LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

TROISIÈME PARTIE. — BEAUX-ARTS

 

PARCHEMIN, PAPIER.

 

 

QUOIQUE la plupart des auteurs qui parlent du parchemin en attribuent l'invention à Eumènes, roi de Pergame — sans doute d'après l'étymologie du mot Pergamenum —, il paraît démontré que l'usage en est beaucoup plus ancien, et que son origine se perd dans la nuit des temps. Ainsi, plusieurs passages de l'Ancien Testament témoignent que, longtemps avant Eumènes, fils d'Attalus Ier et contemporain de Ptolémée-Épiphanes, selon Strabon, le parchemin était employé comme matière subjective de l'écriture dans la Haute-Asie ; car le mot volumen, qui revient souvent dans la Vulgate, ne peut s'entendre que d'un rouleau formé de peaux préparées ou de papyrus. Il est donc presque constant que, depuis Moïse, les Juifs ont écrit les livres de la loi sur des rouleaux de parchemin.

Hérodote, le père de l'histoire, prouve incontestablement l'antiquité du parchemin, en disant (liv. V) : Les Ioniens appellent aussi, par une ancienne coutume, les livres diphtères, parce qu'autrefois, dans le temps que le biblos (papyrus) était rare, on écrivait sur des peaux de chèvre et de mouton. Diodore de Sicile (liv. II) rapporte que les anciens Perses écrivaient leurs annales sur des peaux. Le célèbre passage de Pline (liv. XIII, chap. XI), qui a fait attribuer à Eumènes la découverte du parchemin — Varro membranas Pergarni tradidit repertas —, semble indiquer plutôt que ce roi de Pergame perfectionna un art, par le moyen duquel on pouvait suppléer au papyrus, que Ptolémée-Épiphanes ne laissait plus sortir d'Égypte. La privation totale de papyrus mit alors en grande activité la fabrication du parchemin mieux préparé, et l'on en vit venir une quantité si considérable des manufactures de Pergame, qu'on regarda cette ville comme le berceau de cet art. On faisait des livres de deux espèces : les uns en rouleaux composés de plusieurs feuilles cousues ensemble, sur lesquelles on n'écrivait que d'un côté ; les autres en carré, écrits des deux côtés. Le grammairien Cratès, ambassadeur d'Eumènes à Rome, passait pour avoir inventé le vélin.

Le vélin et le parchemin de l'antiquité ne différaient guère sans doute de ceux du Moyen Age, quoique les procédés de fabrication des anciens ne nous soient pas connus. Le parchemin ordinaire est une peau de mouton, de brebis ou d'agneau, passée à la chaux, écharnée, raturée, adoucie à la pierre ponce ; ses principales qualités sont la blancheur, la finesse et la roideur ; mais le travail du corroyeur ou du fabricant devait être quelquefois très-imparfait, puisque le calligraphe était obligé de dégraisser encore et de polir lui-même le parchemin grossier qu'il destinait à recevoir de l'écriture. Hildebert, archevêque de Tours au onzième siècle, nous apprend quid scriptor solet facere : Primo cum rasorio incipit pergamenum purgare de pinguedine, et sordes magnas auferre ; deindè cum pumice pilos et nervos omnino abstergere. Sermo XV. Quant au parchemin vierge, qui imite très-bien la qualité du vélin, il se fabrique avec des peaux d'agneaux ou de chevreaux avortés. Le vélin, plus poli, plus blanc et plus transparent que le parchemin ordinaire, est fait de peau de veau (vitulus), comme son nom l'indique. Au reste, les mots latins pergamenum, corium et membranœ étaient les noms génériques de toute espèce de peau préparée : différentes épithètes ajoutées au mot membranœ caractérisaient seulement différentes sortes de parchemin : membranœ caprinœ, agninœ, ovillœ, vitulinæ, hœdinœ, etc. La dénomination de pergamenum a prévalu dans la langue des principaux peuples de l'Europe, car on dit en allemand pergament, en anglais parchment, en italien pergamena, en espagnol pergamino, et en hollandais parckament. Dans le Moyen Age, on a dit, par corruption, pergamentum et pergamerium. Voyez le Glossaire de DUCANGE.

Quoique la découverte dont on fait honneur à Pergame ait dû considérablement multiplier le parchemin, il est présumable que le papyrus était d'un usage plus fréquent chez les Grecs et les Romains, soit à cause de la cherté du pergamenum, soit à raison de la facilité de se procurer du papyrus. Cependant il paraît qu'on se servait assez fréquemment du parchemin, surtout pour la transcription des ouvrages les plus estimés ; on en fabriquait même de très-fin, puisque Cicéron disait (PLINE, liv. VII, ch. xxi) avoir vu toute l'Iliade copiée sur un rouleau de cette substance et renfermée dans une noix. La bibliothèque de Cicéron, aussi remarquable par le luxe que par le choix des livres, en contenait beaucoup écrits sur parchemin. Les livres de cette espèce étaient encore plus nombreux, du temps de Martial, comme le prouvent diverses épigrammes de ce poète. Malheureusement, il ne nous reste aucun monument écrit sur parchemin sous le règne des douze premiers Césars. Le Virgile du Vatican, le Térence de Florence et quelques manuscrits infiniment rares, ne remontent pas au-delà du quatrième ou du cinquième siècle de l'ère chrétienne. Deux causes ont contribué à ces pertes irréparables : le temps, qui détruit à la longue tous les monuments de la main des hommes, et la barbarie, qui porta le fer et la flamme dans l'empire romain durant plusieurs siècles.

Les savants auteurs de la Nouvelle Diplomatique disent que les plus anciens manuscrits sont en parchemin et les plus anciens diplômes en papier d'Égypte. La France ne possède pas, en effet, de diplômes originaux en parchemin, antérieurs au septième siècle ; mais il est certain que l'Angleterre et l'Allemagne ne firent usage que de parchemin pour dresser les actes publics, avant la découverte du papier de coton. Le parchemin coûtait bien plus cher que le papyrus et le papier de coton ; il semble aussi avoir manqué totalement à différentes époques, en sorte que, pour suppléer à la disette de cette matière, on imagina d'utiliser le parchemin écrit, soit en le raclant, soit en le faisant bouillir dans l'eau, soit en le passant à la chaux vive pour enlever l'ancienne écriture et le disposer à en recevoir une nouvelle. Le parchemin était si rare au onzième siècle, que Guy, comte de Nevers, ayant fait un présent de vaisselle d'argent aux Chartreux de Paris, ces religieux lui renvoyèrent son présent, et ne lui demandèrent que du parchemin en échange. Il n'y a pas de doute que la rareté et la cherté du parchemin n'aient fait périr une foule d'excellents ouvrages qui ont été remplacés par des traités insignifiants de liturgie et de dévotion. On aurait tort de croire pourtant qu'il faille restreindre aux onzième, douzième et treizième siècles l'usage de gratter le parchemin écrit, et renfermer cet usage barbare dans les bornes de l'Église grecque. On a signalé de nombreux exemples qui constatent que le mal avait gagné les Latins, et que dès le septième siècle, en Occident, on effaçait, avec plus ou moins d'adresse, l'écriture sur le parchemin, que l'on rendait susceptible de servir une seconde fois. Muratori (Antiq. Ital., t. III, col. 834) cite un manuscrit de la bibliothèque Ambroisienne, qui comprend les œuvres du vénérable Bède, et dont l'écriture, âgée de huit à neuf cents ans, aurait été substituée à une autre de plus de mille ans. Les auteurs de la Nouvelle Diplomatique citent un manuscrit du septième siècle (Opuscule de saint Jérôme), formé avec les débris palimpsestes de trois manuscrits des sixième, cinquième et quatrième siècles. L'emploi des anciens parchemins grattés et lavés devint si fréquent en Allemagne aux quatorzième et quinzième siècles, que les empereurs s'opposèrent à cet abus dangereux en ordonnant aux notaires de n'user que de parchemin vierge et tout neuf. (MAFFEI, Istor. diplom., p. 69.)

En général, la qualité du parchemin peut servir à faire apprécier le temps de sa fabrication. Le vélin des manuscrits et des diplômes est très-blanc et très-fin jusqu'au milieu du onzième siècle ; le parchemin du douzième est épais, rigide et d'une couleur bise qui annonce souvent qu'on en a fait disparaître l'écriture primitive, en le raclant avec la pierre ponce ou en le lavant avec des drogues. La plupart des beaux manuscrits du quatorzième siècle sont en parchemin vierge qui se prêtait plus particulièrement à la délicatesse de l'art du calligraphe et de l'enlumineur. Le parchemin était d'ailleurs très-commun en France au treizième siècle, témoin le statut de l'Université de Paris daté de 1291 (BULÆUS, Hist. Univ. de Paris, t. III, p. 499.) On voit, dans ce statut, que, bien avant cette époque, le commerce du parchemin avait pris un développement considérable à Paris, et l'Université, se plaignant avec force et des fraudes et des tromperies de ce commerce, essaye d'y remédier par de sages dispositions que Crevier analyse en ces termes (Hist. de l'Univ. de Paris, t. II, p. 130) : Premièrement, il est défendu aux parcheminiers de Paris d'acheter le parchemin ailleurs que dans la halle des Mathurins ou à la Foire. L'Université avait chez les Mathurins une salle qui lui était prêtée librement par les religieux de cette maison pour être le dépôt de tout le parchemin qui entrait dans Paris. Le marchand forain qui l'y avait apporté, était obligé d'aller sur-le-champ annoncer son arrivée au recteur ou de le faire avertir ; et le recteur envoyait quelqu'un de sa part pour compter les bottes de ce parchemin, et le faire visiter et taxer par quatre parcheminiers-jurés de l'Université. Après cette opération, le marchand devait tenir son bureau ouvert pendant vingt-quatre heures aux seuls écoliers, praticiens, ou autres particuliers qui avaient besoin de parchemin, et ce n'était qu'au bout de ces vingt-quatre heures, qu'il lui était permis de le vendre aux marchands de Paris. A la foire du Lendit, -qui se tenait à Saint-Denis, et à celle de Saint-Lazare, le recteur faisait pareillement visiter tout le parchemin que l'on y apportait, et les marchands de Paris ne pouvaient en acheter qu'après que les marchands du roi, ceux de l'évêque de Paris, les maîtres et écoliers de l'Université s'en étaient fournis. L'objet principal du statut de 1291 fut certainement d'empêcher que les marchands ne s'emparassent du meilleur parchemin pour l'usage de l'industrie, au détriment des sciences et des arts. Ce statut, néanmoins, nous permet de supposer que la consommation du parchemin était immense à cette époque. Le recteur de l'Université avait un droit sur la vente du parchemin, et ce droit a été l'unique revenu du rectorat jusqu'à la fin du dix-huitième siècle.

Bien que la couleur naturelle du parchemin soit blanche et que cette couleur semble plus favorable qu'aucune autre à l'écriture, l'antiquité et le Moyen Age, en composant des encres de différentes couleurs, avaient donné aussi différentes couleurs au parchemin. On connaissait surtout le parchemin jaune et le parchemin pourpre (membrana crocea et purpurea). Ce dernier était destiné de préférence à recevoir des caractères d'or et d'argent. Julius Capitolinus, dans son Histoire, raconte que la mère de Maximin le Jeune donna à ce prince tous les livres d'Homère écrits en or sur vélin pourpre. Le parchemin, teint en pourpre ou du moins en cinabre, était une des prérogatives réservées aux empereurs, aux rois et aux évêques ; ainsi, au quatrième siècle, l'évêque Theonas conseille à Lucien, grand-chambellan de l'empereur, de ne pas faire écrire sur pourpre en lettres d'or les volumes exécutés pour la bibliothèque impériale, à moins d'un ordre exprès de la part du prince. Saint Jérôme, toutefois, dans sa préface du livre de Job, a l'air de dire que, de son temps, les manuscrits en vélin pourpre étaient assez répandus : Habeant qui volunt veleres libros, vel in membranis purpareis auro argentoque descriptos, vel uncialibus, ut vulgo aiunt, litteris, etc. Ces volumes devaient être de grand prix. Ils étaient fort recherchés en Espagne au septième siècle, selon saint Isidore de Séville, qui dit en parlant des livres : Inficiantur colore purpureo, in quibus aurum et argentum liquescens patescal in litteris. Il est à remarquer que la barbarie des septième et huitième siècles ne diminua pas la faveur qui entourait ces splendides manuscrits. Saint Wilfrid, archevêque d'York au septième siècle, fit don à son église d'une bible et d'un évangéliaire écrits en lettres d'or sur vélin pourpre. L'art de teindre ce vélin ne laissa pas que de tomber en décadence à la fin du neuvième siècle. Dès lors on ne vit guère que des manuscrits en pourpre rembruni ; et encore, dans les manuscrits de cette époque, le pourpre ne s'étend-il que sur quelques pages et même sur certaines portions des pages, comme les frontispices, les titres, le canon de la messe, etc. Il distingue çà et là des lignes, des mots, des initiales, qu'on voulait mettre en évidence. Tels sont les Bibles et les Heures de Charles le Chauve que possède la Bibliothèque nationale de Paris. Les ouvriers qui teignaient d'abord le parchemin en pourpre, et qui plus tard ne firent que marquer en rouge les majuscules, les chapitres et les alinéas, s'appelaient rubricatores, miniatores, et formaient une profession distincte, dont les imprimeurs du quinzième siècle ne dédaignèrent pas le concours pour les rubriques des bibles, des missels et des livres de droit.

Les premiers livres produits par l'imprimerie furent d'abord une contrefaçon des manuscrits : ils en affectaient la forme, les caractères, les ornements et la matière. Les Bibles, que Jean Fust apporta en 1462 à Paris, étaient imprimées sur vélin, avec initiales peintes en bleu, pourpre et or : l'illustre faussaire les vendait comme manuscrits à raison de 60 écus d'or (550 fr. environ) l'exemplaire, jusqu'à ce qu'on se fût aperçu de la fraude du vendeur. Dès cette époque, le parchemin avait en quelque sorte fixé les formats des livres. La dimension de la peau entière de l'animal, taillée carrément et pliée en deux, représentait l'in-folio, qui variait à proportion en hauteur et en largeur : cette même peau, pliée en quatre, donnait l'in-quarto, et en huit, l'in-octavo. On a tout lieu de penser que le papier, dès son origine, prit également la dimension ordinaire du parchemin.

Quant au parchemin employé dans les diplômes, sa dimension varia suivant la rareté de la matière et selon les besoins de son emploi. Chez les anciens, on n'écrivait que sur un seul côté du parchemin, les peaux attachées l'une à l'autre devant figurer des rouleaux appelés volumes, qu'on déroulait successivement pour en lire le contenu. On conserva cette forme et cette manière d'écrire pour les actes publics et les actes judiciaires, longtemps après que l'invention du livre carré, codex, eut fait adopter l'écriture opisthographe, c'est-à-dire tracée des deux côtés de la page. Dans les bas siècles du Moyen Age, il était fort rare que l'on portât une partie de l'écriture sur le dos des chartes : quand on se permettait cette infraction à l'usage reçu, ce n'était que pour les signatures et autres formules finales ; encore, n'en trouve-t-on presque point d'exemples antérieurs au dixième siècle. L'écriture opisthographe n'était alors appliquée qu'aux cartulaires, aux nécrologes, aux livres de compte et aux manuscrits. Peu à peu on transporta cet usage aux titres ; puis, on s'habitua insensiblement à écrire sur le verso comme sur le recto, surtout à partir du seizième siècle. Les chartes opisthographes n'excédaient jamais la grandeur du parchemin ; cependant elles étaient parfois composées de plusieurs peaux cousues ensemble, ce qui formait des rouleaux d'une longueur prodigieuse. Le parchemin des diplômes, dit Lemoine (Dict. prat. de Diplomatique, p. 57), a été fort petit, particulièrement depuis le règne de Philippe-le-Bel jusqu'au milieu du règne de Charles V. Il devient plus grand en 1377. Les chartes privées, les plus anciennes qui nous restent, sont écrites sur des parchemins extrêmement petits. Encore, le parchemin était-il souvent coupé inégalement, ajoute Lemoine, et sans observer les angles droits, et cette espèce de mesquinerie dans la matière dont on se servait pour écrire les actes a constamment duré pendant trois siècles, à commencer au onzième. En 1233 et 1252, on voit des contrats de vente, des donations, sur des parchemins de 2 pouces de hauteur sur 5 de large ; et en 1258, un testament écrit sur une bande de 2 pouces sur 3 et demi. En 1279, on remarque déjà des parchemins d'un pied de hauteur. Depuis 1380, il n'y a plus de petits parchemins. Le siècle suivant voit les actes judiciaires s'allonger à l'excès : on a des rouleaux de vingt pieds de long !... Ce fut pour obvier à cette dépense excessive de parchemin, qu'on adopta généralement l'écriture opisthographe dans les diplômes, et qu'on renonça aux rouleaux, dont le nom seul est demeuré attaché aux rôles de procédure. Dans des temps plus modernes, on employait toujours au barreau le parchemin pour la plupart des expéditions ; mais sa grandeur variait selon les divers usages auxquels on le destinait. Par exemple, les feuilles du Parlement portaient 9 pouces et demi de hauteur sur 7 et demi de largeur ; celles du Conseil, 10 pouces et demi de haut sur 8 de large ; celles de Finance, qui servaient aux contrats, 12 pouces et demi sur 9 et demi. Les lettres de grâce devaient être sur des peaux entières et équarriées, longues de 2 pieds 2 pouces, et larges d'un pied 8 pouces, etc.

Mais à l'époque où le parchemin était ainsi employé dans les chancelleries et les tribunaux, son usage avait cessé partout ailleurs : on imprimait à peine quelques exemplaires de livres sur vélin ; on n'écrivait plus de manuscrits, on ne peignait plus de miniatures. La foire du Lendit n'existait guère que de nom, et l'Université n'y allait pas chercher de parchemin. Le papier, après avoir longtemps rivalisé avec cette matière, si bonne gardienne de l'écriture qu'on lui confie, avait fini par la remplacer dans la plupart des usages de la vie intellectuelle. Le papier, moins durable, il est vrai, que le parchemin, coûtait moins cher, et pouvait se multiplier à l'infini. Dès la plus haute antiquité, le papyrus d'Egypte, soumis à divers procédés de fabrication, avait rendu les mêmes services que le papier (Voyez l'art. MANUSCRITS, par M. Champollion-Figeac) ; toutefois, le papyrus, ainsi que le liber, ou papier d'écorce d'arbre, qu'on préparait d'une manière analogue, et qui résistait encore moins à l'action du temps, se cassait au moindre contact. et tombait lentement en poussière. Voilà pourquoi la plupart des manuscrits sur papyrus qui sont venus jusqu'à nous présentent tant de lacunes et de détériorations. Quant aux manuscrits sur écorce, ils ont à peu près tous disparu. On fabriqua pourtant du papyrus jusqu'au moment où le papier de coton devint d'un usage général en Europe.

Ce papier, qui avait été inventé en Chine dès les premiers siècles de notre ère, passa, des Arabes aux peuples de l'Occident, vers la fin du neuvième siècle ou au commencement du dixième. Il contribua bientôt à faire cesser l'emploi du papyrus et à diminuer beaucoup celui du parchemin. On pense que les Grecs ont pu se servir de ce papier avant le temps où il fut répandu dans l'ouest de l'Europe par les Maures d'Espagne. Les Vénitiens, qui l'avaient trouvé en Grèce, l'apportèrent en Italie, et il arriva ensuite en Allemagne dès le neuvième siècle, sous le nom de parchemin grec. Il a eu d'ailleurs différents noms. Les Espagnols l'ont d'abord appelé : pergamino di panno ; quelques auteurs du Moyen Age : charta gossypina ou xylona, parce que le coton est la production d'un arbuste ; d'autres : charta damascena, parce que celui de Damas était le plus estimé ; d'autres encore : charta bombycina ou bombacina, cultunea ou colonia, serica, etc. Cependant ce papier n'eut jamais autant de cours dans les pays du Nord que dans ceux du Midi. C'est surtout en Espagne, en Italie et en Sicile, qu'on rencontre des manuscrits et des diplômes sur papier de coton. Mais le papier, fabriqué en ces contrées-là aux douzième et treizième siècles, est très-grossier et bien inférieur à celui des anciens manuscrits arabes, qui était devenu solide, lisse et lustré en passant sous la presse. Au reste, la mauvaise qualité du papier de coton, sujet aux atteintes de l'humidité et des vers, détermina l'empereur Frédéric II à rendre, en 1221, une ordonnance qui déclarait nuls tous actes écrits sur ce papier, et qui fixait le terme de deux années pour les transcrire sur parchemin.

La découverte du papier de coton amena bientôt celle du papier de lin ou de chiffes, ou de linge. Mais où et quand cette découverte s'est-elle faite ? Polydore Virgile (De invent. rerum, lib. II, cap. 8) avoue n'avoir jamais pu le savoir ; Scaliger attribue aux Allemands l'honneur de l'invention ; Scip. Maffei, aux Italiens ; d'autres, à quelques Grecs-réfugiés à Baie. Le P. Duhalde croit que ce papier vient des Chinois, et le docteur Pndeaux, qu'il a été porté d'Orient en Europe par les Sarrasins d'Espagne. Cette variété d'opinions ne fait qu'épaissir le voile qui couvre l'origine de ce papier. Ce voile s'étend également sur l'époque de cette origine. Mabillon croit que c'est dans le douzième siècle ; Montfaucon, qui parle de plusieurs manuscrits du dixième siècle sur papier de lin, n'a trouvé pourtant ni en France ni en Italie aucun livre ni aucun feuillet de ce papier, qui ne fût postérieur à la mort de saint Louis (1270). Maffei prétend qu'on ne découvre pas trace de papier de chiffes avant 1300, et Conringius est de cet avis. Cependant Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui vivait au douzième siècle, s'exprime ainsi dans son traité contre les Juifs (Bibliot. Cluniac., col. 1069 et sq.) : Sed cujusmodi librum ? Si talem, quales quotidiè in usu legendi habemus, utique ex pellibus arietum, hircorum, vel vitulorum, sive ex biblis vel juncis orientalium paludum ; aut certè ex rasuris veterum pannorum, seu ex qualibet alia forte viliore materia compactos. Ces mots : ex rasuris veterum pannorum, peuvent-ils signifier autre chose que du papier de chiffes, celui qui est fait de vieux linges broyés et réduits en pâte, viliore materia compactos ?

A l'appui de cette autorité irrécusable, le Journal étranger, du mois de novembre 1756, a signalé deux anciens documents écrits sur papier de chiffons, que possédait Pestel, professeur à l'Université de Rinteln, et que l'Université de Gottingue avait examinés : l'un daté de 1239, signé d'Adolphe, comte de Schaumbourg ; l'autre, daté de 1320, et accompagné de sceaux. Le plus ancien titre sur papier de chiffes ; que Mabillon ait rencontré, est une lettre de Joinville à Louis X, qui n'a régné que deux ans, de 1314 à 1316. Le P. Bohuslas dit, dans son Histoire de Bohême, que les bibliothèques de ce pays offrent quantité de livres écrits sur papier de chiffons, avant l'an 1340. L'archiviste Camus avait vu dans les archives de Bruges un recueil de gros volumes in-folio sur papier, contenant les comptes de la ville depuis 1367 ; mais il n'osait pas affirmer que ces registres fussent en papier de chiffes, quoique ce papier lui eût paru moins lisse, plus épais, et surtout moins émoussé vers la tranche, que le papier de coton. On peut citer avec certitude, comme écrits sur papier de lin, un inventaire des biens d'un prieur Henry, mort en 1340, conservé dans la Bibliothèque de Cantorbéry, et plusieurs titres authentiques remontant à 1335, dans la Bibliothèque Cottonienne, à Londres ; bien que la première papeterie établie en Angleterre soit, dit-on, celle d'Hertford, qui date seulement de 1588. Des papeteries importantes existaient en France dès le règne de Philippe de Valois, notamment celles de Troyes et d'Essonne. Le papier qui sortait de ces fabriques, offrait, dans la pâte, différentes marques ou filigranes, telles que la tête de bœuf, la croix, le serpent, la rose, l'étoile, la hache, la couronne, etc., selon la qualité ou la destination du papier. Les mêmes filigranes étaient, au reste, usités dans toutes les papeteries de l'Europe, déjà nombreuses et florissantes au quatorzième siècle. C'est à partir du milieu de ce siècle, qu'on trouve dans les archives et les bibliothèques publiques un assez grand nombre de documents écrits sur papier de chiffes : l'invention de ce papier devait ainsi précéder de plus d'un siècle l'invention de l'imprimerie.

 

GABRIEL PEIGNOT, de la Société nationale des Antiquaires de France.