LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

DEUXIÈME PARTIE. — SCIENCES ET ARTS, BELLES-LETTRES

SCIENCES ET ARTS

 

MARINE.

 

 

C'EST un préjugé, vieillard deux fois centenaire, né de l'oubli et de la prévention savante du dix-septième siècle, vieillard entêté et fort respecté pour son grand âge, qui veut qu'antérieurement aux créations de Colbert, la Marine soit restée ensevelie dans les langes d'une longue et pénible enfance. A l'en croire, l'art des constructions navales aurait marché au hasard pendant une douzaine de siècles, ou plutôt il aurait rétrogradé, se bornant à donner l'essor à de pauvres bateaux de pêche, à de frêles barques de cabotage ; à l'entendre, tout alors aurait été obscurité, confusion, barbarie : la loi inintelligente se serait montrée sans prévoyance, la navigation aurait été incertaine et sans audace, le matelot n'aurait connu pour discipline que sa volonté brutale ou le joug oppresseur d'un tyran capricieux.

Est-il vrai qu'au Moyen Age le navire fut à peine l'embryon du Vaisseau de ligne qui porta glorieusement le pavillon de Du Quesne ou celui de Ruyter ? Est-il vrai que la navigation fut timide, que l'art de construire fut sans règles, et la loi sans sagesse ? Le simple bon sens dit qu'il ne peut pas en avoir été ainsi.

De rudes combats ensanglantent les eaux de la Méditerranée pendant les luttes enfantées par les rivalités actives des peuples riverains de cette mer ; des expéditions commerciales enrichissent les nations maritimes ; les croisades, durant plus de deux siècles, emportent tout l'Occident vers l'Orient ; nos Dieppois descendent à la côte de Guinée ; Jean de Béthencourt fait voile pour les Canaries, où il s'établit ; Diaz pousse sa course aventureuse jusqu'au delà du cap des Tempêtes ; Vasco de Gama et Albuquerque le Grand vont aux Indes orientales ; Christophe Colomb hasarde plus et réussit. Et tout cela se fait comme par hasard, avec des navires informes, avec une marine sans organisation, avec des mariniers ignorants !

Qui a pu le croire, et qui a pu le dire ? A-t-on pu supposer que le peuple qui bâtit le Parthénon, construisit seulement de petits navires ma1 conformés ? qu'au temps où l'on faisait Sainte-Sophie, Saint-Marc, les admirables églises et les castels du Moyen Age, on ne savait pas faire de beaux et de grands vaisseaux ?

L'architecture civile et l'architecture navale ont toujours marché parallèlement et du même pas. Simple, quand l'architecture civile était simple, l'architecture navale fut magnifique et fastueuse quand sa sœur devint fastueuse et magnifique. Tant que l'habitation de l'homme resta modeste, étroite, faite de troncs d'arbres et de terre battue, le navire ne se développa point : radeau ou tronc creusé pour des navigations prochaines sur les petits cours d'eau. Quand la maison grandit, c'est-à-dire quand le bien-être et le luxe prirent naissance, quand le commerce s'établit par l'échange et les relations plus ou moins lointaines, le navire grandit aussi, tour à tour et selon le besoin, logis pauvre et resserré, demeure élégante et riche, où l'amour s'établit, comme dans un palais, au milieu de chambres somptueusement décorées et de jardins parfumés, ou bien château fort, aux remparts crénelés, aux plates-formes élevées, aux meurtrières ouvertes : ville de guerre que le vent poussait vers d'autres châteaux forts, gardiens de la terre.

 

DANS ses différentes transformations, le vaisseau, en tant que corps flottant, fait pour porter de lourdes charges ou pour courir rapidement sur les eaux, se modifie très-peu ; mais sa décoration extérieure change comme celle de la maison, du palais ou de la forteresse. Ses fenêtres, ses portes, sa poupe, les murailles de ses châtelets, empruntent leurs ornements aux murs, à la façade, aux portes, aux fenêtres des habitations fondées dans les villes. Le plein cintre, les colonnes, les arcades ; les peintures imitant la mosaïque, inapplicable aux constructions navales ; les sculptures qui reproduisent, avec la figure humaine, les feuilles variées, les fruits et les animaux bizarres ; l'ogive, les colonnettes en faisceaux ; les ornements capricieux, les consoles à masques fantastiques, les allégories, les devises, les armoiries, les blasons taillés dans le bois et enrichis des couleurs héraldiques ; enfin les mille fantaisies de l'art concourent à l'ornement du navire en même temps qu'à celui de l'église, de la citadelle et de l'hôtel. Le navire appartient-il à un armateur économe ou à une compagnie de marchands qui ne peut guère donner au luxe de la décoration, le vaisseau est simple dans ses œuvres hautes, comme la maison du petit bourgeois ou de l'artisan. Si quelque parure y est admise, c'est seulement dans la chambre où les passagers nobles et puissants par la fortune loueront leurs places pour un voyage. Le vaisseau est-il celui d'un grand seigneur, d'un haut baron ou d'un roi, l'architecture lui est prodiguée ; l'or brille partout, la peinture couvre ce qui, des parois du Thalamus, du Paradis et des autres chambres, n'est pas caché par les belles étoffes : c'est le palais fortifié qui va faire voile avec ses bretêches, ses machines de guerre et tout l'appareil somptueux d'un logis royal.

Sous ce rapport, la Marine du Moyen Age continue les marines antiques, qui avaient des navires pour Ptolémée Philopator, Hiéron, Cléopâtre, Tibère, pour les courtisanes et les voluptueux de Baïa et de Ravennes, comme pour le petit trafiquant de la mer d'Ionie et le pêcheur du rivage ligurien. Ce n'est pas là que se borne le rapprochement.

L'antiquité avait eu deux grandes familles de navires : les vaisseaux longs, qu'emportait là rame ou la voile, quelquefois toutes deux ensemble ; les vaisseaux ronds, qui ne s'aidaient que de la voile et du vent. Le Moyen Age suit cette tradition, qu'il transmet à l'époque de la renaissance, où elle ne s'arrêtera pas. Il a la famille des Galères et celle des Vaisseaux ou nefs. La galère mourra un jour, mais pour ressusciter bientôt. Une machine remplacera les bras des rameurs ; un agent nouveau, aussi puissant que terrible, se substituera à la force et à la volonté de la chiourme. Cette transformation de la galère est entrevue au seizième siècle, mais son moment n'est pas venu. Il viendra, et le courbache du comite se brisera dans sa main de fer, et de pauvres esclaves chrétiens ou maures ne rameront plus sous le bâton. La roue ou l'hélice fonctionnera au lieu de la rame, la vapeur au lieu de la chiourme. Les rames se brisaient, la machine se rompra ; la chiourme se révoltait, la chaudière éclatera. Ce sera encore la galère, la galère plus parfaite, mais plus dangereuse ; la galère plus rapide qu'au Moyen Age, mais qui s'arrêtera au dernier jet de sa flamme, à la première convulsion imprévue de sa vapeur.

Comme la famille des vaisseaux longs de l'antiquité, celle des galères du Moyen Age se partage en variétés nombreuses. La galère grande, forte et cependant rapide, reçoit, dans les mers qui baignent l'empire grec, le nom significatif de Dromon (coureur). Théodoric, au cinquième siècle, ordonne à Abundatius, capitaine de ses gardes, de faire construire mille dromons, qui défendront la côte d'Italie ou lui apporteront du blé. Pendant le neuvième siècle, Léon le Sage donne à son fils des préceptes militaires, et parmi les recommandations qu'il lui fait, au chapitre de la marine, il lui conseille l'armement de dromons ordinaires à cent rames au moins, les rames rangées en deux étages se recouvrant dans toute leur longueur, et chaque étage ayant cinquante rames, vingt-cinq à droite, vingt-cinq à gauche du navire. Le dromon à cent rames n'est pas le plus grand. Léon veut que l'empereur, ou le préfet de la flotte qui le remplacera, monte un dromon plus long, plus large, ayant dans ses deux étages plus de cent rames, et, à cause de cela, ayant plus de vitesse ; ce navire royal ou prétorial devra être de l'espèce de ceux que l'on construit en Pamphilie, et que, pour cette raison, l'on nomme Pamphiles. A la flotte des dromons, seront attachés, comme porteurs d'avis, navires de garde et de découvertes, quelques petits dromons à un seul étage de rames, de ceux qui reçoivent particulièrement le nom de Galères.

Au douzième siècle, les choses sont un peu changées : le Dromon est le géant de la famille des navires à rames ; le Galion, la Galeïde, qui plus tard se nommera Galiote, en est le plus petit ; la Galère proprement dite est un petit dromon à deux rangs de rames. Richard Cœur-de-Lion rencontra, le 8 juin 1191, près de la côte de Syrie, un dromon sarrasin qui, ses voiles enflées et ses longues rames battant la mer bouillonnante, volait vers Acon, assiégé par les infidèles. Ce dromon était le plus grand, le plus beau, le mieux armé qui courût les océans. Les Anglais s'étonnent à sa vue ; ils admirent sa construction, dans laquelle tout annonce la solidité ; ils remarquent son armement, sa large voilure, ses mâts élevés et au nombre de trois, et ses vastes flancs, dont l'un est peint d'une couleur verte, quand l'autre est recouvert d'une couleur jaune, brillante comme l'or. Richard ordonne à ses galères d'entourer le colosse et de s'en emparer. Les galères obéissent. Le dromon est investi de toutes parts. Les Anglais approchent ; les traits se croisent en l'air et s'abattent comme la grêle dans les deux camps, où l'on combat à l'ombre. Le dromon fuit à tire d'aile ; mais le vent tombe, mais le nombre des rameurs diminue, parce que les flèches heureuses des chrétiens en ont tué ou blessé beaucoup : le signal de l'abordage est donné alors. Les galères resserrent le cercle fatal dans lequel elles vont étreindre le dromon ; tous les éperons s'avancent pour s'attacher à la carène sarrasine ; l'Arabe fait d'inutiles efforts pour arrêter l'ennemi ; il jette en vain sur le pont des galères le feu grégeois renfermé dans des flacons qui se brisent, les serpents dont sont remplis des vases de terre rien ne ralentit l'ardeur des Anglais. Lancés par un dernier effort des rames, ils arrivent comme des carreaux que jette la baliste, et percent du Calcar aiguisé la flottaison du dromon, bientôt gagné par les eaux de la mer, sous laquelle il s'abîme, combattant encore. (Mathieu Paris, Hist. major, fol. 163. — Galfrid Winesalf, chap. XLII.)

 

J'AI nommé le Pamphile. Pendant le neuvième siècle, il est inférieur au dromon, bien qu'il ait généralement deux rangs de rames : au quatorzième siècle, il n'a plus qu'un rang de rames, comme tous les navires de la famille des galères, et il est inférieur à la galère. Au quinzième siècle, le pamphile disparaît.

La Taride est une variété de la galère marchande, que les Génois accréditent au treizième siècle par leur marine de Constantinople. Marin Sanuto Torsello en recommande l'usage au pape Jean XXII, vers le commencement du quatorzième siècle. Taride est un nom nouveau imposé par Gênes à un navire à rames qui était connu auparavant, selon Torsello, sous le nom de Galata.

Avec le Dromon et le Pamphile figurent, au dixième siècle, la Chélande, Galandre ou Sélandre, qui, trois cents ans plus tard, aura perdu ses rames et sera devenue bâtiment a voiles seulement. Ditmar définit la chelande : Un navire d'une longueur extraordinaire, d'une grande vitesse, ayant deux étages de rameurs et cent cinquante hommes d'équipage. L'Huissier, qui doit son nom à un huis ouvert à sa poupe, sous la flottaison, est contemporain du Dromon, de la Chélande et du Pamphile. Il sert essentiellement au transport des chevaux, qu'on embarque par sa porte, comme plus tard, dans certains navires du Nord, on embarquera le sapin par un sabord de charge, huis qu'on calfatera lorsque le chargement sera achevé. La Chélande mêle ses formes à celles de l'Huissier ou à celles du Pamphile, et Constantin Porphyrogénète, dans l'énumération qu'il fait des forces réunies pour l'expédition contre la Crète, en 949, nomme, avec les Huissiers, les Chélandes et les Pamphiles, les Chélandes-Huissiers et les Chélandes-Pamphiles.

Au reste, le Moyen Age n'imagine pas ces constructions où se fondent les formes et les avantages de deux navires d'une même famille ou de familles différentes ; l'antiquité lui a donné l'exemple de cette fusion, et nous savons qu'Octavia fit présent à son frère de quelques Phasèles-triériques, navires procédant de la Trière ou Galère, et du Phasèle, bâtiment de charge.

Dans cette liste des bâtiments qui, de la galère, ont la longueur, très-grande relativement à la largeur, et l'appareil des rames, je ne dois point oublier les Chats, ou Chattes, dont Guillaume de Tyr, à propos d'un fait qui se rapporte à l'an 1121, dit que c'étaient des navires éperonnés, plus grands que les galères, et ayant cent rames, maniées chacune par deux hommes ; je ne dois point oublier les Bucentaures, variété des grandes galères, nommée dans un décret du sénat vénitien, à la date du 30 décembre 1337. La Sagette, ou Saïtie (Flèche), dont le nom dit assez que c'était un bâtiment rapidement entraîné par ses avirons, est inférieure à la galère. Elle a douze ou quinze rames de chaque côté, au douzième siècle, et joue le rôle qu'aux treizième, quatorzième, quinzième, seizième et dix-septième siècles, joueront le Baliner, ou Barillel, et le Brigantin. La Galiote, la Fuste, le Brigantin, la Frégate, sont, au quinzième et au seizième siècle, les diminutifs de la galère, qui s'appelle Galéace quand elle est grande, grosse, fortement armée, et mue par un grand nombre de rames, rangées trois par trois sur un seul banc, ou par vingt-six rames seulement, de chaque côté, mais vingt-six rames longues et lourdes que manœuvrent six ou sept hommes assis sur un même banc, et agissant tous ensemble sur le manche ou giron de la rame.

Je n'ai pas nommé tous les individus de la famille des galères ; je n'ai rappelé que les plus importants, pour ne pas grossir inutilement cette nomenclature ; je ne citerai aussi que les principales variétés du vaisseau rond.

 

LA Nef proprement dite est le chef de cette famille grave qui ne va qu'à la voile, et dont quelques membres seulement admettent parfois la rame. Au dixième siècle, les Sarrasins ont de très-grands et très-lourds navires que, selon l'empereur Léon, ils appellent Cumbaries ou Gombaries. Les Vénitiens adoptent ce gros vaisseau de charge, et Sagornino, le chroniqueur, dit qu'en 936 Venise arma trente-trois gombaries. La Coque figure dans tous les armements importants, du douzième à la fin du quinzième siècle. Son nom teuton, selon l'expression de Pierre de Duisbourg (Chronique de Prusse), nous apprend qu'elle était ronde, large de l'avant et de l'arrière, courte, haute sur la mer et tirant beaucoup d'eau. Les documents du Nord disent que les Normands se servaient beaucoup de la coque, avant même la conquête de l'Angleterre. Villani affirme que, par les Bayonnais, s'introduisit pour la première fois l'usage de la coque dans la Méditerranée, en 1304. Avant les coques, les Scandinaves avaient eu les Dragons et les Serpents (Drakkar, Snekkar, Esnèkes, Ilnachïes. etc.), à la fois navires de charge et de guerre, allant à la voile et à la rame, que j'aurais nommés parmi les navires de la famille des galères s'ils avaient été construits d'après le même principe qu'eux.

En même temps que la coque, on voit un grand navire dont le nom, défiguré par les auteurs, paraît devoir être le vénitien : Buzo (ventru). Les Génois l'appelaient Panzono (qui a un gros ventre), et les Provençaux Busse. C'était un bâtiment très-large, aux flancs développés, bien assis sur l'eau, et capable de porter de lourds fardeaux. Au rapport de Mathieu Paris, Richard Ier, dans la flotte qui l'emportait à la Terre Sainte, avait treize busses, dont l'historien, pour faire comprendre qu'elles étaient grandes, se contente de dire qu'elles étaient voilées d'un triple déploiement de voiles, ou autrement, qu'elles avaient trois mâts. En quoi la busse différait-elle de la nef ? Je n'en sais rien ; ce qu'il y a de certain, c'est que les deux navires avaient des caractères particuliers, assez marqués pour qu'on fît des vaisseaux procédant de la nef et du buzo, et que l'Italie nommait Buzo-Navi. Le grand statut vénitien de 1255 les mentionne avec les busses et les nefs ordinaires. Comme les nefs et les busses communes, les busses-nefs avaient deux mâts et portaient des voiles latines.

Grâce à la Charente et au Carraquon de François 1er, grâce aux galions d'Espagne, qui, suivant un dicton populaire, revenaient éternellement d'Amérique enflés de l'or du Pérou, les noms de la carraque et du galion sont connus de tout le monde. La carraque fut, dès le quatorzième siècle, un navire grand, gros, et différant de la nef par certains détails de construction qui nous restent cachés. En 1543, François Ier avait en Normandie une carraque si belle, si richement décorée, si haute de ponts et de châteaux, si bien armée, qu'on la nommait par excellence la Grande-Carraque, ou, par imitation de l'augmentatif italien, le Carraquon. Ce superbe navire allait recevoir avec la bannière de France celle de l'amiral Claude d'Annebaut, nommé commandant d'une flotte ordonnée pour combattre les Anglais ; tout s'apprêtait au havre de la Ville Françoise ; l'armée se réunissait sous le cap de Caux ; on s'apprêtait à lever l'ancre et à livrer au vent les voiles peintes de couleurs variées ou chargées des armes et blasons de leurs capitaines. Le roi voulut visiter sa flotte. Il se fit porter de Honfleur au mouillage de ses vaisseaux. Une cour nombreuse de gentilshommes et de nobles dames le suivait. C'était à bord du Carraquon que se rendait François Ier. D'Annebaut l'attendait, et avait fait préparer une collation pour recevoir ses illustres visiteurs. Les instruments de musique sonnaient ; le canon joyeux se faisait entendre ; déjà les pages apportaient les vins et les friandises. Le roi admirait le bel ordre de cette grande machine de guerre qui, le lendemain, devait, avec ses cent pièces de bronze, foudroyer les nefs et les carraques d'Angleterre. Tout à coup des cris partent de l'avant : Sauvez le roi ! Dieu nous garde, voici l'incendie ! A l'aide, le feu est à bord ! Le feu s'était déclaré, en effet, dans les cuisines, et déjà tout le château d'avant était en flammes. Le gréement flambait aussi, et les secours étaient impuissants. Les embarcations de tous les navires accouraient, plutôt pour sauver la cour, l'équipage et les choses précieuses que pour sauver le Carraquon. Au bout de quelques heures, il ne restait plus, d'un magnifique vaisseau de huit cents tonneaux, qu'une carène à demi consumée, et, sur le rivage, les cadavres de quelques hommes tués par les boulets que lançaient les canons pendant que brûlaient les batteries.

La perte du Carraquon, pendant une fête, la veille d'un combat, fut la cause d'un grand deuil dans la flotte et à l'hôtel du roi ; on en tira de mauvais présages pour l'avenir de la campagne navale qui commençait par un si cruel désastre ; les augures furent heureusement démentis par l'événement. D'Annebaut battit les Anglais à l'île de Wight.

Sous Louis XII, la Charente eut, entre toutes les carraques de France, une renommée de force et de beauté, balancée à peine par celle que justifiait si bien la nef Marie-la-Cordelière, cette merveille des chantiers armoricains, donnée à la France par sa bonne reine. Anne de Bretagne. La Charente, dit Jean d'Auton, qui l'avait vue dans la Méditerranée, étoit armée de douze cents hommes de guerre, sans les aides, de deux cents pièces d'artillerie, desquelles il y avoit quatorze à roues (c'étaient les fortes pièces) tirant grosses pierres et boulets serpentins. Elle était avitaillée pour neuf mois et avoit voile tant à gré (elle était si bonne voilière), qu'en mer n'étoient pirates ni écumeurs qui devant elle tinssent vent.

A la fin du seizième siècle, les carraques de Portugal, faites pour le négoce, avaient dépassé de beaucoup en grandeur la Charente et le Carraquon de 1545. Ces carraques, dit le père Fournier, jésuite, qui s'était adonné aux choses de la marine et avait vu beaucoup de navires, sont ordinairement du port de quinze cents à deux mille tonneaux, voire plus ; de sorte que ce sont les plus grands vaisseaux du monde, à ce qu'on estime, et ne peuvent naviguer à moins de dix brasses (cinquante pieds) d'eau. Ces grandes carraques ont quatre ponts ou étages, et en chascun étage, un homme, tout grand soit-il, s'y peut promener sans toucher de la tête au pont ou tillac, voire s'en faut plus de deux pieds. La poupe et la proue sont plus hautes que le tillac (supérieur) de plus de trois, voire quatre hommes, de sorte qu'il semble que ce soient deux châteaux élevés aux deux bouts ; et y peut avoir trente-cinq ou quarante pièces de canon de fonte verte, et leur canon est du poids de quatre à cinq mille livres. Le moindre est de trois mille. Outre cela, il ne laisse d'y avoir quelques petites pièces comme espoirs et pierriers qu'ils mettent dans les hunes. Ils ne vont que pour marchandises, jamais pour la guerre. Les hommes qui entrent en ces carraques sont au moins six cents et au plus treize cents, dont sept à huit cents soldats.

Le Galion fut dans l'origine, un vaisseau hybride, produit d'une fusion faite de la nef avec la grosse galère. C'était, à le bien prendre, une nef allongée et plus étroite du fond et des flancs qu'une nef ordinaire. Quelques galions allaient à la rame, mais c'était le très-petit nombre. Les Vénitiens avaient un galion à rames, en 570, dans la flotte qui alla chercher les Turcs devant l'île de Chypre. La poupe du galion, à la différence de celle de la nef qui était plate, était arrondie et avait deux lobes hémisphériques, séparés par l'étambot, fondement de l'arrière et support du gouvernail. Les galions ordinaires avaient deux ponts, les plus grands en avaient trois. Venise fit construire un galion d'une taille gigantesque : il portait trois cents pièces d'artillerie de tous les calibres, et devait recevoir cinq cents soldats, outre son équipage de matelots. Ce navire ne prit pas la mer. Une tempête l'assaillit sur la lagune, comme dans le port du Havre un affreux coup de vent assaillit la nef Françoise qui chavira. L'eau entra par les sabords, le galion fléchit sous l'effort de la tourmente et ne put se relever, parce que toute son artillerie passa du côté où il se couchait. Ce galion, très-haut sur l'eau, n'était probablement pas complètement lesté ; les matelots de garde étaient trop peu nombreux pour fermer assez vite les sabords, et l'artillerie, très-lourde, n'était pas fixée encore à la muraille du vaisseau. Le sénat éprouva un vif chagrin de la perte de son galion qu'avait fait armer le patricien Alessandro Boni, et que Bartolomeo di Campo, malgré l'ingéniosité d'un appareil qu'il avait inventé, ne put retirer du lit funèbre où son vaste corps s'était étendu.

Un capitaine ragusais, Pietro Veglia, fit construire, à Naples, pour le roi d'Espagne, un galion d'une si grande masse et d'une telle hauteur, qu'on n'osa pas le lancer debout et avec les moyens ordinaires ; on le coucha et on le mena jusqu'à la mer sur des rouleaux ; puis, on le redressa avec des engins.

Les Palandries, les Hourques, les Bertons, les Marsilianes, les Pataches, les Maones, étaient des variantes de la nef, navires inférieurs au galion, et cependant d'une certaine importance.

Un navire petit, mais que les voyages des Portugais et la découverte du Nouveau Monde ont rendu célèbre, mérite que j'en parle avec quelques détails : c'est la Caravelle. Le Caravo espagnol (le Καραβι des Grecs du Moyen Agé) donna naissance à cette petite nef que la grâce, la légèreté, la finesse de sa carène et ses excellentes qualités recommandèrent aux navigateurs hardis qui allaient chercher des terres nouvelles, doubler les caps inconnus, entrer dans les rivières, vierges encore du sillage des vaisseaux européens. Étroite à l'arrière, un peu large à la proue, peu haute de côté, l'arrière chargé d'un double château, l'avant élancé et portant un château d'un seul étage, telle est la caravelle, qui arbore quatre mâts verticaux et un mât incliné sur l'étravère dressée. Au mât de proue se déploient deux voiles carrées : une basse voile, le trinquet, et une voile haute, la gabbie. Une voile triangulaire se hisse au grand mât, planté au milieu du navire. Les mâts qui s'élancent du château d'arrière et de la poupe portent, comme celui-ci, chacun une voile latine. Quelquefois, et c'est ce que fit Christophe Colomb à sa nao, la Pinta, dans le port de l'île Gomère, la caravelle est mâtée à la navaresca, c'est-à-dire à la manière des nefs. Le mât du milieu borde alors deux voiles carrées, au lieu de son grand triangle latin.

La caravelle porte bien la voile et marche aussi aisément en montant dans le vent que vent en poupe. Elle vire de bord aussi facilement que si elle faisait cette évolution à l'aviron ; c'est le capitaine Pantero-Pantera qui l'affirme., et tout le journal du voyage de Colomb confirme cette assertion d'un homme pratique. Les biographes de Christophe Colomb ont dit que ses navires étaient mauvais, et qu'on les lui avait donnés ainsi pour n'en pas exposer de bons dans une navigation téméraire où tout pouvait périr. Les biographes ne connaissaient ni les caravelles, ni le journal de Colomb, et ils n'étaient pas fâchés d'ajouter, aux traits merveilleux de la vie du héros, un trait d'une couleur fortement romanesque, très-propre à inspirer la terreur et la pitié. Heureusement ils se sont trompés. Le roi et la reine d'Espagne avaient permis à Colomb de choisir ses navires : il alla à Palos, où il équipa trois caravelles, vaisseaux, dit-il lui-même, très-convenables pour une telle entreprise ; et il partit, fort bien pourvu de bons mariniers et de bons approvisionnements.

Que les caravelles fussent solides et bien construites, on n'en saurait douter quand on entend Las Casas, parlant d'une tempête essuyée par la Nina à son retour en Espagne, déclarer que si elle n'avait été excellente et en très-bon état, l'amiral aurait craint de périr. Et la Niña était la plus petite des trois caravelles ! Christophe Colomb avait prévu toutes les difficultés d'un voyage sans but et sans terme certains ; il savait qu'il trouverait la mer révoltée et que la navigation serait longue. Il choisit cependant les caravelles ; c'est que les caravelles étaient de bons navires, des navires sûrs, auxquels on pouvait se confier.

Maintenant que voilà connues les variétés principales de l'une et de l'autre famille des navires, est-il besoin de protester encore contre cette opinion erronée, que la Marine du Moyen Age n'eut que de faibles barques ? Quelle barque que ce dromon sarrasin de 1191 qui résiste à une escadre de galères anglaises ! Savez-vous quelles pouvaient être ses dimensions ? Cent soixante pieds environ de longueur, trente-cinq pieds de largeur, et dix-sept pieds à peu près de la quille au pont supérieur ! Et ces navires à cent rames en deux étages, et ces busses à trois mâts, et ces grandes carraques, et ces galions énormes, sont-ce là des barques méprisables ? Faut-il que j'allègue d'autres exemples ? J'ai l'embarras du choix.

Guillaume de Tyr parle du naufrage, sur la côte d'Égypte, en 1182, d'une nef qui portait quinze cents pèlerins à la Terre Sainte. Les Statuts de Marseille (treizième siècle) mentionnent des navires qui portaient mille passagers et plus. Au temps où se rédigeaient ces statuts, tous les peuples qui bordaient la Méditerranée étaient en admiration devant une nef que sa grandeur avait fait nommer le Monde. Saint Louis revint de sa croisade sur un navire qui, outre le roi et sa cour, outre l'équipage ordinaire aux vaisseaux de sa taille, avait à bord huit cents passagers. En 1172, Venise avait fait cadeau à l'empereur Manuel Comnène d'un navire, le plus grand qu'eussent encore reçu les eaux de Byzance. Il était si vaste, que Dandolo l'appelait d'un nom qui signifiait Vingt nefs ; et cependant il était si rapide, que les galères grecques ne purent l'atteindre quand il transporta au milieu d'une nuit tout ce qui était Venise à Constantinople, tout ce qui fuyait la colère et la perfidie de l'empereur, c'est-à-dire au moins quinze cents personnes. Geoffroy de Villehardouin mentionne cinq nefs qui portaient sept mille hommes d'armes, et il ne prend pas la peine de remarquer qu'elles étaient grandes, bien qu'en effet chacune, avec son équipage, portât environ quinze cents hommes. La chronique de don Pedro de Castille mentionne, à la date de 1351, la Bosa, nef castillane de douze cents tonneaux, qui appartenait à Castro de Urdiales. Mathieu Grimaldi fit construire, à Gênes, en 1364, une nef de neuf cent soixante-quinze tonneaux, longue de cent trente pieds. Un autre, Génois mit en chantier, le 31 mai 1367, une nef de quinze cents tonneaux qui reçut les noms de Sainte-Marie, Saint-Jean-Baptiste et Saint-Nicolas (Arch. des notaires de Gênes). Aux premiers siècles de l'ère chrétienne, où la tradition antique se conservait assurément, les très-grands navires n'étaient pas plus rares qu'au milieu du Moyen Age. Citons un seul fait : l’Isis, vaisseau égyptien, avait, au rapport du poète Lucien, cent quatre-vingts pieds de longueur, quarante-cinq pieds de largeur et quarante-trois pieds de hauteur, de la quille au pont supérieur. Lucien se donna-t-il le plaisir d'inventer un monstre merveilleux ? Non ; les détails dans lesquels il entre prouvent sa véracité. Et ce navire, voulez-vous une échelle comparative pour vous en faire une juste idée ? Pouce pour pouce, ou à très-peu de lignes près, il avait les dimensions d'un vaisseau moderne de quatre-vingts canons. Ce rapprochement en dit plus que tout ce que je pourrais avancer sur les prétendues barques du Moyen Age et de l'antiquité.

Ces navires, si grands, si hauts, si bons voiliers, étaient-ils faits sans art, comme on l'a tant dit ? La construction de l'Isis suffirait à prouver que non. N'est-il pas singulièrement curieux de voir le charpentier égyptien du deuxième siècle construire un navire qui a justement les mêmes proportions et dimensions que le meilleur des vaisseaux du dix-huitième siècle ? Est-ce le hasard qui a fait cela ? Le hasard serait trop spirituel. Le deuxième siècle continuait ses prédécesseurs ; le Moyen Age, continué par l'art moderne qui ne s'en doute guère, continua le deuxième siècle.

De tout temps, je veux dire depuis que l'antiquité eut une marine de guerre puissante avec une marine de commerce active, et cela date des Phéniciens, les proportions des deux espèces de navires, le vaisseau rond et le vaisseau long, ont été les mêmes.

Quand les premiers constructeurs ont observé les formes de l'oiseau aquatique et celles du poisson, pour passer, du radeau et du monoxyle creusé, au navire véritable, le vaisseau rond et le vaisseau long sont inventés. Le vaisseau rond s'asseoit sur l'onde comme le cygne, le vaisseau long glisse dans l'eau comme le thon ; le vaisseau rond devient trois fois plus long que large ; le vaisseau long, six, sept ou huit fois moins large que long. Depuis, on a souvent modifié ces rapports, mais on y est toujours revenu. Les nefs contemporaines de saint Louis, dont nous connaissons les dimensions, les navires de la Renaissance, sont construits d'après le principe qu'avait mis en pratique, après mille devanciers peut-être, le constructeur de l'Isis.

 

PRESQUE tous les devis de galères du Moyen Age reviennent à peu près à celui-ci, que Marin Sanuto proposait au pape comme le meilleur. Il s'agit, non pas d'une galère commune, ayant un homme pour chaque rame et ses rames réunies au nombre de trois sur chaque banc, mais d'une galère plus grande, à quatre rames par banc. Elle aura, dit le Torsello, vingt-trois pas, et deux pieds vénitiens — ce qui fait environ cent vingt-cinq pieds français — ; sa plus grande largeur sera de seize pieds et demi, et sa hauteur, du fond de la cale jusqu'à la couverte, de sept et demi. A la proue, elle sera haute de dix pieds, et de onze à la poupe. Les galères moins importantes et munies d'un moindre nombre de rames étaient presque aussi longues, mais un peu moins larges et moins hautes. Les choses restèrent à peu près les mêmes aux quatorzième, quinzième et seizième siècles. La galère de Lépante, qui différait de celles qui l'avaient précédée par la décoration bien plus que par les données fondamentales, resta traditionnelle jusqu'à la fin du dix-huitième siècle ; elle avait pour aïeule la Trirème, fille du navire à rames des Phéniciens. J'ai dit plus haut que, morte, elle a eu sa résurrection, et qu'elle vit encore d'une vie toute nouvelle.

On le voit, l'art n'est point barbare au Moyen Age ; il garde les préceptes de l'art antique et prépare l'art moderne, qui ne s'écartera point de ses principes dans la construction des navires de l'une et de l'autre famille. Tout se tient ; la tradition va d'un siècle à un autre, et le charpentier du port y reste fidèle. Ce n'est pas que le respect pour la tradition soit l'immobilité ; non, le constructeur naval cherche toujours. Il rétrécit ou élargit un peu le navire, il le fait plus ou moins plat, plus ou moins large à l'avant ou à l'arrière ; il tâtonne, mais ses essais ne peuvent l'emporter loin en dehors des principes posés par l'antiquité, qui avait perfectionné le navire aussi bien que le temple et le palais. Dans la décoration extérieure et intérieure du vaisseau long ou rond, il fait de l'architecture, comme l'ouvrier qui construit les cathédrales et les manoirs.

Si le Moyen Age a de bons et beaux navires, s'il a de nobles et grands vaisseaux, il a aussi des flottes considérables. J'ai cité Théodoric, qui fit construire mille dromons pour la défense et l'approvisionnement de l'Italie. Nicéphore porte à mille le nombre des navires de toutes sortes envoyés contre Genséric. La flotte qui porta Guillaume le Bâtard en Angleterre était, selon Joseph Strutt, de huit cent quatre-vingt-seize navires, et de six cent quatre-vingt-seize seulement, selon le poète normand Wace, contemporain de la Conquête, et dont le père avait passé la Manche avec Guillaume. Mais, de ces bâtiments, aucun ne peut se comparer aux grands vaisseaux qui couraient les mers de la Grèce et de l'Italie. Ils ressemblaient, en général, à ces nefs des pirates du nord, que Saxo Grammaticus réunit, liv. 9, au nombre de dix-sept cents, et, liv. 8, au nombre de deux mille cinq cents. La tapisserie de Bayeux nous a transmis une forme imparfaite de ces navires.

Les Génois, pour combattre cent dix galères pisanes et impériales, armèrent, en 1242, quatre-vingt-treize galères, treize tarides et trois grandes nefs. En 1248, Louis IX traversa la Méditerranée avec une flotte de dix-huit cents vaisseaux, que grandz que petitz, selon l'expression du naïf et fidèle sire de Joinville. On sait que, dans cette flotte, étaient de très-grands navires, dont les uns portaient plus de mille passagers et les autres jusqu'à cent chevaux. Quarante-cinq ans avant la croisade de saint Louis, les chrétiens étaient allés attaquer Constantinople avec une armée navale de trois cents navires, au rapport de Dandolo, et de quatre cent quatre-vingts, au dire de Ramusio, qui en fait ainsi le dénombrement : cinquante galères, soixante-dix nefs et autres navires pour le transport des vivres, deux cent quarante pour les troupes, et cent vingt pour les chevaux. Nicétas, qui n'est d'accord ni avec Dandolo ni avec Ramusio, compose l'armée chrétienne de cent dix galères et soixante-dix nefs, dont la plus belle, par sa masse imposante, sa force et la richesse de son architecture, était le Monde, que je nommais tout à l'heure.

En 1295, la flotte française que Philippe le Bel prépare dans les ports de Normandie contre Édouard Ier, compte cinquante-sept galères et galiots avec deux cent vingt-trois nefs de diverses grandeurs. Éric XII, roi de Norvège, arme en même temps deux cents galères et cent grandes nefs qui doivent aider les vaisseaux de Philippe. Le 8 septembre 1298, Lamba d'Oria, commandant cent dix galères génoises, rencontre sur la côte d'Esclavonie, non loin de l'île de Scolcola, cent vingt galères vénitiennes, dont soixante-dix tombent en son pouvoir. Pressée par les menaces de ses ennemis, Venise répare et arme cent galères en cent jours. En 1570, Sélim expédie pour Rhodes une flotte de cent seize galères, trente galiotes, treize fustes, six grosses nefs, un galion, huit mahones, quarante passe-chevaux et un grand nombre de caramoussats chargés de vivres, d'artillerie et de munitions de toutes sortes ; et les chrétiens, sous le commandement de Marc-Antoine Colonne, vont opposer à l'amiral de Sélim cent quatre-vingt-quatorze galères, douze galéasses, un gros galion et quatorze nefs. Cette campagne fut le prélude de celle que couronna la bataille de Lépante, livrée le 5 octobre 1671, entre deux armées : l'une aux ordres de Don Juan d'Autriche, où combattirent six galéasses, deux cent sept galères et quelques bâtiments de charge ; l'autre commandée par Ali Pacha, qui comptait deux cent quatre-vingt-dix navires, dont deux cents galères et cinquante galiotes.

Je pourrais citer encore la flotte envoyée, en 1501, par Louis XII contre Naples et l'île de Mételin ; la flotte qu'en 1588-Philippe II équipa contre l'Angleterre, Armada de cent cinquante gros navires, dont Francis Drake coula vingt-trois dans le port de Cadix, et qui, malgré l'orgueil du titre qu'elle affectait, fut vaincue par Charles Howard, qu'à la vérité secondait la tempête. Mais pourquoi multiplier les preuves ? Celles que j'ai produites ne sont-elles pas suffisantes ?

Ces grandes flottes n'étaient point entretenues par les gouvernements, aux noms desquels elles agissaient. Les rois, les républiques avaient bien des vaisseaux, mais généralement en trop petit nombre pour entreprendre des expéditions importantes, pour porter la guerre à une nation rivale, et disputer un archipel ou une mer à un compétiteur redoutable. La féodalité avait ses navires comme elle avait ses châteaux. Les barons qui possédaient des terres sur le rivage, possédaient, selon leur fortune, leur goût ou leur ambition, un ou plusieurs bâtiments faits pour la guerre et le commerce. Les riches marchands, et les armateurs qui fondèrent l'espoir de cette spéculation, faisaient construire aussi des galères et des nefs. Dans le temps où une dévotion sincère, bientôt dégénérée en une mode passionnée, jetait des populations entières sur les rivages de la Terre Sainte, des seigneurs puissants, qui vivaient loin de la mer, firent édifier pour eux, leurs familles et leurs vassaux, des navires que devait utiliser la guerre. Le moment venu de combattre, ces bâtiments s'allaient ranger sous la bannière de l'amiral qui commandait pour le souverain dont ces seigneurs étaient les hommes. On n'avait que peu à ajouter à leur armement pour faire nefs et galères de guerre les galères et les nefs qui servaient au transport des marchandises, des chevaux ou des passagers. Quelques machines à lancer des traits ou des pierres, quelques soldats suffisaient à cette transformation, car toujours le navire marchand était armé pour sa défense personnelle. Chaque matelot y était soldat, et, outre l'équipage que le combat couvrait de fer, il y avait, à bord, des arbalétriers et des gens d'armes dont le devoir était de sauter les premiers à l'abordage du vaisseau ennemi, ou de repousser ses attaques lorsque l'abordage pouvait être fatal.

Un armateur n'était pas toujours assez riche pour faire construire tout seul un navire, même d'une médiocre importance ; alors une compagnie se formait, et les actionnaires supportaient, en raison de leur intérêt, la dépense de la construction et de l'armement. Tous les risques de mer et de guerre se partageaient, comme la dépense, entre les portionnaires et, quelquefois, entre les marchands qui louaient le bâtiment pour porter d'un lieu à un autre les produits, objets de leur trafic. Dans les villes maritimes que le négoce grandissait en les enrichissant, les navires de toutes les espèces, appartenant soit à des compagnies, soit à des princes, seigneurs, ou riches bourgeois, étaient toujours très-nombreux ; et, comme la population naviguante augmentait en proportion des chances de profit offertes aux hommes qui prenaient parti sur ces vaisseaux, la guerre avait, dans tous les ports, d'excellents éléments en mariniers et en navires.

Quand la guerre était imminente et qu'il fallait préparer un grand armement, le souverain signifiait à ceux de ses vassaux qui étaient propriétaires de navires, d'avoir à équiper les nefs, galères, tarides, coques, etc., qui leur appartenaient. Voici comment, aux treizième, quatorzième et quinzième siècles, à Marseille et dans les ports du royaume d'Aragon, étaient annoncés les armements. L'amiral qui devait commander la flotte ordonnait de lever le cartel des engagements dans tous les ports où son maître avait autorité. Ce cartel était un tableau composé de quelques planches qu'on fixait au bout d'un pilier ou d'une lance. Sur le fond noir ou blanc du tableau, une légende était peinte ou gravée, annonçant que, par ordre de tel prince ou de tel roi, tant de navires de telles espèces allaient être armés, pour aller en tel endroit. Le cartel levé sur le port, à la porte de la ville ou sur le rivage de la mer, on l'ornait de guirlandes de feuillage et de parements d'étoffes aux couleurs éclatantes. Puis, la bannière royale, ou celle du prince au nom duquel se préparait l'armement, ayant été bénie pendant une messe solennelle célébrée pour le succès de l'entreprise, on la plantait à côté du cartel, en la mettant à la garde de deux ou trois hommes d'armes. Quelques trompettes sonnaient des fanfares au pied du cartel, et un héraut répétait a haute voix ce qui était écrit sur le tableau, maintenu debout tant que les engagements étaient insuffisants. Les mariniers, les arbalétriers, les gens de tous les services, s'approchaient d'un écrivain qui prenait leurs noms et stipulait les conditions de leur accord avec le représentant de l'amiral ou du prince qui armait. Un contrat était ensuite passé par-devant le notaire royal, pour servir de garantie et d'obligation à l'une et à l'autre partie.

Les navires des princes et ceux des nobles et bourgeois de leur obéissance, si nombreux qu'ils fussent, ne suffisaient pas toujours à la composition des grandes flottes. On s'adressait alors aux alliés. Pour les armements pacifiques, et, par exemple, pour les passages à la Terre Sainte, on demandait des moyens de transport à toutes les marines. Gênes et Venise étaient les principaux nolisateurs des Croisés. Saint Louis leur demanda des navires en même temps qu'à Marseille. Le roi de France envoya en Provence, à Venise et à Gênes, des mandataires chargés de traiter, avec les armateurs, du nolis et de la construction des navires nécessaires au transport des pèlerins armés qui devaient le suivre. La commune de Gênes par son podestat, Venise par son duc, Marseille par ses syndics, firent des propositions en réponse aux demandes du roi. Marseille rédigea, sous le titre iï Informations pour le passage du seigneur roi de France, une sorte d'inventaire d'une nef-type à laquelle toutes les autres pouvaient être rapportées ; cet inventaire détaillait tout le gréement, toutes les pièces de l'armement, les proportions du navire, son équipage, le nombre de places réservées aux passagers, et l'espace qui pouvait être occupé par les chevaux. La nef proposée pour modèle était un beau et bon vaisseau, appelé la Comtesse de l'Hôpital, sur lequel, par malheur, nous manquons de renseignements, les Informations ayant brûlé dans l'incendie de la bibliothèque de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, à Paris.

C'était en 1246. Frère André, prieur de la sainte maison de Jérusalem, et deux autres envoyés, l'un chevalier, l'autre clerc, convinrent avec Guillaume de Mer et Pierre de Temple, syndics de la commune de Marseille, que la ville représentée par eux fournirait au roi Louis vingt nefs gréées et équipées. Les commissaires de Sa Majesté ne seraient tenus d'accepter ces navires qu'après l'inspection faite par quatre hommes honnêtes, ou prud'hommes (Probi viri) à ce connaissant. Chaque nef, grande comme la Comtesse de l'Hôpital, devait être louée au prix de 1.300 marcs de sterlings bons et loyaux ; tout navire plus ou moins grand devait être payé plus ou moins, selon sa capacité.

Marseille laissait, au reste, les envoyés du roi libres de noliser les navires en entier ou à la place. Les places étaient payées en proportion du lieu où elles étaient réservées. Dans les châteaux d'avant ou d'arrière, dans les grandes chambres appelées Paradis, et les autres chambres où les passagers étaient également défendus contre les intempéries de l'air et de la mer et contre les dérangements causés par le service du bord, chaque place était louée pour le passage quatre livres tournois ; sous le pont supérieur et le pont du milieu (dans les nefs qui avaient trois ponts), la place valait soixante sous tournois ; sous le pont inférieur, c'est-à-dire au-dessus de la cale, où était l'écurie, quand la nef portait seulement cinquante chevaux, la place ne valait que quarante sous tournois : là, le passager était assez mal, en effet ; il recevait peu d'air et voyait peu de jour, parce que les fenêtres latérales étaient rares et étroites ; et puis, il 'avait l'odeur nauséabonde de l'écurie, la pire des odeurs à la mer, après celle qu'exhale une cale remplie de sucre.

Indépendamment de ces vingt navires que Louis IX pouvait louer à la place ou en entier, Marseille promettait de fournir à ses propres frais, et pour témoigner de son zèle religieux, dix galères très-bien armées, et portant chacune au moins vingt-cinq bons arbalétriers.

Les propositions de Gênes et de Venise, quant à la location des navires, ne différaient pas trop de celles qui se débattaient à Marseille entre frère André et les syndics de la commune.

En 1268, les choses se traitèrent pour la seconde croisade de saint Louis comme elles s'étaient traitées vingt-deux ans auparavant. Nous connaissons les conventions passées à Venise et à Gênes pour la construction et le nolis des nefs qui portèrent à Tunis tous ceux des chevaliers de France que le respect et le dévouement aveugle pour leur seigneur entraînaient sur les pas du roi, dans cette fatale expédition où Joinville refusa de suivre son maître bien-aimé. Venise dut fournir quinze nefs, dont huit étaient alors à flot. La plus grande, nommée le Château-fort, avait cent pieds vénitiens de longueur, trente-neuf pieds de hauteur, quarante-et-un pieds de largeur au milieu, et neuf pieds et demi au fond de la cale. Cent dix mariniers étaient inscrits sur son rôle d'équipage. Pour le loyer de ce navire, le doge demandait quatorze cents marcs d'argent. Le Saint-Nicolas et la -Sainte-Marie, un peu moins grands, mais armés et gréés de même, étaient promis aux mêmes conditions. Douze navires, dont sept devaient être construits de 1268 à 1270, étaient longs seulement de quatre-vingt-six pieds et larges de dix-huit ; ils avaient un équipage de cinquante mariniers, et ne coûtaient que sept cents marcs d'argent. La République stipulait directement pour les sept navires à construire ; elle s'engageait pour les sept autres que proposaient des nobles vénitiens, propriétaires de bâtiments qui remplissaient les conditions de grandeur et de sécurité exigées par les représentants du roi de France.

La commune de Gênes faisait comme Venise ; elle contractait directement pour elle, et s'engageait pour certains armateurs, traitant en leurs propres noms. Ainsi, Guido de Corrigia, podestat de la ville, Guillaume Porto et les sept autres nobles composant le conseil, convenaient avec Henri de Champ-Repus et Jean de Poilvilain, chevaliers, et le clerc Guillaume de More, que la ville de Gênes ferait construire pour le roi de France deux navires, acceptés par Sa Majesté pour le prix de quatorze mille livres tournois l'un. Les autres nefs devaient être louées, sous la responsabilité du podestat, par Obert Franconi, André de Rochetaillée et le comte Guilienzo, qui s'engageaient à faire construire des bâtiments neufs ; par Pierre d'Oria, qui affrétait sa nef le Paradis, sur laquelle le roi devait prendre passage ; Johannin de Marino et Conrad Panzani, qui nolisaient la Bonaventure ; Boniface Papi, qui prêtait le Saint-Sauveur ; Vivaldi Buge, les frères Embriaci et Jacob de Rollando, qui donnaient à loyer le Saint-Nicolas, le Saint-Esprit et la Charité. Quatre sélandres devaient être mises en chantier par Henri d'Oria, Jean de Momardino, Obert Cigale, Symon de Curia et le comte Guilienzo.

Nous retrouvons les Génois dans l'armée de la mer, faite, l'an de grâce 1295, par Philippe le Bel contre Édouard Ier, roi d'Angleterre ; dans la flotte équipée, en 1337, par Philippe de Valois contre Édouard III ; dans l'armée de 1340, que l'amiral français, Nicolas Béhuchet, perdit à l'Écluse ; dans l'armée de 1346 ; nous les retrouvons encore, deux siècles après, dans l'armement fait par François Ier en 1545. Cette fois, ils louent au roi dix carraques ; ces carraques arrivent dans les eaux de la basse Seine, et là plusieurs périssent par la faute des pilotes. En 1346, ce sont trente-deux galères que Gênes fournit à la France ; elles partent de Nice le 6 mai, commandées par Charles de Grimaldi, pour venir rallier dans les ports de la Manche les bannières du roi de France et de monseigneur Floton de Revel, chevalier, admirai de la mer. Ces galères, quels sont leurs capitaines ? Sont-ce d'obscurs mariniers qui acceptent avec joie la solde étrangère dont ils ont besoin pour vivre ? Non ; ce sont les plus dignes chevaliers, les marins les plus illustres, les plus grands noms de la République ; ce sont neuf Grimaldi, deux Di Negro, un Pietro Barbavera, qui eût vaincu à l'Écluse sans la résistance insensée de Réhuchet, habile trésorier de po France peut-être, mais assurément amiral incapable ; ce sont deux Maloceiti, un Uso di Mare, un Lomellini, un Lercario, que sais-je ? Sur les quarante galères de 1337 fournies par Gênes et Monaco, que voyons-nous ? Parmi les vingt capitaines génois, un Lanfranchino Grimaldi, celui-là même qui fut conseiller et chambellan de Charles Y, puis amiral de la mer Méditerranée et général des armées du roi en Provence, — un Génois presque Français ! — cinq Spinola et neuf d'Oria ! D'Oria, ce nom appartient pour un instant à la marine de France. Le grand André est pendant quelques mois l'amiral de François Ier dans la Méditerranée, mais son inconstance et son intérêt personnel le poussent bientôt dans un camp rival.

Les aventuriers qui prennent parti sur les navires loués à un roi étranger pour une campagne, sont les fils, les frères, les parents des capitaines. L'amour de la gloire les emporte, et l'on peut dire d'eux ce que Vander Hammen a dit des aventuriers vénitiens qui, en 1570, s'étaient embarqués sur les galères de Géronimo Zani pour passer en Chypre : Ventureros, nobles por nacimiento, y deseosos de senatarse en las armas. C'est de ces nobles coureurs d'aventures que les capitaines de galères composaient, en général, leurs retenues de poupe pour les jours difficiles où il fallait garder l'étendard des insultes d'un ennemi. Disons ce qu'on appelait Retenue de poupe. Parmi les hommes d'armes qui, dans chaque galère, étaient embarqués pour le combat, le capitaine choisissait un certain nombre des plus vaillants. Ces guerriers, qu'il avait retenus pour ses compagnons et les défenseurs de sa bannière, plantée au côté droit du navire, à l'entrée de la poupe, ne devaient point, pendant l'action, s'éloigner de leur poste sans l'ordre du capitaine. La galère, attaquée par l'avant, pouvait être envahie jusqu'au milieu, mais la poupe était comme un lieu sacré que la présence de l'ennemi ne devait point profaner, et dont, au péril de leur vie, il fallait que ses gardiens interdissent l'entrée aux assaillants.

On a vu de beaux désespoirs sauver quelques galères que leurs retenues de poupe n'auraient pu soustraire à l'audace heureuse des assaillants. On vit à Lépante un vieillard septuagénaire, l'héroïque Sébastien Veniero, reprendre tout seul sa Capitane, dont les Turcs, après avoir enlevé les deux remparts, dressés en travers, menaçaient la poupe. Pendant que les Vénitiens luttaient vaillamment contre les janissaires qui, du navire, avaient déjà conquis jusqu'à l'arbre du milieu, Veniero s'était fait dépouiller de son armure de fer et avait revêtu un simple pourpoint de buffle piqué ; il avait fait entourer ses pieds de lisières et de cordes pour ne pas glisser dans le sang, et s'était armé d'un long glaive à deux mains ; puis, les yeux au ciel, se recommandant à Dieu, à son patron et au saint protecteur de Venise, il s'était élancé à l'entrée de la coursie, frappant d'estoc et de taille avec la formidable épée dont chaque coup abattait un adversaire, et après d'incroyables efforts, semblable à l'ange exterminateur, et chassant devant lui la cohorte turque, saisie d'épouvante et mutilée, il avait gagné l'éperon de sa galère reconquise, et n'avait abaissé le glaive qu'après avoir purgé le navire chrétien des souillures des Infidèles. Sa retenue de poupe l'avait suivi de loin, achevant ceux qu'il avait blessés, et qui n'avaient pu échapper au tranchant de son arme redoutable en cherchant un périlleux refuge dans la mer.

L'histoire a gardé les noms des chevaliers composant la retenue de poupe de la Réale, à cette grande bataille où le vieux Sébastien montra tant de cœur et de force. Don Juan d'Autriche, au moment où sa galère investit par l'avant celle d'Ali, avait autour de lui don Bernardin de Cardenas, le comte de Priego, Rodrigue de Benavides, don Rodrigue de Mendoça Cerbellon, don Louis de Cardona, don Gil de Andrade, don Juan de Guzman, don Louis de Cordova, don Philippe de Heredia, Rui Diaz de Mendoça, et le brave Juan Velasquez del Coronado, chevalier de Saint-Jean, le capitaine choisi entre tant de nobles et de vaillants hommes pour commander le navire, qui, avec l'étendard bénit de la Ligue et celui du fils de Charles-Quint, avait à l'estenterol ce crucifix miraculeux qu'on avait vu, dans un incendie à Madrid, se tirer tout seul du feu, relique précieuse que don Juan emportait toujours avec lui.

Il a été question plus haut de places louées dans les navires par les passagers qui allaient combattre à la croisade, ou qui se rendaient en pèlerinage pour baiser le tombeau du Christ. La loi avait, au treizième siècle, déterminé l'espace qui pouvait être accordé à un homme. Selon les Statuts de Marseille, qui, en ce point, devaient être conformes à ceux de toutes les villes où se faisaient des embarquements pour la Terre Sainte ou pour le négoce, on devait à chaque passager une place large de deux palmes et demi, et longue de sept palmes, ou au moins six palmes et demi. Ce rectangle, dont le grand côté était de cinq pieds trois pouces, ou au moins de quatre pieds dix pouces six lignes, et le petit de vingt-deux pouces et demi, était assurément fort étroit. La loi ajoutait que les places seraient distribuées à bord de telle façon, que les pieds d'un passager fussent tournés vers la tête de son voisin, combinaison assez étrange. Au reste, il n'en était ainsi que sur les bâtiments qui, dans un petit espace, devaient recevoir beaucoup de pèlerins. Si la place était étroite, la loi voulait du moins qu'elle fût donnée en un lieu commode ; elle prescrivait que le passager, sauf le temps employé au nettoiement du navire, joult sans dérangement du poste qu'il avait nolisé. Le patron du vaisseau ne pouvait assigner à un pèlerin qui payait sa place un lieu où il n'aurait pas goûté librement le repos qu'il avait acheté. L'emplacement des antennes de rechange, la partie du pont et du château où se manœuvrait l'extrémité inférieure des antennes, la place des ancres et des câbles, et la cuisine, ne recevaient point de passagers payant un nolis, parce qu'ils y auraient été mal, et que d'ailleurs ils auraient empêché les matelots de remplir convenablement leur office.

A Marseille, et probablement à Gênes, à Venise et dans tous les autres ports, on avait établi des prud'hommes, que leurs fonctions investissaient d'un droit de surveillance sur tout ce qui était relatif aux passages outre mer. Ils étaient au nombre de trois, et leur tribunal bienveillant connaissait de tous les différends qui s'élevaient entre les passagers ou les pèlerins et les maîtres des nefs, sur l'interprétation du statut. Une de leurs obligations les plus rigoureuses était de mesurer soigneusement les emplacements disposés pour le logement des hommes, et de pourvoir à ce que chaque locataire eût sa place, et que tous fussent établis le plus commodément possible à bord. Ils avaient également inspection sur le passage des chevaux, et veillaient à ce que les roncins et les destriers eussent bien la place que la coutume leur allouait. Ils s'assuraient aussi que les écuries étaient suffisamment aérées pour que les valets et les pauvres gens incapables de payer une place supérieure, et forcés de passer avec les chevaux (permixtim, dit le chap. 35), n'eussent pas trop à souffrir de leur séjour dans ces estaubleries.

Chaque cheval avait une place, large de trois palmes ou vingt-sept pouces ; aussi tous les chevaux se touchaient-ils, soit qu'ils fussent de pied ferme, soit que, pendant le mauvais temps, ils fussent suspendus au moyen de sangles passées sous leur ventre. Plusieurs des navires de la flotte armée par saint Louis portèrent l'énorme quantité de cent chevaux, cinquante dans la cale et cinquante sur la première couverte.

A Venise, les mariniers payaient quelquefois un nolis pour leur place. Voici dans quelle circonstance. Le coucher sur le pont leur était dû, c'était tout naturel ; mais on ne leur devait pas davantage. Le coucher entraînait avec lui la jouissance d'un matelas, matelas fort mince, mais qui valait mieux encore qu'un lit de cordages ou de vieilles voiles. Si ce meuble ne pesait pas plus de sept rotoli (15 livres environ), le patron n'avait pas le droit d'exiger un nolis ; s'il excédait ce poids, le matelas payait le nolis, non pas seulement pour l'excédant des sept rotoli, mais pour son poids total. Si le matelas de quinze livres était mis, non sur le plancher, mais sur un lit, lit et matelas payaient leur place. C'était une sorte d'impôt somptuaire qu'on levait sur le nocher et le matelot assez riches pour se donner les douceurs d'une couchette à fond de toile ou de sangle. La caisse, le coffre, la cassette à mettre les harnois, les habits et le linge, étaient admis librement à bord. Tout marchand, marinier, homme d'armes, chevalier ou prêtre, avait droit, aux termes du Statut vénitien de 1255, d'avoir, sur le navire où il était embarqué, un petit coffre, mais un seul. Le valet n'en pouvait pas avoir, à moins qu'il n'en payât le nolis.

Le marchand, nommé dans un article de loi à côté du chevalier, n'était sans doute pas l'égal du noble baron ; mais son importance était grande sur le navire, où se passait la majeure partie de son existence, quand le seigneur chevalier n'y était que pour peu de jours. Si le marchand avait une fortune assez considérable pour noliser seul une nef, une galère ou tout autre bâtiment de l'une de ces deux espèces, il était à peu près le maître à bord. Si plusieurs marchands avaient loué en commun un navire devant porter leurs marchandises, tous ou seulement quelques-uns d'entre eux s'embarquaient, et rien ne se faisait sans l'avis de la majorité, qui était toujours consultée par le maître du navire ou par le capitaine, lorsque, dans le mauvais temps, il s'agissait de relâcher, et que, dans les parages infestés par les corsaires, on pouvait craindre des surprises. Les marchands ordonnaient-ils d'entrer dans un port malgré l'avis du patron, celui-ci n'était plus responsable des événements qui pouvaient résulter de cette résolution. Le patron prenait-il sur lui de faire une chose dont les conséquences devenaient funestes, il était passible de peines sévères et tenu de tous les dommages envers les marchands. Le capitaine et son équipage se devaient au navire et aux marchands ; les défendre contre la tempête et l'ennemi était leur obligation, contractée sous la foi d'un serment, prêté la main sur l'Evangile. Mariniers, nochers, pilotes, patrons, tous devenaient soldats si un navire suspect apparaissait à l'horizon. Il est vrai que le marchand lui-même se transformait alors en une sorte d'hommes d'armes, et prenait part à l'action comme un arbalétrier de profession.

Afin que les chances fussent meilleures pour le marchand et le navire, la coutume voulait que les nefs et navires à rames au-dessous d'une certaine grandeur, c'est-à-dire trop faibles pour opposer à un corsaire bien armé une résistance victorieuse, allassent toujours de conserve, au moins deux à deux, s'ils ne pouvaient se réunir en un convoi plus nombreux. Lorsqu'une nef forte et grande rencontrait à la mer un navire faible et qui pouvait craindre les attaques des robeurs ou écumeurs de mer, elle était obligée de lui donner le cap, si celui-ci le lui demandait ; c'est-à-dire qu'elle devait lui tendre un fort cordage qui le tînt à sa remorque, de telle façon qu'une séparation fut impossible et que les deux navires se prêtassent un secours mutuel. La nef qui refusait de rendre ce bon office était sévèrement punie pour une telle lâcheté.

C'est que les corsaires s'étaient rendus redoutables. Leurs navires étaient généralement légers, rapides, montés par des hommes résolus et en grand nombre, tandis que les navires du commerce, plus lourds, moins vifs, mais toujours passablement armés, avaient des équipages moins habitués à la guerre.

La galère fut essentiellement, pendant le Moyen Age, le navire de guerre, bien que la nef et ses variétés reçussent des machines à lancer des traits et d'autres armes, bien que très-souvent la galère elle-même fût bâtiment de transport et de négoce, partant du fond de l'Adriatique ou de la rive génoise pour aller en Flandre ou dans la mer Noire. Navire de commerce, la galère, comme les vaisseaux ronds qui portaient des marchandises, était sujette à de prudentes lois qui lui défendaient de se surcharger. Quand la galère ou la nef descendait du chantier, deux prud'hommes la jaugeaient, et, suivant sa capacité, lui imposaient sur le flanc une marque qu'il lui était interdit d'immerger. A Venise (1255), cette marque était une croix peinte, gravée, ou faite de deux lames de fer ; en Sardaigne (1319), c'était un anneau peint ; à Gênes (1340-1441), elle était triple et consistait en trois fers, soit clous, soit lames, qui s'appliquaient, suivant une certaine ligne, de chaque côté de la carène, au-dessous de la préceinte, et marquaient la flottaison que le navire ne devait pas dépasser. Les marques devaient toujours rester au-dessus de l'eau et n'être pas mouillées lorsque la mer était calme. La surcharge était punie, par les Vénitiens, d'une amende égale au double de la valeur estimée de la marchandise qui n'aurait pas dû être embarquée. Ce n'était pas la seule précaution qu'eût prise la loi du Moyen Age, beaucoup plus sage qu'on ne le croit : elle défendait qu'on mît des marchandises sur le pont. Toutes devaient rester à couvert sous le tillac, qui ne pouvait porter que les agrès utiles à la manœuvre, les outils des charpentiers et calfats, les caisses contenant les armes de défense auxquelles on recourait dans un besoin inopiné, les malles et coffres contenant les effets des marchands et des mariniers, enfin ceux des tonneaux à eau dont l'arrangement sur un ou plusieurs points de la couverte ne nuisait pas à la liberté de la manœuvre. La sécurité du navire et la conservation de la marchandise étaient également intéressées à l'observation de ces règles tutélaires, qu'un patron n'enfreignait pas sans encourir de graves peines.

Autre chose encore. Toute espèce de marchandise ne se mettait pas indifféremment dans tous les lieux du navire. Certaines chambres étaient réservées aux marchandises de prix ; les choses encombrantes avaient une place, les choses lourdes et d'un petit volume une autre. Garantir de l'humidité les unes et les autres était le soin constant du patron, qui ne devait louer son navire que parfaitement sec et calfaté. Si, faute d'un bon calfatage, les marchandises, armes et effets de corps des marchands souffraient des avaries par l'infiltration de l'eau de la mer, le patron ou ceux à qui appartenait le navire étaient tenus d'indemniser les propriétaires des objets avariés.

Pour la nef, la galère ou tout autre navire à voiles ou à rames, que l'on armait seulement en guerre, les précautions prises par la loi, quant à la surcharge et au rangement des objets embarqués, étaient inutiles. Le salut de tous voulait que le navire fût bien joint et estoupé, et que l'eau qui pouvait rouiller les armes et gâter les vivres dans la cale ne s'introduisît point par la surface de la carène ; le bâtiment de guerre était donc tenu d'être solidement calfaté. Comme il avait de rudes chocs à supporter, soit qu'il poussât son éperon au flanc d'un navire ennemi, soit qu'il reçût lui-même les coups de cette pointe acérée, il fallait qu'il fût fort et bien lié dans toutes ses parties. Mais il avait besoin d'être rapide, bon voilier, ou fin de rames et agile dans ses évolutions ; pour cela, il fallait que ses membres, solides, ne fussent pas trop gros, que sa carène, bien faite, ne fût pas trop lourde, que sa fortification ne surchargeât pas sa partie immergée.

Supposons la galère construite, et reportons-nous au treizième siècle ou au commencement du quatorzième. — L'ordre a été publié d'armer le navire, et le cartel d'annonce de son armement a convoqué deux cent cinquante hommes qui vont composer son équipage. Déjà tous les contrats sont passés ; chaque marinier a prêté le serment d'être fidèle aux obligations qu'il a consenties ; chaque arbalétrier, comme le nocher et le matelot, a promis, la campagne commencée, de ne point abandonner le navire, de le défendre loyalement et d'obéir au capitaine, dont la bannière se montrera sur la poupe. On a procédé rapidement au gréement de la galère ; ses deux mâts, un peu inclinés vers l'avant, ont été arborés et garnis de leurs cordages. Le plus grand de ces deux arbres est dressé près de la proue, à quarante pieds environ de la naissance de l'éperon ; le plus petit surgit du navire, à quarante pieds ou à peu près du bord extérieur de l'arrière.

On a tout apporté à bord, armes, vivres, rames, ancres, cordes et fer. Les trompettes ont parcouru la ville et le port, proclamant qu'à telle heure le capitaine se recueillera dans sa galère, et que les palomes qui la tiennent attachée aux pieux plantés sur la rive seront dénouées, pour la voile être donnée au vent.

L'heure est venue. Le capitaine monte à son bord, précédé des trompettes et suivi des gentilshommes qui seront ses compagnons de poupe au moment du combat. Chacun est à son poste, silencieux et prêt à répondre si le seigneur capitaine le questionne. Le comité, chef des rameurs et des mariniers qui manœuvrent les voiles, est armé et à la porte de la galère, où il attend celui qui va être le maître de tous et de tout. Le capitaine veut savoir si les choses sont prêtes comme il convient, si personne ne manque à la montre qu'il va faire. Il prend d'abord possession de la poupe, ou est un fauteuil au dossier ogival, aux. quatre pieds qui se façonnent en piliers, surmontés de chapiteaux feuillés et bizarrement ornés de masques étranges : c'est son siège, son trône ; c'est de là qu'il donnera ses ordres, qu'il veillera sur la galère jusqu'au moment où l'approche de l'ennemi le mettra debout armé de toutes pièces pour combattre. Il s'asseoit et reçoit l'hommage de tous les officiers de la galée, qui retournent aussitôt à leur poste, les huit nochers se partageant l'avant et l'arrière, le chef des arbalétriers sur l'une des ailes du navire, le sous-comite sur la coursie à l'avant, le comité à l'entrée de là coursie à l'arrière.

Avant de quitter sa cathedra, le capitaine admiré le pavillon sous lequel il est assis. Les arceaux qui portent cette tente sont gracieusement courbés et délicatement ornés de nervures, de fleurons, de découpures légères ; ils forment une sorte de voûte que recouvre une brillante tenture aux larges plis balayant la mer. L'or des broderies et des franges n'a point été épargné, car le capitaine est un magnifique seigneur qui veut autant frapper par l'éclat du luxe de son navire que par la vigueur de -ses attaques ou l'opiniâtreté de ses résistances. Une bannière armoriée est déployée à l'entrée du pavillon, près d'une colonnette, support de la voûte à son extrémité antérieure ; le vent en soulève avec peine l'étoffe, surchargée d'un écu dont les pièces sont brodées en saillie, Cette bannière est celle du noble homme d'armes qui commande la galère. D'autres enseignes flottent à l'arrière : celle du roi de France, de bleu cendal fleurdelisé, et celle de Monseigneur l'admiral de la mer. A chaque attache d'une rame au bord du navire est planté un panoncel, au-dessus d'une large aux armes du capitaine, comme un petit étendard. Le vent agite tous ces panonceaux, et le bruit qu'ils font en fouettant l'air est si grand, qu'il semble que foudre chéoit des cieux. (Joinville, Description de la galère du comte de Japhe.)

Le capitaine commence alors la revue qu'il doit passer. Il s'assure, avant tout, que les rames sont en place et maniées par des nageurs exercés et vigoureux. Le comite lui fait remarquer le premier rameur de chaque banc, celui qui mène la nage, et qu'on désigne sous le nom de portolat : celui-là est le plus considérable des trois rameurs du banc ; et, comme il manœuvre la rame la plus lourde, il reçoit une payé plus considérable que le rameur de la seconde rame, et que le tercerol ou nageur de la troisième rame du banc. On essaye l'équipage des rames ; le comité tient à prouver qu'il a bien choisi ses hommes. Les trompettes sonnent, et les cent vingt rames s'émeuvent à la fois : elles tombent et se relèvent en cadence, accélérant ou ralentissant leur mouvement, selon que le rythme de l'air joué par les instruments les presse, ou leur donne le signal d'une vogue large et lente. On- nage par tiers, en avant, en arrière, d'un, bord pour faire virer la galère, de l'autre bord pour la redresser ; puis, cette épreuve complète, toutes les rames se lèvent, et l'artimon déploie au mât de l'avant la plus vaste surface de toile qu'une voile puisse livrer au souffle du garbin ou du lébèche ; en même temps, au mât du milieu se hisse un velon qui porte vers l'arrière l'angle auquel est attachée son écoute, cordage au moyen duquel s'arrondit, sous l'effort du vent, le triangle de cotonnine de Marseille ou de Gênes. Le timonier est au gouvernail, suspendu à droite sur le flanc de la galère, près de la poupe ; car la galère n'a pas les deux gouvernaux (Joinville) des grandes nefs et des galères antiques. Un seul timon lui suffit, pourvu qu'un homme exercé et vigilant maîtrise son action avec une barre énergique et prudente.

Pendant que la galère single sous la responsabilité d'un nocher qui commande à la poupe et d'un prouhier qui veille à l'avant, tout l'équipage revêt l'armure de guerre, et chacun vient a son poste de combat. On amène et l'on serre promptement les deux voiles, et un tiers des rameurs reprend ses avirons, tandis qu'une partie du reste dresse le château du milieu, sur lequel s'iront placer des archers. Ce château doit occuper toute la largeur du navire, avoir environ vingt pieds de longueur, et s'élever assez pour que les rameurs tout armés puissent passer dessous en marchant sur leurs bancs. (Marin Sanuto, liv. II, chap. 6.) L'édifice s'érige promptement, supporté par de forts piliers verticaux. Son plancher s'unit, et la rangée de targes larges et hautes qui doivent composer son rempart s'établit autour des batailloles dont est formée son enceinte. La galère s'arme à l'avant, à l'arrière et sur les côtés, en même temps qu'au milieu. Un manganeau s'établit, et des pierres sont apportées au pied de cette machine à jet. A l'extrémité de chaque banc on monte une arbalétrière, afin que quarante des arbalétriers fassent au navire une ceinture hérissée de traits, tandis que les dix autres se postent à la poupe et à la proue. Les pots à feu où l'on renfermera des matières inflammables qui se répandront sur le pont du bâtiment ennemi, les pierres à main qu'on fera pleuvoir du haut du château et des châtelets qui couronnent les mâts, les chausse-trapes, les vases remplis de savon liquide, les fioles pleines de chaux pilée, sont portés à tous les endroits de la galère où les soldats les doivent trouver, projectiles auxquels une galère sarrasine ajouterait des pots remplis de serpents ou de scorpions venimeux.

Le capitaine, qui, tant qu'ont duré ces préparatifs, a visité sa chambre sous la couverte ; le scandolar, un instant auparavant, rempli des armures des mariniers, commises à la garde de deux écrivains ; la chambre de dépense où sont deux autres écrivains prêts à distribuer les vivres à l'équipage ; la chambre des agrès, enfin celle où le barbier pansera ceux des matelots qui auront été navrés et férus pendant l'engagement, a trouvé tout dans le meilleur état, et a reparu sur la coursie, où son page l'attendait pour lui donner le casque au beau cimier dont il va parer sa tête. L'inspection des matelots, devenus hommes d'armes en quelques minutes, commence et se poursuit avec une sage lenteur. Le capitaine examine si chaque homme a bien, avec une cuirasse, une gorgière ou collerette de fer, des gantelets de plate 'ou de baleine, un casque ou une capeline de fer, un arc, un carquois, un bouclier à la catalane, que recommandent également la solidité et la légèreté, une épée et un couteau ou glaive court. Il regarde avec attention chaque pièce de l'armure pour se convaincre de sa bonté. Il fait exécuter à chaque homme un simulacre de combat pour savoir où sont les habiles. Il veut que chaque arbalétrier essaye ses deux arbalètes, celle qui lance les traits les plus gros et s'appuie sur une arbalétrière ; celle, plus légère, qui sert aux débarquements et dans une mêlée, où une arme lourde serait incommode. Il s'assure que, de ces arbalètes garnies de leurs noix et de leurs étriers, l'arc est en bois d'if et la corde en chanvre femelle. Quant aux armes communes à tous et appartenant à la galère, comme sont les longues lances, les vouges, serpes ou croissants emmanchés et servant à couper le gréement du navire qu'on aborde, les lances à crocs avec lesquelles on s'approche de l'ennemi, les demi-piques, les carreaux, les flèches, les tours pour monter les grosses arbalètes, les espingardes qui lancent des traits appelés petites mouches ou mousquets, les casques ou bassinets de rechange, les cottes gamboisées, ou pourpoints de cuir ouatés de coton et de bourre, le capitaine les prend au hasard ; et rejette celles qui lui semblent de mauvaise qualité ou mal fabriquées. Il revient ensuite vers son pavillon, où sont rangés les quatre trompettes du bord : ceux-ci jouent une fanfare guerrière : puis, avec la flûte, les nacaires ou timbales, le tambourin et la buccine, ils exécutent des airs joyeux au moment où le Baucent, la grande flamme de guerre, monte au sommet du mât de l'avant, déployant avec majesté sa longue fourche de cendal vermeil, qui serpente en l'air et brille comme l'éclair.

Tout étant dans le plus bel ordre, la galère revient au port, où elle s'amarre, et le capitaine, avec son escorte, quitte le bord dans sa barque de paliscalme.

Pendant le Moyen Age, et à cette époque brillante de la renaissance des arts où tous les grands actes de la vie des peuples, dans les républiques italiennes, étaient des occasions de fêtes splendides, l'armement des galères était ordinairement le signal de pompeuses réjouissances. Venise surtout, Venise, la cité de marbre et d'or, pour qui l'éclat des solennités était une passion que n'affaiblissaient point les idées d'ordre et d'économie enfantées par l'amour et la pratique du négoce ; Venise déployait alors toutes les ressources de son luxe immense. Son faste éclatait partout et jusque dans les processions, auxquelles assistaient les Conseils, la Seigneurie, le Doge, et que suivaient les forçats galériens, libres et armés de haches, les esclaves rameurs enchaînés et vêtus de leurs robes rouges, les soldats fiers et pieux, qui allaient bientôt chercher le combat et soutenir l'honneur du Lion de Saint-Marc. Le Patriarche, le clergé des paroisses, après avoir béni les armes et les étendards, promenaient l'eau sainte autour de la Capitane ; et puis, la flotte battant de ses rames innombrables les eaux bouillonnantes de la lagune, quittait la rive des Esclavons et gagnait les portes de l'Adriatique, quelquefois précédée du Bucentaure, monté par le Duc et le Sénat, toujours accompagnée par ces essaims légers de gondoles, Péates, Fisolares, Vipares, barques de toutes les formes et de tous les noms, qui volaient jour et nuit sur les mille canaux de la ville amphibie.

On vient de voir les mariniers de la galère du treizième siècle bâtir vers le milieu du navire un château pour l'attaque et la défense, castrum recommandé par Marin Sanuto Torsello. Ce n’est pas au treizième siècle que cette fortification fut imaginée : trois cents ans auparavant, l'empereur Léon constatait que l'usage était de faire, sur les dromons ; des châteaux analogues, dont le mât était le centre, et qui s'établissaient à égale distance, à peu près, du pont et du sommet du mât. Une médaille que j'ai vue à Venise, et qui consacre peut-être le souvenir de la défense des lagunes, par les soins du doge Pietro Candiano Ier, contre les incursions des pirates de Narente, en 887, montre une sélande munie d'un château érigé au milieu du navire. C'était là un souvenir de l'antiquité, qui asseyait des tours et des remparts sur les grandes trirèmes. (Végèce, liv. IV, chap. 44.)

Les vaisseaux ronds étaient aussi pourvus de châteaux : on en construisait un a l'avant et un autre à l'arrière. Dans les petits navires, ces constructions étaient des plates-formes, ceintes d'un rempart crénelé et montées sur des piliers ; dans les grands, les châteaux étaient des étages surajoutés à la poupe et à la proue : une bretèche avec des créneaux entourait le navire. De toutes les nefs, on pouvait dire ce que Guillaume Guiart disait des nefs françaises :

A chascun bout enchastelées,

Et de tous costés crenelées.

On pouvait dire, comme l'auteur du Roman de Blanchandin, qu'elles étaient

A bretesches et à chasteaux.

Des manganeaux, des pierriers et d'autres machines à lancer des pierres et des carreaux, étaient placés sur les châteaux et les barbacanes. Il y avait un engin terrible dont le sire Jehan de Beuil, amiral de France en 1439, parle dans son livre du Jouvencel introduit aux armes, engin que Marin Torsello recommandait au commencement du quatorzième siècle, et que, mille ans auparavant, avait décrit Vegetius Renatus, en lui donnant le nom d'asser : c'était une poutre, pointue et ferrée des deux bouts, que l'on montait à la tête d'un mât, et qui, balancée comme un bélier, allait frapper le navire ennemi, et lui faire de larges et profondes blessures. Les grandes nefs portaient cette poutre suspendue. Quelques-unes avaient un mouton d'un grand poids ; tombant du haut du mât, il écrasait ce qu'il atteignait, et coulait bas les petits navires.

Ce n'était pas seulement les extrémités et les côtés des vaisseaux qui étaient fortifiés et bretéchés ; sur les mâts on établissait des châtelets, continuateurs du carchesion, que les Grecs et les Latins avaient fixé au sommet de la mâture, et que nous montrent le bas-relief de Thèbes et le bas-relief nautique apporté de Khorsabad. Ces châtelets étaient carrés ou ronds, fixes ou mobiles, garnis de créneaux ou de boucliers ; ils entouraient la tête du mât ou se hissaient sur l'avant de cet arbre. Des archers, des jeteurs de pierres, de chaux pulvérisée ou de savon mou, étaient dans ces châtelets pendant le combat ; pendant la navigation, c'était le poste des espies, chargés de veiller et d'avertir à l'approche d'un danger quelconque. Le châtelet prit, vers le seizième siècle, le nom de cage ou gabie, à bord des navires de la Méditerranée. Il y avait déjà longtemps que dans les marines du Nord il avait pris le nom islandais de hune.

L'introduction de l'artillerie à poudre sur les vaisseaux ronds et longs du Moyen Age n'en modifia pas sensiblement la construction. On renforça sans doute un peu les membres, les ponts et leurs soutiens, afin que les efforts des pièces pendant le tir ne produisissent pas de trop grands ébranlements dans la charpente ; on ouvrit quelques portes ou canonnières sur les côtés, à la poupe et dans les murailles pleines de la nef et des autres navires de la même famille, après avoir établi, sur les châteaux et la bretèche, des, canons légers, en petit nombre. Le matériel qui servait à terre fut employé sur les bâtiments de guerre, et longtemps l'affût à grandes roues resta l'affût marin. Un statut de 1441 nous fait connaître qu'à Gênes la nef et la coque du port de vingt mille cantares, ou quinze cents tonneaux, devaient porter huit bombardes, deux cents pierres ou boulets de pierre pour ces pièces, et trois barils de poudre. La nef et la coque de quatre à cinq mille cantares, ou de six cents à sept cent cinquante tonneaux, n'avaient qu'une bombarde, trente boulets et trente livres de poudre. Cette bombarde pouvait être du calibre de trois quand celles de la nef de quinze cents tonneaux étaient de quatre et demie.

Les armes nouvelles remplacèrent lentement les anciennes. Longtemps celles-ci restèrent en usage, parce que les essais furent timides, et que, d'ailleurs, les habitudes prises ne se perdent pas vite, surtout lorsqu'à des machines avec lesquelles on est familier, doivent succéder des instruments d'un usage dangereux d'abord pour ceux qui s'en servent, à peu près autant que pour ceux contre qui l'on s'en sert. Les canons imparfaits, la poudre peu connue et effrayante, les boulets assez grossièrement taillés dans la pierre et le marbre, causèrent dans l'origine une terreur que chaque accident venait accroître. C'était tenter Dieu que de remplacer les manganeaux et les pierriers, dont plusieurs siècles avaient appris le bon usage et les effets certains, par des tubes qu'une poussière noire faisait tonner et éclater : invention que le diable, sous la robe d'un moine, avait faite sans doute pour le malheur du monde ! D'ailleurs, ajoutaient les plus philosophes, ceux qui n'attribuaient à l'enfer ni la poudre ni la bombarde, avec les nouveaux engins que deviendra le courage personnel ?...

Lorsqu'on voit, au milieu du quinzième siècle, une seule bombarde sur un navire de sept cent cinquante tonneaux, et huit sur une nef de quinze cents ; lorsqu'on voit que, pour un armement de quatre mois, — car c'est la durée ordinaire des armements pendant le Moyen Age, — chaque pièce n'avait que vingt-cinq ou trente boulets à lancer, on reconnaît que l'artillerie à poudre eut de la peine à faire oublier l'autre. Dans les inventaires des navires de 1441, à côté des bombardes on voit figurer encore les grosses arbalètes à tour, les arbalètes à rouets, les viretons, les dards, les lances longues et les armures complètes pour les mariniers. On en était encore, à cette époque, à peu près au point où était arrivée l'artillerie quand se livra le combat de Chioggia (1379), où les Vénitiens s'étaient armés contre les Génois, leurs redoutables rivaux, de grosses bombardes, cylindres courts et d'un assez grand diamètre, faits de lames de fer soudées, et recouvertes d'une robe de douves, en bois, jointes par de fortes ligatures en fer et en cordes. Quelques-unes éclatèrent au premier coup, d'autres résistèrent un peu plus longtemps ; une survécut à ses sœurs. Elle est à l'arsenal de Venise, où elle marque le premier pas fait dans l'art de lancer des balles avec un tube de fer, et du salpêtre qui se mêle au charbon.

Il fallut un siècle environ pour que l'artillerie navale prît une certaine importance et que Brantôme pût dire d'un galion appartenant au grand-duc de Toscane, Cosme Ier de Médicis : Il y avoit dedans plus de deux cents pièces d'artillerie. Je l'ay veu comparable à celui de Malthe, que j'ai veu aussi très-beau, certes, grand et très-bien équipé. En 1560, c'est-à-dire à peu près au temps où nous reporte Brantôme, voici, selon Girolamo Cataneo, artilleur célèbre, en quoi consistait l'armement d'une grosse nef ou d'un galion armé : A la proue, sur le pont d'en haut, deux canons de cinquante ou deux coulevrines ; de chaque côté, quatre canons de cinquante ou de quarante ; et, vers la poupe, un pierrier de cent de chaque bord. Sous le pont, trois canons de vingt de chaque côté ; au gouvernail, en retraite, deux canons ou deux coulevrines de cinquante. Sur le premier pont (le pont inférieur), de chaque côté du gouvernail, une bombarde de rempart lançant des boîtes ou lanternes remplies de fragments de pierres et de silex. De chaque côté de ces bombardes, deux canons de cinquante. En avant de la chambre, deux canons de vingt. Sur le pont d'en haut, outre les huit pièces déjà nommées, trois fauconneaux de six, de chaque bord, et un sacre de douze. Sous le château d'arrière, deux canons de vingt de chaque côté et une demi-coulevrine. Dans la galerie extérieure, de chaque côté un mousquet à boîte. Sur le château d'arrière, quatre ou cinq fauconneaux de trois, de chaque côté, avec deux sacres, un dans chaque coin, et tout autour autant de mousquets d'une livre qu'on en pourra mettre. Sur le couronnement du château, en arrière, quatre mousquets. Au premier étage du château d'avant, deux faucons de six, un de chaque côté ; dans la galerie, à deux mousquets à boîtes ; aux deux étages supérieurs, même artillerie. Dans la grande hune, quatre mousquets, et deux dans la hune du mât d'avant. Enfin, dans la chambre du capitaine, à la poupe, quatre mousquets ou deux fauconneaux de trois. Cet armement de soixante-dix-huit bouches à feu, grosses ou petites, était bien loin de celui du galion cité par Brantôme ; mais enfin il était assez respectable.

Dans les grosses galères vénitiennes, le même Cataneo mettait à la proue un canon de cinquante au milieu de quatre coulevrines, dont deux battaient, comme le canon, dans le sens de la longueur de la quille, et les deux autres un peu obliquement à droite et à gauche. Sur les côtés de la proue, deux fauconneaux de trois. Au-dessus du gros canon, un passe-volant de seize monté sur des fourchettes. A l'arrière, près du tabernacle où s'asseyait le capitaine, un pierrier court de trente de chaque côté ou deux canons de vingt. Dans la galerie de poupe, un faucon de six ; à la cuisine, un sacre de douze sur fourchettes. Sur la poupe, un sacre de douze sur un affût sans roues ; enfin, deux aspics de douze pour les saluts, et, au besoin, pour le combat. Les galères ordinaires, qu'on appelait Subtiles, pour les distinguer des autres qui, plus lourdes et moins étroites, prenaient le nom de Bâtardes, recevaient, selon Giambattista Colombina (1611), treize bouches à feu, dont le canon de coursie qui battait dans la direction de l'éperon était de cinquante. Les autres pièces étaient quatre faucons de six et de trois, et huit pierriers de quatorze et de douze.

Armés d'abord d'un éperon de fer, et plus tard de trois ou de cinq bouches à feu battant de front, les navires à rames du Moyen Age et ceux du seizième siècle venaient au combat en présentant toujours la proue à l'ennemi ; aussi, l'ordre de bataille était-il généralement une ligne de front, droite ou courbe, formée par les navires rangés l'un à côté de l'autre, l'éperon en avant. Les anciens avaient eu plusieurs ordres pour leurs bâtiments rostrés : l'ordre de front, l'ordre de coin, où l'armée se rangeait sur deux lignes obliques se rejoignant dans un angle saillant plus ou moins aigu ; l'ordre angulaire rentrant, opposé à celui-ci ; l'ordre circulaire, où tous les navires, rangés en rond, marchaient dans une direction quelconque, jusqu'au moment où, pour opposer une résistance vigoureuse à l'ennemi qui les entourait, ils tournaient tous la poupe au centre, du cercle et le front à l'assaillant ; l'ordre sur plusieurs lignes parallèles ; enfin l'ordre en demi-lune. C'est ce dernier que pratiqua surtout le Moyen Age.

A Lépante, l'armée chrétienne combattit en une demi-lune peu courbée, partagée en quatre corps d'armée : la bataille ou le centre, deux ailes ou cornes, le corps de réserve. Devant chaque corps composant la ligne semi-circulaire, marchèrent, pour engager le combat, six galéasses allant deux à deux. Ces galéasses, qui avaient cent soixante pieds environ de longueur, vingt-sept pieds de largeur et une quinzaine de pieds de hauteur au-dessus de l'eau, firent, avec leur puissante artillerie, un très-grand mal à la flotte turque. Avant que Francesco Bressan eût imaginé, vers 1550, ces galères géantes, on plaçait sur le front des galères ordinaires un certain nombre de vaisseaux ronds, rangés en une ligne droite, et destinés à supporter le premier choc. Quelquefois, outre cette avant-garde de bâtiments à voiles, on plaçait des nefs sur les ailes, les plus fortes du côté où l'on prévoyait que la mêlée pouvait devenir plus terrible. Quant aux petits navires, ils tenaient une ligne en arrière de l'armée, prêts à voler au secours des galères trop menacées.

Au onzième siècle, à la bataille de Durazzo, les nefs vénitiennes, se voyant pressées par la flotte de Robert Guiscard, et ne pouvant rejoindre la terre parce que le vent tombait, se rangèrent en une ligne de front, et se lièrent ensemble, laissant entre elles un intervalle, pour que, par ces créneaux, sortissent et rentrassent librement les petits bâtiments légers et à rames qui devaient aller inquiéter l'ennemi. (Anna Comnène.) Cet ordre de bataille de pied ferme, comme je pourrais l'appeler, était une tradition antique : Scipion l'avait employé. Il avait rangé sur quatre files parallèles ses navires de charge, les joignant l'un à l'autre, dans chaque rang, au moyen de ponts faits avec les mâts et les antennes, et liant les files par de forts cordages, de manière à faire un tout que les galères et les navires à voiles ne pussent point entamer. (Tite-Live, liv. xxx, chap. 10.) Quand l'artillerie se fut un peu largement développée, les flottes de nefs s'habituèrent à présenter le côté aux galères, parce que, mieux armées sur les flancs qu'à la proue, les nefs pouvaient faire plus de mal aux bâtiments à rames. Ce ne fut cependant pas cet ordre qu'adopta l'amiral d'Annebaut, le 19 juillet 1545, devant l'île de Wight. Il fit de son armée de nefs, de carraques et de galions, trois escadres ; se plaça au centre du corps de bataille, composé de trente navires, sur une ligne de front ; mit à la corne droite le seigneur de Boutières avec trente-six bâtiments à voiles, et à la corne gauche, avec les mêmes forces, le baron de Curton. Ses galères, qui ne figuraient dans la flotte que comme auxiliaires, furent mises à l'avant-garde, chargées de harceler l'ennemi et de l'attirer dans la ligne redoutable des vaisseaux ronds.

Après avoir dit la grandeur des navires du Moyen Age, leurs nombreuses variétés, la loi de leurs proportions, leur armement, leur manière de se présenter au combat ; après avoir montré comment étaient logés les passagers, et quelles précautions les statuts imposaient aux capitaines dans l'intérêt des hommes et des marchandises, parlons du luxe des bâtiments pendant cette longue série d'années qui sépare l'antiquité du dix-septième siècle. Mais, auparavant, un mot sur la navigation.

Longtemps elle chercha le rivage, non pas cependant avec une timidité si grande, que la terre ferme et les îles, cachées derrière l'horizon, restassent tout à fait séparées par la mer. Les communications étaient fréquentes ; l'habitude avait, dès l'antiquité, tracé des routes toujours suivies depuis. La connaissance des vents périodiques, l'observation des marées, la marche du soleil, étaient la base du savoir des pilotes, qui, la nuit, se guidaient avec la lune, la transmontaigne et les autres estoilles septentrionnalles, que la gentilleté rustique nommait le grand curre, et le petit. (La Thoyzon d'or, ms., bib. de l'Arsenal.) La grande et la petite Ourse, ou comme les appelaient les gens de la campagne, le grand et le petit Chariot, avaient été pour les pilotes phéniciens un moyen de connaître leur position à la mer, comme ils l'étaient pour les navigateurs du Moyen Age. Au treizième siècle, le champ s'ouvre plus grand. L'aiguille, frottée d'aimant et enfermée dans un fétu qu'on abandonne à lui-même sur l'eau d'un vase suspendu, indique jour et nuit le nord. L'auteur d'une chanson sur la tresmontaine dit que

. . . . . . . . . . li mariniers

Savent par li toute la voie.

Il ajoute que :

Son repaire sèvent à route

Quand li tans n'a de clarté goûte.

Et ce repère (reperire, trouver) de l'étoile polaire, cet endroit où elle est cachée, ils le connaissent par une aiguille de fer atisée à la pierre d'aimant,

Car dous quel part la pointe vise

La tresmontaigne est là sans doute.

La navigation s'enhardit alors ; le vaisseau quitte la terre sans crainte, il sait qu'il pourra la retrouver. Alors commencent les grandes navigations que la boussole perfectionnée, l'Astrolabe, l'Arbalète ou bâton de Jacob, et d'autres instruments maniés par l'astrologue du bord, rendent sûres d'elles-mêmes. On va aux Açores, aux Canaries, à la côte de Guinée, aux grandes Indes ; on va à la terre que Colomb découvre et que nomme Améric Vespuce.

Cependant le Moyen Age est à la fois téméraire et prudent. Des marchands cupides voyagent dans la saison des tempêtes : ils brisent leurs navires, perdent leur cargaison, et périssent souvent dans leurs entreprises défendues. La loi interdit la navigation pendant l'hiver ; mais on brave la loi, qui se renouvelle sans cesse, toujours sévère et toujours violée. Au quatrième siècle, des magistrats, tuteurs des mariniers que la soif du gain rend intrépides au détriment de leur fortune et de leur vie, ferment la mer, depuis le troisième jour des ides de novembre jusqu'au sixième jour des ides de mars. (Végèce, chap. XXXIX, liv. 4.) Au treizième siècle, la mer s'ouvre avec avril et se ferme avec octobre. (Francesco Barberino.) Au seizième siècle, on ne peut revenir à Venise de Constantinople, d'Alexandrie ou de la côte de Syrie, du 15 novembre au 20 janvier. (Loi du 8 juin 1569.) On en revient cependant, et l'on paye 1.500 ducats d'amende. Mais qu'importe si la cargaison vaut cent fois davantage ?

En commençant cette rapide esquisse d'un tableau de la marine au Moyen Age, j'ai dit que l'architecture navale et l'architecture civile se suivirent toujours de près ; que le même goût imposa au navire et à la maison leurs décorations et le style de leurs ornements. Un luxe que ne pouvaient admettre l'hôtel, le logis, le castel, construits en marbre ou en pierre, fut particulier au vaisseau. Je veux parler de la peinture extérieure.

La nécessité de préserver le bois de la pourriture, ou seulement des intempéries de l'air, porta les charpentiers de l'antiquité à couvrir toute la surface du navire d'une couche de résine ou de poix. Ce fut bientôt trop peu pour la satisfaction des yeux. Une couleur préparée avec de la cire vint se superposer à la poix conservatrice. La céruse, le minium et le vermillon firent de brillantes robes aux bâtiments de luxe. Les pirates et les navires explorateurs, pour n'être pas aperçus, se couvrirent d'une couleur verte semblable à celle des eaux de la mer. L'or se mêla à la pourpre dans le revêtement des navires de quelques riches, des préteurs et des courtisanes. Le ciseau des statuaires habiles ne dédaigna pas l'ornement des proues et des poupes auxquelles ne suffisait pas l'éclat des plus belles couleurs.

Sur ce point encore le Moyen Age garda la tradition antique. Le caprice des maîtres des navires et la mode varièrent les peintures. J'ai mentionné un dromon sarrasin peint en vert d'un côté, et de l'autre en jaune ; c'était à la fin du douzième siècle. Avant 1242, Gênes peignait ses navires en vert : à cette époque, pour aller combattre les Pisans, elle les revêtit de blanc, semant de croix vermeilles leurs robes candides. Croix de gueule sur fond d'argent, c'était l'écu de monsieur saint Georges. Le rouge fut, au seizième siècle, la couleur généralement adoptée ; quelquefois le blanc ou le noir s'y mêla en rinceaux, en lignes variées, en zigzags capricieux ; quelquefois le fond devint noir, les ornements gardant seuls l'éclat du vermillon. Le noir, couleur de deuil, n'attrista que rarement les vaisseaux. En 1525, quand François 1er, pris à la bataille de Pavie, fut conduit à Barcelone, les six galères françaises qui portèrent le roi captif et sa suite reçurent une peinture noire, du sommet des mâts à la flottaison. Les voiles, les bannières, les flammes, les tendelets, les rames, tout affecta cette sombre couleur, dont les chevaliers de Saint-Etienne voilèrent les brillantes peintures de leur capitane, qui ne devait recouvrer la magnificence de sa décoration que le jour où l'ordre aurait repris aux Turcs une capitane de Pise, perdue dans un combat, glorieux d'ailleurs pour elle.

L'antiquité avait eu des voiles de pourpre et d'or ; le Moyen Age eut des voiles d'or et de pourpre. Les voiles, les flammes, les bannières de la nef qui conduisit, en 1520, d'Angleterre à Ardres, le roi Henri VIII, étaient dorées. Ornements, emblèmes, devises, sujets allégoriques figurèrent ordinairement sur les voiles des nefs seigneuriales, qui ne manquaient pas d'y faire peindre l'écu de leurs armes. Des raies alternatives, des carreaux de couleurs variées couvraient les tissus de lin ou de chanvre qui ne pouvaient se charger de nobles blasons. L'image d'un saint, un crucifix, la figure protectrice de la Vierge, une prière favorite, un mot sacramentel, un signe cabalistique fait pour écarter du navire les malignes influences et les regards des méchants esprits, tels étaient les objets que montraient les voiles des marchands et des pêcheurs. Les voiles noires avaient été adoptées pour le deuil dès les temps antiques ; Catulle en témoigne. L'auteur du Roman de Tristan et Villani nous apprennent qu'au treizième siècle il en était encore de même. Les galères qui allèrent porter à Manfred la nouvelle de la mort de son frère Conrad (1254) avaient des voiles, des flammes et des gréements noirs.

On faisait les signaux, en partie, au moyen des voiles ; les enseignes servaient aussi à cet usage. Un seul étendard suffisait d'ordinaire à la signification de tous les ordres : suivant la place où il était arboré, il avait un sens particulier. Un, deux ou trois fanaux remplaçaient, pendant la nuit, l'étendard dont la nuit effaçait les couleurs. Le taffetas, la toile légère, le satin, étaient les étoffes dont on faisait les bannières, étendards ; flammes et pennonceaux. Toutes ces enseignes, ou du moins presque toutes, étaient aux armes d un roi, d'un amiral, d'une ville, d'un capitaine. Carrées, triangulaires, fourchues, elles avaient des valeurs diverses et des places différentes dans la parure du navire. Les galères, outre les flammes hissées aux sommets des mâts, attachées aux gabies et aux extrémités des antennes, avaient des étendards à la proue et à la poupe, et, à chaque rame, un petit pennon. Le luxe consistait à avoir ces garnitures flottantes en taffetas avec des glands et des franges en soie et en or. Le duc d'Orléans, celui qui fut Louis XII, devant aller commander l'armée de la mer que le roi de France dressait à Gênes, en 1494, on fit faire par Jehan Pielles, tailleur des habillements de l'escurie du roi, un grand estandart appelé une Flambe (flamme) de taffetas jaune et rouge, long de cinquante aunes et fendu de trente, à commencer par le bout d'en bas, pour celui estandart attacher à une grande lance qui devait estre mise et plantée au hault de la hune de la nef où il allait s'embarquer. On fit un étendard moyen, fendu, de quinze aunes de long, pour faire signes à autres nefs et navires de l'armée pour reculer, approucher, arrester ou aller en avant. On fit aussi un pennon carré. Ces trois enseignes, aux couleurs du duc, portaient sur chaque face vng ymaige de Nostre-Dame dans une nue d'argent, près de laquelle était un porc-épic, devise que garda le roi Louis XII, ainsi que les couleurs jaune et rouge. Le compte de Jehan Perrisson (1504, Arch. du Roy.) nous apprend que le porcespy et les images de la Vierge avaient été peints sur le taffetas par Jehan Bourdichon peintre dudit seigneur le Roy pour la somme de quatre cent quarante-huit livres tournois.

J'ai nommé plus haut le Baucent. C'était un étendard — on reconnaît sous la forme de ce nom celle du Beauséant, bannière célèbre des chevaliers du Temple ; — c'était un étendard levé pour les guerres d'extermination. Celes banères, dit un document de 1292, signifient mort sans remède et mortelle guerre en tous les lieus où mariniers sont. Les baucents étaient de taffetas rouge, larges de deux aunes et longs de trente. Les baucents des trois grandes nefs et des deux galères que le roi Philippe le Bel avait fait armer pour aller secourir le roi d'Écosse contre Édouard Ier étaient batus à or.

L'étendard que Marco Antonio Colonna arbora sur sa galère capitane lorsqu'il partit pour Famagouste en 1570, noble enseigne qu'il reçut des mains du cardinal Colonna, qui l'avait béni après avoir célébré la messe du Saint-Esprit, était de damas cramoisi, et portait sur ses deux faces un Christ en croix, adoré par les apôtres saint Pierre et saint Paul, Sous cette broderie était écrite la devise du Labarum : In hoc signo vinces. La ligue chrétienne eut, en 1571, son étendard, que reçut, le 14 août, à Naples, et dans l'église de Sainte-Claire, don Juan d'Autriche, à qui le cardinal de Granvelle le remit avec le bâton du suprême commandement. Cette bannière carrée était, comme celle de Colonna, de damas ouvré cramoisi, frangé d'or. On y avait brodé un crucifix, au-dessous duquel figuraient les armes du pape, du roi catholique et de Venise, réunies par une chaîne, emblème de l'union des trois puissances. Les armes de don Juan d'Autriche brillaient au-dessous de ce groupe d'écussons. Le jour où cet étendard fut déployé à l'estanterol de la galère réale, Ali, capitan-pacha de Sélim II, déploya un sandjac à deux pointes, d'une étoffe rouge bordée de jaune, chargé, au milieu, d'un cimeterre à deux lames ou de deux cimeterres croisés. Une invocation à Dieu et à son prophète surmontait le sabre ; elle était écrite en caractères arabes faits d'un galon jaune. Venise, parmi ses trophées, a conservé dans son arsenal cette bannière, qui ne s'abaissa qu'après la mort d'Ali, tué pendant l'abordage de sa capitane par la réale des chrétiens.

Les Normands n'avaient pas eu moins de passion pour les bannières brillantes, que les peuples de la Méditerranée. Leurs navires se couvraient de ces insignes, quand ils allaient à une expédition guerrière, quand ils célébraient une de leurs victoires de pirates. Benoît de Sainte-Maure, nous montrant les nefs de Rollon qui remontent à Meulan, dit :

Maint enseigne, maint penunccl

E maint escu d'or e vermeil

I resplent contre le soleil !.

Set cenz enseignes de colours

Parut ès nefs sus ès châteaux.

Les riches peintures, les ornements capricieux, les arabesques fantastiques, les bannières d'étoffes précieuses, les voiles peintes, les targes chargées d'armoiries et rangées autour des navires et des châtelets, furent, pendant tout le Moyen Age, les décorations extérieures des galères et des nefs. Mais voici la Renaissance qui renouvelle le goût et enchérit tout à la fois sur l'Antiquité, dont elle s'inspire, et sur le treizième siècle, qu'elle veut faire oublier. Une galère est alors une sorte de bijou qu'on livre au génie d'un sculpteur, comme on donne un morceau de fer ou d'or à Benvenuto Cellini. Le temps des allégories subtiles est venu pour le tailleur de bois, qui va orner une poupe, comme pour le peintre et le poète. L'antique mythologie est restaurée, et ouvre une voie nouvelle à l'art. Toute décoration de navire devient emblématique ; tout y est allusions, surprises délicates, imaginations raffinées. Philippe II, pour son frère, à qui, en 1568, il confie le commandement de sa flotte, fait construire une galère ; il ordonne à quelque savant homme d'imposer aux peintres et aux sculpteurs un programme pour l'ornement de ce navire, et l'ingénieux poète fait représenter sur l'arrière, au-dessus du gouvernail, l'histoire de Jason et de la nef Argo, parce que don Juan est chevalier de l'ordre de la Toison d'Or, et que l'expédition contre les Morisques ne sera pas moins dangereuse et difficile que celle des Argonautes !

Quatre statues partagent cette représentation peinte : la Prudence, tenant d'une main une courte épée, et de l'autre une couleuvre ; la Tempérance, qui porte deux coupes vides ; la Force, armée de pied en cap, et serrant une colonne entre ses bras : enfin, la Justice, ayant une grande épée et une balance. Dans une frise se groupent des anges, car le retour aux idées païennes n'a point fait oublier ce qu'on doit à la religion : ils portent les symboles des Vertus théologales. D'un côté de la poupe, on voit Mars vengeur, Mercure l'éloquent, Prométhée et le vautour, Ulysse se bouchant les oreilles pour échapper aux séductions des sirènes ; de l'autre côté, Pallas, Alexandre le Grand, Argus et Diane. Entre ces figures sont des tableaux dont chacun contient une leçon morale adressée au jeune amiral, ou un éloge délicat du prince, de son frère, de Charles-Quint. Dans les frises se groupent des nymphes, des tritons, Eole, la Navigation, des dauphins, des tortues, une licorne qui a la propriété de chasser devant elle tous les monstres de la mer, des cygnes, des lions marins, des cerfs, Saturne, Hercule, l'Occasion tenant un sablier et une touffe de cheveux, des compas, des horloges marines, des instruments de géométrie, un rhinocéros, un éléphant, des trophées de victoire et de mort, que sais-je ? Et toutes ces figures sont de petits chefs-d'œuvre, et dans tous les encadrements des sujets, l'or, l'azur, le vermillon, s'enlacent avec une grâce merveilleuse ; et la carène, toute peinte en blanc, est couverte d'écus aux armes d'Espagne, aux armes de don Juan.

Ce luxe n'est point particulier aux galères réales et aux capitanes. Tout grand seigneur qui a un beau navire le fait ainsi décorer. Une école de bons sculpteurs se forme pour les ports, école dont Puget sera le dernier grand artiste. Le goût des allégories flatteuses se développe, se perpétue, et personne ne s'étonnera si un jour (1698), de Viviers, inspecteur-général des galères et de leur construction, ayant à orner une galère que le roi nomme la Favorite, choisit l'histoire de Pallas pour sujet des ornements de sa poupe, par rapport à la personne que Sa Majesté honore le plus de ses bonnes grâces, madame de Maintenon, s'il vous plaît.

Le seizième siècle a pu changer le système de la décoration extérieure des navires et remplacer presque toujours les images chrétiennes par celles de la mythologie païenne ; il n'a point agi sur les mœurs et les croyances des gens de mer : leurs idées restent celles du Moyen Age, amies du merveilleux et peureuses.

Le matelot, naïf et crédule, confond dans ses craintives appréhensions les choses de la foi et celles de la sorcellerie : il croit en Dieu, il adore la Vierge, il honore et prie tous les saints qui ont eu quelques rapports avec la mer et les vaisseaux ; mais il a peur du prêtre, à cause de sa robe noire, et quand le mauvais temps vient, lou capelan, qu'on aura pris en route, courra le risque d'être jeté par dessus le bord, si le capitaine est aussi ignorant que son équipage.

Les êtres fantastiques plaisent à son imagination. Les nautoniers anciens avaient vu des sirènes, et les poètes les chantaient ; un visionnaire a vu un poisson, la tête couverte d'une mître, les épaules revêtues d'une riche dalmatique, et tout le monde marin croira au poisson évêque dont un savant jésuite attestera l'existence.

Dans la campagne de la flotte française à Mételin, les rameurs d'un brigantin ont vu le diable, sous la figure effrayante et hideuse d'un monstre marin, engloutir, à Zante, un matelot débauché et sans foi, qui, en jouant aux dés, avait bravé et défié madame Marie, Vierge et mère de Jésus ; et Jean d'Auton atteste le fait, que toute l'armée navale croit comme à l'Evangile.

Les serments les plus terribles sont ceux par lesquels aiment à s'engager les mariniers. L'Église et l'amirauté combattent vainement ces tendances coupables qui mettent en danger les âmes des faiseurs de serments : l'habitude est prise et résiste. On jure sur le pain, le vin et le sel, et l'Église condamne cette formule sacramentelle qui en cache une autre d'une apparence moins innocente. Le pain, le vin, le sel, sont la base de la nourriture ; ils symbolisent donc la vie : or, jurer sur sa vie, c'est jurer sur son âme, que l'on compromet ; donc, jurer sur le pain, le vin et le sel, c'est faire, par un détour coupable, un horrible et dangereux serment. Une ordonnance de 1543 défend, sous des peines sévères, cette coutume damnable, qu'une autre ordonnance défendra encore en 1582 ; mais les matelots y persisteront, comme, dans le monde, on persistera à cacher sacré Dieu ! sous : sacrebleu ! et sacrée hostie ! sous : sacristi !

Que le marinier redoute le vendredi, le sel renversé, les couteaux en croix, le pain mal tourné ou tout autre fâcheux pronostic, il n'y a là rien d'étonnant : tout le monde a les mêmes appréhensions. Qu'il consulte les devins, les sorciers, les nécromanciens, qu'il croie à la magie et se livre à certaines pratiques diaboliques, il a cela de commun avec les meilleurs esprits. Il a besoin du vent, et, pour l'avoir, il fait des prières ou des enchantements. Dans la tempête, il appelle le calme par des pratiques superstitieuses. Grec, il jette à la mer quelques petits pains qu'il appelle Pains de saint Nicolas ; Russe, il offre, au mauvais esprit qui soulève la Mer Blanche et charme une montagne qu'on ne peut dépasser, un gâteau de farine et de beurre ; Portugais, il attache au mât du navire en péril une image de saint Antoine, et il la prie et il la fouette jusqu'à ce qu'il ait le vent à gré ; Indien, il conjure le dieu Muthiam, roi des mauvais esprits, en buvant le sang d'un coq, et en avalant, dans le délire de l'extase, un charbon rouge dont il ne sent point la chaleur. Une trombe se lève devant le navire : elle tournoie, elle avance menaçante et terrible, que faire ? Un matelot tire son couteau, et fait en l'air des signes de croix en récitant quelques paroles mystérieuses : si le manche du couteau est noir, la trombe doit s'éloigner. Grandit-elle toujours, deux mariniers tirent leurs épées et les frappent l'une contre l'autre, ayant soin de bien former une croix dans chaque rencontre : la trombe doit tomber. Il n'y a que les gens de peu de foi qui tirent le canon contre l'effrayant météore.

Les marins du Moyen Age ne croient plus, comme leurs devanciers, que se couper les ongles ou les cheveux pendant le calme soit un mauvais présage et fasse venir la tempête ; que l'éternuement entendu à gauche, au moment où l'on s'embarque, soit un augure fatal devant lequel il faut s'arrêter, quand, au contraire, on doit croire à un voyage favorable si l'éternuement s'est fait entendre vers la droite ; mais ils tirent une induction fâcheuse de l'inclinaison que prend à droite le navire au moment où l'on embarque ses vivres ; mais ils croient au Gobelin, lutin tracassier qui tourmente chaque nuit les mariniers, dont il ouvre le couteau, brouille les cheveux, déchire les matelas, et qui, plus téméraire encore, s'attaque au navire lui-même, nouant les cordages qui doivent courir dans les poulies, arrachant les ancres pendant le calme, ou déchirant les voiles quand elles sont le plus soigneusement serrées.

Cette tendance vers les superstitions les plus étranges, ces habitudes des pratiques d'une dévotion étroite, appartenaient, en général, au Moyen Age, et non pas aux gens de mer en particulier. Rois, reines, chevaliers, moines, clercs et manants, avaient tous les mêmes appréhensions, les mêmes faiblesses. Nul n'était esprit fort ; et si par hasard quelque marinier s'avisait d'avoir les doutes libertins d'un Faust ou d'un don Juan, un monstre marin le dévorait, et cet exemple arrêtait pour un temps, sur le penchant de l'impiété, toute la gent nautique.

Malheureusement, le malin esprit, l'Ennemi, comme on l'appelait, était souvent bien fort, et les matelots se prenaient à ses pièges. La loi frappait alors avec une sévérité grande, quelquefois même cruelle. Le blasphème, le plus odieux des crimes, était puni de la manière la plus rigoureuse. En 1571, l'amiral de la Ligue publia un ban portant la peine de mort contre le blasphémateur, qu'en 1190, Richard Cœur-de-Lion avait voulu ne pas prévoir dans cet édit rendu pour la police de sa flotte, qui atteignait le meurtre, le vol, l'outrage et même l'injure. En 1420, Mocenigo frappait du fouet tout homme de rames convaincu de blasphème, et d'une amende de cent sous (solsi cento) tout homme de poupe, nocher, officier ou gentilhomme coupable du même délit : différence assez curieuse, assurément.

Le code norvégien ordonnait, en 1274, que le voleur fût rasé, et que sa tête, enduite de poix, fût couverte de plumes. Dans cet état, il passait au milieu de l'équipage rangé sur deux files, et chaque homme lui donnait un coup de bâton ou de pierre ; après quoi, il était chassé du bord. Richard Cœur-de-Lion n'avait pas ordonné que le coupable passât par les verges et les pierres, et le code de 1274 renchérissait sur celui de 1190.

Une ordonnance de Pierre III d'Aragon (5 janvier 1354) condamnait à passer par les courroies ou par les baguettes tout marinier ou tout homme d'armes embarqué qui jouait ses effets. Dans certains cas, l'amiral pouvait faire couper les oreilles à un coupable ; il pouvait aussi lui faire couper la langue, et, par exemple, à celui qui insultait le comité, chef de l'équipage, ou qui, pour se faire payer ou pour contraindre le capitaine à changer sa route et à prendre terre, se révoltait et employait l'insulte ou la menace. Au commencement du quatorzième siècle, la loi catalane abattait le poing au comité qui, sans ordre et méchamment, avait coupé le câble du navire. En 1397, à Ancône, tout homme qui abandonnait un bâtiment en naufrage, avant que la mer ne l'eût brisé ou jeté sur la côte, perdait la main droite.

La mutilation des membres fut rayée du code catalan en 1354, parce que, disait l'ordonnance, un homme qui a perdu le poing ou le pied n'est plus bon à rien ; mais on y maintint la perte de la langue ou des oreilles, la course le long du navire sous les baguettes et les courroies, et l'on y introduisit la suspension par le cou à une antenne. Le soldat, l'arbalestrier, le matelot qui frappait le comité, était pendu. Les lois du Nord, terribles pour le cas où un marinier frappait du couteau le patron du navire ou seulement levait son arme contre lui, voulaient que le coupable eût la main clouée au mât avec le couteau dont il s'était servi, et qu'il ne pût se délivrer qu'en se déchirant la main dont il laissait une partie contre le mât.

Richard avait ordonné que celui qui frapperait du glaive ou du couteau eût le poignet tranché avec la hache. La loi de Berghen, de 1274, fut plus douce : les rixes qui n'amenaient pas la mort d'un des adversaires n'étaient punies que d'une amende. A Gênes, au quatorzième et au quinzième siècle, les statuts punissaient de mort tout homme qui causait la mort d'un autre par les blessures faites dans une dispute.

Le pilote qui s'était engagé sur sa tête à conduire sain et sauf un vaisseau dans un lieu désigné avait la tête tranchée, s'il perdait la nef ; à moins qu'il ne fût assez riche pour payer tout le dommage causé par son ignorance ou sa légèreté. Le comité qui perdait une galère par sa faute, ou qui ne se portait pas à la mêlée pour secourir l'amiral, était pendu et taillé en morceaux. On empalait quelquefois celui qui coupait le câble avec l'intention de faire échouer le navire confié à son commandement.

Le pal, les verges, les courroies, le fouet, la mutilation des membres, le retranchement de la langue ou des oreilles, la mort par la hache ou par un supplice analogue à celui de la potence, n'étaient pas les seules peines que les codes maritimes du Moyen Age infligeassent aux gens de mer qui se rendaient coupables des crimes prévus par la loi. L'immersion répétée trois fois ou davantage était une des punitions le plus ordinairement appliquées. Au douzième siècle, cette immersion, qu'en France on a appelée d'un mot fait du grec καλάω, la Cale, était infligée à celui qui frappait du poing par méchanceté. A Marseille, on calait ceux qui, même en plaisantant, juraient le nom de Dieu ou les noms des saints. Justement sévère contre les inhumains qui au lieu de porter aide et secours aux naufragés, leur couraient sus pour les dépouiller et les tuaient ou blessaient pour leur ravir leur argent ou leurs marchandises, la loi d'Oléron voulait que ces larrons fussent plongés à la mer jusqu'à ce que, demi-morts, on les retirât de l'eau pour les lapider et assommer comme on ferait un chien ou loup.

La marque était une des peines infamantes que Venise appliquait, au treizième siècle. En 1232, on fouettait et l'on marquait au front le marinier qui, ayant reçu des arrhes ou une part quelconque de sa paye, et, n'ayant pas rempli son devoir, n'avait pas rendu le double de l'argent qu'il avait reçu. Un recez de la ligue hanséatique, renouvelé en 1418, 1447 et 1591, marquait à l'oreille tout homme de l'équipage qui abandonnait son patron dans le danger.

La loi pénale défendait de vendre à l'ennemi des armes et des navires. Celui qui vendait des armes aux Sarrasins était pendu par la goule, aux termes des Assises de Jérusalem ; celui qui vendait un navire et qui, par-là, faisait tort de deux navires à la République, était, suivant le statut vénitien de 1232, dépossédé de tout ce qu'il avait au monde ; puis, exposé sur l'escalier du tribunal à la huée publique. — Stridetur in scala. — La huée était une punition que Pierre d'Aragon crut devoir infliger, par son ordonnance du 5 janvier 1354, à tout timonier qui, par sa négligence, aurait causé un abordage duquel seraient résultées des avaries un peu considérables. Le délinquant était exposé aux risées de tous, à la huée publique, assis sur un tonneau, les pieds nus, en robe courte de punition, et tenant entre ses mains un gouvernail. Il restait ainsi une demi-journée.

Je m'arrête ici. J'aurais pu donner, sur les lois maritimes du Moyen Age des notions nombreuses et d'un grand intérêt ; mais je dois me borner, et, à cause de cela, m'abstenir de tous détails sur la langue que parlaient les gens de mer, langue poétique, pleine d'énergie et d'éclat, originale, concise et riche, dont je ne sais pas trois hommes en Europe qui aient aujourd'hui, je ne dirai pas la parfaite intelligence, mais seulement une connaissance superficielle.

 

A. JAL, Historiographe de la Marine.