LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

DEUXIÈME PARTIE. — SCIENCES ET ARTS, BELLES-LETTRES

SCIENCES ET ARTS

 

CHIMIE ET ALCHIMIE.

 

 

Généralement, une science prend date dans l'arbre encyclopédique des con naissances humaines, du jour où quelque grande découverte, fixant la marche qu'elle doit suivre, laisse entrevoir les destinées qui lui sont réservées. On ne remonte plus au-delà. On poursuit l'application des théories nouvelles, sans songer aux pénibles efforts tentés jadis pour y atteindre, sans prendre souci de tant d'hommes morts à la peine en recherchant l'inconnu.

Échappée du cerveau de Lavoisier, comme l'éclair qui traverse les nuages, la Chimie aussitôt acquit parmi les sciences le rang élevé qu'elle occupe. De toutes les routes ouvertes devant elle, aucune ne remonta vers le passé. Le doute ébranla l'édifice ancien. L'analyse refit ce que l'analyse avait fait. L'abstraction, groupant les découvertes de manière à en tirer des lois générales, donna aux manipulations modernes une importance que n'eussent jamais présentée les manipulations du Moyen Age.

Cependant, depuis Schal, l'expérimentateur-modèle, jusqu'à Galien, combien de découvertes importantes, d'idées originales et fécondes, d'applications précieuses, sont sorties du creuset des chimistes !... Cinq mille existences se sont usées de la sorte ; cinq mille imaginations laborieuses ont recherché les mystérieux rapports établis entre la matière inorganique et la matière organisée, ainsi que les combinaisons intimes de la matière avec elle-même. Ces études, presque toujours secrètes, fondées sur une observation minutieuse, représentent l'aspect véritablement sérieux du Moyen Age. Il s'y mêle, à la vérité, bien des croyances superstitieuses et bizarres, et bien des folies ; car, jusqu'où n'allait pas l'imagination rêveuse de nos pères ? Nous négligerons ici leurs écarts d'intelligence, pour nous occuper uniquement de l'enchaînement des découvertes et de la filiation d'idées qui en a été la conséquence nécessaire.

Aux premiers siècles de l'ère chrétienne, la Chimie, la Physique, réduites, presque en tous points, à des théories purement spéculatives, se trouvent confondues, sous la dénomination d'art divin, d'art sacré, de science sacrée, avec l'ensemble des théories transcendantes qui constituaient la haute philosophie. Employé pour la première fois, selon toute apparence, par Suidas, dans son Lexique, le mot Chimie, Chemia, ne désigne qu'un alliage d'or et d'argent. Suidas ajoute que Dioclétien, irrité d'une révolte des Égyptiens contre les lois de l'Empire, les avait punis en ordonnant de livrer aux flammes tous leurs livres qui traitaient de la Chimie, afin de les priver d'une source de richesses et d'arrêter l'insurrection. Au mot δεφας, le même lexicographe assure que la Toison-d'Or, conquise dans la Colchide, par les Argonautes, n'était qu'un rouleau de papyrus, où se trouvait consigné le secret de faire de l'or au moyen de la Chimie.

Nous n'attachons pas la moindre valeur historique à ces anecdotes, quoique la première des deux ait pour elle quelque vraisemblance. Mais nous nous estimons heureux de constater, par le texte même d'un auteur ancien, la nature et les limites de la Chimie, avant l'ère chrétienne.

Un manuscrit de Zozime, cité par Scaliger, parle du Chema, livre précieux, où les géants, ces fils des Anges, accouplés à de simples mortelles, consignaient leurs théories artistiques, d'où la science principale, la science mère aurait pris le nom de Chemia.

Saint Clément d'Alexandrie, Père de l'Église, très-avancé, pour son époque, dans les connaissances physico-chimiques, rapporte une tradition analogue à celle de Zozime (Stromat., lib. V), mais il ne cite pas le mot Chemia.

Le roman du Parfait Amour, qu’Athénagore, philosophe chrétien, composait vers l'année 96 de l'ère vulgaire, contient différentes opérations de la science hermétique, qui prouvent qu'on s'en occupait alors sérieusement.

Au quatrième siècle, Alexandre d'Aphrodise, commentateur distingué des œuvres d'Aristote, en parlant de la calcination et de la fusion, désigne certains instruments chyiques ou chymiques ; et, parmi ces instruments, le creuset, dont l'usage ne permet aucun doute.

Le savant M. Hoefer, à qui l'on doit de si judicieux articles, insérés dans l'Encyclopédie moderne, pense que l'étymologie du substantif Chimie est χέω, couler, fondre, d'où se seront formées les expressions grecques instruments chyiques ou chymiques, employées par Alexandre d'Aphrodise.

Voilà donc le mot Chimie introduit dans la classification scientifique du Bas-Empire, tandis qu'il faut encore franchir un siècle pour rencontrer un autre mot répondant à une nouvelle association d'idées ou d'opérations, le mot Alchimie.

Si l'homme naît sous l'influence de Mercure, dit l'astrologue Julius Firmicus, il s'occupera d'astronomie ; s'il naît sous l'influence de Mars, il se livrera au métier des armes ; mais si Saturne préside à sa destinée, l'Alchimie seule, scientia Alchemiœ, aura des charmes pour lui. Firmicus emploie quantité d'expressions grecques et latines, accolées à des mots arabes et chaldéens ; et le terme technique Alchimie se produit avec une addition chaldéenne, l'article ha, ou hal, joint au radical Chemia. Or, ce mot nouveau, d'origine différente, en dit plus qu'une dissertation : c'est l'art sacré, le Chemeia, l'art des philosophes de l'École d'Alexandrie, transformé, sous l'influence d'une civilisation sarrasine, qui commençait à s'introniser dans le monde.

L'Académie de Bagdad, fondée par Allmansour rivalisa d'éclat avec l'École chrétienne de Dschondisabour. D'illustres kalifs, Haroun-al-Raschid, Alimamon, Almotassem, Motawakkel, qui releva de leurs ruines la Bibliothèque et l'École d'Alexandrie, imprimèrent aux sciences d'observation, à la méthode expérimentale, une impulsion salutaire. Insensiblement, on s'affranchit des vues théosophiques, qui avaient guidé trop longtemps les philosophes orientaux ; on rechercha autre chose que la transmutation chimérique des métaux, et l'emploi, dans les arts, dans la médecine, des composés nouvellement découverts, donna une valeur pratique aux opérations de la science.

Du huitième siècle au neuvième, All-Chindus, dont le mérite, trop abaissé par Averroès, a été relevé par Cardan, méritait d'être placé au nombre des magiciens, c'est-à-dire de ces expérimentateurs habiles, qui interrogeaient la nature et lui surprenaient quelques secrets. Vers la même époque, le Sabéen Géber, écrivain presque inintelligible, tant il embarrasse sa pensée d'expressions étranges, signalait positivement diverses préparations utiles : l'oxide rouge et le deuto-chlorure dé- mercure : l'acide nitrique ; l'acide hydro-chlorique ; le nitrate d'argent, etc. Bœrhaave l'estime comme chimiste ; et, quand le docteur anglais Johnson vient nous dire que le mot gibberish, baragouin, vient de Geber, qui excellait dans ce genre, il ne tient pas assez compte du manque d'expressions applicables à une science si nouvelle, et de la difficulté qu'il y avait de la mettre en harmonie avec les scrupules religieux de l'islamisme. Heureusement pour les expérimentateurs, la plupart des kalifs interprétaient la loi du Prophète dans un sens favorable à la science. Dès qu'une substance nouvelle était découverte, la médecine et les arts pouvaient l'employer, mais jamais sans autorisation préalable du gouvernement, qui en réglait l'usage. Il existait un codex des médicaments et des poisons. Lorsqu'au neuvième siècle, Sabot-Ebn-Sahel, directeur de l'Ecole de Dschondisabour, publia son Krabadin, ou Dispensaire magistral, il ne fit qu'enregistrer, dans un ordre convenable, ce que la police avait antérieurement fixé.

Des plaines de l'Irak et de l'Égypte, des rives occidentales de l'Afrique, la Chimie suivit les autres sciences en Espagne. Cordoue, Séville, Tolède, Murcie, Grenade, offrirent de riches laboratoires, où l'art expérimental eut à lutter contre la dialectique pointilleuse des Arabes, contre leur système des émanations et contre la superstition musulmane. Ce fut la médecine qui, de toutes les sciences, vint le plus en aide à la Chimie, par l'idée du puissant secours qu'elle espérait en tirer. Les règles posées par Jahinh-Ebn-Serapion, pour la préparation des médicaments, attestent des progrès, non-seulement dans l'art de formuler, mais encore dans celui d'isoler certains principes minéraux dont les Grecs ne soupçonnaient point l'existence. La Matière médicale d'Aben-Guefith, et le Hhawi de Mohammed-Ebn-Secharjah-Abou-Bekr-Arrasiou Rhasès, donnent une idée juste des ressources que l'art de guérir retirait de la Chimie, à la fin du neuvième siècle. Ces deux ouvrages, composés dans l'Irak, eurent bientôt traversé le continent ; ils initièrent les Arabes d'Espagne aux progrès des Orientaux, et devinrent le code thérapeutique en usage.

Rhasès avait écrit douze livres sur la Chimie ; il avait fait mieux encore, il s'était servi de l'influence que lui donnait son titre de directeur des études à Bagdad et à Ray, pour maintenir ces dernières dans une voie expérimentale trop longtemps négligée. L'art secret de la Chimie, disait Rhasès, est plutôt possible qu'impossible : ses mystères ne se révèlent qu'à force de travail et de ténacité ; mais quel triomphe ! quand l'homme peut lever un coin du voile dont se couvre la nature.

Entre autres composés nouveaux dont parle Rhasès, se trouvent l'orpiment, le réalgar, le borax, certaines combinaisons du soufre avec le fer et le cuivre, du mercure avec les acides, de l'arsenic avec diverses substances inusitées jusqu'à lui. On n'est pas peu surpris de voir Rhasès recommander différentes préparations alcooliques, et des huiles animales, telles que l'huile de fourmis, préconisées par nos chimistes modernes comme des remèdes de leur invention.

Il s'en faut bien, cependant, que le Hhawi, véritable encyclopédie médicale, contienne tout ce que les Arabes savaient en Chimie ; c'est la science vue d'un côté. Ses applications à la métallurgie, à la docimasie, aux arts de luxe et d'agrément, aux procédés qui avaient pour objet la fonte des métaux, la confection des vases usuels, l'ornementation des édifices, des meubles et des armes, tout cela demeure enseveli au fond de la tombe de ces générations d'artistes, dont les œuvres seules signalent l'existence inconnue. Un regard attentif, promené le long des musées de l'Escurial et de Palerme, où l'habileté sarrasine et mauresque semble défier l'habileté moderne, en dira plus que ne le ferait un volume.

L'Almeleky-y du fils de Iasser ; le Kanon d'Avicenne ; le livre d'Abderrhaman-Mohammed-Ibn-Ali-Ebn-Achmed-al-Hanisi ; le Sapher Esnesaroum d'Izhak-ben-Soleiman ; les écrits de Sérapion-le-Jeune et de Mesué, fils de Hamech, renferment, sur les préparations, les doses, l'administration des médicaments, et souvent même sur les procédés usuels de différents arts utiles, des détails curieux qui attestent un progrès, et qui, de loin en loin, signalent quelques découvertes. On s'y attache aux qualités physiques des substances ; on cherche à les ranger méthodiquement ; déjà même commencent à poindre, surtout chez Mesué, les principes de classification éminemment philosophique, qui ont rendu le nom de Linné immortel.

A cette époque reculée, la Chimie se trouvait placée parmi les sciences qui constituaient l'ensemble de la philosophie naturelle appelée Sagesse par les Perses ; Cabale par les Juifs ; Physique et Magie par les Européens. Dans son livre sur la division des connaissances humaines, Avicenne range la Chimie immédiatement après la Médecine, et avant l’Astronomie, qui demeura confondue longtemps avec l'Astrologie judiciaire et les Mathématiques : Vulgus autem, dit Aulu-Gelle, quos gentilitio vocabulo Chaldœos dicere oportet, Mathematicos dicit.

Un homme, dont la renommée chirurgicale a fait oublier ce que lui doivent la Chimie et la Pharmacie ; qui préparait lui-même ses remèdes et ses instruments ; qui, dans la confection de ces derniers, préférait judicieusement le fer à tout autre métal réputé plus noble ; Abul-Kasan ou Albucasis, annonça, par l'indépendance de ses idées, par leur application pratique,qu'une ère nouvelle allait naître au milieu des subtilités nuageuses de l'islamisme. Cette ère scientifique, Albucasis en fut le prophète ; Avenzoar et Averroès en devinrent les pontifes. Avenzoar n'admit point, sans examen préalable, les doctrines du galénisme ; Averroès pencha pour Aristote, et l'on vit, chose étonnante, renaître, sous de nouvelles formes, le panthéisme des anciens Grecs. Toutefois, le Koullyath d'Averroès se fait moins remarquer par un ensemble d'idées neuves, que par la manière péripatéticienne dont les théories s'enchaînent. L'art expérimental, la Chimie et ses fourneaux ne sont pas négligés ; mais la dialectique du philosophe de Stagyre reprend sa place dans les champs fertiles de l'observation.

Malheureusement, au milieu des ténèbres du Moyen Age, l'esprit ne pouvait suivre une direction, qu'il n'y fût entraîné au-delà des bornes. La théologie s'empara de la dialectique ; les scholiastes prirent le pas sur les expérimentateurs ; on préféra les idées mystiques de saint Thomas d'Acquin aux idées sérieuses du dominicain Albert de Bollstaedt (Albert le Grand) et de Gerbert d'Auvergne. L'habileté de ces deux hommes dans les arts métallurgiques faillit leur coûter la vie. On cria au sortilège ; mais, pour chacun d'eux, le scholiaste sauva le chimiste.

Signalons, en passant, l'admirable esprit d'appréciation de la cour de Rome, qui, sans tenir compte des superstitions populaires, va chercher au fond de sa cellule un modeste moine, pour le créer maître du sacré palais, puis archevêque de Ratisbonne ; et faisons voir ce même moine, fatigué des grandeurs presque aussitôt qu'il les a goûtées, regagnant la solitude du cloître, afin d'y continuer ses travaux. Autour de lui tout devint merveilles ou diableries. Le nom d'Albert frappa les plus lointains échos ; on accourut, de toutes les parties du monde, pour le consulter sur les arts auxquels les produits chimiques sont nécessaires ; on s'arracha ses recettes ; des milliers de calligraphes copièrent ses manuscrits, et la postérité, qui a perdu le souvenir du dominicain-archevêque, se rappelle encore Albert le Grand.

Il s'en fallait bien que les monarques envisageassent les intérêts de la science, d'un point de vue aussi élevé que certains papes. Cependant, un roi dont la mémoire n'a trouvé ni grâce, ni merci devant le philosophisme du dernier siècle, Louis IX avait donné pour précepteur à ses propres enfants Vincent de Beauvais, le Pline du Moyen Age, qui interrogeait les anciens, quand, de toutes parts, on condamnait leurs œuvres ; qui osait dire qu'une bonne médecine doit nécessairement s'appuyer sur les sept arts libéraux, et qui, s'éloignant des discussions oiseuses, manipulait près du parvis de la Sainte-Chapelle. La piété tendre de la reine Blanche, la haute raison du roi, protégeaient Vincent contre les criailleries du bas-clergé ; mais ni la reine ni le roi ne pouvaient empêcher les Parisiens curieux de venir la nuit, le long de la Grève, se pencher attentifs sur le fleuve, et voir s'ils n'apercevraient pas le démon familier que Vincent consultait sous les voûtes sombres du Palais.

Vers la même époque, vivait l'alchimiste Raymond Lulle, dont l'existence errante fut bien autrement agitée que celle du dominicain Vincent de Beauvais. A la vérité, Raymond Lulle voulait dominer les consciences. Rien d'étonnant dès lors que les consciences se soient soulevées contre lui. S'il n'avait pas trouvé le moyen de fabriquer, au profit d'Édouard, roi d'Angleterre, six millions de fausse monnaie (sex auri milliones a se confectos), à l'aide desquels Édouard fit la guerre contre les infidèles, ce n'eût pas été en 1315, à l'âge de 80 ans, mais beaucoup plus tôt, qu'il eût été lapidé ou pendu. Au reste, cette fin tragique servit merveilleusement les disciples de Raymond Lulle, qui, sous le nom de lullistins et d'illuminés, cachaient, grâce au prestige d'une magie noire, leurs essais d'expérimentation chimique. Ils exaltèrent les vertus du maître, les souffrances du martyr ; ils insinuèrent parmi le peuple, qu'il apparaissait en certains jours, à certaines heures ; qu'il apportait aux plus fervents les secrets du ciel et l'art de transformer en or les métaux vils. Le nombre des croyants devint considérable. Leurs espérances chimériques servirent aux lullistins de point d'appui, car, au Moyen Age, on savait attendre ; et le magistrat et le clergé ménagèrent une secte à laquelle beaucoup d'hommes éminents se trouvaient associés. Elle fut nombreuse, surtout en Allemagne. Ses réunions, faites avec un appareil mystérieux, avaient principalement lieu dans les pays accidentés, au voisinage des mines où l'âpreté sauvage du sol s'harmoniait avec les arcanes de l'œuvre. On pense que les rose-croix succédèrent aux lullistins.

Arnauld de Villa-Nova, contemporain de Raymond Lulle, ne fut pas plus que lui, dit Naudé, un ignorant frerot ou béguin, un misérable et vagabond chymiste ; mais le plus savant médecin de l'époque. Versé dans les langues orientales, mathématicien, physicien, philosophe, il interrogeait la nature par l'analyse autant que par l'observation. Ayant été persécuté dans Paris, poursuivi comme magicien, Frédéric, roi de Sicile et le pape lui offrirent un asile. On vit alors, chose bizarre, briller au Vatican, sous le protectorat du Saint-Siège, l'homme que les démonographes français avaient contraint de s'exiler.

Albert le Grand et Arnauld de Villeneuve sont les deux grandes personnifications de l'art expérimental au Moyen Age ; de cet art qui n'échappait à la suspicion de l'ignorance, aux fureurs du fanatisme, qu'en s'exerçant à la cour des rois ou sous les cryptes des cathédrales. Dialecticiens non moins habiles qu'observateurs profonds, tous deux avaient choisi la capitale de la France pour y faire un enseignement public. Les produits instantanés, inattendus, de leurs fourneaux, leurs opinions paradoxales, soulevèrent la jalousie des uns, la conscience timorée des autres. On regrette d'autant plus de les voir embrasser les dogmes de la théosophie, qu'ils doivent, à ces mêmes dogmes frappés d'hérésie, les mésaventures qu'ils ont encourues ; et qu'une fausse théorie a souvent mis obstacle à l'application rationnelle des découvertes émanées d'eux.

Roger Bacon, l'intelligence la plus vaste qu'ait possédée l'Angleterre, venu après Arnauld de Villeneuve et Albert le Grand, prit une meilleure direction. Il médita silencieux ; il médita longtemps avant d'expérimenter, avant surtout d'indiquer les procédés analytiques qui lui appartiennent en propre. Heureux et bien inspiré, s'il s'était toujours conduit ainsi ! mais il voulut professer, et l'éclat de la chaire lui devint fatal. Sans autre défenseur que son génie, entouré de moines qui l'observent ; accusé, tourmenté, condamné, Bacon paya, par dix années de détention sévère, le crime d'être incompris et de devancer le siècle : comme s'il eût fallu aux nouvelles idées l'épreuve du martyr, aussi bien qu'aux nouveaux composés l'épreuve du feu !

Salvino degli Armati venait d'imaginer le moyen de donner au verre une forme lenticulaire. S'emparant de cette découverte et l'appliquant à l'astronomie, Bacon crée les lunettes acromatiques et le télescope ; il ouvre ainsi les portes du ciel aux observateurs futurs ; tandis que du salpêtre, qui ne s'employait jusqu'alors qu'en médecine, il forme la poudre à canon et commence une révolution stratégique tout entière. Certes, Bacon ne prévoyait pas l'immensité des résultats auxquels conduiraient ses inventions ; mais il avait posé des principes, reconnu des lois générales, et, de ces principes et de ces lois, devait incessamment éclore, il le disait lui-même, un ensemble de faits inattendus.

Quand le quatorzième siècle commença, l'Angleterre, l'Allemagne et la France avaient donc déjà produit trois hommes essentiels, fourni trois leviers intellectuels, qui, semblables au levier d'Archimède, eussent ébranlé le monde s'ils avaient trouvé un point d'appui suffisant. Bacon fut celui qui eut la raison la plus haute, la science la plus profonde ; tous trois professèrent, et leur parole électrisa ceux qu'une vérité toute simple, toute vulgaire, n'eût point frappés ; surtout quand Bacon raconta les merveilles du ciel, la marche régulière des planètes, et quand Arnauld de Villeneuve fit voir aux Parisiens ébahis, tantôt des plaques de cuivre qu'à l'aide du diable il venait de convertir en argent ; tantôt des plaques d'argent qu'il venait de convertir en or pur. Or, il ne fallait que dissoudre ensemble de la crème de tartre et du borax, mêler cette dissolution à du sublimé corrosif et faire sublimer le sel qui en résultait sur la plaque d'argent soumise à l'expérimentation : elle prenait instantanément la couleur de l'or, et les spectateurs criaient Noël. Hélas ! pour confondre le maître, désenchanter les disciples, il aurait suffi d'un peu d'acide nitrique étendu d'eau, et l'or eût disparu !

L'Inquisition brûla les livres d'Arnauld de Villeneuve, après avoir flétri sa mémoire. Grâce au pape Clément V, le Rosarius philosophorum et le Flos florum furent épargnés. Ce sont des œuvres d'Alchimie presque inintelligibles, au milieu desquelles, néanmoins, on trouve, en cherchant bien, diverses indications curieuses sur les procédés de l'Ars magna ; sur l'art de grouper les substances et de reconnaître leurs propriétés d'après les formes extérieures qu'elles présentent. Les écrits d'Albert le Grand, conservés précieusement à Cologne où il était mort, réunis en 21 volumes in-folio, nourrirent, pendant un demi siècle, l'activité des presses rhénanes, sans que la science en ait retiré grand avantage. Quant à l'Opus majus de Roger Bacon, il reçut, sous les voûtes tutélaires du Vatican, l'honorable hospitalité qu'il méritait.

Raymond Lulle, Albert le Grand, Arnauld de Villeneuve, Roger Bacon, firent naître quantité d'élèves plus ou moins distingués, ajoutons même plus ou moins crédules ou fanatiques. Ceux d'entre eux qui sacrifièrent la théosophie aux doctrines péripatéticiennes, lesquelles rejetaient la transmutation chimérique des métaux, furent dans le vrai ; mais le vrai demeura stérile, parce qu'ils négligeaient les manipulations ; d'un autre côté, les théosophes-expérimentateurs ne tirèrent presque aucun avantage de leurs découvertes, par suite des rêveries cabalistiques auxquelles ils se laissaient aller.

Déjà, dans le cours du quatorzième siècle, les médecins judicieux n'adoptaient, ni toutes les chimères, ni toutes les compositions des alchimistes. On recourait à leurs drogues avec d'autant plus de réserve qu'ils en faisaient un monopole, et qu'étrangers presque tous à l'art de guérir, ils ne fixaient pas, d'une manière nette, les doses des médicaments.

Gentilis de Foligno fut un des premiers à séparer l'ivraie du bon grain ; à prendre aux alchimistes ce qu'ils offraient d'efficace ; à préciser les doses des remèdes nouvellement découverts, et à les introduire dans une matière médicale formée de la pharmacopée grecque et de la pharmacopée des Arabes. Son ouvrage sur les doses et les proportions médicamenteuses, peut être considéré comme un résumé de Chimie médicale, présentant, sous son vrai jour, à son point de vue scientifique, l'ensemble des idées pratiques de l'époque.

Antoine Guainer, médecin-professeur de Pavie, mort en 1440, fut encore plus explicite que Gentilis de Foligno. Il rejeta l'Alchimie, compromise qu'elle était par de vaines subtilités scholastiques ; mais il utilisa ses découvertes dans la préparation de certains remèdes, notamment dans celle des eaux minérales artificielles dont il donna clairement la recette. (Opus prœclarum ad praxim. Lugd., 1534, in-4°, fol. 17, 29, 192.) La Matière médicale.de Saladin d'Asculo, celle du vénitien Ardouino di Pesaro, écrites vers le milieu du quinzième siècle, offrent le double avantage de résumer les connaissances pratiques de l'époque et d'indiquer des substances minérales, telles que le mercure précipité per se, sorties récemment du creuset de l'Alchimie.

Il est fâcheux que des traités analogues n'existent pas pour les autres branches des connaissances humaines où la Chimie devenait indispensable ; car on échelonnerait l'histoire progressive de la science ; mais les grandes compagnies qui exploitaient la métallurgie souterraine, les chefs d'ateliers qui fondaient les canons et les cloches, qui fabriquaient le verre et les émaux, qui peignaient avec les oxides métalliques unis à une substance vitrifiée, tous ces hommes pratiquaient plutôt qu'ils n écrivaient, et la tombe ensevelissait leurs secrets, si quelque élève n'était point là pour les recueillir, comme un dernier vœu, delà bouche du mourant. Combien d'ingénieux procédés perdus de la sorte ! combien d'effets heureux, dont la cause se cache et que le hasard a fait naître !

Les alchimistes procédaient à la recherche du grand-œuvre ou aux opérations métallurgiques qu'exigeaient les arts, soit au fond des forêts, soit dans les cryptes des cathédrales. Ils empruntaient à la philosophie hermétique, aux doctrines pythagoriciennes, les formes symboliques, les signes, les nombres, au moyen desquels ils s'entendaient entre eux ; et, pendant que ceux-ci, plus avancés ou plus hardis, ne recouraient à l'expérience, aux manipulations, que pour s'élever ensuite à des théories psychologiques, ceux-là cultivaient l'art en lui-même, sans autres vues que des vues d'application immédiate aux besoins usuels.

L'alliance perpétuelle du principe mâle au principe femelle, ou, ce qui revient au même, du principe actif au principe passif, alliance qui se reproduit dans les systèmes philosophiques les plus anciens, constituait le monde des alchimistes. Ce monde, complètement minéral, se dédoublait en deux agents supérieurs indivisibles, savoir : l'agent mâle (arsenic), mot dont le sens littéral exprime l'action ; et l'agent femelle, le cuivre, consacré à Vénus. Or, chacun sait que l'arsenic, par son alliage avec le cuivre, produit un métal d'aspect blanchâtre, ressemblant à l'argent, et qui offrait, du moins en apparence, la solution du problème capital des alchimistes, la conversion des métaux vils en métaux nobles.

Partant de l'idée ancienne que l'eau est le principe de toutes choses, les alchimistes voulurent aussi posséder une eau qui leur fut propre et qui s'harmoniât avec les éléments générateurs de leur monde minéral. A cet effet, ils adoptèrent le mercure, eau pesante, eau philosophale, douée du même aspect, du même brillant que le cuivre arsénié, ne s'attachant pas à tous les corps, mais seulement à des corps privilégiés.

Les alchimistes procédaient sans méthode, sans théorie savante. Que pouvaient-ils faire, en admettant, à priori, la valeur morale des métaux, l'existence d'un corps simple, exceptionnel, indécomposable, et la chimère d'une panacée générale qu'ils recherchaient avec ardeur ? Ils prenaient, une à une, les substances que leur fournissaient les trois règnes ; ils les traitaient par le feu, par l'eau ; ils les combinaient ensemble ; ils notaient scrupuleusement les phénomènes isolés qui se présentaient ; puis, ils cherchaient à faire cadrer ces phénomènes avec leurs idées ; à donner aux produits un emploi conforme aux qualités extérieures qui les frappaient en eux. Cela ne les menait pas loin. Heureusement, le hasard, producteur ordinaire des plus étonnantes découvertes, venait, par intervalle, secourir l'Alchimie, et tirer d'elle quelques révélations imprévues.

Avant la Renaissance, du creuset des : alchimistes étaient déjà sortis, indépendamment des substances indiquées dans le' cours de ce chapitre, le bismuth, le foie de soufre, le régule d'antimoine, l'alcali volatil fluor. Ils volatilisaient le mercure ; ils distillaient l'alcool ; ils savaient obtenir l'acide sulfurique par la sublimation du soufre ; ils préparaient l'eau régale et différentes sortes d'éther ; ils purifiaient les alcalis ; ils avaient découvert le moyen de teindre en écarlate mieux que ne le font les modernes. Jusqu'à présent, nos peintres verriers n'ont pu retrouver, ni certaines couleurs employées par les artistes du Moyen Age, ni le moyen d'appliquer l'émail imperceptible qui recouvre les vitraux peints des églises. Selon toute probabilité, les effets de l'hydrogène, considéré comme gaz d'éclairage, n'auront point échappé aux alchimistes ; mais eussent-ils osé révéler, sans encourir la peine du bûcher, l'existence merveilleuse de ce gaz invisible qui s'enflamme et qui brûle au simple contact d'une allumette ? L'oxygène, dont Priestley ne démontra la réalité que trois cents ans plus tard, fut deviné par un alchimiste allemand, Eck de Sulzbach. Combien d'autres gaz échappés des cornues expérimentales, qui se révélèrent cent fois, avant d'être utilisés ou rangés dans un ordre synthétique favorable aux explorations ultérieures !

Malgré l'édit d'Henri IV, roi d'Angleterre, qui, déclarant imposteurs tous les alchimistes, leur intimait l'ordre, ou de cesser leurs travaux, ou de quitter ses états ; malgré les justes soupçons de supercherie coupable qui planaient sur les plus célèbres d'entre eux, jamais l'Alchimie ne parut en si grand honneur, qu'au commencement du quinzième siècle. On ne lui demandait pas seulement l'or indispensable aux ateliers monétaires ; on était imbu des merveilles de l'or potable, et chaque alchimiste vendait, à cher denier, certaines mixtures où l'or et l'argent, traités par les acides hydro-chlorique et nitrique, combinés, soit avec des graisses, soit avec des extraits de végétaux, devaient exercer sur l'économie animale quelques effets salutaires. Le charlatanisme aurait pu s'arrêter là et gagner des sommes considérables : il porta ses vues bien autrement loin ; il se fît acheter, tantôt en poudre, tantôt en bouteille, le moyen d'engendrer à tout âge, de faire des songes érotiques, d'être invulnérable, de rester jeune et de prolonger la vie.

C'est l'époque où furent écrits le plus d'ouvrages apocryphes sur l'Alchimie ; où, dans la plupart des monastères, se trouvait un fourneau pour composer de l'or et de l'argent ; où tant d'adeptes fanatiques entreprirent de longs et périlleux voyages pour visiter les mines de Suède, de Hongrie ; pour découvrir les prétendues montagnes d'aimant, et puiser, près des anachorètes d'Orient, les principes de la vraie sagesse.

L'ensemble des ouvrages mis sous le nom de Basile Valentin, car rien ne prouve authentiquement que ce personnage ait jamais existé, caractérise le quinzième siècle considéré sous le rapport alchimique : croyance à la coopération active d'une myriade de démons invisibles qui peuplent l'air, l'eau, le feu, la terre ; à une action des astres tellement persistante qu'elle détruit le libre arbitre et enchaîne la volonté ; exposé des rapports de sympathie que Dieu a ménagés entre tous les êtres et toutes les choses :, règle de conduite pour arriver au grand-œuvre ; recettes de remèdes et de cosmétiques qui prouvent moins des découvertes nouvelles qu'une combinaison habile d'agents déjà connus ; exagération dans les mots répondant à l'exagération dans les choses ; phraséologie étrange ; style mystique, ampoulé, bizarre, souvent incompréhensible ; beaucoup de déraison rachetée par beaucoup de poésie.

Un esprit logique et froid, d'un goût positif et sévère, ne saurait apprécier cette phase de la pensée humaine. Elevez les yeux sur une cathédrale construite au quinzième siècle, quand l'imagination crédule et pieuse débordait la statuaire ; détachez la foule d'idéalités infernales et célestes qui en peuplent les pendentifs et les voûtes ; joignez-y les guirlandes, les festons des frises, les ornements des chapiteaux ; mêlez ces innombrables pensées que la pierre a rendues vivantes, et jetez-les dans la phrase, vous verrez sortir un livre analogue aux livres attribués à Valentin ; livre réprouvé par le bon sens, embelli par une poésie quelquefois séduisante ; rempli d'incohérences, d'idées qui se heurtent ; obscur d'un bout à l'autre, et témoignant la foi la plus profonde, la confiance la plus illimitée à la coopération intelligente et calculée des puissances invisibles de la nature.

Le quinzième siècle fut plutôt un âge de poésie que d'expérimentation, et, sous ce dernier rapport, le quatorzième siècle l'avait emporté sur lui. Cependant, certains hommes graves, intelligents, demeurèrent esclaves des bonnes traditions, et ne recherchèrent, au foyer de leurs fourneaux, d'autres éléments que ceux dont ils pouvaient tirer quelque avantage pratique. Tel l'italien Jean-Baptiste Porta, qui parle le premier de l'arbre de Diane, des fleurs d'étain ; qui indique le moyen de réduire les oxides métalliques, de colorer l'argent, et qui, laissant de côté les rêves des alchimistes, prend l'expérience pour seul guide ; tels Isaac et Jean Hollandus, fabricants d'émaux et de pierres gemmes artificielles, décrivant sans arrière-pensée, sans mystère, leurs ingénieux procédés ; tels encore Alexandre Sidonius et son élève Michel Sendivogius, qui, tout en cultivant l'Alchimie, s'attachent à des pratiques utiles, à la teinture des étoffes, à la confection des couleurs. L'histoire de ces artistes honnêtes a été tracée avec soin par Mœhsen, et leurs œuvres connues ont paru dans le Théâtre chimique publié en Allemagne.

Lorsqu'en l'année 1488 l'Alchimie fut interdite par le gouvernement vénitien, les faiseurs d'or ne persistèrent pas moins dans leurs opérations ; les rose-croix formèrent, sous le nom de Voar chodumia, une association occulte dont le but principal était l'élaboration du grand-œuvre ; et, pendant qu'ils se répandaient au-delà du Rhin, d'autres fanatiques ou charlatans profitaient, pour s'insinuer près des souverains, de l'extrême besoin qu'ils avaient d'argent. C'était alors, à qui du monarque ou de l'alchimiste abuserait le mieux de la confiance publique ; à qui ferait de la monnaie blanche avec le moins d'argent possible. Les alchimistes, en Allemagne, acquirent le titre d'officiers du palais ; on se les arracha ; on compta sur eux pour rétablir les finances ; on vit même des princes travailler avec eux, les uns par intérêt, les autres par curiosité.

Nous arrivons au seizième siècle, à ce siècle rénovateur où la science, de quelque côté qu'on l'examine, se débarrasse des doctrines usées du Moyen Age, et prend une voie neuve, éclairée par le doute, fécondée par l'observation. C'est encore du grand mouvement d'idées qui s'opère sur les rives rhénanes, depuis Bâle jusqu'à Düsseldorf, qu'il faut rapprocher la nouvelle phase où les doctrines physico-chimiques vont incessamment entrer. Les savants les plus profonds, les orateurs les plus éminents, les esprits les plus audacieux, semblent s'être donné rendez-vous le long de ce beau fleuve dont les ondes, par la rapidité tumultueuse de leur marche, semblent si bien refléter leurs pensées. Ils appellent à eux, aux banquets de la philosophie, leurs frères de France, leurs frères d'Allemagne, d'Angleterre et d'Italie ; ils ont des échos fidèles, des presses dociles, des sanctuaires respectés du pouvoir ; ils se nomment Conrad Gessner, Georges Agricola, Henri-Corneille Agrippa, Erasme, Paracelse, etc. ; ils voient se grouper autour d'eux quantité de disciples qui deviennent bientôt maîtres ; et si quelques rivalités doctrinaires s'élèvent entre eux, tous s'entendent du moins à merveille, pour saper l'édifice ancien et construire un autre édifice.

L'Europe était on ne peut mieux disposée pour accueillir les alchimistes, sous quelque aspect qu'ils se présentassent : faiseurs d'or, tous les coffres royaux s'offraient vides ; l'Angleterre surtout, ruinée par ses longues guerres avec la France, se trouvait réduite aux plus tristes expédients : médicastres, ils avaient à fournir des remèdes nouveaux contre des maladies nouvelles, notamment contre la syphilis : artistes, le luxe leur demandait un confortable, négligé jusqu'alors : philosophes, dialecticiens, voyageurs, ils servaient d'intermédiaires entre les peuples ébranlés ; ils enregistraient leurs besoins, leurs caprices, leurs folies : ils exploitaient l'une par l'autre les faiblesses de l'humanité. L'aveugle confiance accordée aux alchimistes, ressort, d'une manière frappante, de certain édit accordé par le monarque le plus méfiant du monde, par Henri VIII, qui concède aux nommés Fauceby, Kirkeby, Ragny, le privilège exclusif de fabriquer l'or et de composer l'élixir de longue vie.

Paracelse doit être considéré comme le type des alchimistes de l'époque. Sa vie aventureuse, racontée par lui-même, offre un tissu d'incidents qu'on croirait inventés à plaisir. Enfant précoce, il étudie l'Alchimie, d'abord sous le toit domestique, à l'école de son père, astrologue et médecin ; puis, sous la direction du célèbre Tritheim, abbé de Spanheim, et de plusieurs évêques. Il travaille ensuite chez le riche Sigismond Fugger de Schwartz, pour apprendre le secret du grand-œuvre. Cette initiation terminée, semblable aux scholastiques ambulants d'alors, qui voyageaient en prédisant l'avenir d'après les étoiles et les lignes de la main, en faisant des opérations magnétiques, cabalistiques et chimiques, en chantant des ballades et en vendant des onguents, Paracelse quitta le toit paternel, les vallées pittoresques de la Suisse, la riche et splendide abbaye d'Einsideln où s'était écoulé son jeune âge, et il courut le monde. Tantôt seul, tantôt accompagné de quelques étudiants fanatiques de la science ou désireux d'aventures, tantôt mêlé à des troupes nomades de Czingares ou Bohémiens dont il partageait la fortune, Paracelse se montrait infatigable. En Suède, en Bohême, en Hongrie, il vécut au milieu des mineurs ; en Illyrie, en Pologne, en Prusse, il visita les plus célèbres médecins, sans négliger les connaissances traditionnelles des vieilles sybilles qui prédisaient l'avenir et guérissaient par les secrets. Etant tombé entre les mains des Tartares, ceux-ci le conduisirent devant leur khan, qui, charmé du savoir de son prisonnier, lui donna l'honorable mission d'accompagner son fils à Constantinople. Paracelse y apprit, du savant Trismossrn, l'art de teindre les étoffes, et le moyen d'obtenir, du moins il l'affirme, la pierre philosophale. On croit qu'à son retour d'Asie, notre alchimiste voulut voir l'Espagne, le Portugal, l'Égypte, cet antique berceau de la magie, et qu'il ne fut de retour qu'en 1525, après dix années au moins de pérégrinations.

Paracelse avait alors 32 ans. Sa réputation devint éclatante, immense. On se pressait pour le voir, pour l'entendre ; on baisait les pans de sa robe et les cordons de ses souliers. Œcolampade, qui figurait déjà dans l'opposition dogmatique, lui procura une chaire de médecine à Baie, et des milliers d'élèves y accoururent., séduits, fanatisés par le maître. Ce fut le beau moment, l'heure brillante de Paracelse. Les grands seigneurs, les princes lui faisaient une cour assidue. Il en guérit dix-huit, réputés incurables. C'était à qui prendrait quelques gouttes de l'élixir, à l'aide duquel on pouvait, assurait-il, prolonger sa vie à volonté. Tout à coup, cependant, l'étoile de Paracelse pâlit. Faut-il s'en étonner ? Pareille chose arrive chaque fois qu'on promet plus qu'on n'est à même de tenir. Forcé de quitter Bâle et de recommencer une existence errante, Paracelse emmène ses élèves les plus fidèles, Oporin, François, Welter, Cornélius ; il emporte ses matras et ses capsules ; va de ville en ville, enseignant, pratiquant, et se ruinant à force d'expérimentations et de débauches.

Ceux qui étudient Paracelse d'une manière superficielle, ne voient que les incohérences de sa doctrine, sans lui tenir compte, ni des traits de lumière qu'il répandit dans le chaos du galénisme, ni de la révolution qu'il opéra. En Paracelse, il y a deux hommes : d'une part, un ardent réformateur qui bouleversa les idées reçues en médecine, qui agrandit le domaine de la matière médicale, et qui, par ses manipulations heureuses, procura aux arts des ressources inattendues ; d'autre part, un esprit excentrique, théosophe, charlatan, s'éloignant de l'exégèse ordinaire, et voulant se faire passer pour un de ces êtres privilégiés, auxquels le vulgaire croyait que les connaissances arrivaient directement de Dieu, par simple émanation. Ce second aspect sous lequel se montrait Paracelse, ne pouvait manquer d'aider puissamment au succès de ses doctrines, surtout s'il avait eu soin de s'isoler davantage, et de ne point montrer l'homme à ceux qui n'auraient jamais dû voir que le prophète.

L'explication du vocabulaire paracelsique exigeait une longue étude. Nous n'en extrairons ici que ce qui a rapport à l'objet de ce chapitre. Paracelse appelait astre la force intime, fondamentale d'une chose, et définissait l'Alchimie l'art d'attirer au dehors les astres des métaux. Selon lui, l'astre devient la source de toutes les connaissances, de toutes les fonctions vitales, soit dans la matière organisée, soit dans la matière inorganique. En mangeant, on absorbe l'astre nécessaire à la vie, lequel se modifie de manière à favoriser la nutrition des organes, chaque organe exigeant un élément ou sperme particulier. Dans l'estomac existe une archée ou démon, qui sépare le poison de l'aliment, et qui donne à la substance nutritive la teinture en vertu de laquelle l'assimilation s'opère. Cette archée, esprit de vie, nature, règne en maître et commande à d'autres archées subalternes, qui président à la nutrition de chaque organe. Paracelse rejetait la doctrine des quatre éléments imaginée par Empédocle ; il supposait un sel sidérique, invisible à tout autre qu'au théosophe privilégié, et qui produisait la consistance des corps ainsi que leur faculté de renaître ; un soufre sidérique, cause d'accroissement et de combustion vitale ; et un mercure sidérique, agent de volatilisation et de fluidité. C'était, en d'autres termes, l'idée d'Anaxagore, qui ne voyait dans le monde que trois éléments indispensables, l'eau, la terre et le feu. Mais Paracelse allait plus loin ; il animait, comme les cabalistes, cette masse élémentaire ; il supposait l'intervention active, toujours agissante, de corpuscules spirituels, intermédiaires entre les substances matérielles et les substances immatérielles, lesquels corpuscules mangent, boivent, parlent et engendrent des êtres dont la transparence et l'agilité les rapprochent des esprits célestes. Ces corpuscules sont, en même temps, corps et esprits, sans âmes. Ils meurent aussi bien que nous ; mais aucun principe immatériel ne leur survit. On les nomme sylvains, s'ils habitent l'air ; nymphes, ou undenas, s'ils sont dans l'eau ; gnomes ou pygmées, sur la terre ; et salamandres, dans le feu. Les sylvains, respirant l'air que nous respirons, sont de tous les corpuscules ceux qui se rapprochent le plus de notre nature. Ce sont eux qui obtiennent ordinairement de la Divinité la permission d'être visibles, de causer avec l'homme, d'avoir même avec lui un commerce charnel, et d'engendrer des enfants. Les gnomes ou les nymphes prennent un corps beaucoup plus rarement que les sylvains, et les salamandres ne quittent jamais le milieu où elles vivent, à moins que la garde de trésors cachés leur soit confiée. Le don de connaître l'avenir, la faculté de le révéler à l'homme appartiennent aux corpuscules spirituels qui affectent, de préférence, la forme de feux follets, DU qui prennent l'aspect de personnes décédées dont le souvenir nous est cher. Les fées ne sont autres que des corpuscules spirituels incarnés momentanément.

Voilà le panthéisme de Paracelse. Y croyait-il ? C'est douteux. Il semble plus raisonnable d'admettre de sa part l'intention d'offrir au crédule vulgaire, sous un réseau d'idées séduisantes qui cadraient avec les préjugés, quelques découvertes utiles, et d'arriv.er promptement à la fortune en frappant les imaginations qu'une doctrine rationnelle n'eût, certes, pas charmées.

Dans ses opérations chimiques, et ses antagonistes les plus acharnés en conviennent, Paracelse fut toujours animé par une seule pensée, pensée grande et féconde : la simplification des procédés, la recherche des principes élémentaires et des agents véritablement actifs de la nature. Ses arcanes ne sont rien autre chose. Le vrai but de l'Alchimie, dit-il, est de préparer les arcanes et non de fabriquer de l'or. Aussi, vous le voyez déclamer avec véhémence contre les aubergistes et les cuisiniers qui noient dans les soupes les meilleurs arcanes ; contre les apothicaires qui ne savent composer que -d'inutiles sirops ou de dégoûtantes décoctions, lorsqu'ils ont sous la main, au fond de leurs alambics ou de leurs cucurbites, des essences, des extraits et des teintures. Il ne s'élève pas moins contre les médecins qui, dans leurs prescriptions barbares, rassemblent des substances dont les éléments s'entre-détruisent : Lisez leurs herbiers, s'écrie Paracelse, et vous les verrez attribuer à chaque plante mille et une propriétés ; mais, du moment qu'ils formulent, ce sont quarante ou cinquante simples entassés pêle-mêle contre une seule maladie. Il n'y a pas de raison pour que bientôt leurs disciples n'en introduisent des centaines et des milliers dans une même recette. C'est tellement d'usage aujourd'hui, qu'au lieu de réunir, comme autrefois, six ou sept drogues, l'une pour le cœur, l'autre pour le foie, et d'écrire ainsi de bonnes formules, on ne s'inquiète que des multiples de trois. La manie des calculs arithmétiques domine les esprits à un si haut degré, qu'on ne sait laquelle de la multiplication ou de l'addition présente le plus d'importance. Nous leur pardonnerions encore ce défaut, si, en même temps qu'ils ajoutent, ils eussent fait usage de la soustraction et de la division, pour a retrancher les choses inutiles. Appliquez aux humeurs du corps l'addition et la multiplication, votre calcul idéal constituera un trésor considérable pour bâtir une église, pour y placer des moines chargés de chanter le Requiem dans l'art des formules, et le Te Deum laudamus dans l'accumulation des humeurs. Moi-même, je voudrais entrer comme moine dans cette congrégation, pour y expier mes péchés relativement aux humeurs.

Paracelse critique, avec non moins de véhémence, l'habitude des correctifs ajoutés à certaines substances, surtout quand ces correctifs n'ont avec elles aucun rapport de composition. Le feu et la Chimie, dit-il, sont les seuls correctifs. Il combat aussi la méthode curative des galénistes contre les prétendues qualités élémentaires et contre les humeurs prédominantes ; il veut qu'on recherche la quintessence des plantes, l'éther d'Aristote, et les principes actifs des corps organisés ; qu'on les isole avec soin, et qu'on les applique contre tel ou tel désordre fonctionnel. Quant aux os de lièvre, au corail, à la nacre et aux autres corps analogues, à l'aide desquels il affirme composer les arcanes, soyez bien convaincus qu'il ne croit pas à leur efficacité ; qu'il veut seulement donner le change aux disciples qui l'observent, les tromper sur ses préparations, et qu'à des composés insignifiants il ajoutait en secret quelques oxides dont il avait reconnu l'efficacité. Le mercure, le soufre, l'étain, l'or, l'acide sulfurique, jouent un grand rôle dans la pharmacopée de Paracelse. Il employait fréquemment, surtout contre la syphilis et la lèpre, le proto-chlorure et le deuto-chlorure de mercure, le nitrate et l'oxide rouge de mercure, et il imagina, comme causes essentiellement productives de maladies, trois entités chimiques (entes) le sel, le soufre, le mercure ; et un principe d'âcreté, le tartre (tartarus) qu'il poursuivait sous toutes les formes, dans tous les organes. Quant aux entités astrales, spirituelles, naturelles, dénominations qui désignaient les influences extérieures, Paracelse, pour les maîtriser, cherchait à déterminer les rapports de l'homme avec les corps de la nature et avec ses propres organes ; il interprétait les songes au point de vue des sensations et du magnétisme, et quand, en dernière analyse, une solution lui semblait impossible : Si Dieu ne m'aide pas, disait-il, le diable m'assistera.

L'an 1541, un homme se mourait à l'hôpital Saint-Étienne de Strasbourg ; et les moines mendiants, les petits moines dont il était l'ennemi, les médecins, les chirurgiens et barbiers, qu'il avait attaqués sans pitié, battaient tous des mains, tandis que le peuple gémissait sous le poids d'une irréparable perte : cet homme, qu'on méprisait faute de l'avoir bien compris, qui eut dans le cœur une générosité sans bornes, dans le cerveau des éclairs de génie mêlés quelquefois à une exagération délirante, s'appelait Paracelse. Les haines qu'il s'était attirées, s'arrêtèrent impuissantes ou satisfaites devant son tombeau ; et, du jour qu'il eut fermé les yeux, commença le triomphe des pensées d'innovation, qui, grâce à lui, s'étaient introduites dans le domaine delà Chimie métallurgique et de la Chimie médicale.

Les presses de Baie, de Strasbourg et de Francfort-sur-le-Mein, celles de Bâle surtout, mirent au jour quantité d'ouvrages où l'art de préparer les remèdes, les cosmétiques, les couleurs, se trouvait modifié d'après le système paracelsique. De spéculative qu'elle était, l'Alchimie devint essentiellement usuelle, et Georges Agricola, procédant avec plus de science et de maturité que Paracelse, amena sans secousse, dans la métallurgie, l'heureuse révolution que son fougueux contemporain avait opérée dans la pharmacopée.

Agricola demeurait à Bâle. Son caractère sérieux, modeste, convenait aux habitants J de cette ville marchande, et ses découvertes ne pouvaient manquer de leur aller, du moment qu'ils voyaient la possibilité immédiate d'une application utile. Les fourneaux d'Agricola étaient sans cesse allumés ; et, pendant trente années, depuis 1530 environ, jusqu'en 1560, les ateliers typographiques des Westhmer, des Froben, virent se dérouler les pages immortelles du père de la métallurgie. Agricola ne se borna point à indiquer nos richesses souterraines et les moyens de les obtenir isolées des matières étrangères avec lesquelles elles sont en contact ; il décrivit les machines, il les fit représenter par la gravure, et eut soin d'élucider le texte au moyen d'un vocabulaire latin et allemand. Nous avons vu précédemment des évêques achever l'initiation de Paracelse aux secrets de l'Alchimie ; ce furent aussi des prélats qu'Agricola eut pour collaborateurs, et qui présidèrent à la correction de ses épreuves.

Désormais la Chémiatrie, ou l'art des transformations dans ses rapports avec la médecine, et la Métallurgie, soutenues toutes deux par les disciples de Paracelse et par ceux d'Agricola, vont marcher d'un pas égal. L'Alchimie se concentrera dans les abstractions de ses adhérents fanatiques ; elle deviendra exclusivement psychologique, d'expérimentale qu'elle était, et bientôt elle disparaîtra de l'empire fertilisé des connaissances positives.

Rien, aujourd'hui, ne saurait intéresser davantage que d'assister à cette grande lutte des alchimistes psychologues avec les chimiatres ou nouveaux chimistes ; de voir le Moyen Age perdre insensiblement du terrain, non sans combattre, et céder devant les idées positives appuyées sur l'expérimentation. Combien de champions intrépides, d'athlètes vigoureux se sont épuisés dans l'arène ! Que de livres enfantés de part et -d'autre ! Que de voix perdues dans l'espace !...

A Bâle, c'est Graterole et Braceschus qui prennent la défense des purs alchimistes et de leurs secrets ; c'est Bodenstein qui fait connaître le système médical de Paracelse ; tandis que Thomas Eraste et Henri Smetius, professeur d'Heidelberg, cherchent à l'écraser du poids de leur puissante logique ; c'est Alexandre de Suchtenqui, dans un livre intitulé : l'Aurore et le trésor des philosophes, résume les idées spéculatives avancées par Avicenne, Gébert, Raymond Lulle et les autres princes de l'Alchimie.

Les œuvres de ces derniers, isolées ou réunies, annotées, commentées, sont publiées à l'envi par les plus célèbres typographes de Bâle, de Strasbourg et de Francfort. Grâce aux presses intelligentes des Wéchelin, des Egenolphe, Francfort enleva, même à ses deux rivales, l'espèce de monopole qu'elles exerçaient sur les œuvres de Métallurgie et d'Alchimie. Les livres de Christophe Encelius, de Conrad Gessner, de Lazare Eckers, de Thomas Mufethus, de Nicolas Guibert, parus à Francfort avec un luxe et une correction typographiques remarquables, témoignent hautement de la faveur que le public accordait à de pareilles compositions, de la valeur commerciale qu'elles avaient acquise, et de l'indépendance avec laquelle les idées réformatrices, soit dans les sciences, soit dans les dogmes, soit dans les arts, pouvaient se grouper et se répandre.

De toutes les villes d'Europe, Lyon fut celle qui, après les grandes cités rhénanes, montra le plus de zèle en faveur de l’Alchimie, de la Chimiatrie et de la Métallurgie ; Nuremberg, Turin, Leipsick, Bruxelles, Paris, ne viennent qu'après, et il faut attendre presque un siècle pour les voir accorder, aux pensées écloses sur le Rhin, le degré d'intérêt qu'elles méritaient. Pendant ce temps-là, les idées marchèrent ; les vieilles universités de Prague et d'Oxford accueillirent la Chimiatrie ; les écoles d'Italie défendirent le galénisme exclusif, et Cardan sembla se placer entre le Moyen Age et la Renaissance, pour marquer, par un livre bizarre mais immortel, la transition du système ancien au système nouveau.

Déjà le sceptique Corneille Agrippa, qui, dans son ardente jeunesse, fut initié aux mystères de l'Alchimie, avait tracé d'une main ferme, la ligne qui sépare la science de la spéculation, et l'art du métier :

Je pourrois dire plusieurs choses de cet art, duquel je ne suis pas trop ennemy, n'estoit que j'ay faict serment, selon la coustume, quand on est receuaux misteres d'iceluy, de ne les receler... Ici, je montrerois l'alchimiste adonné aux expériences les plus intéressantes, fabriquant, les azurs, cinabres, mines ou vermillons, l'ormusrcal, et autres mixtions de couleurs, la façon du laiton, toutes mélanges de métaux, la manière de souder, assembler et partir, et de faire les essaiz d'iceux ; là, je surprendrois le mesme homme, exerçant une véritable piperie, forgeant une benoiste pierre philosophale par l'attouchement de laquelle toutes choses soyent soudainement converties en or ou argent, selon le souhait de Midas, et s'efforçant de tirer du ciel une certaine quintessence qui va produire des merveilles. Cet homme je le chasserois des royaumes et provinces ; je confisque rois ses biens ; je le punirois au corps, car il offense Dieu, la religion chrétienne et la société. — Il seroit trop long, dit ailleurs Agrippa, de racompter toutes les folies, vains secrets et énigmes de ce mestier, du lyon verd, du cerf fugitif, de l'aigle volant, du crapaut enflé, de la teste de corbeau, de ce noir qui est plus noir que le noir, du cachet de mercure, de la boue de sagesse et semblables bourdes sans nombre. Quant à la science en elle-même, qui m'est familière et qu'on doit bien se garder de confondre avec le mestier, je la crois digne de l'honneur que Thucydide requiert à la femme de bien, disant que d'elle on ne doit parler ny en bien ny en mal.

 

Ces derniers mots sont remarquables. Ils prouvent de la part d'Agrippa une extrême réserve, non-seulement à cause du serment qu'il a prêté jadis de ne rien révéler des arcanes du grand-œuvre, mais parce qu'il croit devoir s'abstenir de toute décision précipitée sur une science, en progrès, dont les destinées futures sont encore incertaines. J'en parleray par circonlocution un peu obscurément, à fin de n'estre entendu que par les enfans de l'Alchemistique science qui ont eu entrée et ont esté reçeuz aux mystères d'icelle. Les adeptes se seraient bien gardés de lâcher la moindre parole indiscrète. L'épée de Damoclès, suspendue sur leur tête, eût aussitôt frappé le coupable, et je ne serais pas éloigné d'attribuer aux critiques, aux indiscrètes paroles d'Agrippa touchant l'Alchimie, une bonne partie des persécutions dont il fut l'objet. Placés au sommet de l'échelle sociale, les maîtres du grand-œuvre se seraient déconsidérés, en ne le protégeant pas. Autour d'eux, l'art expérimental prenait quelquefois une noble et séduisante attitude ; et quand il leur arrivait d'en abuser, c'était une raison de plus pour le défendre.

Mais, au-dessous de ces maîtres, si hautains, si durs et si fiers, quelle myriade d'infortunés chimistes, les uns égarés par l’imagination, les autres par des découvertes sans portée ; ceux-ci, par la misère, ceux-là, par l'ingratitude des hommes ou par la fatalité ! C'était à eux qu'on appliquait le proverbe : Tout alchemiste est médecin ou savonnier ; il enrichit de paroles les oreilles de chacun et vide en même temps la bourse. Effectivement leurs assurances, leurs promesses marchaient toujours accompagnées d'une demande de quelques écus.

Agrippa nous a laissé une peinture très-animée, très-expressive, de la triste condition où se trouvaient réduits les alchimistes de bas étage, colporteurs ambulants qui allaient de foire en foire, amasser quelque peu d'argent, par céruse, vermillon, antimoine, savons et autres drogues servans à farder les femmes, peindre et emplastrer les vieilles drogues que l'Ecriture appelle onguents de paillardise. Véritables parasites de la science, ils vivaient à ses dépens ; ils luttaient de savoir-faire avec les bateleurs, les bohémiens, les conducteurs d'animaux savants, et n'hésitaient point à voler l'argent qu'ils ne pouvaient gagner. C'était, dit-il, gibier de potence. La police les poursuivait avec ardeur. On se montrait surtout impitoyable envers ceux qui fabriquaient de la fausse-monnaie, industrie dont les gouvernements se réservaient le privilège exclusif.

Jusqu'à l'époque où Nicolas Flamel personnifia l'Alchimie sur les bords de la Seine ;j on n'avait guère connu en France que des alchimistes nomades, beaucoup plus propres à discréditer l'esprit d'expérimentation qu'à le répandre dans les hautes classes de la société. Ecrivain, notaire, philosophe, naturaliste, Flamel eut une réputation d'honnêteté qui servit, peut-être autant que son immense fortune, la cause de la pierre philosophale. On n'examina pas si d'heureuses spéculations, si des dépôts considérables faits par quelques juifs proscrits qui moururent sans héritiers, durent centupler l'avoir modeste de Flamel ; le vulgaire, ami du merveilleux, attribua tout à l'Alchimie ; et bien longtemps après sa mort, malgré la bonne réputation qu'il avait laissée, nul bourgeois ou manant de Paris, ne se serait avisé de passer le soir dans la rue de Marivault, ancienne demeure de Flamel, sans se signer le front, pour conjurer les malins esprits qui devaient avoir établi là leur quartier-général. L'Eglise, reconnaissante envers un de ses plus grands bienfaiteurs, consacra, par la peinture et le ciseau, le souvenir de Flamel et de Pernelle, sa femme. Ils étaient représentés tous deux à l'église paroissiale de Saint-Jacques-la-Boucherie, à celle de Sainte-Geneviève des Ardents ; mais leur tombeau, que visitait pieusement, chaque dimanche, le peuple, dont la mémoire est moins fugitive qu'on ne le suppose, existait dans le cimetière des Innocents, sous les Charniers, où l'artiste avait représenté sur pierre la portraiture des principaux alchimistes et le tableau pittoresque des procédés de l'ars magna.

Après avoir aidé aux progrès de la Chimie expérimentale, la fortune éclatante de Flamel amena en France la perte d'une foule de particuliers, comme le gain d'un quine à la loterie précipitait quantité de familles dans le gouffre de la misère. La recherche de cette pierre sacrée qui n'estoit ny aiguë, ny obscure, mais polie, et douce au toucher, aucunement molle, ny dure, ny aspre au goust, souefvre au flaire, aggreable à la vue, amiable et plaisante à l'oreille, rejouissante au cœur et à la pensée, précipita des milliers d'enthousiastes dans une voie pernicieuse d'essais infructueux. Ce fut la manie, la fièvre du siècle. Les domageables charbons, le souffre, la fiente, les poissons, les mines et tout dur travail leur sembla plus doux que le miel, jusqu'à ce qu'ayant consommé patrimoine, héritage, meubles qui s'en alloient en cendre et fumée, ces malheureux se trouvassent chargez d'ans, vestus de haillons, affamés toujours, sentans le soulfre, taincts et souillés de suye et de charbon, et par le frequent maniement de l'argent vif (le mercure), devenus paralytiques. Au reste, ilz experimentoient en eux-mesmes la métamorphose et changement qu'ils entreprenoient de faire es métaux ; car de chymiques ilz devenoient cacochymes, de médecins mendians, de savonniers taverniers, la farce du peuple, fols manifestes, et le passe-temps d'un chacun. Cette peinture incisive n'est point chargée. Elle montre jusqu'où fut portée, dans le cours du seizième siècle, la dangereuse manie de l'expérimentation ; elle nous initie au laborieux enfantement de l'art, quand, navigant sans boussole sur l'océan du doute et de l'incertitude, il n'avait d'autres jalons que les ruines qu'il laissait accumulées derrière lui.

Entre l'époque de Nicolas Flamel, qui n'eut point d'école, et l'ouverture -du premier enseignement des Paracelsistes à l'Université de Paris, l’Alchimie, silencieuse en France, s'était, comme on l'a vu précédemment, promenée par le monde.

Avant que Baillif de la Rivière, Joseph Duchesne, médecins d'Henri IV, et Georges Penot, tous trois élèves de l'école bâloise, eussent frappé du nom de Paracelse les échos français jusqu'alors inattentifs, le métallurgiste bâlois Thurneyssen avait eu le temps de parcourir le monde, d'organiser de vastes ateliers, d'exploiter des mines, d'amasser une fortune colossale, une réputation brillante, et de perdre réputation et fortune ; Adam Bodenstein, non moins zélé que Thurneyssen pour le système Paracelsique, avait, par de longs voyages, propagé ce système en Europe ; l'alsacien Michel Toxites de Grabundten, poëte et. médecin, s'était attaché à éclaircir les idées du maître, et à préparer l'alliance du système de Paracelse avec le système de Galien ; Gérard Dorn, médecin-chimiste, professant, à Francfort, en même temps que Gaspard Hoffmann, cet antagoniste de Thurneyssen, avait excité, à force d'être inintelligible et original, l'admiration d'un concours nombreux d'auditeurs ; Pierre Severin avait ouvert aux doctrines Paracelsiques l'accès de la cour de Danemark, comme Bartholomé Carrichter leur ménagea les faveurs de la cour impériale, et Jean Michel d'Anvers, l'admiration des hautes classes de l'Angleterre. Malheureusement, la plupart de ces disciples enthousiastes exagéraient, si même ils n'interprétaient pas faussement, la parole du maître ; de sorte que les pensées véritablement régénératrices se perdaient sous un galimatias d'idées absurdes.

Au fond de l'Allemagne, à Cobourg, André Libavius fut le premier chimiste distingué, qui, faisant la part de l'Alchimie mentale enseignée par les disciples de Paracelse, et celle de l'Alchimie rationnelle, combattit les prétentions respectives des Paracelsistes et des Galénistes. Il fit plus encore : il découvrit, en Chimie, quelques vérités importantes, et prépara la route brillante où Sala devait incessamment marcher. D'un autre côté, plusieurs Galénistes étudièrent, sans idée préconçue, le système de Paracelse. Gunthier d'Andernach, malgré ses soixante-dix ans, ne craignit pas de se remettre à l'école, de revenir sur un passé tout entier, et de recommander certains moyens spagiriques. Gunthier, les deux Zwinger de Bâle (Théodore et Jacques) ; Michel Dœring de Breslau, professeur à Giessen ; l'alchimiste lorrain Guibert, qui avait été Paracelsiste enthousiaste, furent les maîtres d'une nouvelle et salutaire école qu'on pourrait appeler l'école des conciliateurs.

En France, les bonnes intentions de ces chimistes éclectiques furent étouffées par les prétentions aveugles des Paracelsistes exclusifs, et par la résistance opiniâtre de la Faculté de Paris. Un arrêt ridicule avait autrefois condamné l'antimoine, interdit les remèdes spagiriques comme poison : relevant cet arrêt de la désuétude où il était tombé, le fougueux Riolan recommença la guerre ; et ce fut au milieu de pamphlets, des hyperboles de la passion, du scandale des écoles ; ce fut sous l'expression amère de haines irréconciliables, que la Chimie et ses produits, appliqués aux besoins du corps humain, se frayèrent une route à travers le dix-septième siècle. Rodolphe Goclenius, professeur de Chimie à Marbourg ; le Mecclembourgeois Ange Sala, disciple chéri de Libavius ; le Wirtembergeois Daniel Sennert ; l'illustre Belge Van-Helmont, tous nés dans la même décade, entre 1568 et 1577, furent les plus célèbres propagandistes de la Chémiatrie, contre laquelle s'insurgeait le spiritualisme extravagant des Rose-Croix.

Les deux autres branches de la science, la Métallurgie et la Chimie technique, marchèrent avec beaucoup moins d'entraves. C'était à qui les protégerait, des gouvernements, des administrations urbaines et des princes. Venise, si profondément hostile aux chimistes-psychologues, favorisa les chimistes-praticiens, les chimistes-ouvriers. Il en fut de même de tous les États commerçants. On vit les métallurgistes et les techniciens, appuyés sur le grand mobile du progrès, sur l'intérêt, construire des hauts-fourneaux, des fonderies, obtenir des privilèges pour d'importantes exploitations, et modifier, en peu d'années, quantité d'habitudes sociales. Les savants les plus illustres s'occupèrent de Chimie métallurgique. Tycho-Brahé, si connu comme astronome, ne mérite pas moins de l'être comme chimiste. Souvent il s'enfermait dans un laboratoire avec l'empereur Rodolphe II, et ce monarque dépensait, en expérimentations, des sommes très-considérables. Le célèbre chancelier Bacon, nommé à juste titre, le père de la physique expérimentale, s'occupait également de Chimie dont il adopta même quelques rêveries indignes d'un esprit aussi distingué.

Non moins heureuse que la Chimie métallurgique, la Chimie technique rencontra, dès son début, un homme de génie, Bernard Palissy, à la fois géomètre, minéralogiste, agriculteur, peintre, fabricant d'émaux, dessinateur et mouleur, qui l'éleva, en peu d'années, à la hauteur d'un art déjà perfectionné. Nous envions à l'Allemagne savante la gloire d'avoir produit Agricola, d'avoir enfanté, rectifié la Chimie dans ses opérations les plus utiles ; mais nulle part la Renaissance ne se ferait honneur d'un artiste aussi complet, d'un ouvrier aussi habile que Palissy.

Je n'ay point eu, dit-il, d'autre livre que le ciel et la terre, lequel est connu de tous, et est donné à tous de connoistre et lire ce beau livre. Il se forma lui-même. Peintre d'abord, il abandonna, pour voyager, le foyer domestique ; il parcourut la France, la Lorraine, l'Alsace jusqu'au Rhin, interrogea les gens instruits, apprit des alchimistes tout ce qu'ils savaient de physique et de Chimie, et reconnut, au fond des antres vulcaniens de l'Allemagne, les impostures des ouvriers du grand-œuvre. Démêlant le vrai du faux, cette initiation, loin d'éblouir Palissy, éclaira son intelligence, et ne le rendit que plus réservé dans ses recherches. Il y a des secrets si fort cachez et inconneus en toutes natures, écrivait-il, que de tant plus un homme sera sçavant en philosophie, du tant plus il craindra les hazards qui surviennent ordinairement en toutes entreprises fusibles, métaliques et vulcanistes. Après dix années de pérégrinations pénibles, Palissy, revenu chez lui, avec la conscience de son génie, fit des essais de Chimie appliquée et se ruina. Mais, d'inestimables produits étaient sortis de ses fourneaux ; il, avait reçu le brevet d'inventeur des rustiques figulines du roy, et un avenir de bonheur et de gloire venait de s'ouvrir devant lui. Palissy professa dans Paris la Chimie technique avec le plus grand éclat. De sa chaire partit un rayonnement d'idées originales et fécondes, auxquelles, sous certains rapports, nos savants modernes n'ont rien ajouté. Il s'élevait avec force contre la prétention de renfermer les esprits ou gaz dans l'argile, de rendre l'or potable, et de faire absorber un métal sans dissolution préalable. Ce qu'il disait de l'usage des sels en agriculture, en teinture, pour la préparation des cuirs, pour celle des armes ou des objets de luxe, pour les embaumements, s'est confirmé par l'expérience de trois siècles. Relativement à la fabrication des couleurs minérales et des couleurs végétales, il avait créé une théorie complète, marquée au coin de la raison la plus saine ; et lorsqu'il reconnaît les couches successives du globe, arrivées à la suite de plusieurs déluges ; lorsqu'il avance que les pierres n'ont point d'âme végétale, mais qu'elles peuvent augmenter d'une manière congélative, c'est-à-dire, par le système d'agrégation, ne surprend-il pas à la nature la révélation des deux lois générales sur lesquelles reposent la géologie et la minéralogie ?

 

ÉMILE BÉGIN, de la Société nationale des Antiquaires de France.