LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

DEUXIÈME PARTIE. — SCIENCES ET ARTS, BELLES-LETTRES

SCIENCES ET ARTS

 

PHARMACIE.

 

 

SI l'on veut faire remonter l'histoire de la Pharmacie au commencement du Moyen Age, on ne la trouve nulle part dans l'organisation sociale de l'Europe. Ce n'était pas un métier, ce n'était point un art ; c'était moins encore une science. Quelques souvenirs, quelques traditions lui servaient de titres ; les maisons religieuses, les prêtres, les chirurgiens, les barbiers, les matrones, les ménagères, lui donnaient asile. Ambulante avec les spécialistes, elle changeait de caractère et de physionomie, selon qu'un médecin juif, un arabe, un grec ou un chrétien d'Europe l'attelait à son char. Elle agissait instinctivement, ignorante des mots racines de sa langue d'enfance, elle méprisait des livres qu'elle ne comprenait plus. Pline, Galien, Dioscoride, reposaient inconnus au fond des bibliothèques monastiques. Certaines recettes, presque toujours mal interprétées ou mal copiées, tenaient lieu de codex. D'ailleurs, chaque monastère, chaque ministre d'Esculape avait son baume, son emplâtre, son onguent. Combien d'abbayes, combien de moines, combien de matrones ont dû leur fortune et leur réputation médicale à la confection d'un médicament souvent très-simple ! Cette faveur accordée aux remèdes secrets a même été si grande, qu'elle a traversé la civilisation sans en être ébranlée, et qu'aujourd'hui, dans les campagnes, dans les villes, malgré les progrès de la chimie, malgré l'instruction généralement répandue, on voit encore les personnes les plus intelligentes, les plus haut placées, se déclarer apôtres de la Pharmacie occulte du Moyen Age.

Quand s'éteignit la race des rois mérovingiens, un roi d'origine plébéienne, souverain sans couronne, mais non sans armée, le roi des Merciers régnait dans Paris : il avait pour sujets les industriels et les marchands. Parmi ces derniers, figuraient, en très-petit nombre, les épiciers et les herboristes ou droguistes qu'assimilait la nature des substances qu'ils débitaient, et qui, jusqu'en 1776, n'ont formé, dans les règlements de police, qu'un seul et même corps avec les apothicaires. Au roi des Merciers appartenait le droit exclusif d'accorder des brevets d'apprentissage et des lettres de maîtrise, de visiter les boutiques, de vérifier les poids. On le payait fort grassement, mais il était sujet à redevance envers le fisc royal. Cet état de choses dura plusieurs siècles, pendant lesquels s'organisèrent des confréries de ciriers, de poivriers ou épiciers, d'herboristes, droguistes ou apothicaires, confondus sous le niveau gouvernemental du roi des Merciers pour la France presque tout entière, et sous le sceptre du roi des Mestiers pour les villes libres où dominait l’élément démocratique.

Emmaillotée de la sorte dans les langes d'une longue enfance, la Pharmacie française et germanique attendait que la lumière vînt. Elle la demandait aux frères hospitaliers, si habiles à guérir avec leurs conjurations, leurs potions, leurs paroles, leurs herbes et leurs poudres minérales, conjurationibus, potionibus, verbis, herbis et lapidibus ; elle la demandait aux saintes femmes telles qu'Hildegarde, qui tenaient registre de leurs recettes et préparaient les bases d'une matière médicale indigène. Malheureusement, il régnait trop d'agitation, trop d'incertitude, un malaise trop général, pour que la charité, si souvent ingénieuse, fécondât d'elle-même le domaine inculte de la Pharmacie.

Cette fille d'Esculape s'était réfugiée chez les Mores. Elle y vivait heureuse, honorée, utilisant les productions de l'Europe et de l'Afrique, et dépassant les limites que les Grecs anciens lui avaient assignées. Ebn-Serapion, dans ses Formules, Thabet-Ebn-Korrach et Aben-Quefith, dans leurs règles thérapeutiques, Rhazès, dans son Antidotaire, montrent une certaine habileté de manipulation, un emploi méthodique de préparations minérales inconnues avant eux, et un système de médication quelquefois logique et savant. Au dixième siècle, Ali, fils d'Abbas, écrivit son Almeleky-y, chef-d'œuvre d'érudition orientale, résumé de tout ce que les Arabes et les Persans avaient ajouté aux découvertes de la vieille Hellénie ; ouvrage mille fois préférable au célèbre Canon d'Avicenne, qui, néanmoins, l'a fait oublier. L'Almeleky-y fixait positivement l'état de l'art pharmaceutique et de ses ressources réelles. Avicenne y ajouta quelque chose ; mais il confondit tellement les substances entre elles, il modifia tellement la nomenclature, qu'on erre sans boussole sur cet immense océan. L'idée d'argenter, de dorer les pilules, lui vint à l'esprit. Ces pilules, malgré leur insignifiance, eurent un succès fou ; et, depuis lors, les apothicaires comprirent sans doute qu'en médecine comme en toute chose, il faut captiver les yeux pour rendre l'esprit docile.

Les ouvrages de Serapion-le-Jeune, de Mésué, d'Albucasis, d'Avenzoar, attestent, quelques progrès pharmaceutiques ; certaines substances comme les myrobolans, la noix muscade, la rhubarbe, la sarcocolle, sont découvertes ou mieux étudiées ; on prépare plus convenablement les extraits ; on distingue les purgatifs des laxatifs ; tel est même le prix qu'attache Avenzoar aux bonnes préparations magistrales, qu'il assure en avoir fait de sa propre main, malgré la réserve dédaigneuse qu'apportaient les médecins dans une pratique aussi salutaire.

Laissons les moines, copistes et crédules, se traîner pendant trois siècles à la suite de Bertholde, abbé de Monte-Cassino, qui leur lègue quantité de recettes ; franchissons l'époque des Gario-Pontus, des Albricius, des Constantin, praticiens plutôt que naturalistes : quand le douzième siècle se lève, debout et tourné vers l'Orient dont le sein mystérieux va s'ouvrir, arrêtons-nous à la cour de cet empereur naturaliste et philosophe, qui organisa l'art de guérir, et qui releva la dignité de la Pharmacie en lui faisant une loi d'être honnête. Sous l'empereur Frédéric II, roi de Naples, tout apothicaire ou droguiste subissait un examen probatoire devant des médecins délégués qui lui permettaient ou défendaient d'ouvrir officine. Nul ne devait s'établir ailleurs que dans des villes populeuses, afin de mieux subir le contrôle de l'autorité. A défaut de médecins ou de maîtres apothicaires-jurés, deux personnes considérables assistaient à la composition des électuaires, des antidotes, même des sirops ; inspectaient les officines et se faisaient rendre compte de la vente. On suivait l'Antidotaire de l'école de Salerne ; on cotait le prix des remèdes : pour ceux dont la consommation devait s'effectuer dans l'année, l'apothicaire était autorisé à prélever, par once, un bénéfice net de trois tarénis, environ cinq francs de notre monnaie ; sur les remèdes qu'on pouvait conserver plus longtemps, l'apothicaire jouissait du droit de doubler ce bénéfice. En cas de contravention, on confisquait les biens du marchand, et les inspecteurs-jurés, ses complices, subissaient la peine de mort.

Au retour de la première croisade, vers l'année 1258, saint Louis ayant nommé Étienne Boileau prévôt du Châtelet de Paris, ce magistrat donna aux corporations une constitution plus régulière et disciplina les confréries, comme l'atteste le Livre des mesliers, recueil précieux d'ordonnances, où sont les secrets de notre existence industrielle au Moyen Age. D'après ce livre, tuit cirier, luitpevrier et tuit apoticaire, débitait sa marchandise non-seulement chez lui, mais encore aux haies ou sur le marché, le samedi de chaque semaine. Les droits de vente à domicile s'acquittaient en payant le pesage aux balances royales, tandis que l'étalage du samedi coûtait une obole. Quelle énorme différence entre cette police et la police napolitaine ! Il est vrai qu'en France ainsi qu'en Allemagne, la Pharmacie ne se compliquait presque jamais du mélange des substances orientales, encore inconnues sur les marchés de l'Europe. On ne tirait guère de l'Asie, que des soieries, des pelleteries et des maroquins qui arrivaient par la Baltique à Wisby, à Kiew et à Moscow. Les Juifs seuls apportaient les produits médicamentaux du Levant, et ils les vendaient falsifiés, préparés par eux-mêmes.

Après les premières croisades, le commerce changea de mains et se généralisa : Venise et Gênes, dont les flottes avaient transporté des armées au tombeau du Christ, n'oublièrent point la route de l'Orient : elles continuèrent d'y porter des vivres, des munitions, des armes ; et quand la guerre eut cessé, l'échange se maintint entre les productions de l'Europe et celles de l'Asie. C'est l'époque où, pour la première fois, les apothicaires, les droguistes et les épiciers ont acquis quelque importance dans l'Europe occidentale. L'épicier, le droguiste, vendaient la substance brute ; mais, selon toute apparence, dès la fin du treizième siècle, les principales villes avaient leur apothicaire. On cite un apothicaire de Munster en 1267 ; un apothicaire d'Augsbourg en 1285, tenant tous deux boutiques, mais ne préparant sans doute pas les remèdes, qu'ils faisaient venir de Venise, comme les apothicaires français tiraient les leurs de Gênes ou de Lyon.

Chacun sait l'importance qu'attachaient les anciens à la confection de la thériaque. Depuis que les rapports de l'Occident avec l'Orient avaient cessé, on n'en composait plus, par l'impossibilité de réunir les substances multipliées qui devaient y entrer. Aussi, l'Orient ne nous eut pas plutôt ouvert ses ports, que la thériaque redevint la panacée suprême. On ne négligea rien pour se la procurer telle qu'Andromachus l'avait inventée ; on prescrivit les mesures les plus sévères ; on ouvrit un concours public ; et ce fut à Venise que s'élabora chaque année, pendant la foire, le grand-œuvre, l'œuvre miraculeux de la Pharmacie. La thériaque vénitienne fit son temps ; hélas ! rien de durable en ce monde. On lui contesta ses analogies, la pureté de ses origines, le mérite de ses succédanées ; on osa révoquer en doute son action médicatrice ; on alla jusqu'à reprocher au Lion de Saint-Marc d'avoir voulu, toujours marchand, mystifier l'Europe. Dès-lors, apparurent d'autres thériaques : la thériaque de Gênes, la thériaque de Lisbonne, la thériaque de Francfort ou d'Allemagne, toutes merveilleuses, toutes divines, et dont la création solennelle produisit du moins cet avantage de réunir, en quelques cités populeuses, des apothicaires habiles.

Du quatorzième au seizième siècle, on voit, dans les divers États de l'Europe, les apothicaires associés aux chirurgiens-barbiers en presque tout ce qui concerne leur existence professionnelle. Chirurgiens, apothicaires, barbiers, sont confondus sous le nom de pharmacopoles, et présentés comme ministres des médecins, comme chargés exclusivement de préparer, d'administrer les remèdes. Le médecin occupe une sphère beaucoup plus élevée : il dirige, il conseille ; il enseigne même à composer les extraits des plantes, les médicaments tirés du règne minéral, etc. Le médecin, en choses externes, nonobstant qu'il entende la chirurgie et la Pharmacie, se servira des chirurgiens et apothicaires comme compagnons et amis, n'usurpant leurs états, si ce n'est par grande nécessité. Quand le médecin sera aux champs, il prendra les drogues dont il aura besoin, chez les apothicaires, sans acheter drogues particulières à soi, ou en faire son profit et trafic, laissant au reste à tous malades, tant des champs que de la ville, leur franche volonté de se servir de tel apothicaire ou chirurgien qu'il leur plaira... Ces sages dispositions, rédigées au seizième siècle, pour le duché de Wurtemberg, par un médecin célèbre, Gaspard Bauhin, furent suivies en d'autres contrées voisines : on y ajouta : deffenses aux apothicaires de faire aucunes compositions d'importance, qu'elles ne soient dispensées en présence du médecin, qui en soussignoit la description et visitation, et en cotoit la date et la quantité. Le pharmacien se trouvait donc sous la surveillance immédiate des praticiens à longue robe, spécialement intéressés à ce que leurs prescriptions fussent bien remplies. Un médecin était-il appelé pour une consultation importante, pour une opération grave, ou, ce qui n'arrivait que trop souvent, pour assister au supplice d'un criminel, il s'y rendait, suivi des chirurgiens-barbiers portant bourgets et boîtes d'instruments, et des apothicaires avec leurs drogues. Le médecin ordonnait ; les chirurgiens-barbiers et les apothicaires exécutaient sans mot dire, comme de véritables serviteurs, tanquam reri servientes.

Jusqu'à la Renaissance, aucun apothicaire ne sort de ligne. Les découvertes en pharmacie sont faites d'une manière détournée par les alchimistes, ou proviennent des habitudes expérimentales du médecin. Le Promtuarium de Jacques Dondis, ouvrage remarquable qui contient l'indication de presque tous les médicaments simples connus chez les Grecs et chez les Arabes ; l’Herbotario de Jean Dondis, fils du précédent, qui fournit, sur la physionomie et sur la vertu des plantes, des notions utiles, résument très-bien l'ensemble des connaissances pharmaceutiques de l'époque. Un demi-siècle plus tard parut, à Venise, le premier Traité connu sur les poisons. San Ardouino, de Pesaro, son auteur, attribue aux pierres gemmes une propriété de réaction qu'elles n'ont pas, mais il cite d'intéressantes observations : l'histoire d'une personne empoisonnée par l'arsenic, celle d'une autre empoisonnée par le réalgar, etc.

On ne possédait encore aucune pharmacologie proprement dite. Saladin d'Asculo, médecin napolitain, en écrivit une vers le milieu du quinzième siècle. Son Compendium aromatarorium, titre qui indique qu'alors les parfumeurs étaient confondus avec les apothicaires, renferme de précieuses indications. Asculo signale les livres que doit se procurer un pharmacien, les occupations mensuelles qui lui sont prescrites, il donne le catalogue des médicaments simples et composés dont une officine doit être constamment pourvue ; il marque le temps, le mode et la durée de conservation des préparations officinales. C'est une vraie statistique de l'industrie pharmaceutique en Italie.

Charles VIII fut-il frappé des différences que présentait la pratique d'un art aussi salutaire, dans deux pays limitrophes comme l'Italie et la France ? A peine revint-il de son expédition de Naples, que les apothicaires parisiens reçurent des statuts. C'était en donner implicitement aux apothicaires du royaume, à la fois merciers, épiciers, parfumeurs, sans bannière ni confrérie distincte. Au-delà du Rhin, même organisation. Presque partout, les apothicaires étaient confiseurs. Sur les lettres de franchise accordées par les magistrats de la ville de Halle, à Simon Puster, qui veut établir boutique d'apothicaire (1493), on lit : Pour cela, il doit et veut bien donner à nous et à nos descendants, deux collations pendant le Carême, et à notre maison de ville, huit livres de sucre bien confit, comme il convient décemment qu'il soit pour ces collations. En France, aussi bien qu'en Allemagne, aucun candidat n'était reçu maître, sans festin, ni buvette. Il ne suffisait pas de donner tant au médecin examineur, tant aux apothicaires-jurés examineurs, tant pour le tronc de la confrérie ou de la Zunfft, tant au lieutenant ou prévôt de police, tant pour le diplôme : il fallait encore que le récipiendaire régalât gracieusement ses juges et compagnons. Dans la plupart des villes, le jour qu'une boutique d'apothicaire devait passer entre les mains d'un nouveau maistre, on ornait de fleurs la devanture de cette boutique, on y plantait un may, et tous les apothicaires, les barbiers, les merciers, les épiciers, précédés des ménestrels, conduisaient l'élu de la Faculté à son officine. Une accolade avait lieu entre l'ancien et le nouveau maistre ; puis, les garçons ou compagnons présentaient leur bouquet en échange de quelques pièces de monnaie qu'ils recevaient pour banqueter. Cela fait, le récipiendaire s'asseyait gravement, du côté dextre de la bouctique, derrière un immense comptoir qui formait une sorte de préau, et répondait aux salutations des membres du cortège et des voisins. En certaines localités, il essayait ses balances, et donnait, le premier jour, à chaque visiteur, un petit paquet de sel ou de verveine.

Au Moyen Age, et jusqu'à une époque rapprochée de la nôtre, les boutiques pharmaceutiques demeuraient ouvertes dans toute la largeur de l'ogive qui encadrait leur devanture. Un ou plusieurs réchauds, posés sur le sol, opérait la coction des préparations officinales, tandis que les substances se réduisaient en poudre ou subissaient les mélanges prescrits, dans d'énormes mortiers de fonte placés aux angles extérieurs de l'officine. Les drogues se trouvaient, comme aujourd'hui, sur des planches étagées ; mais, au lieu de bocaux en cristal, de vases en fine porcelaine, c'étaient des espèces d'amphores en terre cuite et de petites caisses en bois blanc, étiquetées d'après le formulaire de Galien ou celui de Mésué, dont l'image décorait ordinairement les panneaux extérieurs de la devanture. Une niche d'honneur, pratiquée au fond de la boutique, était occupée soit par la statue du Rédempteur, soit par celle de saint Christophe ou de saint Côme ou de la Vierge. Les apothicaires calvinistes avaient placé Mercure, dans cette niche, au grand scandale des catholiques romains.

Quant à la contenance des officines, elle varia selon les systèmes médicaux en vigueur. Paracelse et ses disciples y introduisirent quantité de préparations nouvelles ; le régule et le beurre d'antimoine, le précipité rouge, l'alcali volatil, le foie de soufre, le bismuth, l'acide nitrique, l'acide muriatique, -l'éther sulfurique, l'étain associé à certains drastiques, etc. ; mais les Paracelsistes exaltèrent sans raison la vertu des os de lièvre, de la nacre de perle, du corail, etc. ; leur matière médicale, marchant escortée de mots pompeux, fascina l'imagination. L'usage du mercure, essayé d'abord avec infiniment de réserve, se popularisa. Pendant près d'un siècle, l'antimoine, décoré du titre de panacée, règne sans partage. Il ne fallut rien moins qu'un arrêt du parlement pour arrêter sa vogue et sa fortune. Après les substances minérales, ce fut au tour des médicaments exotiques d'occuper l'attention publique.

Vasco de Gama venait de doubler le Cap de Bonne-Espérance et de cingler, pour la première fois, vers les Indes. Il nous rapprochait ainsi de cette terre des miracles, où croissait le quinquina. Cependant, la découverte de la boussole, en assurant les navigations futures, ne devait pas influer sur la science pharmaceutique plus que n'allait le faire une invention d'un ordre bien inférieur, l'invention de l'alambic. La boussole nous valut de précieux végétaux, d'incomparables gommes-résines ; l'alambic, des eaux distillées et des alcoolats. C'est l'Italie qui produit le premier alambic, Alambicum ut vocant, dit Mathiole. La découverte de l'eau-de-vie suivit de près celle de l'alambic : Fit è vino aqua per alambicum, dit encore Mathiole, quam ob ejus admirandas vires Aquam Vilœ apellavere sapientes.

L'alambic, comme toutes les bonnes choses, eut bientôt pris ses lettres de naturalisation par le monde. Une nouvelle classe d'industriels naquit, les distillateurs. En 1514, ils étaient déjà nombreux. Louis XII les unit alors à la confrérie des Vinaigriers. Les apothicaires distillaient aussi, mais seulement ès choses de leurs boutiques ; ils préparaient par eux-mêmes, sans le contrôle du médecin ; ils faisaient plus, car l'homme veut presque toujours dépasser les limites de la légalité, ils débitaient sans ordonnance, et donnaient des consultations médicales. Sounentes foys, dit le Mirouer des Apothicaires, ils abusent et contrefont les medecins, la ou les plus saiges sont bien empeschez, dont plusieurs-souuent perdent la vie, a cause que les apothiquaires veulent [aire et contrefaire du medecin, desquelz Dieu nous veuille deffendre, car plusieurs maulx en viennent et font souuent les cemelie-res boussus auant leur terme. Ces reproches de Symphorien Champier, écrits à Lyon, la ville du royaume où la Pharmacie se faisait le mieux, pouvaient s'appliquer aux apothicaires d'Allemagne, d'Espagne et d'Italie, aussi bien qu'aux apothicaires français. La plupart, s'écriait Benancius, sont ennemis de Dieu et sont de véritables homicides — multi ex pharmacopœis sunt Dei inimici et homicidœ ; car ils ne se conforment pas aux prescriptions des médecins ; ils ne reculent pas devant un mensonge et devant l'emploi d'une mauvaise drogue. L'amour insatiable de l'or leur suggère mille tentatives coupables. Aussi quantité d'admonestations virulentes se publiaient-elles contre les apothicaires. Non sutor ultra crepidam, nec pharmacopœus ultra pyxidem, répétaient les médecins ; ce qui n'arrêtait chez ceux-là ni l'avarice, ni la fraude, ni l'exagération des prétentions au savoir, quoiqu'ils fussent empiriques sans grammaire ny latin. On composa, dans presque toutes les langues vulgaires, des manuels destinés aux distillateurs, aromataires, apothiquaires et chyrurgiens-barbiers, afin que ilz n'ayént cause de ignorance enuers Dieu et le monde ; on signala les substances introuvables, les drogues adulteres ; vaines précautions ! l'apothicaire échappait à l'œil de la police, et chaque jour le public tombait dans le piège.

Malgré les progrès de la navigation, il s'en fallait bien qu'au seizième siècle les provenances de l'Orient et du Nouveau-Monde fussent communes ; le baume de Judée, l'aloès, le sang-dragon, n'existaient en aucune officine ; l'opium ne s'y rencontrait jamais pur ; on ne savait d'où venaient l'ambre et le musc ; les citrons mêmes étaient excessivement rares. A grant peine on treuve en France quatre citrons pour ung escu d'or, dit Symphorien Champier. La livre du syrop de citrons cousteroit plus de cinq escus. Aussi, personne, si n'estoit prince ou bien gros seigneur, n'en vouldroil user. Ce ne fut guère avant l'année 1560, qu'on fit du sirop avec le limon de nos provinces méridionales. Au milieu de semblables obstacles, et de tant d'incertitudes sur le mérite réel des provenances exotiques, rien d'étonnant si la fraude et l'erreur ont fait tant de mal à l'humanité.

L'action tutélaire des Universités, des parlements, des magistrats municipaux, amena toutefois, par degrés, un meilleur état de choses : les conditions d'admission à la maîtrise pharmaceutique devinrent plus sévères ; la durée des études fut fixée à huit ou dix années ; les visites d'officines se firent régulièrement ; on distingua les substances nuisibles, de celles qui ne l'étaient pas ; le régime des confréries françaises, et des zunfft, chonffe, ou compagnies allemandes, s'organisa de manière que les intérêts individuels et les intérêts généraux reçussent des garanties mutuelles, et qu'en aucun cas, on ne vît apothicaires, chirurgiens-barbiers et médecins se postposant l'un à l'autre. On créa, pour les épidémies, des apothicaires spéciaux qui demeuraient séquestres avec les malades ; dans les ports maritimes, on chargea le doyen des maistres chirurgiens et le doyen des maistres apothicaires, d'examiner scrupuleusement la contenance du coffre que les chirurgiens de bâtiment emportaient avec eux. Les tromperies, les indiscrétions des marchands apothicaires furent punies de la perte de leurs proficts, de la fermeture de l'officine, quelquefois même de l'amputation d'une oreille ; Lyon, Metz, Montpellier, Poitiers, Paris, Rouen et Strasbourg, virent apparaître des apothicaires d'un mérite non contestable ; mais aucun d'eux n'égala en réputation Jehan Renou, la perle de tous les pharmacographes de l'Europe, dit Louis de Serres ; l'unique demon de son pays de Normandie en sa profession, et le lustre de ses compaignons à Paris. Jehan Renou ferma le seizième siècle.

 

ÉMILE BÉGIN Docteur en médecine,

De la Société nationale des Antiquaires de France.