LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

DEUXIÈME PARTIE. — SCIENCES ET ARTS, BELLES-LETTRES

BELLES-LETTRES

 

CHANTS POPULAIRES, NOËLS, ETC.

 

 

TOUS les peuples ont chanté. Dès leur origine, ils ont éprouvé le besoin d'émettre leurs sentiments et leurs idées ; le mode d'émission qu'ils trouvèrent d'abord fut le Chant. Mais le Chant, dans ces temps primitifs, dut se ressentir de la naïveté et de l'inexpérience des chanteurs ; c'est donc cette forme inhabile et naïve qui, jointe à un fond ordinairement sérieux, ou du moins pris au sérieux, constitue, à proprement parler, le Chant populaire.

Chaque nation possède donc des Chants populaires ; et comme chez chacun ? d'elles des causes analogues doivent avoir donné naissance à ces Chants, il en résulte que ces Chants doivent aussi présenter entre eux une certaine analogie. Ils furent toujours inspirés, soit par les événements publics, soit par la religion, soit par les-joies ou les tristesses intimes ; de là, trois principales catégories bien distinctes, qui renferment : les Chants historiques, les Chants religieux et les Chants domestiques.

Sans vouloir remonter à l'origine des peuples, quoique les temps primitifs pussent nous offrir de nombreux et mémorables exemples, ne seraient-ce que les cantiques de Moïse, de David et des prophètes juifs ; sans nous égarer dans le vaste champ des conjectures historiques, il y a pour nous bien assez d'intéressantes études à faire, en ne nous occupant que des Chants populaires du Moyen Age en France et en Europe.

Il ne faut pas remonter bien au-delà du douzième siècle pour trouver les premiers monuments écrits de ce qu'on peut appeler le Chant populaire ; mais il est de toute certitude que la tradition orale et même écrite — les manuscrits sont aujourd'hui perdus — avait conservé quelques-uns de ces Chants longtemps avant cette époque. Un rapide coup d'œil rétrospectif peut nous en fournir la preuve. Au quatrième siècle, saint Augustin, tout en regrettant d'employer des mots barbares pour plaire aux mariniers d'Hippone, se plaint de ce que les Chants du peuple altéraient la belle langue de Virgile : il y avait donc alors des Chants du peuple ? Au sixième siècle, saint Avise, enchérissant sur saint Grégoire de Tours, qui s'écriait avec amertume : Vœ diebus noslris, quia periit studium litterarum à nobis !Malheur à notre temps, parce que l'amour des lettres se perd pour nous ! dit, à son tour, qu'il renonce à écrire en vers, parce que ses contemporains ne comprennent plus ni le rythme ni la mesure ; le rythme et la mesure ne sont-ils pas les éléments du Chant ? En 623, Clotaire II remporte une victoire sur les Saxons, et aussitôt un Chant populaire, en vers latins rimés, célèbre cette victoire ; l'évêque de Meaux, Hildegaire, nous en a conservé deux stances, dont voici les premiers vers :

De Clolario est canere rege Francorum,

Qui ivit pugnare contrà Saxonum.

On ne contestera sans doute à ce début ni la naïveté, ni l'inexpérience de la forme, ces deux qualités constitutives du Chant populaire. Du huitième au neuvième siècle, on pourrait également citer trois ou quatre pièces écrites en latin ou en langue franque, ayant trait à notre histoire nationale. Charlemagne, au dire d'Eginhard, avait fait recueillir les Chants guerriers de son époque ; mais ce curieux recueil ne nous est malheureusement point parvenu. Au neuvième siècle, la ville de Liège vit pour la première fois arriver dans ses murs un de nos jongleurs (li jongleor), ces espèces de rapsodes ambulants qui portaient de ville en ville les Chants et les contes de nos pères ; et Orderic Vital, en parlant des chansons qui couraient sur Guillaume-au-court-nez, nous ramène au douzième siècle, qui peut nous fournir, comme nous l'avons dit, les premiers documents écrits du Chant populaire.

La pièce datée de ce siècle, laquelle sert de point de départ au savant collecteur des Chants populaires français (M. Le Roux de Lincy), est un chant latin, divisé en strophes de quatre vers rimés, dont le refrain, par une bizarrerie remarquable mais non inusitée en ce temps-là, est en vers français. Cette chanson, adressée à Abélard par son disciple Hilaire qui lui exprime la douleur que ses élèves ressentaient de son départ, est précieuse, non-seulement à cause de l'homme célèbre pour qui elle a été faite, mais encore comme un rare échantillon de ce qu'était la langue française à cette époque :

Tort a vers nos li mestre !

dit ce refrain, qui, avec le texte des couplets en mauvais latin, offre un ensemble que l'on peut considérer comme le résumé des deux formes que les Chants populaires affectaient alors ; c'étaient tantôt des Chants latins ne rappelant guère la belle latinité du règne d'Auguste, tantôt des Chants français ne laissant pas prévoir toutes les richesses que notre langue devait acquérir. Jusqu'au douzième siècle, on avait donc presque toujours chanté en latin, faute d'un autre idiome qui se prêtât aux conditions du rythme et de la mesure ; si le peuple chantait dans son langage vulgaire qui n'était pas fixé et qui n'avait jamais été écrit, ses Chants étaient sans écho et sans durée ; mais, à partir du douzième siècle, une langue nouvelle se forme et succède bientôt aux vagues et barbares tâtonnements de la langue franque : cette langue romane des trouvères et des troubadours, qui va rivaliser avec la langue latine, est merveilleusement propre à la poésie ; ce sont, en effet, des Chants populaires qui signalent les premiers bégayements de cette langue, divisée bientôt en deux idiomes distincts, celui d'oc ou du Midi, et celui d'pïl ou du Nord. Nous n'attacherons pas cependant la dénomination de Chant populaire à toutes les pièces de vers qui se chantaient parmi le peuple et qui obtenaient ainsi une véritable popularité.

Le Chant populaire, selon nous, loin d'être l'œuvre de tel ou tel poète dont on puisse citer le nom (il faut cependant tenir compte de quelques rares exceptions) est ordinairement l'œuvre d'auteurs inconnus qui l'ont faite, presque sans s'en douter, ou bien aussi l'œuvre collective et même successive des générations, qui, l'une l'autre apportant son vers ou sa strophe, ont fini par enfanter ces chansons, ces légendes et ces ballades, dont personne ne saurait revendiquer sa part, tant chacun l'a fondue dans la part d'autrui, comme pour en faire le reflet anonyme de l'esprit public à telle époque ou en telle circonstance. Voilà ce qui constitue véritablement le Chant populaire, production primitive et nationale, où se reflètent coutumes, mœurs, passions, langages et croyances des peuples qui l'ont créée, et où le manque d'art offre lui-même quelquefois des charmes que toutes les combinaisons du génie littéraire ne parviendraient pas à égaler.

Ainsi, laissons les trouvères ou jongleurs promener de château en château et de ville et ville leurs romans et pastourelles ; la chanson de Geste, récit très-populaire des légendes héroïques de guerre et d'amour, n'est point non plus de notre ressort, avec ses quarante ou soixante mille vers chantés partiellement par ces rapsodes errants qui s'accompagnaient de la vielle et du luth ; il nous irait plutôt de recueillir sur notre route quelques troubadours avec leurs cansons amoureuses qui étaient, à vrai dire, les Chants populaires de la Provence ; mais le mieux sera de passer tout de suite à l'espèce de Chants que nous avons définis plus haut. Nous n'avons pas d'ailleurs à faire ici l'inventaire chronologique des Chants qui peuvent être considérés comme l'expression la plus fidèle de la poésie populaire à toutes les époques et dans toutes les provinces de France.

Il faut surtout être sobre de citations dans un pareil sujet : nous ne transcrirons donc guère que des fragments de pièces, les plus propres à bien caractériser chacun des genres que nous étudierons. Voici néanmoins la gracieuse chanson de la Reine d'Avrilla Régine Avrillouse — en dialecte poitevin, que nous choisissons, entre cent autres d'une physionomie historique plus tranchée, et qui mérite d'être citée tout entière comme un chef-d'œuvre du genre :

At entrade del tens clar,

A l'entrée du temps clair,

Eya !

Eya !

Pir joie recomençar,

Pour recommencer la joie,

Eya !

Eya !

Et pir jalous irritar,

Et pour irriter les jaloux,

Eya !

Eya !

Vol la Regine mostrar

La Reine veut montrer

K'ele est si amorouse.

Qu'elle est bien amoureuse.

Alavi, alavi, jalous,

Allez, allez, jaloux,

Lassaz nos, lassaz nos

Laissez-nous, laissez-nous

Ballar entre nos, entre nos !

Danser entre nous, entre nous !

Et a fait par tout mandar

Elle a fait partout mander

Non sie, jusqu'à la mar,

(Qu'il) n'y ait, jusqu'à la mer,

Pucele ni bachelar

Pucelle ni bachelier

Que tuit ne vengnent djnçar

Qui tôt ne viennent danser

En la dance joiouse.

En la danse joyeuse.

Alavi, etc.

Allez, etc.

Le reis i vent d'autre part,

Le roi y vient d'autre part,

Pir la dance destorbar,

Pour troubler la danse,

Que il est en cremetar

Car il est dans la crainte

Que on li vuelle amblar

Qu'on (ne) lui veuille enlever

La Regine Avrillouse.

La Reine d'Avril.

Alavi, etc.

Allez, etc.

Mais pour neient li vol lur,

Mais pour rien (elle ne) veut le faire,

K'ele n'a soig de viellar ;

Car elle n'a souci de vieillard ;

Mais d'un légeir bachelar,

Mais d'un gentil bachelier,

Ki ben sache solagar

Qui sache bien divertir

La donne savorouse.

La dame savoureuse.

Alavi, etc.

Allez, etc.

Qi dont la veist dançar

Qui donc la vit danser

Et son gent cors deporlar,

Et son gent corps balancer,

Ben puist dire de vertar

Peut bien dire, en vérité,

K'et mont non sie sa par,

Qu'au monde n'a sa pareille,

La Regine joiouse.

La Reine joyeuse.

Alavi, etc.

Allez, etc.

La date de cette chanson, M. Le Roux de Lincy la fixe d'une manière irrécusable à la fin du douzième siècle : Dans une des chansons écrites à la même époque, dit-il, et sans doute par le même auteur, qui se trouve quelques feuillets plus loin, dans le même manuscrit, au dernier couplet, le poète, faisant l'éloge des trois sœurs qui sont au château de Montauri, dit qu'il préfère une demoiselle avenante de Castille à deux chameaux chargés d'or et à tout l'empire d'Emmanuel. Des deux empereurs d'Orient qui ont porté ce nom, un seul peut être celui que l'on désigne ici : Emmanuel Comnène, qui commença à régner en 1143 et mourut en 1180. Or, quand notre chanson fut faite, ou cet empereur vivait encore, ou il était mort depuis peu d'années, et son souvenir était dans la mémoire des poètes. De plus, la chanson précédente sur la mort du roi Richard se trouve et dans le même manuscrit et sur le même feuillet. Elle est écrite dans le même dialecte et peut-être par le même auteur. Or, comme Richard mourut en 1199, il en résulte que ces chansons furent composées dans les vingt dernières années du douzième siècle. Assurément, c'est tirer bon parti de son sujet, que d'amener une simple ronde de paysans poitevins, d'ailleurs poétique et gracieuse, à l'état de document, de Chant populaire historique. Et si, avec cette pièce, dénuée en apparence de toute indication précise, on a obtenu un pareil résultat, nous laissons à juger ceux que l'on pourrait tirer d'une foule d'anciens Chants plus significatifs, empreints de la couleur du temps et tout retentissant encore des faits de l'histoire.

La France est riche en poésies de ce genre ; et si les autres nations ont rassemblé plus tôt qu'elle leurs recueils de Chants historiques et populaires, ce n'est certes pas que les éléments de semblables recueils nous aient manqué. Les croisades ont inspiré des chansons ou des lais aux trouvères du Nord comme aux troubadours du Midi ; toutes les émotions du treizième siècle ont eu aussi leurs chansons, et, depuis les Flagellans de 1349 jusqu'aux Ligueurs de 1590, tous les partis se sont fait des Chants de propagande et de ralliement, Chants à eux, œuvres caractéristiques et collectives, venant de tous plutôt que d'un seul, et répondant parfaitement à la définition que nous avons donnée du vrai Chant populaire.

L'importance de ce Chant ne se mesurait pas toujours à celle de l'événement qui l'avait fait naître ; ainsi, que les hauts barons de France se révoltent pendant la minorité de saint Louis, que les Anglais occupent le territoire de Normandie, que Duguesclin ou les ducs de Bourgogne viennent à mourir, les chansons, les vaux-de-vire, les ballades prennent aussitôt naissance ; mais que des rivalités individuelles s'élèvent, qu'un tournoi ou une fête se donne, qu'un besoin de mordre ou de piquer se fasse sentir, qu'un éclair de gaieté passe dans le cœur du poète, les ballades, les vaux-de-vire, les chansons reprennent une nouvelle volée, et la poésie populaire trouvera des couplets et des refrains, aussi bien pour célébrer les grandes choses de la patrie, que les plus petites circonstances particulières de la vie des canteors eux-mêmes. C'est sans doute à l'aide de ces individualités qu'il nous est permis d'étudier plus profondément les détails des mœurs et coutumes du temps passé. Que si l'on remarque beaucoup de variété dans le choix des sujets de ces Chants, on n'a pas à constater chez leurs auteurs moins de variété d'opinions. Le pour et le contre se coudoient dans leurs vers ; l'un fait l'apologie de l'événement qu'il chante, l'autre le blâme ; l'un en rit, l'autre en pleure ; tel va plaisanter sur la mort de Charles IX, tel se lamentera sur la même mort ; lorsque Jacques Clément assassine Henri III, vous entendrez, d'un côté, un chant de triomphe :

O le sainct religieux,

De Sorbonne sa naissance,

Jacques Clément bienheureux,

Des Jacobins l'excellence.

Qui, par sa bénévolence

 Guidé par le sainct Esprit,

A mérité asseurance

L'en haut au ciel où il vist...

et, d'un autre côté, vous entendrez un chant de malédiction :

Il fut tué par un meschant mutin,

Jacques Clément, qui estoit jacobin.

Jacques Clément, si lu estois à naître,

Las ! nous aurions nostre roy, nostre maislrc ;

Tu l'as occis avecques un cousteau,

Tu as faict pis que fit oncques bourreau.

Pour faire diversion à ces souvenirs de meurtre, jetons les yeux sur le chant satyrique qui fut décoché à François Ier, prisonnier à la bataille de Pavie.

Hélas ! La Palice est mort,

Il est mort devant Pavie.

Hélas ! s'il n'estoit pas mort,

Il serait encore en vie !

Quant le roy partit de France,

A la male heure il partit ;

Il en partit le dimanche,

Et le lundy il fut pris...

Le premier couplet nous remet sur une voie bien connue : il nous fait tomber en plein dans cet autre Chant populaire connu sous le nom de Chanson de M. de la Palisse, que le savant Bernard de la Monnoye, deux siècles plus tard, s'amusa à niaisifier, tout en le trempant dans le sel bourguignon. Nous sommes infailliblement à la source où le malin auteur des Noëls, le pseudo-Barozay a dû puiser.

Avant d'en finir avec les Chants historiques, parmi lesquels on peut mentionner, comme les plus curieux, le cantique latin des Croisés parlant pour la Terre Sainte, la bizarre chanson de Jacquemin, la Guerre, sur la bataille de Marignan, la chanson intitulée : Le Ciel, sur les dames de la cour de François 1er, etc. ; avant, disons-nous, de laisser de côté cette première catégorie que nous avons à peine effleurée ici, et pour donner le texte d'un rapprochement encore plus piquant à faire, nous indiquerons le Convoi du duc de Guise, dit Romance populaire, qui, malgré sa date de 1566, a grandement l'air d'être, pour notre Malbrough, postérieur d'un siècle et demi, ce que la chanson sur la bataille de Pavie fut pour notre La Palisse. En effet, il y a, dans le Convoi du duc de Guise, des couplets entiers qui ont reparu dans le convoi de Malbrough, entre autres celui qui termine le récit d'une manière très-morale :

La cérémonie faite,

Chacun s'alla coucher ;

Les uns avec leurs femmes,

Et les autres tout seuls.

Le duc de Guise et Malbrough, comme ils ont entre eux un air de famille ! Faut-il pour cela crier au plagiaire ? Le Chant populaire, par le fait même qu'il est l'œuvre de tout le monde, appartient à tout le monde ; et si, une fois, le génie inventif des masses s'est trouvé à court, ou a jugé à propos de se reposer, il a bien pu se servir plus lard des chansons qu'il avait composées plus lot, au risque de se répéter, sans qu'on ait le droit de lui reprocher les emprunts qu'il se faisait à lui-même. L'analogie des circonstances amène d'ailleurs naturellement l'analogie des idées et des expressions.

Ce ne sont pas là les deux seuls exemples de ressemblance, sinon de parfaite similitude qu'on remarque dans des Chants populaires bien différents d'origine et d'époque ; mais nous trouverons un plus grand nombre d'exemples identiques dans les Chants religieux, qui vont maintenant nous occuper.

Le Chant religieux n'a guère plus besoin d'être défini que le Chant historique et le Chant domestique, que leur nom seul désigne assez clairement. Le Chant populaire religieux, toutefois, ne s'est pas développé dans une sphère de variété aussi étendue que le Chant historique et le Chant domestique ; mais, tout restreint qu'il fut, de sa nature, aux croyances et aux cérémonies de l'Église, il n'a pas eu moins de vogue ni moins d'éclat que les Chants des deux autres catégories ; on pourrait peut-être avancer que, à un certain point de vue, c'est celui des trois genres qui a été le plus fécond en œuvres vraiment populaires. Nous ne demanderons pas s'il faut attribuer cette fécondité à l'allure singulièrement pieuse affectée par ce Chant, du moins à sa naissance ; nous craindrions trop d'avoir l'air de faire une épigramme contre la dévotion de nos bons ancêtres ; mais, en présence des citations que nous choisirons, le lecteur restera juge de la question, qu'il pourra résoudre après, tout aussi bien que nous.

Si un Chant populaire peut être avec raison qualifié du nom solennel de Chant religieux, c'est, sans contredit, celui que les chrétiens font entendre en chœur devant l'autel où le prêtre célèbre le sacrifice de la messe. Eh bien ! il y a un ancien concile qui défend, surtout aux femmes, de chanter des chansons obscènes dans les églises ; oui, des chansons obscènes ! et c'est de ce concile que nous sommes obligés de partir pour trouver le Chant religieux et le suivre dans ses phases ! Quelle conversion ce Chant ne doit-il pas faire pour arriver à justifier son titre ! Aussi, ne sera-t-il jamais revêtu d'une enveloppe bien édifiante, et restera-t-il, à quelques exceptions près, toujours un peu grivois et goguenard, comme une contradiction bizarre au milieu de cette époque où l'art, en général, avait la foi. Que ce ne soit pourtant pas la condamnation du Chant religieux, que sa naïveté absoudrait au besoin ? Hâtons-nous donc d'étendre un voile, s'il le faut, sur l'origine peu canonique de ce Chant, et, montrons-le, échappé à peine aux foudres d'un concile, passant par la Prose de l'âne, et devenant le Noël, le Noël populaire, le Chant religieux par excellence, qui a pris tous les tons, tous les caractères et toutes les formes.

Après l'abolition de la fête des Diacres et de toutes ces joyeuses saturnales de nos candides aïeux, qui n'avaient pas toujours d'autre prétention que celle d'y voir des fêtes religieuses, on chercha sans doute à les remplacer d'une façon plus décente, et l'on prit goût alors à ces scènes pastorales, à ces dialogues populaires, par lesquels on célébrait l'anniversaire de la bienheureuse naissance du Christ. Ce fut encore une espèce de drame muet, dont les personnages étaient animés d'abord des intentions les plus pieuses, mais qui, comme le reste, dégénéra plus tard en cérémonie burlesque et bouffonne. On se rendait en foule dans les églises ; une femme, souvent la plus jolie, mais non toujours la plus digne, remplissait le rôle de la sainte Vierge ; un jeune homme, celui de saint Joseph ; trois vieillards, ceux des trois rois mages, et un petit enfant complétait la représentation en remplissant innocemment le rôle de l'enfant Jésus. Cette mise en scène une fois terminée, quelquefois avec les costumes et les accessoires nécessaires, le peuple se mettait en marche processionnellement autour de l'église, à la suite des acteurs de la Nativité, et il venait se prosterner aux pieds du divin nouveau-né, en lui apportant des prières et des offrandes, le tout accompagné du chant des Noëls en langue vulgaire.

Un couplet de Noël, que nous a légué le Moyen Age, mais dont nous aurions quelque motif de croire la forme un peu rajeunie, nous montre la Joie des Bêtes à la nouvelle de la naissance du Saint Enfant. Nous laissons à penser ce que devaient faire les hommes, puisque les bêtes étaient si joyeuses ! Ce singulier Noël demandait, de la part de celui qui l'exécutait, une grande étude d'harmonie imitative, car il devait parodier successivement le chant clair du coq, le mugissement sourd du bœuf, le cri tremblotant de la chèvre, le braiment strident de l'âne et le beuglement rauque du veau :

Comme les Bestes autrefois

Parloient mieux latin que françois,

Le Coq, de loin voyant le faict,

S'écria : CHRISTUS NATUS EST ;

Le Bœuf, d'un air tout ébaubi,

Demande : UBI, UBI, UBI ?

La Chèvre, se tordant le groin,

Respond que c'est à BETHLÉEM ;

Maistre Baudet, curiosus

De l'aller voir, dit : EAMUS ;

Et, droit sur ses pattes, le Veau

Beugle deux fois : VOLO, VOLO.

On peut voir encore, dans ce curieux couplet qui date du douzième siècle et qui a été malheureusement renouvelé au seizième, ce que nous avons déjà fait remarquer à propos de la chanson des disciples d'Abélard, c'est-à-dire le mélange, dans le langage, de l'élément ancien et du nouveau, du latin et du français.

Le Noël, cependant, n'était pas toujours malin et goguenard comme un vau-de-vire. Un certain nombre de ces chansons religieuses, au contraire, se distinguait par une touchante naïveté ; plusieurs même pouvaient passer pour de véritables cantiques. Ainsi, dans un Noël très-long, du temps de la Ligue, on trouve ces trois couplets :

Nous te requerons i mains jointes

Il nous compose, il nous rançonne ;

Vouloir ouïr nos grieves plaintes,

A son départ, souvent nous donne

Nous, pauvres pastoreaux :

Encore un méchant coup.

De toutes parts on nous saccage,

On nous detruit, on nous ravage,

Que si bientôt tu n'y prends garde,

Et brebis et agneaux.

Nous mettant sous ta sauve-garde,

Hélas ! c'est fait de nous.

Le soldat, tous les jours, sans cesse,

Ote-nous donc de ces misères ;

En nos carettes nous oppresse,

Fais cesser nos civiles guerres.

Pille et emporte tout ;

Te prions à genoux !

Assurément, il y a là-dedans de la ferveur et de la foi, avec une forme presque poétique, sous un rythme digne des odes de Ronsard.

Le caractère de piété simple et grave se retrouve surtout dans les Chants populaires de la Bretagne, où l'on ne rencontre presque jamais cette teinte ironique qui règne souvent dans les Noëls des autres provinces. Une des plus gracieuses compositions bretonnes quoique ce ne soit pas précisément un Noël, est intitulée : Ar Baradoz (le Paradis) œuvre charmante et mystique, attribuée généralement à un missionnaire du dix-septième siècle, mais que M. de la Villemarqué, le premier éditeur des Chants bretons, regarde comme bien antérieure à cette époque. Ce chant est écrit dans le dialecte de Tréguier. En voici quelques strophes avec la traduction littérale de M. de la Villemarqué :

Jezus ! peger braz vo

Jésus ! combien sera grand

Plijadur anll eneo,

Le bonheur des âmes,

Pa vint dirak Done,

Quand elles seront devant Dieu,

Hag enn he garante !

Et dans son amour !

Berr gavann ann amzer,

Je trouve le temps court,

Hag ar poauiou dister,

Et légères les peines,

O sonjal de ha noz

En songeant nuit et jour

E gloar ar baradoz.

A la gloire du paradis.

Pa zellann enn envo,

Quand je regarde

Hag enlreze va bro,

Le ciel ma patrie,

Nijal di a garenn,

Je voudrais y voler

Evel eur goulmik wenn...

Comme une petite colombe blanche.

Kerkent a ma iezo

Aussitôt que mes

Torret va chadenno,

Chaînes seront brisées,

M'en em zavo enn er

Je m'élèverai dans les airs

Evel eunn alc' boueder.

Comme une alouette.

Toutes ces pensées, toutes ces images ne sont-elles pas délicieuses, même dans une traduction littérale ? Et combien ne doivent-elles pas l'être davantage dans l'original, revêtues de l'enveloppe lyrique, c'est-à-dire de la mesure, de la rime, et surtout de la musique, presque constamment inséparable du Chant populaire ! Le cantique du Paradis, ajoute M. de la Villemarqué, dont l'air est aussi suave et aussi charmant que les paroles, nous a été chanté, pour la première fois, par une mendiante assise au pied d'une croix, au bord d'un chemin. La pauvre femme avait peine à contenir son émotion, et pleurait en nous le chantant. Dieu nous donnait en elle un symbole touchant de la piété des Bretons.

De tout temps, pour revenir aux Noëls proprement dits, les chrétiens ont dû célébrer par des Chants la nativité de Jésus et la venue du Messie sur la terre dans la bienheureuse nuit de Noël ; mais les Chants en français ne remontent pas plus haut que l'an 1200, c'est-à-dire à l'origine de la langue. On peut même en citer un qui date du treizième siècle, et qui est encore en latin rimé.

Puer nobis nascitur,

In precepe ponitur

Rectorque angelorum,

Sub fœno asinorum,

In hoc mundo patitur

Cognoverunt Dominum

Dominus Dominorum.

Christum regem cœlorum.

Ce cantique était psalmodié sur rai., d'une prose d'Église, à laquelle d'ailleurs il ressemble assez. Les Noëls faisaient alors partie intégrante de la liturgie et se chantaient dans les églises la nuit et le jour de Noël. Ils se popularisèrent en passant dans la langue vulgaire, mais en même temps ils perdirent de leur caractère solennel et ils tombèrent peu à peu dans le style profane. L'usage en devint si fréquent et si général, que, au seizième siècle, Clément Marot, le poète libertin et indévot, quoique enclin aux doctrines de Calvin, céda lui-même à la force de l'exemple, et fit deux Noëls, l'un en ballade, l'autre en chanson. Dans ce dernier, le rythme offre un rapport piquant avec un de ceux employés plus tard par le docte et malicieux La Monnoye :

Une pastourelle gentille

Le cure de Pleumeire

Et ung bergier, en ung vergier,

Dizò, lai fleute an main :

L'aultre hier, en jouant à la bille,

Chanton, borgei. horgeire,

S'entredisoienl, pour abregier :

J'airon Noel demain :

Rogier,

Rôbeigne,

Bergier,

Lubeigne,

Legière

Bereigne,

Bergiere,

Ligei,

C'est trop à la bille joué,

Chanton tô : Noel, Noel !

Chantons Noë, Noë, Noë !.

(LA MONNOYE.)

(MAROT.)

Mais, du temps de Marot et de La Monnoye, les beaux jours du Noël religieux étaient déjà loin. Tant que les cœurs furent remplis de croyance, les Noëls s'en tinrent à leur sainte mission. Le Messie seul remplissait le cantique ; l'intention de l'auteur était vraiment pieuse, et c'est à peine s'il consacrait un couplet final pour demander à Dieu de venir en aide à ses humbles serviteurs. Mais peu à peu l'homme s'empara d'un plus grand nombre de couplets, et en laissa moins pour le Rédempteur ; la dévotion aux choses de la terre remplaça la dévotion aux choses du ciel, et alors les Noëls, tout en conservant leur forme primitive, devinrent des requêtes pour les besoins de l'homme, des allusions aux événements et aux personnages historiques ; il y a même des Noëls politiques ! Dans quelques-uns, c'est tout à fait la chanson ; c'est de l'actualité, de la satire, de la gaieté, de l'entrain, dans une enveloppe benoite et sacrée. Mais il y a encore un point de vue plus piquant, sous lequel ces chants peuvent être examinés. L'anachronisme est chose reçue dans les Noëls. La crèche du Sauveur du monde devient un point central où affluent indistinctement tous les siècles, toutes les générations anciennes ou modernes d'Adam. Ce sont principalement des bergers qu'on y voit figurer ; et, pour payer leur tribut au goût des contrastes, les auteurs ne manquent jamais d'y amener les trois mages, qui, par ce seul fait, se trouvent contemporains des personnages de tous les temps qu'on veut bien leur accoler. Pour ne nous occuper que du côté burlesque de la chose, nous avons, par parenthèse, devant les yeux un de ces Noëls qui fut fait pour le sacre de Louis XIV, qu'on a si bien amalgamé avec Jésus, Marie, Joseph et les personnages de l'antiquité et du Moyen Age, qu'il serait difficile de voir de quel côté est l'anachronisme, c'est-à-dire si c'est le Fils de la Vierge qui vient rendre visite au roi, ou si c'est le roi qui va se promener en Judée.

Dans un autre Noël plus ancien, tous les habitants de la ville et des faubourgs se rendent en masse auprès de l'Enfant divin. Voici un couplet de ce Noël bourgeois :

Messire Jean Guillot,

Se sont prins à danser,

Curé de Saint-Denis,

Sauter.

Apporta plein un pot

Ut, re, mi, fa, sol, la,

Du vin de son logis.

 La, la !

Prestres et escolliers,

A gorge desployée.

Toute icelle nuictée.

On peut juger de la dévotion qui conduisait ces joyeux pèlerins au berceau de Jésus-Christ, sur le mode d'une gamine chromatique. L'adulation vint aussi bientôt se mêler à la mise en œuvre de ces pièces exclusivement profanes. Les bergers ne se rendirent plus à l'étable de Bethléem, que pour y psalmodier l'apologie, le panégyrique, la flatterie ; ce fut, la plupart du temps, le style mendiant des plus humbles épîtres dédicatoires. On vit de tous côtés surgir des Noëls de roy, Noëls de la royne, Noëls des princes, Noëls des ambassadeurs, Noëls des bourgeois, etc. ; c'était à en rendre confus l'âne et le bœuf de l'étable. Nous avons cru remarquer que ces Noëls apologétiques étaient, d'ordinaire, les plus mauvais et les plus pauvres. Ils n'avaient d'intérêt sans doute que pour les gens qu'on y louait en dépit de tout.

Le Noël proprement dit, qui varie de forme autant que de style, ne se restreint pas toujours à un chant de courte haleine, à un récit du mystère de l'Incarnation, à un voyage à Bethléem ; il agrandit parais son cadre ; il semble affecter même les allures d'une petite épopée. Nous avons entre les mains un des modèles du genre. Il n'a pas moins de quarante et un couplets, qui alternent régulièrement de demande à réponse :

— Or, nous dictes, Marie,

— Ce fut Gabriel l'ange,

Quel fut le messager

Que, sans délation,

Qui porta la nouvelle

Dieu envoya sur terre

Pour le monde sauver ?

Par grand' compassion.

Et, à chaque demande, revient le premier vers : Or, nous dictes, Marie ? Ce Noël, qui commence ainsi à l'Annonciation, se continue pendant toute la vie du Christ, et se termine avec elle. Il y a des détails d'une touchante simplicité. Quant à la forme, elle laisse singulièrement à désirer ; la rime n'y paraît même pas toujours à l'état d'assonance.

Le Noël peut encore servir à donner des documents précieux sur les mœurs, les productions, les ustensiles, les personnages de certaines provinces. La Bresse en a conservé de précieux en ce genre. Voici quelques couplets d'un Noël de l'Ile-de-France, qui donneront une idée de l'intérêt que présentent souvent, en fait de couleur locale, les Noëls provinciaux :

Ceux de Chaire et de Montlhéry,

Des vives et barbillons,

Cette journée ici,

Asperges et cardes,

Firent grand' fête

Pour Joseph le grison.

Quand Jésus-Christ naquit ;

De sa conquête

Le bon messire Jean Guyot

Chacun s'en réjouit...

Nous y fit chanter Nau (Noël) ;

Cette nuitée,

Chacun a pris son chalumeau

L'on vuida son tonneau,

Et laisse son troupeau :

Et la vinée

Dans nos campagnes

Nous manquoit moins que l'eau.

Le rossignol chantoit ;

A nos chansons

Cordet apporta des chapons

Cet oiseau répondoit...

Poules grasses et dindons ;

Quoiqu'il fut d'âge,

Les plus dévots de Saint-Germain

Il faisoit des bouillons,

Partirent du matin,

Et du potage

Mourant d'envie

Mieux que tous nos garçons.

D'adorer l'Enfançon,

Et voir Marie,

Prions Marie et son cher Fils

La mère du garçon.

Qu'un jour, en paradis,

Il veuille mettre

Les habitants de Saint-Yon

Tous ceux qui sont ici,

Avoient de gros poissons,

Ce divin maître,

Soles et carpes,

Pour jamais avec lui !

Le curé Jean Guyot (ou Guillot) que nous avons déjà vu figurer dans un autre Noël, était nécessairement un personnage très-connu au quinzième ou seizième siècle. Ici nous sommes à Chartres (selon quelques antiquaires, ce serait Châtres en Champagne), à Montlhéry ; dans le Noël, rapporté précédemment, nous étions à Troyes. La popularité du bon messire Jean Guyot était étendue de l’Ile-de-France à la Champagne, et avec son tonneau et sa vinée, il présidait sans doute aux veillées bachiques de la Noël. Cette dernière citation nous permet de couper court aux Noëls : il faudrait, pour ces Chants, la plupart insignifiants et grossiers, des commentaires semblables à celui du docteur Mathanasius sur le chef-d'œuvre d'un inconnu ! Nous ne dirons rien de plus des Chants populaires religieux ; nous devons toutefois en recommander quelques-uns, tels que les cantiques que répétaient les Flagellants dans leurs processions, et mentionner aussi d'une façon particulière ces épopées triviales et naïvement touchantes, qui, sous le nom de complaintes, nous font entendre les aventures, longuement psalmodiées, d'un habitant quelconque du paradis, ces complaintes de sainte Geneviève de Brabant, de saint Antoine, de saint Roch, etc., que chacun sait par cœur dès l'enfance, que la tradition orale perpétue sans cesse, et que nos descendants retiendront mieux peut-être que telle œuvre où la poésie a déployé toutes ses merveilles : tant est puissante et durable la popularité qui s'attache aux sentiments et aux croyances du peuple.

Après les Chants religieux, nous arrivons naturellement aux Chants domestiques, à ces simples productions de la famille, fleurs écloses h la douce chaleur du foyer, et parmi lesquelles on rencontre de véritables petits chefs d'œuvre. Cette espèce de Chant pourrait se subdiviser à elle seule en plusieurs catégories distinctes ; mais le lecteur les tracera lui-même à l'aide des citations que nous allons mettre sous ses yeux.

Le Chant domestique est certainement celui qui offre le plus de variété, et celui dont le bagage est le plus nombreux, les Noëls exceptés. C'est aussi celui où l'on rencontre le plus de motifs gracieux et tendres, celui qui fait le mieux résonner la corde simple, naïve et sensible. Il réunit tous les tons cependant ; on y va de l'épigramme au madrigal et de l'élégie à l'épithalame ; toutes les humeurs s'y reflètent ; c'est, en un mot, une véritable encyclopédie intime. L'amour en a inspiré la plus grande part ; les joies et les douleurs de la famille y ont la leur ; les industries diverses y ont consigné leurs peines et leurs plaisirs, et c'est en cela que le Chant domestique français est encore celui où l'on trouve le plus d'analogie avec le même Chant chez les autres peuples, car la tristesse, le bonheur, l'amour, les sentiments et les passions se ressemblent partout, à quelques détails près, tandis que les usages religieux et les faits historiques diffèrent d'une nation à l'autre et ne peuvent, par conséquent, avoir les mêmes points de ressemblance ou de rapprochement. La cérémonie des noces, par exemple, a donné naissance à bien des Chants domestiques. En Bretagne, ce sont de curieux et poétiques dialogues échangés, dans cette circonstance, entre deux personnages qui représentent le marié et la mariée. La Bourgogne en a aussi plusieurs du même genre. Voici un de ces chants peu connu, recueilli dans les traditions du Morvan. Laissons parler M. Duvivier :

Puis, on entonne la chanson des Jolées, mot par lequel on désigne les cérémonies de la nuit qui précède te jour de noce. Cette chanson est par demandes et par réponses. Après chaque couplet, la musette joue un air, absolument comme, dans nos cathédrales, l'orgue, après chaque verset d'un psaume :

UN DES grands garçons, POUR l'épouseur.

Ouvrez-moi la porte,

La belle, si vous m'aimez ?

UNE DES grandes filles, POUR LA jeune à marier.

Je n'ouvre point ma porte,

A l'heure de minuit :

Passez par la fenêtre

La plus proche de mon lit.

LE MÊME.

Si vous saviez, la belle,

Comment nous sommes ici !...

Nous sommes dans la neige,

Dans l'eau jusqu'aux genoux ;

Une petite pluie fine

Qui nous tréfoule tous.

LA MÊME.

Allez donc chez mon père

Il y a de bons manteaux,

Ainsi que des couvertes

Pour vous couvrir le dos.

LE MÊME.

Les chiens de votre père

Ne font que d'aboyer,

Disant dans leur langage :

Galant, tu fais l'amour ;

Galant, tu perds ton temps.

PAUSE.

LA MÊME (sur un autre air).

Galants, qui êtes à la porte,

Quels présents nous apportez vous ?

LE MÊME.

Le présent que je vous apporte,

Belle, le recevrez-vous ?

LA MÊME

S'il est beau et présentable,

Pourquoi le refuserions-nous ?

Cette chanson ne rappelle-t-elle pas certains traits caractéristiques des noces de nos anciens Gaulois ? Les deux musettiers ne sont-ils pas les deux bardes qui, dans des Chants contradictoires, défendaient, l'un la virginité delà mariée, l'autre les droits du mari ?

 

Des chansons de mariage, aux rondes à danser, il n'y a qu'un pas. Les recueils inédits des quinzième et seizième siècles nous fournissent de précieux exemples de ces dernières.

En feuilletant les albums de Marie de Bekerke, d'Hélène de Mérode, etc., on distingue quelques pièces de ce genre, d'une fraîcheur et d'une touche remarquables. Un couplet de chacune de ces rondes suffira pour en donner une idée. L'une commence ainsi :

Elle s'en va aux champs, la petite bergière,

Sa quenouille fillant ; son troupeau suyt derrière.

Tant il la faict bon veoir, la petite bergière,

Tant il la faict bon veoir...

 

L'autre dit, sous un autre rythme et avec un autre ton :

Nous estions trois sœurs tous d'une volonté ;

Nous allismes au fond du joly boys iouer.

Vray Dieu ! qu'il est heureux, qui se garde d'aymeri.

Ces deux rondes, dont la première serait, dit-on, de Georges de Lalain, sont délicates et charmantes. En les voyant figurer dans ces manuscrits, rehaussés d'armoiries peintes et surchargés de noms nobles, on se persuade aisément que les grandes dames dansaient aux chansons, selon l'expression consacrée, comme les filles des champs.

Quelques-unes des rondes enfantines, qui se chantent et se dansent encore aujourd'hui, datent de ce même Moyen Age, dont toutes les traditions artistiques ou même seulement gracieuses sont bien loin d'être éteintes. Qui oserait soutenir que la ronde de la Tour, prends garde ! n'est pas contemporaine du châtelain de Coucy ?

Nous avons publié ailleurs un Chant de vignerons intitulé la Ronde de la vendange. Nous regrettons que la version, que nous en avons recueillie les premiers, ne soit pas d'une forme assez authentique pour faire remonter cette pièce jusqu'à l'époque dont nous nous occupons ; elle aurait servi de spécimen piquant aux chansons spéciales des industries et métiers. Tel couplet, chanté encore par les bouviers de l'Auvergne ou par les pâtres de la Beauce, se rapporterait plutôt, par son origine, ou du moins par sa forme, au Moyen Age ; mais nous ne pouvons pas faire que citer, quoique le meilleur moyen d'apprécier un Chant soit de le lire.

La complainte, dont nous avons déjà parlé dans les Chants religieux, ne brille pas ici d'un moins vif éclat ; nommons seulement le Juif errant, Damon et Henriette, le Comte Ory, la Châtelaine de Saint-Gilles, etc. Cette dernière, moins connue que les autres, date du temps de saint Louis ; elle a trente-cinq couplets, de forme inégale ; elle est à peine rimée, mais elle ne manque pas d'un certain charme dans le récit. Nous possédons, en outre, le manuscrit d'une chanson en cinquante-quatre couplets, espèce de complainte satirique dirigée contre les hôteliers de Chalon-sur-Saône au seizième siècle. Elle n'a pas de titre, mais la tradition nous a fait savoir qu'elle s'appelait les Logis de Chalon. Ce n'est pas un Noël bien que les personnages des Noëls y soient en scène. L'auteur anonyme suppose que Joseph et Marie arrivent à Chalon pour se loger, et qu'on refuse partout de les recevoir :

Si Dieu vouloit prendre naissance

Ils sont arrivés par la porte

Dans cette fâcheuse saison,

Du faubourg de Vieille-Mezelle,

Trouveroit-il de l'assistance

Où Joseph son épouse exhorte

Dans cette ville de Chalon ?

A faire un triste carrouselle :

Joseph et la vierge Marie

A la Coupe d'or ils s'adressent,

Iroient de logis en logis

Où dejà Thosle s'en railloit ;

Pour trouver une hostellerie...

Ce fut un sujet de tristesse,

Et, pour le savoir, je les suis

Si grand qu'alors l'âne en hailloit.

Et ainsi de suite, jusqu'au cinquante-troisième couplet, où les pauvres voyageurs trouvent enfin un humble gîte. Cette complainte, essentiellement locale, se termine par une assez singulière prière :

C'est par ordre de la maistresse

C'est par ordre de la maistresse

De l'hospital que nous venons ;

De l'hospital que nous venons ;

C'est un grand sujet d'allégresse.

C'est un grand sujet d'allégresse.

Pour nous, de ce que nous trouvons

Pour nous, de ce que nous trouvons

Si, pour savoir ce qui se passe,

J'ai suivi Joseph tout le jour,

Il est bien juste que je fasse

Aussi ma prière à mon tour :

Ô mon Dieu ! que l'exemple suive

La voix de vos commandemens ;

Mouillés ses yeux de voire salive,

Avec l'élément de vos sens !

L'auteur de ce Noël satirique contre les hôteliers de Chalon était peut-être un hôtelier lui-même, que la jalousie de métier avait fait poète ?

Si plusieurs de ces Chants ont assez de couplets pour défrayer toute une veillée, d'autres, en revanche, se bornent à une strophe ou deux, et n'en sont pas plus mauvais pour cela. En voici un en patois bourguignon, dont l'idée et le tour ne manquent pas d'originalité :

Je vos aime, Claudeigne,

Je vous aime, Claudine,

Quàsiman tôt-a-fâ ;

Presque tout-à-fait ;

Je san dan ma potreigne

Je sens dans ma poitrine

Mon cœur tô guillerâ :

Mon cœur tout guilleret,

Pu tandre que brioche

Plus tendre que brioche,

Trempai dan du vin dô,

Trempée dans du vin doux :

Ancor ein tor de hroche,

Encore un tour de broche,

Et mon cœur àt ai vô !

Et mon cœur est à vous !

On a pu voir, par les citations précédentes, que le degré de valeur littéraire était bien différent parmi les trois sortes de Chants que nous avons examinées successivement. Le plus grand nombre de ces pièces sont d'une facture simple et grossière qui décèle l'inhabileté la plus absolue ; quelques autres pourtant affectent une forme moins négligée et ne sont pas dépourvues d'une espèce d'art. Il existe ainsi un Chant en dialogue sur la guerre de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, avec les Liégeois ; dans ce Chant historique, composé de vingt couplets, on reconnaît la main d'un poète de profession qui s'est étudié à trouver ces rimes équivoquées que Molinet, Chatelain et Guill. Cretin avaient mises en honneur à la cour de Bourgogne :

— Et ces faulses gens des mesliers

Seront-ils tousiours mesdisans ?

— Leur party n'est double mès tiers,

Non pas pour ung jour mès dix ans.

Et s'ils gardent telx metz disans :

Ceci est pour nous, qui qu'en longue.

De ce me rapporte à Bourgongne.

Cette richesse de rimes n'était pas chose commune en fait de Chants populaires. Dans la chanson de noces du Morvan, comme dans la plupart des Noëls, on a vu l'exemple tout contraire : neige rimant avec belle, ici avec genoux, etc. Dans certains autres Chants l'auteur a tenu un juste milieu entre ces deux extrêmes : il a rimé en assonances, pour l'oreille et non pour les yeux.

La variété des rythmes employés ou inventés par les poètes de Chants populaires est digne de remarque : ces rythmes, d'ailleurs, ont cela de précieux pour l'histoire de la musique, que, ayant été moulés, pour ainsi dire, sur les airs religieux alors en vogue, ils nous conservent encore ces mêmes airs, qui, sans leur secours profane, ne nous fussent sans doute jamais parvenus. C'est ainsi que l'on a reconnu que la célèbre chanson de Charmante Gabrielle, attribuée à Henri IV, se chante sur l'air d'un Noël composé, dit-on, par le père Ducaurroy, maître de chapelle de Charles IX. Quelquefois le rythme des Noëls était imité des poésies contemporaines ; le peuple taillait volontiers ses Chants favoris sur le patron des odes les plus pindariques de Ronsard et de Remy Belleau, parce que ces odes étaient mises en musique et que les airs de cour, passant de bouche en bouche, descendaient du Louvre dans la rue.

Nous avons cité plusieurs Noëls remarquables au point de vue du rythme et de la rime ; nous pouvons même, dans une chanson du treizième siècle, composée par Moniot d'Arras, trouver la scrupuleuse observation de l'entrelacement des rimes masculines et féminines, que Jean Lemaire de Belges le premier érigea en règle de prosodie, vers la fin du XVe siècle.

Qui aime sans trischerie,

Ne pense n'a trois n'a dos.

D'une seule est desiros,

Cil que loyax amors lie ;

Ne vouldroit d'autre avoir mie

Ses vouloir tout à estros.

Toute la pièce, en cinq couplets de dix vers chaque, est aussi régulièrement rimée. Les faiseurs de chansons étaient donc quelquefois de vrais poètes, dignes d'enseigner l'art de rhétorique ou la prosodie à leurs successeurs.

Là doit se borner le coup d'œil général que nous avons voulu jeter sur les divers Chants de la France ; il nous suffit d'avoir indiqué le parti qu'on en peut tirer pour l'histoire des événements, des hommes, des mœurs et de la littérature. Mais, pour compléter la tâche que nous nous sommes imposée, une rapide excursion dans les pays étrangers nous permettra d'apprécier le caractère de leurs Chants populaires nationaux. Dans sa poétique introduction aux Chants du Nord, M. Marmier avait dit : Ce qui n'était primitivement qu'un cri de l'âme devient un sujet d'études, un art astreint à des règles précises. Alors apparaît la poésie du monde lettré, la poésie écrite, que l'on accueille dans les salons, que l'on couronne dans les académies ; et la poésie populaire, qui devient le partage de la foule ignorante, à mesure que cette foule s'éclaire, descend de degrés en degrés les échelons de la société, jusqu'à ce qu'elle tombe enfin dans l'oubli. On conçoit dès lors que certains esprits délicats se soient fait comme un pieux devoir de recueillir cette poésie-mère, en l'empêchant de tomber dans l'oubli, en la soutenant, pour ainsi dire, sur l'abîme de la destruction, et en conservant ses traditions dernières avec le respect dont nous aimons à entourer le précieux souvenir de nos grands-parents. Aussi, ce devoir a-t-il été compris, et, de nos jours, on a vu revivre les Chants primitifs de toutes les parties du monde, rassemblés avec amour par les poètes de chacune d'elles. Ces poètes étaient guidés dans cette recherche, souvent ingrate et pénible, par un sentiment de reconnaissance envers les sources de leurs propres inspirations ; et maintenant, des jardins parfumés de l'Orient jusqu'aux solitudes glaciales de la Finlande et de la Norvège, tous les peuples peuvent nous captiver par le charme naïf et original de leurs Chants populaires.

L'Allemagne, qui dut sa veine lyrique du douzième siècle à l'influence méridionale, et dont les légendes nationales inspirèrent la belle épopée du Livre des héros (Nibelungen), l'Allemagne, disons-nous, eut d'abord les Minnesœnger (chanteurs d'amour), qui ont laissé un grand nombre de chants, puis les Meistersœnger (maîtres chanteurs), qui en composèrent encore davantage. L'œuvre des premiers, du douzième au quatorzième siècle, ne circula guère que parmi les chevaliers et les princes, et fut toujours en concurrence avec les vieux Chants historiques du peuple, que les moines envieux tâchaient de frapper de mort en les appelant diabolica carmina ; l'œuvre des seconds vint alors, se ramifiant partout, et grandissant, au quinzième siècle, de manière à faire éclore les germes de l'art du théâtre. La ballade, cette forme si poétique sous laquelle nous apparaissent la plupart des Chants de l'Allemagne, est le produit littéraire de la réunion des éléments lyrique, épique et dramatique ; c'est ordinairement un petit drame encadré dans un chant. Le caractère de la ballade allemande est, par-dessus tout, le sentiment, quelque chose de doux, de senti plutôt que de jugé, d'agréablement vague et de touchant : c'est la vierge pensive et mystique s'entourant d'un gaze légère, non pour se cacher, mais pour se laisser deviner : partout où elle passe et s'arrête, elle se trahit par son doux parfum. Nous ne pouvons songer, pour l'Allemagne pas plus que pour les autres pays, à donner sèchement le titre des pièces les plus intéressantes qui se rattachent aux trois catégories du Chant populaire ; il faudrait faire une nomenclature considérable, qui n'en serait que plus aride, car des titres seuls ne disent rien ; seulement, après la définition que nous venons de donner du genre de la ballade allemande, nous indiquerons, comme Chants historiques : des Chants guerriers, dont quelques-uns de Witt Weber ; comme Chants religieux : plusieurs Noëls, dont un de Luther, et le fameux Chant des Hussiles ; comme Chants domestiques : la Jeune Fille et le Coudrier, Peine secrète, la Belle Enfant, etc. ; on en citerait une foule d'autres dont le charme est indéfinissable. Il en est un, la Vision, qui offre plusieurs traits de ressemblance avec un Chant breton intitulé : le Départ de l'âme. Contentons-nous de signaler, entre deux pièces composées si loin l'une de l'autre, cette singulière analogie qui peut être toute fortuite, mais dont on pourrait induire que les idées et les sentiments du peuple sont les mêmes dans tous les pays et dans tous les temps.

L'Angleterre aussi est riche en ballades anciennes, dont plusieurs ont servi de thème inspirateur aux poètes allemands modernes ; elle a eu aussi ses ménestrels, qui allaient de château en château, célébrant dans leurs chants les hauts faits des chevaliers saxons et normands. Moins lyrique qu'en Allemagne, la ballade anglaise conserve, de préférence, le genre épique ; simple, familière et naïve, elle se laisse aller volontiers à la prolixité ; parfois elle prend la dimension d'un poème divisé en plusieurs chants ; mais quelle que soit son étendue, la couleur poétique, dont elle est empreinte, décèle toujours le sentiment le plus tendre et le plus délicat. Elle raconte surtout avec un grand charme les aventures d'amour. Les ballades des provinces du Sud sont reconnaissables à ceci, qu'elles offrent presque toujours un tableau, une description de la nature embellie par les rayons du soleil qui perce si rarement le chapeau de brumes de la joyeuse Angleterre, comme on l'appelait alors, avant qu'elle eût le spleen sans doute. Dans ce pays, où la chasse a toujours été en honneur, la tradition avait répandu une foule de légendes merveilleuses, en peuplant les forêts de lutins et d'êtres fantastiques : les braconniers du temps de Guillaume le Conquérant donnèrent naissance aux délicieuses ballades que le peuple chante encore sur le fameux Robin-Hood.

L'Écosse, dont les ballades sont également nombreuses, présente des sites plus sauvages que ceux de l'Angleterre ; et sa poésie se ressent, en quelque sorte, de la pénétrante froidure qui règne dans ses tristes montagnes couvertes de bruyères et de sapins. Les contes de la tradition, dit Walter Scott dans son Introduction aux Chants des Écossais, les chansons accompagnées de la flûte ou de la harpe du ménestrel étaient probablement les seules ressources contre l'ennui, pendant les courts intervalles où les Highlanders se reposaient de leurs aventures militaires. On reconnaît la source où Mac-Pherson a cherché les créations si mélancoliques de son Ossian. La ballade écossaise n'est plus la vierge mystique de l'Allemagne ; ce n'est plus la ballade anglaise, cette jeune fille simple, avec sa fraîche robe d'innocence et de candeur ; ou si c'est la même jeune fille, elle nous apparaît, bien attristée et refroidie, sa gaze humectée par la brume, et laissant plus volontiers rouler sur sa joue une larme rêveuse. Dans les ballades de la vieille Angleterre, citons la Folle, la Chasse de Cheviot, que Ben-Johnson eût voulu avoir faite, disait-il, plutôt que tous ses ouvrages, le Chant de la fée, la série des Robin-Hood, etc. Quant aux ballades de l'Écosse, nous renonçons à en citer une seule parmi tant de petits chefs-d'œuvre, quand Walter Scott, dans quatre volumes, n'a recueilli qu'une partie des Chants des frontières !

Dans les régions du Nord, dans le Danemark, la Suède et la Norvège, le Chant populaire a été longtemps la seule histoire qui passât de bouche en bouche. Là, des hommes errants et belliqueux, aux yeux desquels la force 'physique était tout, s'inspiraient de leur enthousiasme pour célébrer leurs héros dans des Chants grossiers sans doute, mais naïfs et solennels. Ces poètes furent les scaldes qui chantaient sur les champs de bataille, et qui animaient les guerriers au combat. Le peuple aussi trempa son imagination aux mêmes sources poétiques ; marins, soldats, chasseurs, chacun laissait vibrer la corde de la harpe éolienne qu'il avait au fond de l'âme, et de ces œuvres anonymes, souvent collectives, se forma le recueil connu sous le nom de Kœmpeviser. Plusieurs critiques pensent que les Chants du Nord revêtirent au quatorzième siècle une nouvelle rédaction ; mais le fond du moins a été fidèlement conservé, et l'on y trouve toujours la peinture rude et saisissante des mœurs de ces anciennes peuplades. Les Chants populaires de la Suède, dit M. Marmier, ressemblent beaucoup à ceux d'Ecosse, d'Allemagne, de Hollande et de Danemark. Les Danois ont été pendant assez longtemps en relation immédiate avec l'Angleterre, pour y répandre ou pour y puiser des faits héroïques, des légendes d'amour ou de religion. Un grand nombre de ces Chants ressemblent tellement à des Chants originaires d'autres contrées, qu'ils n'en diffèrent que par la forme et l'idiome ; on serait tenté de les regarder comme des traductions ou des imitations. Nous rappellerons seulement que Goëthe leur a emprunté sa célèbre ballade du Roi de Thulé. Parmi les Chants du Nord les plus remarquables, indiquons, en passant, le Retour d'une mère, le dramatique récit d'Axel et Valborg, la Princesse enchantée, la Petite bergère, etc. Que si l'on veut se représenter la ballade de ces froides régions, on peut la comparer à une jeune fille à demi sauvage, ouvrant bien son cœur à l'amour, mais peu avancée dans la forme qu'elle donne au sentiment, et rêvant, solitaire, assise au foyer domestique, tandis que la bise souffle et gémit dans les steppes glacées.

La Servie, que nous ne devons pas oublier, a également son Danitza, recueil de Chants tendres ou guerriers, dans lesquels règne une exquise délicatesse. Seulement, il est difficile de préciser leur âge. Quelques-uns doivent remonter à une haute antiquité, quelques autres sont tout à fait modernes. La plus gracieuse partie de ces Chants est celle qu'on appelle Chants des femmes. Les Serviennes sont douées, à un haut degré, de la faculté poétique, et tous leurs petits poèmes qui traitent des soucis et des plaisirs du cœur, sont des fleurs suavement écloses et qu'un doux sentiment a parfumées. On rencontre pourtant çà et là des lacunes évidentes, des rapprochements heurtés, des refrains bizarres, des allusions incompréhensibles, qui peuvent servir à en constater l'ancienneté. Mentionnons, entre autres pièces, l'Anneau vrai gage de la foi, le Secret découvert, la Foi des hommes, Les servir tous, Un seul aimer, etc. Ce ne sont pas de véritables ballades ; la forme en est plus capricieuse et le ton non moins varié. La poésie de ces Chants est comme une jeune fille qui goûte pieusement les joies de la famille, tout en étant désireuse de devenir bientôt amante, et qui, dès qu'elle se sent éprise, passe par toutes les phases de l'amour : l'angoisse, la jalousie, l'espoir, le bonheur.

Chaque pays a donc ses Chants populaires, qui lui appartiennent en propre, et qui sont l'expression la plus fidèle de ses mœurs primitives. Ainsi, nous pourrions citer, parmi ceux de la Grèce moderne, une ballade intitulée l’Enlèvement de la fiancée, dont le récit, entrecoupé de dialogue, conserve un parfum d'antiquité sous la forme d'une légende du Moyen Age. Une autre ballade grecque, Mavrogène, qui date du quatorzième siècle, raconte l'aventure d'un roi Charles, prince de la famille d'Anjou, et roule sur la loi féodale qui faisait tomber en servitude l'homme libre épousant une esclave. Cette ballade dramatique se rapporte sans doute à l'époque des royaumes de Chypre et de Sicile.

Que dirons-nous maintenant de l'Italie, qui avait au Moyen Age ses diseurs en rimes, ses fidèles d'amour, poètes passés maîtres en l'art de sophistiquer les sentiments du cœur ? Nous ne pouvons que nommer quelques-uns de ces poètes, célèbres à d'autres titres, et qui, dans leurs canzones péniblement élaborées, se plaisaient a embrouiller et à obscurcir ce qu'on appelait la science amoureuse. Ce n'est plus là le vague et touchant mysticisme de l'Allemagne ; c'est un voile épaissi sur des pensées subtiles et alambiquées qui n'avaient cours que chez les adeptes de cette science singulière. Aussi, ces canzones ne sont-elles pas de nature à être classées parmi les Chants populaires, et les noms célèbres des Guido Cavalcanti, de Cino da Pistoja, des Guido Orlandi, des Salvi Doni, des Ricco de Verlungo et des autres fidèles d'amour, n'ont pas servi à populariser leurs productions énigmatiques ; et pour trouver des poésies vraiment populaires en Italie, il faudrait les chercher dans le peuple même qui chante encore certaines strophes de Torquato, et qui n'a-peut-être jamais chanté les chansons que nous venons de citer. Au J'este, il y a des Chants populaires dans tous les patois dont la langue italienne est, pour ainsi dire, bigarrée, et depuis les lagunes de Venise jusqu'aux montagnes de la Calabre, la tradition s'est perpétuée par des Chants.

L'Espagne, plus que toute autre contrée de l'Europe, a des Chants populaires, d'une physionomie bien tranchée, bien nationale. La forme de ces Chants n'est plus celle de la ballade ; ce n'est pas de la grâce et de la fraîcheur qu'on y trouve d'ordinaire, c'est de l'élévation et de la grandeur. Nous sommes ici dans la mère-patrie de la romance. Rien ne répond mieux à la définition que nous avons donnée du Chant populaire, que la série des romances espagnoles, œuvre successive des générations qui se sont succédées pendant huit siècles, œuvre immense que n'a pas enfantée le génie d'un seul poète, mais le génie complexe de tous les hommes d'une population ardente et généreuse. L'épopée admirable du Cid, ce monument élevé petit à petit à la mémoire du grand guerrier par les chantres de tous les âges, ne pouvait naître qu'en Espagne. M. Damas-Hinard a écrit plusieurs pages savantes et auxquelles nous empruntons cette citation : De même que les romances sont la véritable histoire du Moyen Age espagnol, elles en sont également la véritable poésie. Le peuple espagnol, le poète des romances, a composé avec amour ces Chants dont il était lui-même le sujet et le héros. Durant plusieurs siècles et dans chaque génération, les hommes les mieux doués se sont appliqués à l'envi à les orner et à les embellir. C'est donc ainsi que s'est composé le Romancero espagnol, qui respire d'un bout à l'autre ces grands airs de bravoure et de fierté, qu'on ne rencontre chez aucun autre peuple. La portion la plus importante de ce recueil se compose des Romances du Cid, divisées en quatre parties, et qui datent du onzième siècle. Mais cette époque n'est pas le premier point de départ de ces œuvres populaires ; on en possède depuis le roi Rodrigue, au huitième siècle, jusqu'à la conquête de Grenade, au quinzième, et la collection en est tellement nombreuse, qu'on doit renoncer à signaler les plus remarquables. On ne saurait élever le plus léger doute sur leur ancienneté, que prouveraient, nu besoin, le détail des mœurs, la forme des pièces et l'assonance des rimes. Pour se bien représenter la romance espagnole, qui n'est plus, cette fois, la jeune vierge candide et simple, timide dans ses manières et craintive dans son amour, il faut se figurer une fière amazone, drapée cavalièrement dans son manteau, qui marche, le front haut, la main sur la garde de son épée : cette jeune fille-là, aux allures un peu matamoresques, compte parmi ses ancêtres un Bernard de Carpio ou un Cid Campéador.

L'examen sommaire que nous avons fait des Chants populaires en Europe a suffi pour montrer combien, chez les différents peuples, ces Chants se ressemblent, du moins quant au fond, et combien, sous une enveloppe grossière ou habile, simple ou apprêtée, on retrouve, à de grandes distances de lieu et de temps, le même thème, la même source d'inspiration et souvent le même sujet. C'est, nous l'avons déjà dit, que les Chants populaires sont le reflet fidèle des événements et surtout des sentiments, et que les sentiments sont bien près d'être les mêmes chez toutes les nations disséminées sur notre globe. L'amour, l'amitié, la vaillance, par exemple, seront toujours et partout la vaillance, l'amitié, l'amour ; il n'a donc pu jamais être question que d'une légère différence de forme, quand il s'est agi d'exprimer des sentiments, de peindre des passions, de flétrir le vice et d'honorer la vertu. Après avoir essayé de donner, par quelques extraits, le caractère et la couleur des Chants populaires, nous sommes forcés, à regret, de laisser les longues citations aux recueils spéciaux. Le peuple fut toujours riche en poésie, et quoique le plus grand nombre de ses Chants aient été perdus, ceux qu'on a recueillis forment encore une collection assez volumineuse, pour qu'on puisse les considérer comme une branche importante de la littérature nationale de chaque pays.

 

F. FERTIAULT, Membre correspondant de l'Académie de Dijon.