et celle de l'impression : les cartes à jouer circulèrent longtemps sans doute par le monde, avant que la voix publique eût proclamé la découverte à peu près simultanée de la gravure en bois, de la gravure sur métal et de l'imprimerie.

 

PAUL LACROIX, du Comité des Monuments écrits, près le ministère de l'Instruction publique.