LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

PREMIÈRE PARTIE. — MŒURS ET USAGES

MŒURS ET USAGES DE LA VIE RELIGIEUSE

 

SUPERSTITIONS, CROYANCES POPULAIRES.

 

 

Ce n'est pas seulement au Moyen Age, ce n'est pas seulement en France et en Europe, c'est dans le monde entier, c'est à toutes les époques, qu'on trouve la Superstition mêlée aux croyances religieuses et aux habitudes de la vie privée des peuples. On peut dire, à ce sujet, que la Superstition est la conséquence parasite, mais inévitable, de toute religion, et que, dans certaines âmes simples, sensibles et faibles, elle devient naturellement plus puissante que la religion elle-même. Ainsi, la religion chrétienne, avec son mysticisme, ses élans du cœur et son caractère solennel, prêtait plus que toute autre, et surtout plus que le paganisme, à cette disposition rêveuse et mélancolique de l'âme humaine ; ainsi, le Moyen Age, cette époque de naïve ignorance et de foi ardente, a-t-il donné une ample part à l'amour du merveilleux, qui tourmente souvent les esprits supérieurs, et qui semble être un impérieux besoin de l'homme attristé et opprimé par la dure nécessité du monde matériel. Religion et Superstition étaient en quelque sorte deux sœurs jumelles, également chéries et honorées, dans ces temps de pieuse et crédule ferveur ; quelquefois même, ces deux sœurs, si distinctes entre elles par leur origine comme par leurs actes, se confondaient en une seule qui dominait la pensée des populations et régnait sans partage dans l'intérieur de la famille, non moins que dans l'exercice extérieur du culte. La Superstition, émanée du catholicisme et des influences de toutes les religions anciennes, avait formé, pour ainsi dire, l'atmosphère du Moyen Age, et s'était infiltrée partout dans les idées, dans les sentiments, dans les mœurs, dans les usages et dans les institutions.

Sans doute, puisque la Superstition tient à l'essence même des religions, les religions de l'antiquité égyptienne, grecque et romaine, n'étaient pas à l'abri des Croyances et des pratiques superstitieuses, malgré les austères enseignements de la philosophie : ces Croyances et ces pratiques avaient de telles racines dans l'opinion et dans l'habitude, qu'elles se sont, la plupart, conservées et perpétuées jusqu'à nous en changeant de nom, de forme et d'objet. Comme nous, les anciens croyaient aux présages, aux spectres, aux talismans, aux maléfices, aux oracles, aux esprits, aux choses surnaturelles ; comme nous, ils attachaient de l'importance, en bien ou en mal, à certains signes, à certains phénomènes, à certains nombres ; comme nous, ils voyaient et recherchaient sans cesse les rapports d'intelligence et de communication que ce monde terrestre et visible paraît entretenir avec un monde invisible et céleste. Mais, après avoir signalé, en passant, l'existence de la Superstition dans les religions des anciens, nous ne nous occuperons que de sa présence permanente et générale dans la religion chrétienne et dans la société catholique, au Moyen Age et jusqu'à la fin de la Renaissance. Sans essayer de rappeler ici les innombrables préjugés superstitieux qui s'étaient répandus et accrédités au milieu du vulgaire, en altérant les sources de la science et de la vérité, nous nous arrêterons seulement sur quelques Croyances populaires qui ont marqué plus spécialement dans l'histoire du catholicisme et qui se trouvent liées plus intimement à ses dogmes : ces Croyances ont eu, d'ailleurs, un éclat sombre et terrible qui jette encore de vifs reflets à travers les siècles. Nous examinerons ensuite les mille et une Superstitions qui regardent les sacrements de l'autel et qui se classent ainsi en sept divisions principales, dont chacune correspond à un des sept sacrements : au baptême, à la confirmation, à l'eucharistie, à la pénitence, à l'extrême-onction, à l'ordre, et au mariage. Ce sont les conciles et les théologiens qui ont imaginé ce classement méthodique des Superstitions et des péchés qu'elles peuvent engendrer.

L'Eglise, dès son berceau, a fait la guerre à la Superstition, comme à l'ivraie qui étouffe le bon grain. On eût dit que dès lors les Pères et les philosophes chrétiens avaient prévu l'envahissement de cette ivraie dans le champ de la doctrine religieuse, qui ne tarda pas à être presque étouffée sous la mauvaise herbe que la Réformation du seizième siècle s'efforça en vain d'extirper. La religion est le culte du vrai ; la Superstition, celui du faux ; selon Lactance (De divina Instit., IV, cap. 28) ; toute Superstition est un grand supplice et une très-dangereuse infamie pour les hommes, selon saint Augustin (Liber de vera religione, V, cap. 55). Les conciles et les synodes n'ont cessé, pendant tout le cours du Moyen Age, de mettre au ban de l'Église la Superstition et de la poursuivre impitoyablement dans ses tendances les plus secrètes et les mieux déguisées. Le concile de Paris, tenu en 829, se prononce très-énergiquement contre des maux très pernicieux, qui sont assurément des restes du paganisme, tels que la magie, l'astrologie judiciaire, le sortilège, le maléfice ou l'empoisonnement, la divination, les charmes et les conjectures qui se tirent des songes. Le concile provincial d'Yorck, en 1466, déclare, avec saint Thomas, que toute superstition est une idolâtrie. Notre illustre Jean Gerson avait formulé la même opinion, en ces termes : La Superstition est un vice opposé par excès à l'adoration et à la religion. Mais l'Église, considérant la Superstition comme une œuvre du diable, n'avait pas su fixer elle-même la limite, souvent incertaine et imprescriptible, qui séparait la religion et la Superstition. Voilà pourquoi la Superstition était généralement tolérée et glorifiée, dans les pratiques du culte et même dans les mystères du dogme. Ici, les Croyances superstitieuses étaient une exagération de la foi, un excès de la dévotion : elles avaient alors quelque chose de touchant et de respectable ; là, elles dérivaient de la démonomanie, et elles n'étaient que l'expression d'une crédulité ridicule ou coupable ; ailleurs, elles provenaient d'une tradition erronée et travestie, écho mensonger d'un passé plus ou moins éloigné ; tantôt, elles avaient un caractère futile et indécis ; tantôt, elles se montraient sous une physionomie étrange et remarquable : l'une était une hérésie, une entreprise criminelle contre l'Église et la société ; l'autre n'était qu'une innocente fantaisie, indifférente pour tout le monde, excepté pour la personne qui l'avait à cœur ; tout, dans le monde moral, devenait prétexte à Superstition, et tout, dans le monde physique, offrait un moyen de Superstition. Les sentiments les plus honnêtes, les plus élevés, les plus généreux, se mélangeaient souvent d'un alliage superstitieux, que ne leur enlevait pas même le creuset de la religion.

Les miracles des saints et le culte des reliques donnèrent lieu à plus de Superstitions, que le démon lui-même n'aurait su en créer. Ces Superstitions intéressaient également l'Église et les fidèles : ceux-ci y trouvaient de quoi satisfaire leur piété active et insatiable ; l'Église en profitait, pour fortifier sa prépondérance temporelle, pour accroître ses revenus, pour augmenter le nombre des couvents et des fondations pieuses. Nous n'avons pas l'intention d'attaquer les faux miracles et les fausses reliques, en les désignant comme les Superstitions les moins dangereuses de celles qui s'élevaient de toutes parts dans le domaine de l'Église. La Légende dorée de Pierre de Voragine, qui fut, s'il est permis de s'exprimer ainsi, l'évangile de la Superstition au treizième siècle, avait recueilli toutes les fables, toutes les traditions merveilleuses, que le culte des saints et de leurs reliques entretenait dans la chrétienté, comme autant de corollaires des dogmes fondamentaux de la religion ; dès lors, chaque saint, chaque relique, chaque pèlerinage devint une source respectable de Superstitions, souvent absurdes et monstrueuses ; dès lors, ces Superstitions s'unirent si étroitement avec les choses saintes, que la piété la plus clairvoyante n'était pas capable de démêler les unes des autres. L'Église prit le parti de fermer les yeux sur ces excès d'une dévotion grossière et ignorante : elle ouvrit son giron au débordement des Superstitions qu'elle sanctifiait en les acceptant et quelquefois en les évoquant la première ; elle y trouvait d'ailleurs son avantage et elle les considérait comme des aiguillons de la foi. Ce furent pourtant ces Superstitions qui fournirent des armes aux hérétiques et aux réformateurs, contre le christianisme et le catholicisme, depuis les Manichéens et les Albigeois jusqu'aux Anabaptistes, aux Luthériens et aux Calvinistes.

Les Superstitions dont l'Église repoussait la responsabilité sans pactiser jamais avec elles, c'étaient celles qui ne lui rapportaient aucun profit ou qui lui causaient un préjudice. Ainsi, poursuivait-elle de ses censures et de ses excommunications toute Croyance, toute pratique superstitieuse qui ressemblait à un retour vers le paganisme, à une tendance vers la démonolâtrie ; elle faisait une guerre implacable aux astrologues, aux devins, aux sorciers, aux enchanteurs : elle ne se contentait pas de les damner dans l'autre monde, elle les frappait, dans celui-ci, avec le bras séculier dont elle disposait toujours à son gré ; elle ne voulait pas que les chrétiens s'accoutumassent à chercher, en dehors de son empire et de son action, des espérances, des consolations, des joies, des influences, qui répondissent à cet éternel besoin de croire, de savoir et de sentir, que la nature a mis en nous ; elle ne voulait pas, en un mot, que la Superstition exerçât son prestige et ses charmes séducteurs hors de la sphère des idées religieuses. Voilà pourquoi elle accusait le diable d'être l'auteur de toutes les Superstitions qu'elle n'avait pas autorisées en les couvrant d'un voile sacré.

Nous savons positivement quelles étaient ces Superstitions, au septième siècle, par un passage de la Vie de saint Eloi, évêque de Noyon, écrite en latin par saint Ouen, archevêque de Rouen (voyez cette Vie dans le t. V du Spicilegium de d'Achery). La plupart des Superstitions que condamne le saint évêque appartenaient encore au paganisme et conservaient l'empreinte des Croyances religieuses de l'antiquité, tant celles-ci étaient vivaces et profondément enracinées dans les esprits. Saint Eloi disait à ses buailles : Avant tout, je vous en supplie, n'observez aucune des coutumes sacrilèges des païens ; ne consultez pas les graveurs de talismans, ni les devins ; ni les sorciers, ni les enchanteurs, pour aucune cause ou maladie que ce soit ; ne prenez pas garde aux augures ni aux éternuements ; ne faites point attention aux chants des oiseaux, que vous avez pu entendre dans votre chemin ; qu'aucun chrétien ne remarque quel jour il sortira d une maison et quel jour il y rentrera ; que nul ne se préoccupe du premier jour de la lune ou de ses éclipses ; que nul ne fasse, aux calendes de janvier, des choses défendues, ridicules, antiques et déshonnêtes, soit en dansant, soit en tenant table ouverte pendant la nuit, soit en se livrant aux excès du vin ; que nul, à la fêle de saint Jean ou à certaines solennités des saints, ne célèbre les solstices par des dansés, des caroles et des chants diaboliques ; que nul ne pense à invoquer les démons comme Neptune, Pluton, Diane, Minerve ou le Génie ; que nul ne garde le repos, au jour de Jupiter, à moins que ce ne soit en même temps la fête de quelque saint, ni le mois de mai, ni aucun autre temps, ni aucun autre jour, si ce n'est le jour du Seigneur ; que nul chrétien ne fasse des vœux dans les temples ou auprès des pierres, des fontaines, des arbres ou des enclos ; que nul n'allume des flambeaux le long des chemins ou dans les carrefours ; que nul n'attache des billets au cou d'un homme ou de quelque animal ; que nul ne fasse des lustrations, ni des enchantements sur les herbes, ni ne fasse passer ses troupeaux par le creux d'un arbre ou à travers un trou fait dans la terre ; que nulle femme ne suspende de l'ambre à son cou et n'en mette dans telle ou telle teinture ou autre chose, en invoquant Minerve ou d'autres fausses divinités ; que personne ne pousse de grands cris, quand la lune pâlit ; que personne ne craigne donc qu'il lui arrive quelque chose, à la nouvelle lune ; que personne ne nomme son maître la lune ou le soleil ; que nul ne croie au destin, à la fortune ou à un quadrat de géniture, qu'on appelle vulgairement une naissance ; chaque fois que vous tomberez dans quelque infirmité, n'allez point trouver les enchanteurs, les devins, les sorciers et les charlatans, et ne faites point de cérémonies diaboliques aux fontaines, aux arbres et aux carrefours des chemins….. (Vie de saint Eloi, trad. par Ch. Barthélemy. Paris, 1847, in-8°, liv. II, ch. 15.) Les chrétiens du septième siècle, comme on le voit, étaient à demi-païens, et le saint évêque de Noyon ne faisait que répéter des admonitions que les conciles avaient adressées déjà bien des fois aux nouveaux convertis et qui n'eussent pas été inutiles deux ou trois siècles plus tard ; car le paganisme se perpétua dans le peuple par la Superstition, lors même qu'il fut complètement effacé de la face du monde catholique. Les religions s'éteignent et disparaissent, les Superstitions populaires ne meurent jamais.

Ainsi, tout le Moyen Age est plein des réminiscences de la mythologie païenne : elle pénètre parfois jusqu'au cœur de la Bible et des Evangiles, sous les auspices de quelque docte commentateur ecclésiastique, qui mettra sans façon à contribution les Métamorphoses d'Ovide, pour ajouter au merveilleux du récit. Lorsque Pierre Comestor, fameux théologien du douzième siècle, en paraphrasant les Écritures, dans son Historia scholastica, trouve les fils de Dieu en relation directe avec les filles des hommes, au chapitre VI de la Genèse, il a soin de nous apprendre que les géants nés de ce commerce étrange sont un peu de la famille d'Encelade et de Briaré ; mais la Superstition ne s'arrêta pas en si beau chemin, et cette race surnaturelle devint bientôt, au dire des plus savants théologiens, celle des incubes et des succubes, démons mâles et femelles, qui continuaient les errements amoureux de leurs premiers parents, et qui faisaient servir à leurs voluptés invisibles les fils et les filles des hommes. Le déluge de Deucalion et Pyrrha devait aussi ajouter quelques épisodes au déluge de Noé, comme si la tradition était la mère de la Superstition, comme si la Superstition était cachée dans le berceau de toutes les religions. Le serpent Python et les monstres, éclos de la fange de la terre, noyée par les eaux du ciel, avaient passé dans les livres saints des Hébreux, et surtout dans les gloses que les rabbins, ces grands maîtres en Superstition, ne se lassaient pas d'y joindre dans le cadre élastique du Talmud. Les chrétiens n'eurent garde de renoncer à ces monstres, à ces dragons et à ces serpents, qui leur causaient autant d'admiration que de terreur, et qui furent bientôt, aux yeux du peuple, la personnification multiforme de l'Esprit du mal. Le diable n'avait-il pas lui-même choisi la figure du serpent ou du dragon, pour pénétrer dans le Paradis terrestre et tenter Ève ? Le Prophète n'avait-il pas attribué au Tentateur cette figure symbolique, en annonçant que la femme écraserait un jour sous ses pieds la tête du serpent ? On confondit serpent et diable, dans le langage mystique, et l'imagination des prédicateurs, des poètes, des peintres et des imagiers se mit en frais, durant tout le Moyen Age, pour reproduire le serpent sous les formes les plus fantastiques et avec les couleurs les plus incroyables.

C'est que la Superstition populaire s'emparait volontiers de tout ce qui saisissait les yeux et l'esprit. Il y avait donc des serpents et des monstres partout, dans la légende des saints et dans les œuvres de l'art chrétien, qui étaient comme la représentation figurée de cette légende, traduite de toutes parts en tableaux, en vitraux, en statues, en bas-reliefs, en images naïves et terribles. Le vulgaire apprenait par là, sans doute, à craindre le diable plus que Dieu, mais il ne se souciait pas de connaître le vrai sens historique et philosophique de ces affreux serpents, qu'il voyait peints ou sculptés dans les églises, comme attributs de différents saints : il trouvait naturel que saint Georges eût tué, en Phénicie, un dragon qui allait dévorer la fille du roi de ce pays-là ; que saint Marcel et saint Germain, armés de la croix, eussent fait la chasse à des serpents ailés, sur le territoire du Parisis ; que saint Romain eût enchaîné avec son étole la Gargouille de Rouen ; que sainte Marthe eût combattu et vaincu la Tarasque de Tarascon. C'étaient là des Croyances si bien établies dans le peuple, que quiconque eût osé rire de la Gargouille, à Rouen, et de la Tarasque, à Tarascon, eût été mis en pièces ou lapidé, en châtiment de son hérésie. N'a-t-on pas célébré, jusqu'à nos jours, par des processions et des cérémonies bizarres, la miraculeuse victoire de saint Romain et de sainte Marthe ? Le clergé, qui prenait part à ces fêtes populaires, ne savait peut-être pas lui-même que leur origine se rattachait à l'histoire du christianisme, et que ces dragons, terrassés par les saints, symbolisaient la destruction du culte des idoles ou des démons et le triomphe de l'Évangile.

Le serpent avait joué un rôle considérable dans toutes les théogonies païennes, mais la religion de Jésus-Christ lui donna encore plus d'importance, et l'on serait en peine d'énumérer dans combien de situations diverses il s'y montre plus ou moins approprié aux besoins de la circonstance. Il entre de plein droit dans le blason, avec les chimères, les licornes, les animaux fabuleux, qui étaient sortis comme lui de la Bible et de l'Apocalypse ; il se mêle à l'histoire, sous les traits de Mélusine de Lusignan ; il inspire les plus merveilleux récits des voyageurs ; il parcourt, d'un bout à l'autre, le domaine de la science et celui de la poésie. C'est toujours le diable ou la puissance infernale, qui anime le serpent et qui lui prête ce luxe prodigieux de formes et de couleurs que les artistes du Moyen Age excellaient à rendre, comme si l'original eût posé devant eux. On n'oubliera pas de rappeler, en traitant des arts du dessin, ainsi que des voyages et de l'histoire naturelle, quelle part y prenaient les Croyances populaires relatives au serpent et à ses innombrables rejetons problématiques et allégoriques. On peut dire que le serpent, au point de vue religieux, est une des plus fécondes Superstitions qui aient été exploitées par l'Église catholique.

On a fait moins d'usage sans doute des monstres et des animaux chimériques, contemporains du serpent d'Eve et du déluge de Noé ; mais ils ont figuré toutefois dans les arts et dans les sciences, soit comme des caprices de la création divine, soit comme des produits étranges de la matière inerte et de l'aveugle nature. Le diable était aussi responsable de la naissance des monstres bizarres ou hideux, qui descendaient pourtant, en ligne directe, des géants, des pygmées, des cyclopes, des faunes, des satires, des centaures, des harpies, des tritons de l'antiquité. Les Pères de l'Église les plus vénérables, tels que saint Augustin et saint Isidore, n'avaient point osé nier l'existence de ces monstres que Pline et les anciens naturalistes admettaient complaisamment dans la hiérarchie des êtres vivants. La tradition était d'accord là-dessus avec les Pères de l'Église, sur tous les points du globe, et le peuple acceptait volontiers, en fait de merveilles et de prodiges, les plus invraisemblables, surtout quand on les attribuait à la malice du démon. N'était-il pas très-plausible que l'Esprit du mal créât des êtres à son image, pour les opposer à ceux que Dieu avait créés à la sienne ? De là, ces monstrueuses contrefaçons de l'homme qui, selon Pierre Comestor, avaient apparu sur la terre après le déluge ; races difformes et impossibles, que les crédules voyageurs des quinzième et seizième siècles prétendaient avoir encore retrouvées dans les régions nouvelles qu'ils visitaient sous l'empire de leurs Superstitions d'enfance ! La théologie chrétienne ne se faisait pas scrupule d'emprunter au paganisme géants, pygmées, cyclopes, faunes, satires, pour en peupler la terre après le déluge qui aurait bien dû recommencer et noyer cette épouvantable engeance. Le caprice et l'imaginative des docteurs en-Sorbonne avaient ajouté, il est vrai, quelques, traits nouveaux à la description que Pline s'était amusé à retracer, d'après le témoignage d'auteurs plus anciens ; ainsi, Dieu, pour varier la forme humaine, aurait créé alors des hommes sans tête, ayant les yeux et la bouche au milieu de la poitrine ; des hommes à tête de héron et à cou de serpent ; des hommes dont les oreilles descendaient jusqu'à terre ; des hommes dont le pied gauche était assez large pour leur servir de parasol ; des hommes couverts de poils longs et soyeux ; des hermaphrodites et des androgynes qui firent longtemps concurrence à la famille de Noé, à la légitime descendance d'Adam et Ève. Les artistes et les poètes n'eurent aucune répugnance à introduire dans leurs ouvrages ces créations imaginaires, approuvées, en quelque sorte, par l'Église ; et la Superstition qui voulait qu'elles eussent existé réellement aux temps antédiluviens, selon les uns, et à la suite du déluge, selon les autres, la Superstition ne refusa pas d'admettre que leur existence normale s'était perpétuée en Lybie, en Ethiopie, dans l'Inde, dans ces pays Inconnue de l'Asie et de l'Afrique où l'on plaçait encore le paradis terrestre.

Il est étonnant que personne, à l'exception de certains héros de légende, ne se soit vanté d'avoir retrouvé le paradis terrestre j quoique de graves écrivains aient travaillé à constater sa position géographique : on n'y serait pas allé voir, cependant, si Benjamin de Tudele, Rubruquis, Jean Carpin, Marco Polo, ou quelque autre voyageur du treizième siècle, avaient mis en avant cette prétention exagérée. Mais, en revanche, plus d'un bon chrétien s'est persuadé, à cette même époque, si féconde en merveilles, qu'on pouvait visiter le purgatoire et entrevoir de loin le vrai paradis, sans cesser d'appartenir au monde des vivants. Il n'y avait guères que les sorciers qui eussent le privilège de descendre dans l'enfer, et ce privilège-là leur coûtait cher quand ils avaient l'imprudente audace de s'en targuer vis-à-vis de l'Inquisition ou de la justice séculière. Le purgatoire, où l'on croyait pouvoir pénétrer et d'où quelques-uns prétendaient être revenus, était celui de saint Patrice, et son entrée se trouvait en Irlande, dans une île du lac de Derg. Ce purgatoire, imité de l'antre de Trophonius, fameux dans l'histoire du paganisme grec, ne fut découvert ou imaginé qu'au douzième siècle, et il acquit bientôt une célébrité qui courut d'un bout de l'Europe à l'autre : les principaux écrivains de ce temps-là, Mathieu Paris, Jean de Vitry, Vincent de Beauvais, ne dédaignèrent pas de s'en occuper très-sérieusement, tandis que la poésie des trouvères et des minnesingers faisait circuler de bouche en bouche cette légende sombre et merveilleuse qui devait bientôt inspirer le Dante. Suivant cette légende, Jésus-Christ avait conduit saint Patrice dans une moult grant fosse qui estoit moult obscure par dedans et il l'y laissa un jour et une nuit ; en sortant de là, le saint était expurgié de tous les péchiés qu'il fit oncques : il n'eut rien de plus pressé que de faire bâtir, près de la fosse, une moult belle église et un couvent de l'ordre de saint Augustin. Après sa mort, la foule vint en pèlerinage ; quelques téméraires osèrent pénétrer dans la fosse, et la plupart ne reparurent jamais. On eut pourtant des nouvelles du purgatoire, par l'entremise d'un chevalier anglais, nommé Owen, qui avait commis de si gros péchés, qu'il résolut de s'en délivrer à l'instar de saint Patrice. Il se prépare donc à descendre dans la fosse ; il prie et jeûne pendant quinze jours ; il communie, reçoit l'extrême-onction et fait célébrer ses obsèques ; puis, sans cuirasse et sans armes, protégé seulement par la foi et la grâce, accompagné de moines et de prêtres qui chantent les litanies des morts, il se rend à l'ouverture du trou et il s'y glisse en rampant sur les mains et sur les genoux au milieu des ténèbres. Bientôt une clarté comme il y en a en ce monde ès jours d'hiver vers les vespres lui permet de voir qu'il se trouve dans une vaste salle à coulomnes et à arches, et que douze grands hommes vêtus de robes blanches viennent à lui pour le réconforter : — Ceste salle sera tanstost plaine de deables qui moult cruellement te tourmenteront, lui disent ces fantômes. Garde bien que tu aies le nom de Dieu en ta remembrance. En effet, les démons accourent avec des cris de joie et de fureur ; ils entourent le chevalier qui résiste à leurs tentations et à leurs menaces ; ils l'enchaînent, ils l'emportent dans les profondeurs du gouffre, jusques en un plain champ moult long et moult plain de douleurs. Là avoit hommes et femmes de divers âges, qui se gissoient tous nus, trestous estendus à terre le ventre dessous ; qui avoient des clous ardans fichiés parmi les mains et parmi les pies, et y avoit un grant dragon tout ardant qui se seoit sus eulx et leur fichoit les dens tous ardans dedans la char. Owen poursuit sa route et rencontre, toujours escorté par les diables, d'autres supplices plus douloureux, à mesure qu'il approche de l'enfer : il voit une foule d'âmes plongées dans des cuves remplies de métaux fondus. Or est la vérité que trestous ces gens ensemble si crioient à haulte voix et pleuroient moult angoisseusement. Bien lui prend d'invoquer le nom du Christ, lorsqu'il s'avance jusqu'aux abords de la gehenne infernale et qu'il aperçoit les âmes des damnés, semblables à de grosses étincelles volant à travers les flammes. Cette invocation l'a délivré des diables, et il peut arriver sans encombre à la porte même du séjour des bienheureux. Ce n'est pas la Jérusalem céleste, c'est le paradis terrestre, celui-là même dont fut chassé le premier homme et qui reçoit maintenant les âmes purifiées au sortir du purgatoire. Ce paradis ne pouvait pas différer de la peinture que nous en fait la Bible, et le bon chevalier n'y remarqua rien de plus que des prés verts délicieux, des arbres, des fleurs, des herbes, des fruits de toute semblance et de toutes délices de beautés, et de plus, deux archevêques qui lui indiquèrent de loin le ciel des élus et l'entrée lumineuse du véritable paradis. On comprend que le chevalier, à son retour dans notre monde sublunaire, se soit empressé de raconter toutes ces belles choses qui furent recueillies comme paroles d'évangile. Le purgatoire de saint Patrice n'eut pas besoin d'autres lettres de créance pour être reconnu comme vrai et authentique par l'Église et par toute la chrétienté. Les moines, qui en avaient la garde et le revenu, en montraient bien la porte aux pèlerins que la dévotion et la curiosité amenaient en Irlande ; mais le trou restait fermé et impénétrable, si bien qu'il ne fut donné à personne de recommencer l'excursion souterraine du chevalier Owen. Cependant chaque nation a tenu à honneur de se faire représenter par un des siens dans les récits, rédigés en différentes langues, qui nous ont conservé le souvenir des voyages faits au purgatoire de saint Patrice, tant cette Croyance superstitieuse s'était, en quelque sorte, nationalisée partout dans l'Europe du Moyen Age.

Une Superstition non moins célèbre, qui date du même temps, et qui paraît avoir été rapportée d'Orient par les premières croisades, c'est celle du Juif-Errant, que les habitants des campagnes croyaient voir dans tous les mendiants étrangers, à longue barbe blanche, qui passaient d'un air grave et mélancolique, sans s'arrêter, sans lever les yeux, et sans parler à personne. Le passage du Juif-Errant dans la plupart des pays chrétiens, et dans un grand nombre de villes, a été constaté par les chroniqueurs, et sa légende, recueillie dès le treizième siècle par Mathieu Paris, trouvait peu d'incrédules, à l'époque même de la Réformation, qui faisait une si implacable guerre aux Croyances superstitieuses. Cette légende fut racontée, en 1228, aux moines de Saint-Alban, par un archevêque arménien, à son arrivée de la Terre-Sainte en Angleterre. Cet archevêque, interrogé sur le fameux Joseph, dont il est souvent question parmi les hommes, déclara très-délibérément qu'il le connaissait pour l'avoir reçu souvent à sa table. Voici l'histoire de ce Joseph. Il se nommait Cartaphilus, et était portier du prétoire de Ponce-Pilate, quand Jésus fut entraîné par les Juifs, pour être crucifié. Jésus s'étant arrêté un instant sur le seuil du prétoire, Cartaphilus le frappa d'un coup de poing dans le dos, et lui cria d'un ton moqueur : — Va donc plus vite, Jésus, va ! Pourquoi t'arrêtes-tu ? Jésus se retourna et lui dit avec un visage sévère : Je vais, et toi tu attendras que je sois venu ! Or, Cartaphilus, qui n'avait que trente ans au moment de la Passion, et qui rajeunissait chaque fois qu'il atteignait sa centième année, attendait toujours, depuis, la venue du Seigneur et la fin du monde. C'était un homme de sainte conversation et de grande piété, qui parlait peu et avec réserve, qui se contentait d'une nourriture frugale et de vêtements modestes, qui pleurait souvent et qui ne souriait jamais. Du reste, il annonçait le jour du jugement des âmes, et il recommandait la sienne à l'indulgence de Dieu. Cette légende avait de quoi faire impression sur le peuple, avant même que la Superstition l'eût surchargée de détails plus singuliers encore. Ce fut la poétique et rêveuse Allemagne qui caractérisa davantage la grande figure du Juif-Errant. Ainsi, au seizième siècle, lorsque chaque ville, chaque village s'attribuait l'honneur d'avoir donné l'hospitalité à cet infortuné portier du prétoire de Pilate, un évêque allemand, et non plus un archevêque arménien, Paul d'Eitzen, raconte, dans une lettre datée du 29 juin 1564, qu'il a rencontré le Juif-Errant à Hambourg, et qu'il s'est entretenu longtemps avec lui, Ce Juif ne se nommait plus Cartaphilus, ni Joseph, mais Ahasvérus. C'était un grand homme, qui ne paraissait pas avoir plus de cinquante ans. Il avait de longs cheveux, flottant sur les épaules ; il marchait pieds nus ; ses vêtements étranges consistaient en des chausses amples, en une jupe courte qui lui descendait jusqu'aux genoux, et en un manteau qui tombait jusqu'à ses talons. Il assistait d'ailleurs au sermon, dans une église catholique, tout Juif qu'il était, et il se prosternait en pleurant, en soupirant, en meurtrissant sa poitrine, toutes les fois que le prédicateur prononçait le saint nom de Jésus-Christ. Il tenait les discours les plus édifiants, pourvu qu'on lui adressât la parole, car il était naturellement silencieux ; il ne riait pas plus en 1564 qu'en 1228, et il fondait en larmes dès qu'il entendait jurer et blasphémer. Il mangeait et buvait avec une sobriété exemplaire, et n'acceptait que deux ou trois sous pour son usage, quand on lui offrait de l'argent. Son histoire ressemblait beaucoup à celle de Cartaphilus, si ce n'est qu'il avait repoussé et injurié Jésus portant sa croix, lorsque Jésus s'arrêta pour reprendre haleine devant la maison, où il se trouvait, lui, avec sa femme et ses enfants, pour voir passer le roi des Juifs montant au Calvaire. — Je m'arrêterai et reposerai ! lui avait dit le Christ indigné ; toi, tu chemineras ! En effet, depuis cet arrêt, il avait quitté sa maison et sa famille, pour errer par le monde et faire pénitence de sa dureté. Il n'avait revu Jérusalem que quinze siècles après en être sorti : Il ne savait ce que Dieu voulait faire de lui, de le retenir si longtemps en cette misérable vie ! On comprend l'émotion et la terreur que laissait dans les esprits cette admirable légende qui personnifie en un seul homme tout le peuple de Moïse, et qui, sous la forme d'une imposante allégorie, retrace sa destinée vagabonde depuis le crucifiement de Jésus. On signala plus d'une fois l'apparition du Juif-Errant en France, en Allemagne et dans les Pays-Bas, au seizième siècle, et toujours cette apparition, qui donna lieu à une foule de livrets et de placards, fut considérée comme le sinistre pronostic de quelque grande calamité publique. Ainsi, le Juif-Errant venait-il de se montrera Strasbourg, à Beauvais, à Noyon et dans plusieurs autres villes de France, lorsque Ravaillac assassina Henri IV.

Une Superstition qui pouvait bien avoir la même origine que celle du Juif-Errant et qui ne fut pas moins populaire au Moyen Age et jusqu'à la fin de la Renaissance, c'est l'existence, dans l'Inde ou dans l'Abyssinie, d'un certain Prêtre-Jean, roi et pontife, moitié juif et moitié chrétien, qui, depuis des siècles, gouvernait un vaste empire où la main de Dieu avait rassemblé plus de merveilles que dans le paradis de Mahomet. Tous les chroniqueurs, tous les voyageurs du treizième siècle, que la tradition du Juif-Errant avait préoccupés, Mathieu Paris, Jacques de Vitry, Jean Carpin, Marco Polo, s'étaient donné garde d'oublier le Prêtre-Jean. Les récits que l'on publiait des richesses inouïes de ce personnage et du pays qu'il avait sous sa domination, semblaient bien faits pour exalter l'imagination et la cupidité du pauvre peuple. Ce fut aussi un évêque d'Arménie qui, en 1145, apporta en Europe les premières nouvelles de ce fabuleux Prêtre-Jean. Depuis, beaucoup de particularités bizarres et fantastiques vinrent de toutes mains s'ajouter à la légende originale et en augmentèrent la vogue. Pas de voyageur qui, ayant visité l'Afrique ou l'Asie, osât s'inscrire en faux contre cette Croyance généralement admise dans la chrétienté ; les plus menteurs prétendaient même s'être renseignés sur les lieux et n'étaient pas avares de récits incroyables qu'on accueillait en Europe avec autant de confiance que de crédulité. Cette espèce de pape immortel de l'Orient avait plus d'une fois troublé le sommeil des papes d'Occident, successeurs de saint Pierre, comme si le schisme devait venir de bien loin pour attaquer la papauté. Ce fut peut-être un partisan secret de la Réformation, qui s'avisa d'écrire, en 1507, à l'empereur de Rome et au roi de France, sous le nom du Prêtre-Jean. Dans cette lettre curieuse, rédigée en français (imprimée sans lieu ni date, in-4° de 12 feuillets, goth.), le Prêtre-Jean, qui s'intitule par la grâce de Dieu roi tout puissant sur tous les rois chrétiens, fait une profession de foi assez orthodoxe et invite le pape Jules II et Louis XII à venir sans façon s'établir dans ses états qu'il leur représente comme les plus beaux et les plus riches du monde. On y trouve, en effet, une foule de choses qui ne se voient que là et dans les contes de fées ; c'est là qu'on rencontre la licorne, Je phénix, le griffon, le rock, des bœufs sauvages à sept cornes, des lions rouges, verts, noirs et blancs, des sagittaires ou centaures, des hommes à tête de chien, des pygmées qui sont bons chrétiens et qui ne font la guerre qu'aux oiseaux, des dragons à sept têtes ; c'est là que jaillit la fontaine d'Eau de Jouvence et que l'Arbre de Vie a été planté exprès pour produire le saint-chrême, qui sert aux usages des sacrements de l'Église. On n'avait donc pas lieu de s'étonner si cette région bénite était terrible pour les pécheurs, tellement que celui qui commettait le péché de luxure périssait par le feu et celui qui osait mentir courait risque de la hart. Quant au palais du maître de ce singulier pays, on devine qu'il devait être de cristal avec un toit de pierres précieuses et des colonnes d'or massif. Mais ce n'était pas encore le plus extraordinaire : Une autre grant merveille y a en nostre palais, dit le Prêtre-Jean au pape et au roi de France, c'est assavoir que nul manger n'y est appareillé fors que en une escuelle, un gril et un tailloir qui sont pendus à ung pillier. Et quand nous sommes à table et nous désirons avoir viandes, elles nous sont appareillées par la grâce du Saint-Esprit. Le pape et le roi de France n'auraient pu en offrir autant à leur heureux correspondant, qui devait être bien fier d'avoir le Saint-Esprit pour cuisinier. On comprend que les rois de Portugal, Jean II et Emmanuel, aient envoyé plusieurs expéditions dans l'Inde et en Abyssinie pour s'assurer de la vérité de ces merveilles ; mais ils ne réussirent pas à découvrir si le Prêtre-Jean régnait en Abyssinie ou en Tartarie. C'est dans ce dernier pays néanmoins, que les savants, peu superstitieux de leur nature, ont fixé la résidence d'un chef nestorien, nommé Johannes Presbyter, qui y aurait fondé un empire puissant, au milieu du douzième siècle. De là, cette fiction du Prêtre-Jean, répandue dans le monde chrétien au Moyen Age et souvent mise en œuvre dans les inventions des poètes et des voyageurs.

On avait, sans trop d'efforts, rattaché au Prêtre-Jean et au Juif-Errant le personnage de l'Antéchrist, qu'on attendait toujours depuis l'an 1000, et qui ne se pressait pas de paraître sur la terre, pour préluder à la fin du monde. On publia, à diverses reprises, que l'Antéchrist était né et qu'il ne tarderait pas à se révéler par des miracles ; on prétendit même que ce fils de la perdition avait commencé son règne apocalyptique en prêchant la guerre et en évoquant la peste et la famine ; mais si la famine, la peste et la guerre se mettaient d'intelligence contre les hommes, nul n'osait assumer la grave responsabilité du rôle d'Antéchrist ; aussi-bien, le monde ne se préparait-il pas à finir. Le peuple n'en était pas moins persuadé que le monde finirait et que l'Antéchrist viendrait auparavant. Les gens d'Église et les moines ne faisaient rien pour combattre cette Superstition qui leur avait été si profitable, toutes les fois que la crédulité populaire s'était émue de l'arrivée prochaine de l'Antéchrist et de l'imminence du jugement dernier. Ainsi, dès le quatrième siècle de l'ère chrétienne, saint Augustin n'accordait plus que quelques années de répit au genre humain, avant l'accomplissement des temps. L'époque de la fin du monde fut pourtant remise de siècle en siècle jusqu'au millénaire, qui, de l'avis des plus doctes et des plus pieux théologiens, était le terme préfix de cette grande catastrophe. Au bout de mille ans, avait dit saint Jean, Satan sortira de sa prison et séduira les peuples qui sont aux quatre angles de la terre. Cette prophétie n'avait jamais soulevé de doute ni de contradiction, et la lettre même de l'Évangile, où il est écrit que le Fils de Dieu viendra juger les vivants et les morts, lui servait de redoutable commentaire. En présence de ce jugement universel, les chrétiens ne songèrent plus qu'à se mettre en état de paraître devant Dieu ; ils renoncèrent à tous leurs biens terrestres et les donnèrent aux églises et aux couvents ; ils crurent inutile de cultiver la terre et de se livrer à leurs travaux habituels ; ils quittèrent leurs champs, leurs boutiques et leurs maisons, pour se précipiter autour des autels. Cette année-là, il y eut des signes menaçants dans le ciel et sur la terre : éclipses, comètes, météores, débordements de fleuves, tempêtes, épidémies, stérilité. Un contemporain nous a laissé une peinture terrible de la désolation qui régnait dans tout l'Occident aux approches du terme fatal : la Superstition aggravait encore les maux réels de la misère publique ; on ne parlait que de miracles effrayants : juifs convertis, morts ressuscités, vivants frappés de mort subite, spectres et démons sortant du fond de l'abîme. Enfin, la veille du jour où devait s'accomplir l'an 1000, toute la population en larmes et en prières s'entassa dans les églises ; on attendait, en frissonnant, le son des sept trompettes et l'apparition de l'Antéchrist ; mais le soleil ne s'obscurcit pas, les étoiles ne tombèrent pas, et la nature ne vit pas ses lois interrompues. Ce n'était qu'un retard, disait-on, et l'on comptait avec anxiété les jours, les semaines, les mois : on ne se rassura qu'au bout de plusieurs années d'angoisses. Depuis cette époque mémorable, la fin du monde semble ajournée, par un effet de la grâce divine, mais toutefois, à différents intervalles, elle fut de nouveau annoncée avec plus ou moins d'à-propos, notamment par Arnault de Villeneuve, qui la mettait en 1395. Au commencement du seizième siècle, les luthériens eurent l'étrange idée de voir l'Antéchrist dans le pape de Rome, qu'ils ne désignèrent plus autrement. L'Allemagne protestante n'hésita donc pas à croire les sinistres prophéties d'un fameux astrologue, Jean Stoffler, qui voulait-que le monde finît en 1521 par un nouveau déluge. Il y eut un théologien de Toulouse, nommé Auriol, qui fit construire une arche, par mesure de précaution. L'épouvante générale, que les prédictions de Stoffler avaient causée, reparut dans les dernières années du seizième siècle et se prolongea jusqu'en 1610. Le bruit de la fin du monde, dit un historien breton, le chanoine Moreau, alla si avant, qu'il fallut que le roi Henri IV, lors régnant, par édit exprès, fit défense d'en parler. On disait que l'Antéchrist était né à Babylone et que les Juifs se disposaient à le reconnaître pour leur messie. Un démoniaque exorcisé déclara que cet Antéchrist avait vu le jour, aux environs de Paris, en 1600, qu'il avait été baptisé au sabbat, et que sa mère, juive d'origine, nommée Blanchefleur, l'avait conçu par l'œuvre de Satan. Une sorcière prétendit avoir tenu sur ses genoux cet enfant diabolique, qui avait des griffes au lieu de pieds, ne portait pas de chaussures et parlait toutes les langues. Ce ne fut pas la dernière fois que l'on vit s'émouvoir les Croyances populaires à l'égard de la fin du monde, et le personnage mystérieux de l'Antéchrist, que les artistes du Moyen Age avaient revêtu des traits les plus conformes au rôle que lui prête l'Apocalypse, est encore présent à l'imagination des bonnes gens de campagne, qui n'ont garde, en le jugeant armé de griffes, de cornes et de queue, de le confondre avec le pape.

Plusieurs écrivains catholiques et protestants, qui n'étaient pas moins superstitieux que le peuple, sans être aussi ignorants que lui, avaient rattaché à l'Antéchrist la fable de la papesse Jeanne, que la critique moderne est enfin parvenue à exclure de l'histoire des papes. Cette fable, néanmoins, grâce à son caractère satirique et romanesque, a trouvé longtemps des défenseurs complaisants, et le savant Vignier lui-même, dans son Théâtre de l'Ante-Christ, n'a pas hésité à l'admettre comme authentique, malgré son invraisemblance choquante et les contradictions que lui donne la chronologie. Mais des siècles passeront, avant que la tradition de là Papesse se soit effacée dans l'esprit du vulgaire. Cette Papesse était-elle en commerce avec le diable, incarné dans le corps d'un chapelain, et a-t-elle mis au monde, pour fruit de ce commerce exécrable, un enfant qui ne serait autre que l'Antéchrist ? Il résulterait de là, que l'Antéchrist, né vers 857, aurait été âgé de cent quarante-trois ans à l'époque de l'an 1000, où il devait apparaître. Quoi qu'il en soit, Sigebert de Gemblours, qui écrivait sa chronique au onzième siècle, et qui ne fit peut-être que copier un passage interpolé dans l'ouvrage d Anastase-le-Bibliothécaire, raconte très-sérieusement qu'un pape, nommé Jean, successeur de Léon IV, en 855, était femme, et que son sexe se trahit par un accouchement qui termina son pontificat et sa vie. Les chroniqueurs et les théologiens hétérodoxes ornèrent à l'envi cette singulière légende, en essayant de la mettre d'accord avec les dates de l'histoire. Jean Bouchet, dans ses Annales d'Aquitaine, affirme que la Papesse, enceinte des œuvres d'un sien valet de chambre secret, accoucha au milieu d'une procession, entre le Colysée et l'église de Saint-Clément, et il ajoute : On dit qu'à l'occasion de ce, si et quand on faict un pape, que depuis ledict temps on a accoustumé s'enquérir par un cardinal s'il a génitoires. Jean Crespin, dans son État de l'Église, envisage, au point de vue calviniste, l'anecdote de la Papesse, et donne des détails plus circonstanciés sur son accouchement, en n'oubliant pas de rapporter que, pour empêcher le retour d'un pareil scandale, les cardinaux ordonnèrent qu'un diacre manieroit les parties honteuses de celui qui seroit eslu pape, par dedans une chaise percée, afin qu'on seust s'il est masle ou non. On a prétendu que cette chaise percée existait encore au Vatican, et l'on a même imaginé d'en faire le dessin, qui paraît être celui d'une chaise curule de sénateur romain. Il est permis pourtant de regarder comme l'Antéchrist ce fils de la Papesse et d'un moine, ou d'un démon, si l'on veut bien admettre, avec un célèbre ministre hollandais, qu'au moment où l'enfant sortit du ventre maternel, le diable prononça en Pair ces deux vers sibyllins, qui annonçaient la naissance de l'infernal précurseur du Christ :

Papa pater patrum, Papissse pandito partum

Et tibi tunc eadem de corpore quando recedam !

L'accouchement d'un pape en habits pontificaux était bien fait pour annoncer la fin du monde.

Les prophéties et les présages furent, d'ailleurs, les accessoires ordinaires de tous les événements historiques de quelque importance ; ils étaient aussi, dans bien des circonstances, le prélude des moindres événements de la vie privée. Les oracles se taisaient depuis des siècles, dans les ruines des temples païens, mais on y suppléait par les prophéties écrites des Sibylles et de l'enchanteur Merlin. Les Sibylles, que l'on voit sans cesse représentées dans les sculptures et les vitraux des églises, étaient en odeur de sainteté auprès des chrétiens, pour avoir pressenti la naissance de Jésus, et la sibylle d'Érythrée surtout, pour l'avoir prédite. Quant à Merlin, barde du cinquième siècle, non moins fameux par ses prodiges que par ses prophéties, il fut adopté par la chevalerie, qui le protégea contre les foudres de l'excommunication, quoiqu'il passât pour fils d'un démon incube et d'une druidesse bretonne. La légende se chargea de corriger ce que son origine avait de peu édifiant, et bientôt ses prophéties, traduites dans toutes les langues, devinrent, jusqu'au seizième siècle, jusqu'à la publication des prophéties de Nostradamus, le seul livre ouvert de la destinée, où l'on trouvait la révélation de tous les grands faits qui devaient s'accomplir dans le monde. Ainsi, Merlin avait non-seulement pénétré les secrets de l'avenir le plus rapproché de lui, mais encore, à la distance de sept siècles, il entrevit la Pucelle d'Orléans tuée par un cerf dix-cors (Henri VI, roi d'Angleterre et de France), qui portait quatre couronnes sur son front. Ce n'étaient pourtant pas les seules prophéties qui eussent cours en Europe, avant celles de Nostradamus. Le recueil, connu sous le titre de Mirabilis liber, n'attendit pas, pour être consulté, qu'il fût imprimé, à la fin du quinzième siècle. Le grand nombre d'éditions qu'on en a faites partout, témoigne assez de la confiance qu'on lui accordait généralement. Ce n’était pas là l'espèce de livre que le clergé mettait à l'index. L'Eglise même prit sous sa protection spéciale les prophéties, dites Révélations, de sainte Brigitte de Suède, morte en 1373, et le concile de Bâle les approuva en bonne forme, de sorte qu'elles furent lues et commentées dans les chaires de théologie. On les traduisit, on les imprima dans toutes les langues, et l'on y découvrit si souvent la prédiction des faits accomplis, qu'un traducteur anonyme, en publiant ces prophéties merveilleuses (Lyon, 1536, in-16), annonça qu'elles avaient été, jusqu'à présent, trouvées véritables.

Mais le succès des prophéties de Michel de Nostradamus surpassa celui de toutes les précédentes. Catherine de Médicis, et son fils Charles IX, plus superstitieux l'un et l'autre que le moins éclairé de leurs sujets, firent la fortune de ces prophéties, en y recherchant avec soin tout ce qui pouvait se rapporter à eux, et en ne dédaignant pas d'aller rendre visite à l'astrologue, retiré dans la petite ville de Salon, en Provence. Les courtisans crurent devoir imiter le roi et la reine-mère, et voulurent avoir leur horoscope. C'était dans les étoiles et les planètes, dans les révolutions de la lune et du soleil, que Nostradamus avait la prétention de lire les choses futures. Il composa, d'après ces observations astrologiques, une sorte de grimoire inintelligible en quatrains, ayant la mesure et la rime du vers, mais hérissé de mots hybrides et de noms étranges. La première édition de ces quatrains, plus gaulois que français, avait été publiée à Lyon, en 1555 ; l'auteur y fit des additions successives jusqu'à sa mort, arrivée en 1566. Ce recueil de Prophéties, divisé en dix centuries et assez habilement exécuté pour qu'on y rencontrât des applications plus ou moins heureuses à tous les événements qui peuvent se produire dans l'ordre historique et politique, fournit toujours des oracles pour chaque fait mémorable qu'on voulait, après coup, appuyer sur une prédiction. Nostradamus ne s'était préoccupé, dans son ouvrage, que du sort des rois, des princes et des États ; mais il y avait quantité d'astrologues qui dressaient des génethliaques ou horoscopes et interrogeaient les astres pour quiconque avait l'argent à la main. On savait, d'ailleurs, que l'influence des planètes, sous lesquelles un enfant était né, dominait tout le cours de sa vie, et il ne fallait pas être devin de profession pour connaître les pronostics des signes célestes à l'heure de la nativité. L'Église, toutefois, ne tolérait pas ce genre de Superstition, qui est peut-être aussi vieux que le monde, et qui remonte du moins à l'origine des religions. Quant à la loi, impitoyable pour les sorciers, elle ne gênait nullement l'industrie des devins et des astrologues.

Les devins interprétaient les songes qui, dans tous les siècles et chez tous les peuples, ont été considérés comme des reflets de l'avenir, comme des avertissements divins ou diaboliques, soit qu'ils offrissent, sans voile et sans énigme, les choses qui devaient arriver, soit qu'ils cachassent, sous une enveloppe mystérieuse et sombre, le spectre de la destinée. Cette Superstition des songes illumine les plus anciennes pages de la Bible, et c'est ordinairement dans le sommeil, que les saints et les patriarches sont en relation avec Dieu et ses anges. L'Église catholique ne pouvait cependant se montrer trop sévère à l'égard d'une Croyance qui se fonde sur l'histoire d'Abraham et de Joseph, et qui nous fait entendre la voix divine de la Providence, en liant sans cesse le monde matériel aux mondes invisibles. L'Eglise s'est presque abstenue, dans une question aussi délicate, et elle a seulement distingué les songes qui viennent du ciel de ceux qui viennent de l'enfer. Pendant le sommeil, avait dit Tertullien, ce Père de l'Église à demi-païen, des remèdes sont indiqués, des larcins dévoilés, des trésors découverts. Mais, en revanche, douze siècles plus tard, saint Thomas n'avait pas craint de déclarer que Satan, qui se tient toute la nuit à notre chevet, était le père des songes surnaturels. Souvent l'Église a déclaré, que c'était Dieu qui se manifestait dans un songe. L'histoire est pleine de ces songes fatidiques, qui ont laissé aux générations un long souvenir d'admiration et de stupeur. Il n'y a pas un fait important, au Moyen Age, qui ne se rattache à un songe, à une vision, à un présage, à une prédiction. La Renaissance n'a pas été moins crédule sur ce point, quoique plus éclairée que le Moyen Age. Ainsi, la plupart des morts tragiques et imprévues étaient-elles ordinairement annoncées par des songes.

La mort de Henri II, roi de France, blessé dans un tournoi par le comte de Montgomery (1559), celle de Henri III, assassiné par Jacques Clément (1589), celle de Henri IV, assassiné par Ravaillac (1610), eurent des songes prophétiques pour avant-coureurs. La nuit qui précéda le tournoi où un éclat de lance rompue entra dans l'œil de Henri II, la reine Catherine de Médicis, couchée auprès de son royal époux, rêva qu'elle le voyait privé d'un œil. La même nuit, le maréchal de Montluc, qui était alors en Gascogne, vit en rêve le roi Henri II assis sur une chaire, ayant le visage tout couvert de gouttes de sang, et il se trouva tout en larmes. Trois jours avant le régicide du jacobin Jacques Clément, Henri III, qui devait être la victime, vit en songe les ornements royaux, tels que camisole, sandales, tuniques, dalmatique, manteau de satin azuré, la grande et la petite couronne, le sceptre et la main de justice, l'épée et les éperons dorés, tout ensanglantés et foulés aux pieds par des moines et du menu peuple. Le lendemain, effrayé de ce songe, il se rappela celui qu'il avait fait en janvier 1584, songe précurseur de la Ligue, dans lequel il s'était vu déchiré et mis en pièces par les lions et les bêtes fauves de la ménagerie du Louvre. Il avait fait tuer alors toutes ces bêtes qui devaient lui être si funestes ; cette fois, il fit mander le sacristain de l'abbaye de Saint-Denis et lui ordonna de redoubler de vigilance pour la garde des ornements du sacre ; mais ces précautions n'ôtèrent pas le couteau des mains du meurtrier. Peu de jours avant la mort de Henri IV, la reine Marie de Médicis, qui dormait à ses côtés, rêva d'abord que les diamants et les pierreries de la couronne de France se changeaient en perles que les interprètes des songes prennent pour des larmes. Elle s'éveilla en sursaut, fort inquiète de ce rêve ; mais s'étant rendormie, elle poussa un cri qui réveilla le roi : Les songes ne sont que mensonges ! murmura-t-elle en se signant. — Qu'avez-vous donc songé ? lui demanda son mari. — Je songeais qu'on vous donnait un coup de couteau sur le petit degré du Louvre ! répondit-elle. — Loué soit Dieu que ce n'est qu'un songe ! reprit le roi. Henri IV n'avait pas encore eu le temps d'oublier ce songe, lorsqu'il fut frappé d'un coup de couteau par Ravaillac, dans la rue de la Féronnerie.

La mort de Henri IV est, au reste, une de celles qui furent précédées et accompagnées de toutes sortes de présages, comme jadis celle de Jules César. Ces présages, recueillis soigneusement par les historiens contemporains, résument, pour ainsi dire, les différentes Superstitions qui avaient cours à cette époque. Ce ne furent pas seulement des songes, mais des visions, des phénomènes, des horoscopes, des pronostics, des oracles, des pressentiments. La reine, pendant la cérémonie de son sacre et couronnement, qui eut lieu à Saint-Denis la veille même de l'assassinat, sentit chanceler la couronne qu'elle portait sur sa tête et y porta la main pour l'empêcher de tomber. Dans cette même cérémonie, elle se sentit saisie d'une profonde tristesse et eut souvent les larmes aux yeux. La nature entière semblait prendre une voix pour avertir Henri IV. La nuit qu'il couchait à Saint-Denis pour le sacre de la reine, une orfraie vint se poser sur la fenêtre de sa chambre et ne cessa de crier jusqu'au jour. Cette nuit même, la pierre qui fermait le caveau des rois de la maison de Valois, se souleva, et les statues posées sur les sépultures royales versèrent des pleurs. A Paris, l'arbre de mai, planté dans la cour du Louvre, se renversa tout à coup, sans qu'on l'eût touché. D'un bout de la France à l'autre, depuis le commencement de cette funeste année 1610, ce n'étaient que signes précurseurs d'un grand événement, si bien que le peuple avait craint la fin du monde : débordements de rivières et inondations, ordre des saisons interverti, froid et chaleur extrêmes, disettes, éclipses, conjonctions de planètes, tout cela était expliqué par les prédictions qui s'accordaient pour annoncer la mort du roi. Aussi, Henri IV, malgré sa force d'âme, fut-il préoccupé de ces indices de mort. Quand le médecin Labrosse, savant mathématicien, eut osé dire au duc de Vendôme : Si le roi pouvait éviter l'accident dont il est menacé, il vivrait encore trente ans ! Henri IV haussa les épaules en traitant de fol le duc de Vendôme qui le suppliait de se mettre en garde contre l'accident qu'on lui prédisait. — Sire, dit le duc, en ces choses la créance est défendue et non pas la crainte ! Le roi, obsédé d'avis analogues, finit par en subir l'influence et par se laisser aller aux anxiétés du pressentiment. — Vous ne me connaissez pas, dit-il au duc de Guise le matin même de l'événement ; quand vous m'aurez perdu, vous me connaîtrez, et ce sera bientôt ! Il répétait souvent qu'on lui avait prédit qu'il mourrait en carrosse, qu'il serait tué dans la cinquantième année de son âge, et qu'on l'enterrerait dix jours après le roi Henri III, dont le corps resta, en effet, à Compiègne jusqu'à la mort de son successeur. On signala, dans toute l'Europe, des visions qui avaient avec cette mort une corrélation évidente. A Douai, un prêtre, qui était à l'agonie, eut trois extases et s'écria, en rendant le dernier soupir : — On tue le plus grand monarque de la terre ! Dans l'abbaye de Saint-Paul, en Picardie, à l'heure même où Ravaillac commettait son crime, une religieuse malade dit solennellement : — Madame, faites prier Dieu pour le roi, car on le tue !

La vision, que l'on a souvent confondue avec le songe, n'occupe pas moins de place dans l'histoire. Elle était si fréquente au Moyen Age, que les historiens les plus graves, qui en rapportent des exemples mémorables, ne se hasardent jamais à les mettre en doute. Un grand nombre de ces visions sont mêlées aux événements des anciens temps, et font partie intégrante des faits qu'elles colorent d'une teinte de légende et qu'elles frappent au coin du merveilleux. Entre les visions les plus célèbres, sinon les plus étranges, qui abondent dans les récits des vieux chroniqueurs, il faut citer celle de Childéric, père de Clovis, vision que le bon Frédégaire se plaît à raconter, comme s'il en avait été le témoin. La nuit de ses noces avec Bazine, veuve du roi de Thuringe, cette princesse pria Childéric de quitter le lit nuptial et d'aller dans la cour du palais voir ce qui s'y passait : Childéric obéit et voit des léopards, des lions et des licornes. Il retourne, effrayé, près de sa femme qui l'invite à descendre une seconde fois dans la cour : le roi ne voit plus, cette fois, que des ours et des loups ; une troisième fois, il vit des chiens et de petits animaux qui s'entre-déchiraient. Ainsi s'écoula cette nuit de noces. Le lendemain, Bazine, qui était un peu sorcière, expliqua la vision de son mari : les lions, les léopards et les licornes représentaient le règne d'un grand roi qui serait fils de Childéric ; les ours et les loups représentaient les enfants de ce roi ; les chiens, les derniers rois de sa race. Quant aux petits animaux, c'était le peuple, indocile au joug de ses maîtres, soulevé contre ses rois et livré aux passions des grands. Une autre vision non moins fameuse dans les annales de la dynastie mérovingienne, c'est celle que nous voyons figurée en pierre de liais, à l'entrée de la basilique de saint Denis, sur le tombeau de Dagobert, ce roi dont le peuple a gardé la mémoire, peut-être à cause de cette vision que l'Église avait proclamée vraie et incontestable. A l'heure même où Dagobert expirait, un pieux ermite, qui habitait une des îles volcaniques de Lipari, vit surgir, au milieu de la mer agitée, une barque remplie de diables qui menaient une âme enchaînée au volcan de Stromboli, un des soupiraux de l'enfer. L'âme, injuriée et maltraitée, se débattait et appelait à grands cris saint Denis, saint Maurice et saint Martin. Aussitôt, la foudre éclate, trois jeunes hommes vêtus de blanc s'élancent à la poursuite des démons, délivrent -l'âme prisonnière et l'emportent avec eux dans le ciel. C'était l'âme du saint roi Dagobert, qui reçut ainsi un brevet de paradis et qui faillit être canonisé comme bienheureux, grâce à la vision d'un ermite de Lipari. Les visions n'étaient pas toujours comme celle-ci, un drame à péripéties, dans lequel le visionnaire, éveillé ou frappé d'extase, jouait le rôle de spectateur ou d'acteur à travers une succession plus ou moins variée de circonstances extraordinaires. Souvent les visions consistaient en apparitions rapidement effacées, qui s'offraient aux yeux d'une seule personne ou de plusieurs à la fois. Elles tenaient alors de la Croyance si générale aux spectres, aux fantômes et aux revenants, Croyance que l'Église n'avait garde de combattre, lorsqu'elle était dégagée de l'appareil coupable des sciences occultes. Ces Superstitions, nées de cette Croyance impérissable dans l'esprit de l'homme, varièrent seulement de caractère et de physionomie, suivant les temps et les lieux. Dans les premiers siècles du christianisme, c'étaient surtout des saints et des saintes, des anges et des chérubins, qu'on voyait apparaître pour conseiller le bien, pour empêcher le mal. Plus tard, quand la peur de l'enfer eut fait plus de conversions que l'espoir du paradis, quand l'influence de Satan, dans les choses de ce monde transitoire, se fut accrue, pour ainsi dire, avec l'assentiment des plus vénérables canonistes, les apparitions prirent volontiers une couleur infernale et diabolique : on attribua généralement au démon tout ce qui sortait de l'ordre naturel, tout ce qui semblait étrange ou inexplicable, tout ce qui avait enfin un semblant de merveilleux. Les visions, si ordinaires aux imaginations faibles et vives, aux esprits malades ou inquiets, devinrent dès lors l'apanage fantastique de la haute et basse diablerie chrétienne. Or, le peuple n'était pas seul accessible à cette épidémie de crédulité et de terreur ; les princes et les rois, les savants et les sages, les prêtres eux-mêmes, faisaient, au besoin, de parfaits visionnaires.

On a rempli des volumes avec les histoires de visions et d'apparitions que fournissent les plus graves écrivains ecclésiastiques et profanes du Moyen Age, sans avoir recours à la Légende dorée et aux anciennes légendes de saints, où la Superstition populaire a déposé religieusement ses premiers germes. Parmi les histoires innombrables que rapportent consciencieusement les vieux chroniqueurs, entre autres Grégoire de Tours. Guibert de Nogent, Guillaume le Breton, Mathieu Paris, on serait fort en peine de faire un choix, pour citer les plus extraordinaires, les plus terribles, les plus absurdes. Un homme d'armes, qui avait voulu enlever à l'église de Nogent le droit de pêche dans la rivière de l'Aigle, fut battu et souffleté par la Sainte-Vierge en personne, si bien qu'il reconnut son tort et demanda l'absolution ; un archevêque nommé Laurent, qui était sur le point de se voir expulsé de l'Angleterre, en 616, par le roi saxon Edbald, fut blessé et meurtri de coups, de la propre main de saint Pierre, qui lui apprit de la sorte à ne pas quitter ses ouailles ; la mère de Guibert de Nogent était fort incommodée la nuit par un démon incube qui revenait toujours à la charge, malgré la chaste vigilance de la vierge Marie ; un serf breton rencontra, un soir, son seigneur mort et enterré depuis peu, qui le força de monter en croupe, et qui le promena ainsi, rompu de fatigue, jusqu'au jour, à travers champs, etc. C'étaient là des visions dont il restait trace sur le corps des patients, et chacun d'ailleurs, en les acceptant et tenant pour vraies, pouvait à son tour narrer la sienne, car le diable alors- n'était jamais las de se montrer sous les formes les plus diverses, sous les plus innocentes comme sous les plus épouvantables.

Écoutez, par exemple, ce que Torquemada raconte dans son Hexameron, recueilli en Espagne au seizième siècle. Un chevalier espagnol devient amoureux d'une nonnain, et lui donne rendez-vous la nuit dans l'église du couvent. : il avait fait forger une fausse clé qui devait lui ouvrir la porte de cette église. Minuit sonnait, quand il y entre impatient de retrouver sa belle. Mais l'église est éclairée et tendue de noir ; on y dit l'office des morts, devant un catafalque environné de cierges allumés. Tout à coup une procession de moines encapuchonnés défile en chantant le Dies iræ. Il se sent glacé d'effroi, et pourtant il s'approche d'un moine et lui demande quel est le défunt dont il voit célébrer les obsèques : c'est le propre nom du chevalier que prononce le moine qui s'éloigne aussitôt. Le chevalier adresse la même demande à un second moine, puis à un troisième, et il n'obtient pas d'autre réponse : il assistait lui-même à ses funérailles ! Saisi de vertige, il sort de l'église et remonte à cheval : deux grands chiens noirs apparaissent et courent à ses côtés. Lorsqu'il arrive dans son château, les deux chiens y pénètrent avec lui et l'étranglent sous les yeux de ses serviteurs qui ne peuvent l'aider que par un signe de croix.

Le savant jurisconsulte Alessandro Alessandri, qui rédigeait son traité Dierum genialium en Italie, à la fin du quinzième siècle, rapporte plusieurs visions, sur la foi des témoins oculaires eux-mêmes. Ici, c'est un honnête moine, nommé Thomas, qui fait route avec un vieillard inconnu, hideux à voir, vêtu d'une robe longue, et qui accepte l'offre que lui fait ce vilain homme de le porter pour traverser un ruisseau ; mais, une fois sur les épaules de son compagnon de voyage, il s'aperçoit que celui-ci a des pieds monstrueux armés de griffes : alors il se recommande à Dieu, et soudain, au fracas du tonnerre, il se trouve jeté par terre, à demi mort ; quant au porte-moine, il avait disparu. Là, c'est un gentilhomme italien, qui, revenant de l'enterrement d'un ami, s'arrête dans une hôtellerie et se couche accablé de douleur. Mais quand il va s'endormir, il voit entrer dans sa chambre son ami qu'il avait vu mettre en terre le matin même : il l'appelle, il l'interroge ; l'autre, sans prononcer une parole, se déshabille et se couche auprès du vivant qui frissonne et pousse un cri au contact glacé du mort ; celui-ci le regarde alors d'un air de reproche et de tristesse, puis sort du lit, se rhabille et quitte la chambre en gémissant. Alessandro Alessandri, qui a consigné le fait dans son livre de jurisprudence, n'avait-il pas eu lui-même des visions ? Le grand réformateur Melanchthon, qui combattait philosophiquement les Superstitions du papisme, n'a-t-il pas aussi porté témoignage de la réalité des apparitions, lorsqu'il raconte que la tante de son père, devenue veuve, vit un soir son mari défunt, accompagné d'un fantôme en habit de cordelier, entrer dans la maison, s'asseoir à ses côtés, lui parler vaguement de prêtres et de messes, et lui toucher la main qui resta longtemps noire depuis ?

Ordinairement, une vision était regardée comme un présage de malheur, sinon de mort, car on supposait que l'homme, au moment de sortir du monde des vivants, se trouvait en communication immédiate avec le monde des esprits, et avait à résister alors plus que jamais aux illusions de l'enfer. De là, cette tradition attachée à plusieurs maisons nobles, dans lesquelles l'apparition d'un spectre annonçait toujours le décès du chef ou d'un des membres de la famille. Ainsi, quand un Lusignan devait mourir, la fée Mélusine, moitié femme et moitié serpent, apparaissait durant trois nuits consécutives sur le donjon du château de Lusignan en Poitou, et jetait des plaintes lamentables qui ont encore un écho dans l'expression-proverbiale de cri de mélusine. Quand la maison des Tortelli, à Parme, allait perdre un de ses enfants, on voyait apparaître, dans les grandes salles du château, une petite vieille centenaire, accroupie sous le manteau de la haute cheminée. Quand un chanoine du chapitre de l'église cathédrale de Mersbourg en Saxe avait vécu son temps, trois semaines avant qu'il fût rappelé à Dieu, un tumulte étrange s'élevait dans le chœur à minuit, et une main invisible faisait retentir à coups de poing le banc de celui qui était condamné à mourir : les gardiens de l'église faisaient une marque avec de la craie sur ce banc, pour le reconnaître, et le lendemain, ils avertissaient le chapitre qui préparait aussitôt les obsèques et la sépulture, tandis que le chanoine désigné se préparait à la mort.

Certaines visions ou apparitions mieux constatées encore, que l'on considérait aussi comme des présages éclatants de l'avenir, comme des avertissements du ciel ou des menaces de l'enfer, frappaient quelquefois de stupeur et de consternation tous les habitants d'une ville ou d'un royaume. C'était le prélude inévitable de quelque grand événement qui ne tardait guères à s'accomplir. Pierre Boaistuau, François Belleforest et d'autres naïfs compilateurs du seizième siècle, ont rassemblé six tomes de ces Histoires prodigieuses (Paris, 1597-98, 6 tom. in-16, fîg.), et pourtant ils sont loin d'avoir épuisé la matière. Ainsi, n'ont-ils rien dit de l'horrible tumulte qui se fit dans l'air autour du Louvre, pendant sept nuits après celle de la Saint-Barthélemy : on entendait un concert de voix criantes, gémissantes et hurlantes, mêlées parmi d'autres voix furieuses, menaçantes et blasphémantes, le tout pareil à ce qu'on avait ouï la nuit des massacres ; mais ils n'ont eu garde d'oublier les prodiges qui accompagnèrent les principales périodes de la réformation de Luther. En 1500, près de Saverne, ville d'Alsace, on vit en l'air une tête de taureau gigantesque, entre les cornes de laquelle brillait une grosse étoile ; la même année, la ville de Lucerne fut menacée par un dragon de feu, horrible à voir, qui n'avait pas moins de douze pieds de long, et qui volait de l'Est au Midi ; en 1514, tout le duché de Wurtemberg eut le spectacle de trois soleils, offrant chacun l'empreinte d'une épée rouge de sang ; en 1517, les moines d'une abbaye de Saxe remarquèrent, la nuit de Noël, une grande croix rousse qui traversait le ciel ; en 1520, à Vienne en Autriche, durant plusieurs jours, on eut trois soleils et trois lunes, avec quantité d'arcs-en-ciel (rien n'était plus fréquent, à cette époque, que l'apparition de trois, quatre, et même sept soleils à la fois) ; en 1530, au moment où se préparait la ligue de Smalcade, on vil en l'air une troupe de cavaliers et de paysans armés, une fontaine, une figure d'homme puisant de l'eau, et un dragon ; en 1532, par toute l'Allemagne, on vit passer en l'air des bandes de dragons volants, qui n'étaient pas des grues, puisqu'ils avaient des faces de pourceaux et portaient des couronnes royales ; la même année, près d'Inspruck, on vit en l'air un aigle poursuivi par un chameau, un loup et un lion qui jetaient des flammes ; en 1534, les gens de Schweitz, en Suisse, virent dans les nuages, en plein midi, se dérouler une longue suite de tableaux et d'images allégoriques ; en 1538, il y eut à l'horizon, dans divers endroits de la Bavière, un furieux combat d'hommes flamboyants, tandis que s'élevait, à l'Orient, une grande étoile sanglante, d'où pendait un étendard ; en 1541, la Thurgovie s’inquiéta fort de voir la lune écartelée d'une croix blanche ; en 1545, toute la Silésie fut témoin du brillant spectacle que présenta le ciel, où combattirent deux armées commandées par un lion et un aigle — ces combats d'armées aériennes se renouvelaient alors si fréquemment, que les champs de bataille célestes semblaient boire plus de sang que ceux de la terre, et quelquefois même ce sang tombait en pluie sur le crâne des curieux — ; en 1549, des bourgeois de Brunswick ne furent pas peu étonnés de voir, une nuit, trois lunes au-dessus de leurs têtes, avec une infinité d'autres choses plus singulières, un lion et un aigle de feu, le portrait du duc de Saxe, la création d'Ève, etc. C'était bien pis, lorsque la vision prophétique prenait un corps et devenait un fait matériel ; sans parler des pluies de sang, de pierres, de froment, de grenouilles, qui n'avaient pas encore révélé le secret de leur origine, on pouvait souvent loucher du doigt le prodige effrayant qui changeait le cours des lois de la nature et accusait les bizarres fantaisies de sa toute-puissance ; la vision n'était plus dans le ciel, mais sur la terre. Voici, par exemple, comment furent annoncées les guerres désastreuses des Polonais contre les Turcs et les Russes : Le 8 septembre 1623, fête de la Nativité de Notre-Dame, on pécha dans la Vistule, près de Varsovie, un poisson merveilleux, long de 35 pieds, large de quatre coudées, haut et épais de dix, ayant une tête humaine surmontée d'un diadème et de trois triples croix, avec une croix de sang qui sortait de sa bouche, mais n'ayant que deux pieds, l'un d'aigle et l'autre de lion, portant sur son dos une pièce d'artillerie et une provision de boulets, tout hérissé de lances attachées à ses flancs, en guise de nageoires, tout chamarré de devises et d'emblèmes, tels que clés pontificales en sautoir, tête de mort entourée d'un chapelet, épées et pistolets figurés sur son ventre et sur sa queue bifurquée, qui semblait formée de dards et de javelots ardents. Les historiens polonais nous ont conservé une description minutieuse de ce fameux poisson, qui fut pourtrait d'après le vif, et qui promettait plus d'événements terribles que l'avenir n'en put tenir.

Que si quelque savant osait proposer, en tremblant, une solution naturelle de ces phénomènes, en les attribuant à des vapeurs, à des reflets, à des causes toutes physiques, et surtout à l'ignorance, à la crédulité du peuple, mille voix protestaient contre les explications fournies par la science, encore indécise et craintive : Quant à moi, disait le bonhomme Simon Goulard, dans ses Histoires admirables et mémorables, j'estime que la plupart de tels ostentes sont faits et formez par le Seigneur Dieu mesme ou par ses saincts Anges, qui, pour l'amour du genre humain, nous mettent devant les yeux, par le moyen de telles images, une bien expresse représentation et suite des événements. Goulard était calviniste, et il ne voulait pas donner trop d'importance au rôle du démon dans ces sortes de visions ; il ajoute cependant : Les diables mettent parfois la main à tels ouvrages. Le peuple était volontiers de cet avis ; quant à l'Église catholique, qui n'avait aucun intérêt dans la question, elle évitait de se prononcer, et elle laissait chacun interpréter à sa guise les solennels enseignements que ces prodiges célestes ou diaboliques offraient aux hommes.

 

Nous avons déjà dit que l'Église frappait surtout de ses censures et de ses anathèmes les Superstitions qui touchaient plus particulièrement à l'essence du dogme, à l'esprit et à la forme d'un des sept sacrements de l'autel ; car l'Église, indulgente ou aveugle pour des Superstitions que créait ou protégeait la foi naïve des fidèles, avait compris que les sacrements ne pouvaient admettre aucun mélange superstitieux et idolâtre, sous peine de compromettre le principe même de la religion catholique. Voilà pourquoi les théologiens et les casuistes s'appliquèrent à rechercher et à combattre ces Superstitions subversives de la loi religieuse, et d'autant plus redoutables, qu'elles affectaient de se placer sous la sauvegarde d'un sacrement et de faire cause commune avec lui. Nous allons passer en revue la plupart de celles qui avaient été classées par l'autorité ecclésiastique au nombre des attentats et des péchés contre les sacrements.

I. Le sacrement du baptême, le premier et, suivant une expression consacrée, l'initiateur des six autres sacrements, avait donné lieu à certaines Superstitions, qui furent considérées comme hérétiques, dès la fondation de l'Église. Du temps de saint Denis d'Alexandrie, c'était une hérésie assez répandue, que de suppléer au baptême par l'eucharistie, qui n'a aucune action contre le péché originel, sans la grâce du baptême. Cette hérésie devait naturellement avoir cours à une époque où l'on baptisait autant d'hommes convertis au christianisme, que d'enfants nés dans le giron de la religion nouvelle ; on cherchait donc à éluder la pénible cérémonie du baptême, qui se faisait par immersion dans une cuve. Par cette raison sans doute, les néophytes, qui arrivaient à la prêtrise, et même à l'épiscopat, avant d'avoir été baptisés, étaient disposés a soutenir que l'ordination remplaçait le baptême, quoique les conciles eussent décidé que rien ne suppléait à ce sacrement. La tendresse ingénieuse des parents dévots imagina de lui faire une sorte de compensation, pour le cas où l'enfant viendrait à mourir en naissant ou dans le sein de sa mère : on vit souvent le mari et la femme, lorsque celle-ci était grosse, invoquer ce qu'on appelait le baptême du Saint-Esprit en faveur de leur progéniture à naître. On vit aussi, et plus souvent encore, des femmes enceintes approcher et communier à l'intention de leur fruit qu'elles croyaient faire participer avec elles au sang de Jésus-Christ. Cette Superstition se confina chez les Éthiopiens, ainsi que le racontait, au seizième siècle, l'évêque Zagazabo, ambassadeur du roi d'Ethiopie en Portugal. Les âmes des enfants morts sans baptême n'étaient pas sauvées, suivant le sentiment des docteurs de l'Église d'Occident, bien que la mère, pendant sa grossesse, eût reçu l'absolution et même le sacrement de l'eucharistie.

L'eau bénite, qui sert au baptême, fut matière à bien des Superstitions et a bien des défiances superstitieuses. Fallait-il employer l'eau froide ou chaude ? Était-il permis d'user d'eau amère, salée, fétide, trouble, bourbeuse, colorée par quelque cause naturelle ou accidentelle ? Les conciles et les décrétales furent d'accord sur ce point, que la qualité de l'eau était indifférente, pourvu que cette eau fût réellement de l'eau. Le bon pape Etienne II avait même décidé que le vin, faute d'eau, pouvait être employé au baptême, et ce, en vertu de l'argument irrésistible que tout vin est plus ou moins mêlé d'eau, mais l'Eglise réforma cette décision bachique. Quant aux baptêmes conférés avec d'autres liquides, tels que des eaux de senteur, des boissons de grains fermentées, du jus de citron, d'orange ou de grenade, de l'huile, du lait, de l'urine, ils ont été, de tous temps, déclarés nuls ou idolâtres ou impies. On n'admit pas davantage le baptême donné avec du sable ou de la terre, dans des circonstances graves où l'eau manquait absolument. Force était d'avoir de l'eau véritable, et de ne la faire servir à l'usage du baptême, qu'après l'avoir bénite comme il faut.

On ne saurait croire combien d'interpolations s'étaient glissées dans les paroles sacramentelles du baptême, chacun ayant essayé de les rendre plus efficaces ou de les appliquer mieux à sa propre situation ; mais l'Église rejeta ces variantes inorthodoxes dans la Superstition du culte superflu. On autorisait les père et mère à baptiser leurs enfants nouveau-nés en danger de mort, mais non à modifier et à travestir avec intention la formule du sacrement ; cette intention n'excusait pas le fait, et le nom de la Vierge ou de quelque saint ajouté aux noms des trois personnes de la Trinité constituait le cas de Superstition, sinon la nullité du baptême. Le choix du jour, pour l'administration de ce sacrement, avait semblé assez important, pour qu'on le fixât d'une manière générale dans chaque pays ; on ne baptisait d'abord qu'à certains jours, notamment aux principales fêtes ; mais plus tard, l'Église d'Occident proclama que tous les jours étaient bons pour conférer le baptême. Ce fut alors que les préférences des parents se prononcèrent d'une façon superstitieuse : les uns ne voulaient baptiser l'enfant que quarante jours après sa naissance si c'était un mâle, et quatre-vingts jours après, si c'était une fille ; les autres exigeaient que la mère eût été purifiée ; quelques-uns pensaient que le baptême n'avait pas d'efficacité avant le huitième jour, etc. La Superstition était bien plus grave dans les premiers siècles de l'Église, lorsque les chrétiens, pour ne rien perdre des bénéfices de ce sacrement régénérateur, attendaient le plus tard possible et le recevaient quelquefois en même temps que l'extrême-onction. C'est se moquer de Dieu, disait à ce sujet saint Augustin, que de lui donner les dernières années de sa vie, après avoir donné les premières aux démons.

On ne se contentait pas de baptiser des enfants vivants, on baptisait aussi des enfants mort-nés, des avortons et des monstres inviables. L'Église avait beau défendre et maudire ces baptêmes inutiles ou indignes qui allaient jusqu'à prononcer les paroles sacramentelles et verser l'eau lustrale sur des morceaux de chair informe et sur les débris du placenta ; on trouvait toujours des prêtres prêts à fermer les yeux et à consacrer cette Superstition qu'excusait l'amour maternel et paternel. Un archevêque de Lyon (d'Espignac), au milieu du seizième siècle, constate ce fait, dans le recueil des statuts synodaux de son diocèse : Il y a quelques simples femmes, lesquelles apportent en l'église quelques avortons, les gardant là par quelques jours, pour savoir si miraculeusement leur apparaîtra quelque signe ou déclaration de sentiment et de vie, voulant, par quelque effusion de sang ou autrement, induire le curé ou vicaire de les baptiser. Cette défense de baptiser un enfant mort motivait celle qui ne permettait pas davantage d'administrer le baptême sur la main, le pied ou quelqu'autre partie de l'enfant, lorsqu'il commençait à sortir du ventre de la mère.

Le baptême des animaux morts ou vifs constituait un fait de Superstition criminelle, et ce n'étaient guère que les sorciers qui s'en rendaient coupables. Ils baptisaient ainsi, pour leurs maléfices, chiens, chats, cochons, et crapauds. On lit dans le Rosier historial, qu'en 1460 un prêtre de Soissons, d'après le conseil d'une sorcière, baptisa un crapaud sous le nom de Jean et lui fit manger une hostie ; après quoi, il composa, avec la chair de cet étrange néophyte, un poison, à l'aide duquel il fit mourir ses ennemis. Le bras séculier se chargeait de punir de pareilles Superstitions. Les sorciers faisaient baptiser encore des images de cire, de terre ou de métal, des livres magiques, des phylactères et des talismans, par l'entremise d'un prêtre portant étole, un cierge allumé dans la main gauche, et dans la droite un aspergés d'herbe de mille-pertuis. On brûlait impitoyablement les auteurs et complices de ces impiétés. Quant à la cérémonie que le peuple nomme encore le baptême d'une cloche, c'est une simple bénédiction que l'Église a prise sous sa surveillance pour empêcher le peuple d'y mêler des pratiques trop superstitieuses. Cette consécration des cloches ne paraît pas remonter au-delà du quatorzième siècle. On bénissait aussi les maisons, les églises, les vaisseaux, mais on ne les baptisait pas.

Les Superstitions, qui entouraient la naissance de l'enfant, précédaient ou suivaient le baptême, étaient innombrables ; l'Eglise en tolérait et en approuvait quelques-unes ; comme les invocations et les dévotions à sainte Marguerite, quoiqu'on ne sache pas positivement quelle est cette bienheureuse patronne des femmes en couches ; comme la ceinture et le cierge de cette sainte Marguerite ; comme les exorcismes sur les femmes en mal d'enfant ; mais elle blâmait ceux qui trempaient dans l'eau froide les pieds et les mains du nouveau-né, pour l'empêcher d'être sensible au froid ; qui lui frottaient les lèvres avec une pièce d'or, pour les lui rendre vermeilles ; qui, avec un fer chaud, imprimaient sur son corps le signe de la croix ; qui prenaient pour parrains et marraines les premiers pauvres que le hasard amenait au carrefour du chemin ou au seuil de la porte ; qui paraient magnifiquement l'enfant pour le présenter au baptême ; qui le conduisaient aux fonts baptismaux avec des instrumentas de musique et au son des cloches ; qui lui imposaient un nom superstitieux ou profane ou ridicule ou diabolique ; qui lui donnaient plusieurs noms — le pape Alexandre VII en donna treize à un de ses neveux qu'il baptisa lui-même — ; qui lui faisaient administrer, immédiatement après le baptême, la confirmation et la communion ; qui le portaient sur un autel ou dans un cabaret pour le faire racheter à prix d'argent, par ses parrain et marraine ; qui se livraient à des festins déréglés le jour du baptême ; qui faisaient boire du vin bénit à l'enfant baptisé, etc. Cependant, malgré les prohibitions et menaces de l'Église, le peuple n'en persévérait néanmoins dans ces pratiques superstitieuses qui semblaient se rattacher à l'acte même du sacrement ; il s'imaginait que, faute d'avoir sonné les cloches, l'enfant baptisé pouvait devenir sourd ou bien perdre la voix, et que la santé de cet enfant dépendait surtout, des libations dont serait arrosés son baptême

Enfin, la purification de la mère, à la suite de ses couches, ne devait avoir lieu que quarante jours après sa délivrance ; cette purification, empruntée au judaïsme, se faisait quelquefois par l’entremise de la sage-femme qui remplaçait l’accouchée, quand celle-ci était malade ou défunte. Dans ce dernier cas l'usage de quelques paroisses exigeait que la cérémonie de la purification fut faite sur la bière de la morte, qui n’aurait pu, autrement, recevoir l'eau bénite, ni entrer souillée et immonde en paradis, Du reste, une femmes avant d'être purifiée, restait oisive, dans son ménage, et s'abstenait de toucher aux aliments que son contact eût rendus impurs. C'était là une réminiscence des mœurs judaïques.

II. Le sacrement de la confirmation, que l'Église appelle la perfection du baptême, et que Calvin regardait comme une Superstition inventée par le diable, ne prêtait pas absolument autant que le baptême aux Croyances superstitieuses. Le chrême, qui est la matière même de la confirmation, se composait d'ingrédients différents chez les Grecs et chez les Latins : l'huile et le baume en faisaient la base, mais on y ajoutait plus ou moins d'aromates et d’herbes odoriférantes : le prêtre consacrait ce mélange, en soufflant dessus, en prononçant les paroles de bénédiction et en se prosternant devant son ouvrage. Aussi les hérétiques disaient-ils que ce chrême n'était autre qu'un charme et une profanation. Les sorciers s'en servaient pour leurs maléfices. La Superstition accordait un pouvoir surnaturel à ces saintes huiles, où l'on croyait que la personne du Saint-Esprit était renfermée comme celle.de Jésus-Christ dans l'eucharistie. Tantôt on frottait de chrême un criminel et on lui en faisait boire quelques gouttes, pour le forcer à l'aveu de son crime ; tantôt on oignait de chrême les lèvres d'une femme, pour lui inspirer de l'amour. Quelquefois, dans les conjurations magiques, ce chrême était employé à d'affreuses profanations. On punissait donc très-sévèrement les prêtres qui vendaient ou distribuaient hors du sanctuaire la moindre parcelle des saintes huiles : le concile de Tours, en 812, avait décrété qu'on leur couperait le poignet.

Les autres Superstitions, relatives à la confirmation étaient moins sérieuses : peu importait, en effet, que le néophyte reçût ou non un présent de ses parrain et marraine ; qu'il fût confirmé à jeun ou après avoir mangé ; qu'il portât, trois jours durant, le bandeau qui couvrait son front marqué du sceau de la confirmation ; qu'il ne se lavât le visage, que le sixième ou le huitième jour, etc. ; mais c'était un sacrilège, que de réitérer la confirmation ; c'était une Superstition, de ne pas se soumettre 4 la cérémonie du soufflet, qui ne date guère que du quatorzième siècle, de préférer un jour plutôt qu'un autre pour l'administration de ce sacrement, et de se pourvoir de deux parrains et de deux marraines pour ce nouveau baptême, dans lequel on pouvait changer de nom ou prendre du moins un second patron. Le petit nombre des Superstitions qui concernent ce sacrement, prouvent que le peuple ne lui reconnaissait qu'une médiocre importance, sur la terre et dans le ciel.

III. Le sacrement de l'eucharistie, au contraire, a été, plus que tous les autres, l'objet et la cause d'une foule de Superstitions que l'Église a toujours poursuivies et condamnées avec rigueur ; car l'eucharistie est le dogme fondamental du christianisme. Pendant les premiers âges de la religion du Christ, ce dogme était sans cesse en butte aux attaques des schismatiques et des hérétiques, qui s'efforçaient d'y introduire quelque Superstition nouvelle. Nous n'essayerons pas d'énumérer et de décrire les plus bizarres, les plus criminelles de ces Superstitions primitives, à l'égard de la matière du pain eucharistique. On a peine à croire aujourd'hui que, pour composer ce pain des anges, les artotyrites aient pétri de la farine avec du fromage ; les catharistes, de la farine avec de la semence humaine ; les montanistes ou cataphrygiens, de la farine avec le sang d'un enfant, etc. On obviait à ces folies infâmes ou ridicules, en conférant la communion sous les deux espèces. Les conciles décidèrent plus tard que le corps de Jésus-Christ se trouvait aussi bien dans le pain levé que dans le pain sans levain, dans une petite hostie que dans une grande, dans une hostie sèche que dans une hostie détrempée devin consacré, enfin dans un fragment d'hostie que dans l'hostie tout entière. En dépit de ces décisions, la crédulité populaire se préoccupa toujours de la composition, de la forme et de la grandeur des hosties. On peut attribuer à la piété du clergé l'invention de certains miracles qui avaient pour but de rectifier à ce sujet les Croyances erronées du peuple. On raconte qu'au quatorzième siècle, un chevalier allemand, nommé Oswald Mulser, pour se distinguer des vilains, ne voulut communier qu'avec une hostie de la plus grande dimension ; mais à peine l'eut-il dans sa bouche, qui devait être fort grande aussi, qu'il sentit le sol s'affaisser sous lui et qu'il tomba dans un trou, comme s'il allait être enseveli vivant : force lui fut de lâcher l'hostie, que l'on ramassa teinte de sang, et que l'on montrait encore, il y a cent ans, dans la sacristie de Seveld en Tyrol. Les dévots ne renoncèrent pas sans peine aux grandes hosties, et ils imaginèrent de les remplacer par plusieurs qu'ils avalaient coup sur coup, dans l'espoir de gagner plus de grâces à la fois : ce raffinement de dévotion superstitieuse était fort goûté dans les couvents de femmes, qui trouvaient des confesseurs pleins de complaisance pour ces pieuses fantaisies.

Les pratiques du culte se sont, d'ailleurs, souvent modifiées selon les lieux et les temps, en sorte que l'Eglise a fini par repousser et par combattre comme superstitieux et répréhensible ce qu'elle avait admis d'abord comme orthodoxe. Au septième siècle, on communiait indifféremment avec, du lait ou de l'eau même au lieu de vin, avec des grains de raisin au lieu de pain ; on enverrait les morts avec une hostie sur la poitrine ; on prenait des hosties non consacrées, en guise de remèdes, pour arrêter les vomissements, les hémorrhagies, les convulsions, les coliques et le reste. Ces hosties non consacrées furent employées jusqu'au seizième siècle, pour guérir les fièvres et la jaunisse, pour faire des philtres et des talismans. Le vin, qui avait servi au sacrifice de la messe, était, aussi détourné de son usage saint et appliqué à des Superstitions profanes : on le buvait comme une panacée universelle ; on le mélangeait avec de l'encre pour écrire et signer des actes politiques.et des contrats d'intérêt privé. On croyait par-là les rendre indélébiles. C'est ainsi que fut signée la paix conclue, vers 854, entre Charles le Chauve et Bernard, comte de Toulouse. — Pace cum sanguine eucharistico firmata et obsignald, dit Imbert, historien contemporaine. — C'est ainsi que le pape Théodore Ier avait signé l'excommunication de Pyrrhus, chef des monothélites, dans un concile assemblé à Rome en 648.

Les anciens conciles se sont élevés avec force contre la communion que l'on administrait aux morts ; car les morts ne pouvaient ni prendre ni avaler l'hostie. Les lois ont frappé avec une terrible rigueur les sorciers ou les mécréants qui faisaient communier des bêtes. Celles-ci ne se prêtaient pas volontiers à cette impiété ; car saint Antoine de Padoue, pour convaincre un hérétique, présenta une hostie à un mulet qui jeûnait depuis trois jours, et le mulet, loin de la saisir, se, mit à genoux, baissa la tête et adora le sacrement. Nous avons vu que le crapaud était moins révérencieux, lorsqu'un abominable sorcier le forçait à communier dans une messe magique ; c'est que le diable passait alors dans le corps du crapaud. Jovien Pontano, dans le cinquième livre des Histoires de son temps, raconte une communion plus impie encore par la solennité qu'on lui donna. Les habitants de Suessa, assiégés par le roi de Naples et manquant d'eau, allaient être forcés de se rendre. Ils amenèrent un âne aux portes de leur église, lui chantèrent un Requiem, lui fourrèrent dans la gueule une hostie consacrée, lui donnèrent la bénédiction et l'enterrèrent tout vif devant le porche. A peine cette horrible cérémonie était-elle achevée, que le ciel s'ouvrit en cataractes et remplit d'eau les puits et les citernes, ce qui fit que le roi de Naples leva le siège de la ville. La légende cite pourtant quelques exemples édifiants d'animaux qui ont entendu la messe et qui se sont agenouillés au moment de l'élévation, sans profaner le sacrement de l'Eucharistie.

Les chrétiens eux-mêmes n'étaient pas aptes à recevoir la communion en tout temps : on la refusait aux femmes qui avaient leurs menstrues, aux enfants qui n'étaient pas baptisés, aux fous et aux démoniaques. La posture du communiant ne semblait pas indifférente aux décrétalistes, qui défendaient de communier assis, couché ou debout ; mais ils n'exigeaient pas, comme on l'a cru, que le communiant fermât les yeux, ou tînt ses mains serrées sur sa poitrine, ou dormît quelques heures avant de s'approcher de la sainte-table, ou avalât auparavant un morceau de pain bénit ; ils n'empêchaient pas de manger, de boire, de tousser, de cracher, de marcher pieds nus, de travailler, après la communion, pendant toute la journée. Quant à se communier soi-même, lorsqu'on n'avait pas qualité pour dire la messe, il fallait pour cela être autorisé par un évêque ou par un pape. Marie-Stuart, dans sa prison, où on lui refusait l'assistance d'un prêtre, avait des boites pleines d'hosties consacrées, que ses partisans lui faisaient passer en cachette ; mais elle ne communiait qu'une fois par jour, et avec une seule hostie à chaque communion. Il n'y avait guères que les sorciers qui possédassent des hosties et qui en fissent abus hors des églises. Le père Nyder, dans son traité intitulé Formicarii, raconte qu'un prêtre infâme avait perverti trois femmes qu'il faisait mettre nues pour leur donner à chacune la communion cinquante fois par jour. On sait combien d'horribles sacrilèges se commettaient autrefois avec des hosties ; consacrées, que les communiants reliraient de leur bouche en cachette pour les faire servira de coupables desseins. Tout le Moyen Age a retenti des miracles, par lesquels Jésus-Christ aurait protesté contre ces outrages faits en quelque sorte à sa chair et à son sang. Le plus célèbre de ces miracles est celui des Billettes. Un juif, qui habitait la rue des Jardins, à Paris, en 1290, crucifia et martyrisa une hostie que lui avait apportée une femme catholique qui sortait de la sainte-table : l'hostie, toute sanglante, s'envola et se soutint en l'air, aux yeux de son bourreau, qui fut mis en pièces par le peuple indigné. — Voyez, dans cet ouvrage, le chapitre des JUIFS, par M. Depping. — On citerait beaucoup d'autres faits analogues qui ne sont pas plus authentiques. Suivant le témoignage de Césaire d'Heisterbach, un prêtre impudique, qui avait voulu garder une hostie dans sa bouche pour débaucher une femme qu'il aimait, sentit tout h coup cette hostie se dilater et grossir de telle façon qu'il fut forcé de la rejeter, avant de quitter l'église : il l'enterra dans un coin, sous un tas de poussière ; mais le remords lui ayant fait déclarer son crime, on retrouva, en place de l'hostie, une petite figure de chair attachée à une croix et toute couverte de sang. Ces profanations d'hosties n'avaient pas toujours une issue miraculeuse. Thomas Bossius rapporte qu'en 1273, une femme de la Marche d'Ancône, dans l'espoir de se faire aimer de son mari qui ne l'aimait pas, emporta chez elle l'hostie qu'elle avait reçue à l'autel ; un paysan, qui s'affligeait de la stérilité de ses abeilles, fit semblant de communier et alla cacher l'hostie dans une de ses ruches ; un autre, pour tuer des chenilles qui dévoraient ses légumes, divisa l'hostie en petits morceaux et les sema dans son jardin. C'étaient là des Superstitions que le diable inspirait et dont il avait sans doute le bénéfice.

L'eucharistie servait de prétexte à des Superstitions moins coupables, auxquelles le clergé s'associait souvent, dans les localités peu éclairées, par ignorance ou par faiblesse. Ici, pendant les ouragans, on ouvrait le tabernacle et l'on promenait le saint-sacrement autour de l'église ; là, on apportait le saint sacrement pour arrêter un incendie, une inondation ou quelque autre fléau naturel ; souvent on jetait des hosties dans l'eau ou dans les flammes, afin de s'en rendre maître ; ailleurs, on prêtait serment sur le saint-ciboire. C'étaient des pratiques de vaine observance qui ne diminuaient pas le respect dû au sacrement. Il n'en était pas de même des processions accompagnées de spectacles profanes, badins ou ridicules, qui contrastaient singulièrement avec la sainteté de l'eucharistie qu'on exposait ainsi., au milieu des mascarades et des bouffonneries. Telle était cette fameuse procession de la Fête-Dieu à Aix, que le bon roi René avait pris soin de régler et d'organiser, en y faisant figurer le prince des amoureux, le roi des plaideurs, l'abbé des cabaretiers, l'abbé des fripiers, et quantité d'autres personnages allégoriques aussi peu orthodoxes. La Fête-Dieu et l'exposition du saint sacrement, au Moyen Age, avaient presque partout un entourage parasite de cérémonies qui rappelaient souvent la pompe des fêtes du paganisme, et qui ne causaient aucun scandale dans le peuple accoutumé à y prendre part avec une sorte de pieux enthousiasme.

Ces spectacles, ces déguisements, ces danses, que l'on tolérait jusque dans les églises et qui s'y mêlaient, en quelque sorte, au culte, devenaient impies et sacrilèges, dès qu'ils semblaient se mettre en antagonisme avec les pratiques de la religion. Ainsi, la Chronique de Nuremberg (Liber Chronicarum mundi, par Hartmann Schedel), raconte que, vers l'année 1025, dans un village de l'évêché de Magdebourg, dix-huit hommes et quinze femmes s'étant mis à danser et à chanter dans le cimetière, pendant qu'on célébrait la messe de minuit, à la fête de Noël, le prêtre, qui disait cette messe, les excommunia ; en sorte que les pauvres excommuniés continuèrent à chanter et à danser, sans paix ni trêve, durant une année entière ; et, pendant le temps de cette étrange pénitence, ils ne reçurent ni pluie, ni rosée ; ils n'eurent ni faim, ni fatigue ; ils n'usèrent ni leurs vêtements ni leurs chaussures. Quand l'évêque de Magdebourg les délivra de l'excommunication, quelques-uns moururent, d'autres dormirent trente nuits de suite sans s'éveiller, et plusieurs conservèrent un tremblement nerveux dans tous les membres.

Le sacrifice de la messe, qui avait été réglementé et fixé dans ses moindres détails par tant de conciles, fut de tout temps comme une arène ouverte aux Superstitions les plus étranges et les plus criminelles. Ainsi, les sorciers faisaient dire une prétendue messe du Saint-Esprit sur une peau de bouc arrosée d'eau bénite, sur un gâteau de pâte cuite ou crue, sur des mouches cantharides, sur des os de morts, sur une hostie piquée d'épingles, etc. On verra, dans l'histoire des Sciences occultes, ce que c'était que la messe du sabbat où le diable régnait sans partage. L'Église avait plus d'indulgence pour certaines messes superstitieuses qui ont été successivement retranchées des missels, après avoir eu place dans la liturgie catholique. Telles furent les messes de saint Amateur et de saint Vincent, des Quinze Auxiliateurs, du Père-Eternel, du Trentain de saint Grégoire, des Cinq Plaies, des Clous, de la Lance, et de l'Image de notre Seigneur : de la Dent, du Prépuce, du Nombril et de la Robe sans couture de Jésus-Christ ; du Saint-Suaire et de sainte Véronique ; de la Sainte Larme, des Onze mille Vierges, du Rosaire, etc. Chacune de ces messes, auxquelles Luther et Calvin firent ; une rude guerre, avait son origine dans quelque Superstition de la légende, et tenait plus ou moins à l'observance du culte superflu. Nous examinerons à part avec détail la messe de l'Âne et celles de la fête des Diacres, des Rois, des Fous et des Innocents, en recueillant les curieux vestiges de ces mœurs et de ces usages du paganisme. L'Église, qui tolérait le retour périodique de pareilles saturnales, condamnait absolument, sous peine d'excommunication, les messes sèches, c'est-à-dire sans consécration et sans communion, et les messes à plusieurs faces ou têtes, c'est-à-dire celles où l'on recommençait deux, trois et même quatre fois le sacrifice jusqu’à l'offertoire, de manière qu'une seule consécration pût servir à plusieurs messes, et procurât ainsi à l'officiant économie de temps et augmentation de salaire : cela s'appelait naïvement : enter des messes. Quant à la messe sèche, on la nommait aussi messe navale (nautica) et messe de chasse (venatica) parce qu'on l'avait faite exprès pour les marins et les chasseurs. La suppression de quelque partie de la liturgie dans l'office de la messe, ou l'introduction de quelque prose, de quelque litanie, de quelque leçon, non approuvée par les canons de l'Église, constituait un cas de Superstition ou de culte superflu.

Les fidèles qui entendaient la messe ou qui achetaient des messes pour leur compte péchaient souvent par Superstition ; les uns menaient leurs chiens et leurs chevaux malades à l'Église, plus spécialement aux chapelles de Saint-Pierre, de Saint-Hubert et de Saint-Denis, pour leur faire appliquer sur le corps les clefs de ces chapelles ou leur faire dire des évangiles sur la tête ; les autres faisaient dire des évangiles pour eux-mêmes, tantôt en tenant un cierge éteint, tantôt en levant le pied droit en l'air, tantôt en se cachant le menton dans la main droite, tantôt a certaines heures du soir ou du matin, et cela, pour se délivrer de la gale ou de la dysenterie, pour guérir un enfant ou une personne absente, etc. Dans certaines localités, on mettait sur l'autel, durant la messe, des clous de cheval qui devaient empêcher les chevaux encloués de rester boiteux ; dans d'autres Églises, le jour de Pâques, on bénissait un agneau devant l'autel, à l'offertoire ; dans les campagnes, on offrait encore à la messe, il y a peu d'années, du lait, du miel, du cidre, des confitures, des volailles, du gibier, des fruits ou des légumes. C'était une réminiscence de l'oblation. judaïque ; les confréries présentaient le pain bénit, environné de banderoles et d'emblèmes, au son des violer des flûtes et des instruments de musique ; les chevaliers de l'arquebuse faisaient des décharges de mousqueterie dans l'Église ; ce qui, pour être superstitieux, n'en était pas moins généralement usité avec l'agrément du curé et des marguilliers.

Les Superstitions relatives à certains endroits de la messe ont été formulées par les casuistes. Voici quelques-unes de celles qui concernent le Sanctus : 1° ramasser à terre, pendant le Sanctus de la messe, des rameaux de buis bénit, et les faire infuser dans de l'eau pour guérir la colique ; ou le mal d'estomac ; 2° tenir la bouche ouverte, pendant le Sanctus de la messe des morts, pour être préservé de la morsure des chiens enragés ; 3° porter sur soi le Sanctus, écrit sur du parchemin vierge, pour être heureux à la pêche ; 4° mettre deux fétus en croix pendant le Sanctus pour retrouver les choses perdues. Voilà maintenant quelques autres Superstitions non moins singulières qui regardent l'élévation : 1° dire le Pater à rebours pendant l'élévation, contre le mal de dents ; 2° répéter trois Ave entre l'élévation du corps et celle du sang de Jésus-Christ, contre les mauvais rêves et les visions nocturnes ; 3° enterrer trois épingles ou aiguilles pendant l'élévation, contre le mal de gorge ou le flux de sang ; 4° aussitôt après 1 élévation, se pendre au cou un os de mort, contre la fièvre ; 5° rester assis pendant l'élévation, pour gagner aux jeux de hasard, etc.

La messe de minuit, la messe des morts, et d'autres messes autorisées par le rituel, avaient chacune leurs Superstitions spéciales. Celles de la messe de minuit sont encore la plupart en vogue chez les gens de campagne. On faisait boire les chevaux et les bestiaux, en revenant de cette messe, pour les guérir ou les préserver de maladies ; on portait sur soi un morceau de pain bénit de la messe de minuit, pour n'être jamais mordu par un chien enragé ; le berger qui se présentait le premier à l'offrande, pendant cette messe, devait cette année-là avoir les plus beaux agneaux du canton, etc. Les messes des morts étaient surtout une source inépuisable de pratiques superstitieuses, non-seulement de la part des fidèles, mais encore de celle des prêtres et des curés. Quelques-uns de ces derniers, par dévotion ou par tout autre motif, ne disaient jamais que la messe des morts, comme si un cercueil eût été là derrière eux ; quelques bons chrétiens, par anticipation, faisaient dire, à leur profit et en leur présence, des messes des morts, comme s'ils fussent déjà dans la bière. Le nombre des messes qu'on disait pour les vrais morts autrefois prêtaient aussi à la Superstition, mais l'Église y trouvait trop d'avantages pour se montrer bien sévère à cet égard. Sainte Gertrude n'avait-elle pas conseillé de dire cent cinquante messes pour les morts et de communier cent cinquante fois à l'intention d'un seul défunt ? Peu importait donc que, d'après certaines traditions superstitieuses émanées du paganisme, on fit dire sept messes des morts ; qu'on fît, à ces messes, allumer sept cierges ; qu'on distribuât sept aumônes après chaque messe ; qu'on récitât sept Pater et sept Are, etc. Mais si, pour faire mourir quelqu'un, on disait ou faisait dire une messe des morts devant une image de cire, on encourait la peine de la hart ou du bûcher ; ce qui n'empêcha pas les ligueurs, en 1589, de placer sur l'autel, dans plusieurs paroisses de Paris, de pareilles images de cire à l'effigie du roi Henri III, et de piquer ces images avec des aiguilles, pendant la messe des morts, pour obtenir du ciel ou de l'enfer, que ce roi mourut. Les messes pour les morts ne devaient pas avoir d'autre objet que de tirer une âme du purgatoire ou d'abréger l'expiation de ses péchés. C'était donc Superstition que de faire dire ces messes pour les damnés, excommuniés, hérétiques, relaps et inbaptisés : on trouvait bien difficilement un prêtre qui consentît à dire des messes, les lui payât on double, pour un homme tué en duel ou mort en flagrant délit. Cependant, les écrivains ecclésiastiques rapportent une foule d'exemples de damnés qui sont sortis de l'enfer par l'intercession des saints et par les mérites de Jésus-Christ. La plus célèbre de ces légendes est celle de l'empereur Trajan, ce grand philosophe païen, que saint Grégoire le Grand eut l'adresse de délivrer du gouffre éternel, en le faisant baptiser après sa mort. Voilà pourquoi l'Église, dans ses offices des morts, prie pour les morts en général, et laisse à Dieu le soin d'appliquer ces prières à qui de droit. Il y avait pourtant des chapelles et des autels privilégiés où, en souvenir de certain miracle et en vertu de certains brefs, une messe des morts, dite à tel jour et à telle heure, laissait inévitablement sortir une âme du purgatoire au moment de l'élévation. C'est un privilège que conserve encore la chapelle souterraine de Sainte-Croix de Jérusalem à Rome. On rapporte, à ce sujet, que le diable se présenta en personne plusieurs fois pour acheter des messes au nom de quelque grand scélérat ou de quelque athée abominable mort en état d'excommunication, et ce, dans la maligne intention de contrarier le privilège de l'autel et de troubler la conscience du prêtre. On pouvait, d'ailleurs, obtenir des messes pour quiconque avait été inhumé en terre sainte, avec les cérémonies de l'Eglise : car l'Eglise, était censée avoir admis, dans son giron, tous les morts qu'elle avait honorés de ses prières. Ce fut donc pour éviter le scandale d'une pareille erreur, que le corps d'une méchante sorcière, qu'on avait osé présenter devant l'autel, fut tiré du cercueil et emporté par le diable, sur un cheval fantastique, qui disparut dans les airs. Ceci se passa en Angleterre, vers l'année 1034, selon la Chronique de Nuremberg, qui assure que l'on entendait encore crier la sorcière, à quatre lieues de distance.

Le prêtre était souvent lui-même atteint et convaincu de Superstition, s'il disait plus d'une messe par jour, s'il se faisait payer la même messe par deux ou trois personnes différentes, s'il se servait d'un pain levé et d'un calice de bois, s'il s'endormait pendant le sacrifice, s'il revêtait deux étoles au lieu d'une, s'il portait des ornements faits avec des étoffes employées naguère à des usages profanes, s'il négligeait à dessein de consacrer l'hostie, s'il touchait l'hostie avec des mains impures, s'il avait avalé un verre de vin ou une noix confite avant de monter à l'autel, s'il y montait l'épée au côté, botté et éperonné ou bien les pieds nus, etc. Mais il ne devenait pas complice des Superstitions qu'il secondait sans le savoir ; car on lui faisait dire souvent des messes pour connaître si une personne absente vivait ou était morte, pour obtenir la réussite d'une entreprise ou même d'une action criminelle, pour retrouver un objet perdu ou volé, pour découvrir un voleur, pour avoir les plus beaux troupeaux et les plus belles récoltes, etc. Enfin, tant de Superstitions incroyables se mêlaient au sacrifice de la messe et au sacrement de l'eucharistie, que certains hérétiques n'avaient pas hésité à en attribuer l'invention au diable. Celui-ci, comme nous l'avons raconté plus haut, se donnait le plaisir de faire dire des messes, mais on n'assure pas qu'il osât y assister : il en demandait aussi aux vivants, tantôt sous la forme d'un homme noir, tantôt sous l'apparence d'un spectre, tantôt en poussant des plaintes et des gémissements comme une âme en peine, tantôt en proférant d'horribles menaces. On n'a jamais su quel intérêt il pouvait avoir dans ces messes extorquées à la crédulité ou à la peur.

IV. Le sacrement de pénitence, outre quelques Superstitions imperceptibles que l'œil du casuiste exercé savait seul apprécier, en avait fait naître de plus grossières, qui étaient aussi plus répandues dans le peuple. On croyait à ces miracles, en vertu desquels un mort se confessait d'un péché mortel qui l'empêchait d'entrer en paradis. Selon Bonfinius, trois ans après la bataille de Nicopolis, où l'armée de l'empereur Sigismond fut défaite par les Turcs, on trouva, sur le champ de bataille, une tête coupée qui ouvrait les yeux et qui demandait un confesseur ; selon Thomas de Cantipré, un voleur normand, qui avait jeûné tous les mercredis et samedis en l'honneur de la Vierge, fut tué et décapité par ses ennemis sur le sommet d'une montagne, en sorte que sa tête, en roulant dans la vallée, appelait à grands cris un confesseur ; selon Césaire d'Heisterbach un moine de l'ordre de Cîteaux, étant mort en l'absence de son abbé qui le confessai, d'ordinaire, revint exprès, la nuit suivante, chercher sa confession, sans laquelle il serait allé droit en enfer ; selon plusieurs chroniqueurs français du quatorzième siècle, un chanoine de Notre-Dame de Paris, qu'on avait inhumé dans le chœur de la cathédrale, fut, pendant plusieurs nuits consécutives, rejeté hors de sa sépulture, jusqu'à ce qu'il eut trouvé un confesseur qui le débarrassa d'un péché mortel, avec lequel il ne pouvait reposer en terre bénite. Quelquefois, c'était le confesseur mort qui venait en aide à son pénitent vivant ; témoin saint Basile, qui, pendant qu'on le portait en terre, effaça la confession d'une grande pécheresse, écrite dans un papier cacheté et déposé sur son corps ; témoin saint Jean l’Aumônier, qui, ayant reçu une confession, en donna l'absolution par écrit après sa mort, et se leva de son tombeau pour remettre un bulletin où cette absolution était signée de sa main. L'exemple des plus grands saints n’était pas toujours bon à suivre : si sainte Liduine de Hollande avait pu confesser les péchés d'un fameux scélérat et recevoir l'absolution pour le compte de celui-ci, la mère de saint Pierre le Vénérable fut admonestée et punie, pour avoir confessé, avec ses propres péchés, ceux de son mari défunt ; si des saints s'étaient confessés à des images et à des reliques, l'église ne permettait, qu'en cas de nécessité absolue, la confession faite à des laïques, mais non à des femmes : c'est ainsi que le sire de Joinville confessa le connétable de Chypre, qui s'attendait à être mis à mort par les Sarrasins : Je lui donnai, dit-il, telle absolution comme Dieu m'en donnait-le pouvoir. On ne pouvait jamais abuser du sacrement de la pénitence : Pierre le Chantre cite un abbé de Longpont qui recommençait, chaque jour sa confession générale ; le bienheureux André d'Avellino se confessait quatre et cinq fois par jour. Ces confessions incohérentes étaient fort en usage dans les couvents, principalement chez les religieuses, et quelquefois l’abbesse usurpait le droit d'absoudre les péchés.

C'était dans les indulgences que la Superstition jouait le rôle le plus important : indulgences fausses et supposées ; indulgences indiscrètes et ridicules ; indulgences vaines et superflues. Cependant, toutes les indulgences étant payées, et souvent fort cher. l'Église avait intérêt à fermer les yeux sur leur abus ; le pape et les évêques ne les approuvaient pas toujours, mais en revanche ils ne les condamnaient pas souvent. Ces indulgences étaient attachées à des prières, à des messes, à des neuvaines, à des jeunes, à des processions, à des pèlerinages, à des offrandes. Elles avaient parfois l'origine la plus burlesque. Telles furent les indulgences de l'Araignée. Un cordelier de la ville du Mans célébrait la sainte messe : une énorme araignée tomba dans le calice ; le cordelier avala d'un seul trait l'araignée et le vin consacré. Il n'en mourut pas, et bientôt l'araignée sortit toute vive de la cuisse du religieux. Le pape Urbain IV autorisa dès lors la confrérie et les indulgences de l'Araignée. Un pape moins superstitieux, innocent XI, supprima en 1678 une petite partie des indulgences fausses et apocryphes qui avaient cours dans la chrétienté ; parmi ces indulgences, on remarque celles accordées par Jean XXII à ceux qui baisent la mesure de la plante du pied de la Vierge ; celles attribuées à la mesure de la taille de Jésus-Christ ; celles de la confrérie de saint Nicolas, au moyen des  quelles on délivrait tous les jours une âme du purgatoire en disant cinq pater et cinq ave ; celles dites de quatre-vingt-dix mille ans, copiées sur un vieux tableau qui était dans l’église de Saint-Jean-de-Latran, etc. Mais il y avait bien d'autres indulgences bizarres ou impertinentes dont ne parlait pas le décret d'Innocent XI, telles que celles des Salutations à tous les membres de Jésus-Christ, celles de l'Adoration des membres de la sainte Vierge, celles des Révélations de sainte Brigide, celles de l'Oraison de saint Léon, celles du Cordon de saint François, etc. Ces indulgences ne se bornaient pas à racheter des années ou des siècles de purgatoire : elles préservaient des tempêtes, des naufrages, des morsures de serpents ou de chiens enragés, de mort subite, de la peste. Ces indulgences étaient annexées à certain chapelets, à certaines croix, à certaines médailles, à certains habits qu'il fallait porter, véritables Superstitions empruntées au paganisme et conservant encore un caractère manifeste d'idolâtrie. Les dévots, effrayés de la durée des peines du purgatoire, ne se montraient pas moins fort empressés de les abréger par des indulgences qui promettaient beaucoup à peu de frais. L'Église décida donc que les curés et les abbés accorderaient seulement l'absolution des péchés confessés ; que les archevêques et les évêques donneraient des indulgences seulement pour quarante jours ; les cardinaux, seulement pour cent jours, et que les papes ne pourraient, en aucun cas, étendre leurs indulgences au-delà de deux mille ans. C'était bien peu de chose auprès des indulgences que nous fait connaître le livre des stations de Rome, imprimé en 1475 : quand on montrait les clefs de saint Pierre et saint Paul dans la basilique de Saint-Jean-de-Latran, les Romains gagnaient trois mille ans d'indulgences ; les Italiens, six mille, les étrangers, douze mille ; quand on exposait la Véronique dans la basilique de Saint-Pierre, Romains, Italiens et étrangers gagnaient des indulgences semblables aux précédentes ; il y avait vingt-huit mille ans d'indulgences pour celui qui montait dévotement les degrés de Saint-Pierre ; sept mille ans, pour celui qui visitait, à Saint-Laurent, la pierre sur laquelle ce saint a été grillé, etc. En somme, la seule fête de saint Mathieu, à Rome, pouvait rapporter à un chrétien actif cent cinquante-neuf mille deux cent quatre-vingt-douze ans et vingt-huit jours d'indulgences, tout au juste. La papauté, au Moyen Age et longtemps après la Renaissance, n'a pas eu de meilleurs revenus que ceux des reliques et des indulgences.

V. Le sacrement de l'extrême-onction offrait moins de prises à la Superstition, à cause des conditions même dans lesquelles on l'administrait. Mais comme on se servait de l’huile bénite pour conférer ce sacrement, on appliqua cette huile à des usages superstitieux et profanes. Les sorciers ne manquèrent pas de la faire entrer dans leurs conjurations et dans leurs philtres. Quant aux patients qui recevaient ce sacrement, précurseur ordinaire de la mort, leur frayeur s'augmentait encore de quelques vaines Croyances : ils s'imaginaient que les onctions, faites aux yeux, aux oreilles, aux mains et aux ¡pieds, ¡auraient pour résultat, dans le cas où ils guériraient, de les rendre sourds, aveugles ou paralytiques ; que ces onctions seraient inutiles devant Dieu, si on ne leur avait préalablement lavé le visage ; que, durant cette cérémonie funèbre, on devait allumer treize cierges, ni plus ni moins, autour de leur lit ; qu'après avoir reçu ce sacrement, ils ne pourraient accomplir le devoir conjugal, manger de la chair, marcher pieds nus. On a lieu de s'étonner que ce sacrement, qui s'entoure d'un appareil si lugubre et si solennel, n'ait pas inspiré plus de Croyances superstitieuses ; en voici quelques-unes que l'Église s'efforçait en vain de détruire. On croyait, presque partout, que l'extrême-onction entraînait la mort inévitablement et empêchait d'ailleurs toute guérison ; on croyait que quiconque l'avait reçue voyait diminuer sa chaleur naturelle, perdait ses cheveux, était plus accessible au péché qu'auparavant, et ne devait pas danser pendant un an, sous peine de mourir ; on croyait encore que les abeilles périssaient à une lieue autour de la maison où se donnait l'extrême-onction. La terreur qu'inspirait le moment suprême ne permettait pas, sans doute, à la Superstition d'en pervertir les tristes cérémonies. Mais dès que le viatique sortait de l'église, précédé d’un porte-croix et annoncé par le son d'une clochette ou d'une crécelle, on évitait de se trouver sur son passage, on se renfermait dans l'intérieur des maisons, pour n'être pas désigné a une mort prochaine, et même pour ne pas mourir à la place du moribond qui allait recevoir les derniers sacrements. Si l'on ne pouvait échapper à la rencontre fatale du viatique, on se découvrait, on s'agenouillait avec respect, et l'on s'empressait ensuite d'entrer dans une église, comme pour y implorer le droit d'asile contre la mort. C'était donc un fait inouï, que l'impiété d'une troupe de joyeux compagnons, qui, dansant sur un pont de bois à Utrecht, en 1277, laissèrent passer le Saint-Sacrement sans interrompre leurs danses ; mais le pont se brisa tout à coup, et deux cents personnes furent noyées dans le fleuve, pour avoir oublié, dit la Chronique de Nuremberg, de rendre à Dieu l'hommage qui lui est dû.

VI. Les Superstitions qui regardent le sacrement de l'ordre s'étaient cachées en quelque sorte dans le clergé et n'arrivaient pas jusqu'au peuple. Le chrême, qui servait aussi à l'ordination, était seulement détourné parfois de son usage, comme toutes les huiles saintes, et employé en magie, en amour ou en médecine. On racontait différentes légendes qui défrayaient la chronique scandaleuse des mauvais chrétiens et des hérétiques, entre autres la plaisante légende de la papesse Jeanne, celles de certaines prostituées qui s'étaient fait sacrer évêques et qui avaient osé conférer les sacrements. On se scandalisait moins de voir, dans l'histoire, des enfants au maillot ordonnés prêtres aussitôt que baptisés, et même sacrés cardinaux ou évêques sous la garantie d'un bref du pape. Quant aux laïques qui se faisaient passer pour prêtres et qui en remplissaient les fonctions, sans avoir reçu l'ordination, ils étaient livrés impitoyablement au bras séculier et punis comme idolâtres et sacrilèges.

VII. Le sacrement du mariage avait gardé naturellement toutes les Superstitions païennes qui appartenaient aux cérémonies nuptiales de l'antiquité, et de plus il en avait fait naître d'autres qui tenaient plus particulièrement à l'esprit du christianisme. Les unes précédaient le mariage ; l'amour, la curiosité et l'avarice, suivant un casuiste, en étaient les instigateurs. On avait inventé mille charmes, mille pratiques, mille artifices superstitieux, pour se faire aimer : philtres de toute espèce, sortilèges et invocations magiques, prièles1 messes, jeûnes, le tout mélangé de folies et de sottises qui se modifiaient à l'infini selon le pays et les individus. Voulait on connaître si un mariage serait prospère en fortune, en amour, en enfants ? on avait recours à tous les genres de divination que l’homme, avide de savoir l'avenir, s'est plu à multiplier et à expérimenter. Les présages étaient observés et interrogés avec soin. Une fille n'avait qu'à remuer avec la main l'eau d'un seau tiré du puits, ou y jeter des œufs cassés sur la tête de quelqu'un, pour voir dans cette eau l'image de l'homme qu'elle épouserait. Une union ne pouvait être heureuse, si les époux, en allant à l'Église, rencontraient sur leur chemin une femme grosse ou échevelée, un moine, un prêtre, un lièvre, un chien, un chat, un borgne, un boiteux, un aveugle, un lézard, un serpent, etc. ; si on les retenait par leur robe ou par leur manteau, s'ils entendaient le cri d'un oiseau ou d'un animal de mauvais augure. En revanche, le mariage était voué au bonheur, s'ils rencontraient une courtisane, un loup, une araignée, un crapaud, etc. ; s'ils sortaient de leur logis au bruit du tonnerre, si l'oreille droite leur tintait, s'ils saignaient de la narine droite, etc. On ne finirait pas d'énumérer tous les présages, auxquels on donnait un sens heureux eu malheureux dans les préludes du mariage.

Les maléfices et les philtres imaginés pour inspirer de l'amour étaient plus innombrables et plus bizarres encore : on employait, dans leur composition les substances qui semblaient propres à faire des talismans ou des breuvages amoureux. On ne se contentait pas de mettre un anneau de jonc ou de paille au doigt d'une fille, ; ni de lui faire forger un anneau avec un vieux fer de cheval, ni de jeter de la poudre de pouillot sauvage dans sa boisson, ni de porter un ruban qu'elle avait porté, ou des rognures de ses ongles, ou bien une boucle de ses cheveux. On pulvérisait des os de morts, des reliques, des perles magiques, des minéraux précieux, des hosties consacrées, des cierges et des rameaux bénits, et l'on attribuait à ces poudres la puissance d'allumer un amour irrésistible dans le cœur le plus froid et le moins tendre. On ne doutait pas du succès de l'opération, si l'on avait fait boire de l'eau bénite, du saint-chrême ou des saintes huiles à la femme qu'on voulait contraindre à aimer. L'amour et la concupiscence charnelle autorisaient les pratiques les plus condamnables : c'était le meilleur produit du dangereux métier de sorcier. Les fiançailles donnaient lieu à diverses Superstitions plus innocentes : on aspergeait d'eau bénite les fiancés quand ils sortaient de l'église, ou bien on les battait et on les empêchait de sortir, avant qu'ils eussent payé rançon ; on les emportait de vive force au cabaret, on les accueillait par des huées et des charivaris. C'est pourquoi il était défendu aux curés de célébrer les fiançailles après le coucher du soleil. Un fiancé augurait mal de son mariage, s'il laissait tomber son chapeau à terre ; une fiancée, si on lui touchait la main droite avec la main gauche, et si quelqu'un lui marchait sur le pied droit.

Le jour de la célébration du mariage n'était pas inutile à choisir, quoique d'Église ne reconnût pas, comme le paganisme, des jours fastes et néfastes. On n'aurait eu garde de se marier à la fête de saint Joseph, qui était honoré par l'Église, mais redouté de tous les maris. On peut supposer que cette fête, placée en plein carême avait contribué à faire décréter par les conciles et les synodes, que le carême, de même que les dimanches et les principales fêtes chômées, serait un temps inapte et défendu au mariage. Il y avait cependant autrefois comme aujourd'hui des cas d'exception, mais alors la célébration se faisait sans appareil et sans réjouissances. Les jours de jeûne, quatre-temps et vigiles, étaient également antipathiques avec le mariage, parce que, dit le synode de Besançon en 1573, les époux eussent été forcés de coucher seuls : Debent a maritali thoro absintere tanquam uxorem non habentes. L'Église blâmait les époux qui se mariaient de grand matin, habillés salement ou négligemment, et qui réservaient leurs beaux habits de noces pour le bal ou le festin ; elle ne tolérait pas non plus l'usage de donner des étrennes ou des présents à la mariée devant l'autel ; elle condamnait plus sévèrement d'autres Superstitions qui avaient pour objet unique d'empêcher le nœud de l'aiguillette, ce plaisant épouvantail de nos pères. Les maris avaient imaginé, contre un si désagréable accident, de mettre du sel dans leur poche ou des sols dans leur chaussure en allant se marier ; ou de passer sous le crucifix sans le saluer, au moment de la bénédiction nuptiale, ou de pisser trois fois dans l'anneau conjugal en disant In nomine Patris, ou même de faire acte de mari avant la célébration du mariage.

L'Église s'était préoccupée, plus qu'elle ne le devait, du nœud de l'aiguillette, qui était assez fréquent au Moyen Age, par suite de la frayeur qu'on en avait. On attribuait, en général, ce mauvais cas à des sortilèges, à des enchantements, à des malices du démon. Tous les moyens semblaient bons pour se soustraire a cette fâcheuse position conjugale. C'est pour cela qu'on frappait avec des bâtons la tête et la plante des pieds des mariés, pendant qu'ils étaient agenouillés sous le poêle. Le remède pouvait être plus violent que le mal. D'autres maris se contentaient de faire bénir deux ou trois anneaux et même jusqu'à cinq, destinés tous ensemble au doigt annulaire de l'épousée, ou bien ils recommandaient h celle-ci de laisser tomber l'anneau, quand on le lui présenterait, ou bien encore ils faisaient célébrer les épousailles, en cachette, la nuit, dans quelque chapelle basse et fermée. Les méchants, de leur côté, avaient bien des manières de nouer l'aiguillette, et le diable était toujours le complice secret ou avoué de cette vilaine action. Le savant Bodin, dans sa Démonomanie, compte plus de cinquante façons d'en venir à un tel résultat, qui amusait singulièrement les malins de l'enfer. Sans rappeler les exemples mémorables que nous fournit l'histoire — Pierre le Cruel, roi de Castille et de Léon, empêché, par les charmes de sa concubine Maria Padilla, d'accomplir son mariage avec Blanche sa femme ; Ludovic Sforza empêchant, par des sortilèges, son neveu, Louis Galeas, duc de Milan, de cohabiter conjugalement avec la duchesse Isabelle ; Jean, comte de Bohême, frappé d’impuissance la nuit de ses noces, etc. —, nous enregistrerons ici un arrêt fort ingénieux, rapporté par Bodin et relatif au nœud de l'aiguillette : D'autant que cela estoit fort commun en Poitou, le juge criminel de Niort, sur la déclaration d'une nouvelle espousée, qui accusoit la voisine d'avoir lié son mari, la fit mettre en prison obscure, l'an 1560, la menaçant qu'elle ne sortiroit jamais, si elle ne le délioit ; deux jours après, la prisonnière manda aux mariés qu'ils couchassent ensemble. Aussitôt le juge, estant averti qu'ils estoient déliés, lâcha la prisonnière.

Le procédé le plus ordinaire et le plus facile pour lier l'aiguillette, était de faire un nœud, soit a une corde, soit a un ruban, soit à une courroie, soit même à un cheveu, pendant la cérémonie du mariage, en prononçant à rebours un des versets du psaume Miserere mei, Deus. Il y avait même des enfants dressés à ce métier malhonnête, et qui en vivaient. L'Église, après avoir recherché et décrit avec soin tous les sortilèges analogues sous le titre de la décrétale De frigidis et maleficiatis, anathématisait, excommuniait les auteurs, agents et instigateurs de ces Superstitions détestables, non-seulement les sorciers et magiciens, mais encore quiconque oserait, dans une perverse intention : tourner les mains en dehors et enlacer les doigts les uns dans les autres, quand l'époux présente l'anneau à l'épouse ; lier la queue d'un loup en nommant les mariés ; attacher certains billets, certains morceaux d'étoffe, aux habits des époux ; toucher ces époux avec certains bâtons faits d'un certain bois ; leur donner certains coups dans certaines parties du corps ; prononcer certaines paroles en les regardant ; faire certains signes avec les mains, les doigts, ta bouche, les pieds, etc. Quant aux remèdes ecclésiastiques offerts aux pauvres maléficiés, c'étaient des exorcismes, des messes, des oraisons, des jeûnes, des aumônes. Tous les conciles, tous les synodes, tous les rituels ont fulminé l'excommunication contre les sorciers et sorcières, charmeurs et charmeuses, tous ceux et toutes celles qui mettent empêchement en mariages qui sont à faire ou parfaits. Le peuple avait, dans le but de combattre aussi le nœud de l'aiguillette, adopté une coutume qui règne encore par toute l'Europe : c'était le chaudeau, ou bouillon, ou soupe, ou pâté, ou fricassée de la mariée, qu'on lui apportait processionnellement, au son des instruments et au bruit des chansons, pendant la première nuit des noces, Cette pâtée était destinée à échauffer l'ardeur des époux-et à les empêcher de s'endormir, tandis que le démon veillait pour leur jouer un de ses tours habituels.

Quant aux Superstitions qui avaient pour but de dénouer l'aiguillette, elles étaient aussi nombreuses et aussi singulières que celles qui servaient à la nouer. L'Église ne les autorisait pas davantage, parce qu'elle n'y avait aucun intérêt. Voici les plus communes : 1° mettre deux chemises à l'envers le jour des noces ; 2° placer une bague sous les pieds de l'époux, pendant la cérémonie ; 3° dire trois fois en se signant : Ribald, Nobal et Varnobi ; 4° faire dire, avant la messe de mariage, l'évangile de saint Jean In principio ; 3° frotter de graisse de loup les montants de la porte du logis nuptial ; 6° percer un tonneau de vin blanc et faire couler le premier jet dans l'anneau de mariage ; 7° pisser dans le trou de la serrure de l'église où le mariage a été célébré ; 8° prononcer trois fois Vernon, avant le lever du soleil ; 9° écrire sur un parchemin neuf dès l'aube : Avigazirtor, etc. On comprend que le nœud de l'aiguillette, eût-il été serré par tous les diables, n'était pas capable de résister à de si puissants remèdes. On comprend aussi que les mauvais plaisants ne se lassaient pas d'inventer des recettes analogues à celle-ci ; on faisait déshabiller les époux et on les couchait tout nus par terre ; le mari baisait alors l'orteil du pied gauche de sa femme, et la femme, l'orteil du pied gauche de son mari ; puis, l'un et l'autre faisait un signe de croix avec ses talons en marmottant une prière. Il y avait encore d'autres cérémonies sales, vilaines et impures à l'endroit de l'anneau, entremêlées d'oraisons spéciales, dont la plus célèbre commençait ainsi : Bénite aiguillette, je te délie.

Ce redoutable nœud n'avait rien à faire avec une autre Superstition assez fréquente dans les couvents des deux sexes : ici, un moine épousait la sainte Vierge-ou quelque sainte préférée ; là, une religieuse, sans plus de façon, épousait Jésus-Christ ou quelque saint, avec qui elle s'était mise en cohabitation mystique. On apprit que ces illuminés poussaient parfois les choses jusqu'au contrat dûment signé par une des parties et par un représentant de la partie absente. Les impies et les sorciers n'avaient pas voulu être en reste de Superstition sur le chapitre du mariage : ils se mariaient donc entre eux, au risque d'être brûlés, ou bien ils contractaient une alliance abominable avec le diable ou ses simulacres reconnus, tels que le bouc, la chèvre, le chien et le porc. Le Sabbat n'était, dit-on, que la consécration de ces hideux accouplements. Ce fut là le texte de bien des procès criminels. Le peuple avait une aversion instinctive pour tous les mariages mal assortis : il manifestait cette aversion par des charivaris, dans les secondes noces, où le cortège des mariés était souvent conduit à l'autel au milieu d'un effroyable concert de cloches, de poêles et de chaudrons, à moins que cette musique dérisoire, renforcée de cris et de huées, ne fût réservée pour la nuit même du mariage. L'église prenait en vain la défense des veufs et des veuves qui convolaient ensemble en secondes noces ; mais le charivari bravait les excommunications, marchant en larves et masques, jetant poisons, breuvages vilains et dangereux devant les portes des secondement mariés, excitant fumées puantes, sonnant tambourins, faisant toutes choses vilaines et sales qui se peut penser, jusques à tant qu'ils aient des mariés tiré certaines sommes d'argent comme par force. Tels sont les termes d'une ordonnance synodale de l’archevêché de Lyon en 1577.

 

Nous n'avons pas rapporté toutes les Superstitions auxquelles l'Eglise faisait la guerre avec plus ou moins d'énergie et de persévérance selon les temps et selon les hommes. Il existait encore une innombrable quantité de Superstitions locales qui avaient sans doute une origine commune de paganisme, mais qui s'attaquaient moins directement aux principes du dogme catholique : ces Superstitions, qu'on peut distinguer des autres, en les appelant profanes, se mêlaient à tous les actes de la vie privée et se perpétuaient par la simple tradition du foyer domestique. Elles avaient plus de racines et d'éléments dans les campagnes que dans les villes, et elles formaient une espèce de religion occulte que le peuple pratiquait avec un aveugle respect. Comment le clergé, souvent crédule et ignorant non moins que ses ouailles, aurait-il pu rechercher et combattre une à une les mille Superstitions qui enveloppaient la société chrétienne et qui se déroulaient autour de l'homme depuis son berceau jusqu'à sa tombe ? Voilà pourquoi la plupart de ces Superstitions, nées dans les religions antiques, ont traversé le Moyen Age et la Renaissance sans rien perdre de leur caractère primitif : païen ou chrétien, le peuple est également superstitieux, par instinct, par goût et par habitude.

Il faudrait donc découvrir, dans les mœurs religieuses de l'Antiquité, le germe des Superstitions populaires du Moyen Age, principalement de celles qui ne faisaient pas intervenir le personnage du diable, et qui conservaient ainsi leur cachet païen ou judaïque ; en voici quelques-unes que l'on peut juger, à première vue, antérieures au christianisme : On mettait une pièce de monnaie dans la main droite du mort, avant de l'ensevelir, pour qu'il fût mieux reçu dans l'autre monde ; on n'achetait pas à prix d'argent les abeilles, mais on les échangeait, pour qu'elles prospérassent dans ta luche ; on faisait sortir de l'étable les veaux à reculons, en les séparant de leurs mères ; on ne voulait pas manger de la chair d'un animal qui n'aurait pas été tué avec le fer ; on jetait des cordes nouées de plusieurs nœuds, sur la fosse d'un trépassé ; on couvrait d'un voile noir les ruches à miel, à la mort de leur maître, afin que les mouches ne mourussent pas aussi ; on ne commençait à labourer, qu'après avoir trois fois, autour de la charrue, promené du pain et de l'avoine, avec un cierge allume ; on choisissait un fou, un enfant ou un idiot, pour semer du persil qui, autrement, eût porté malheur au semeur ; on enterrait un cheval, un bœuf ou tout autre animal mort, les pieds en l'air, à l'entrée d'une écurie, pour empêcher la mortalité de s'y introduire ; on dressait des croix et des poteaux dans les champs, en prononçant certaines formules, pour protéger les moissons, etc. D'autres Superstitions, au contraire, non moins innocentes que les précédentes, avaient évidemment un cachet chrétien qui témoignait de leur origine : on mettait des branches de buis bénit sur le fourrage, pour le préserver des insectes ; on évitait de jeter au feu les coquilles d'œuf, de peur de faire brûler une seconde fois saint Laurent ; on croyait que les remèdes pris par un malade après la confession et la communion, n'avaient plus d'efficacité ; on n'osait coudre, filer, ni travailler dans la chambre d'un mort ; on ne laissait aucun vase plein d'eau dans une maison où était un cadavre, pour que son âme n'allât pas s'y baigner ; on faisait une croix à la cheminée, pour empêcher les poules de s'égarer, etc. L'inventaire des Superstitions religieuses serait plus long que celui des vérités de la science et de la morale.

C'était surtout pour se guérir des maladies, pour se préserver de maux et de malheurs à venir, pour s'attribuer toutes les variétés de bonheur désirables, que le pauvre peuple se livrait plus volontiers aux erreurs et aux pratiques de la Superstition. La souffrance physique et morale, la peur, l'avarice, l'égoïsme enfin, se traduisaient de mille manières, en croyances et en actes plus insensés que coupables ; car tout le monde ne faisait point appel aux sciences occultes qui avaient alors des inconvénients plus sérieux que l'excommunication. Les talismans, par exemple, étaient, à certaines exceptions près, tolérés ou approuvés par l'Église : on portait sur soi des versets de la Bible ou de l'Évangile, des prières, des grains bénits, des chapelets, des scapulaires, des médailles, des reliques. Il y avait aussi des talismans astrologiques et magiques. Quant aux herbes, aux pierres, aux poils d'animaux, qui servaient à faire des préservatifs, l'Eglise n'en reconnaissait pas la vertu, et refusait de sanctionner leur usage par des prières et des cérémonies. Elle était plus indulgente que la Faculté de médecine, a l'égard d'autres Superstitions de vaine observance qui avaient également pour but de guérir diverses maladies ou d'en garantir. Voici un échantillon de ces étranges Superstitions, que l'on retrouverait encore dans les mœurs des campagnes. I. Contre la fièvre : ne manger ni chair ni œufs, à Pâques et aux fêtes solennelles ; dérober un chou dans un jardin voisin et le mettre sécher à la crémaillère ; porter en amulette un os de mort ; enfermer dans un sachet une grenouille verte et l'attacher au cou du malade ; manger la première pâquerette que l'on rencontre ; recevoir la bénédiction, le même dimanche, à trois paroisses différentes ; chercher, en disant son chapelet, une tige de bouillon blanc et la jeter aux vents ; passer à travers la fente d'un arbre ; boire dans un seau d'eau, après qu'un cheval y aura bu ; passer entre la croix et la bannière de la paroisse pendant une procession ; boire de l'eau bénite, la veille de Pâques ou de la Pentecôte ; s'entortiller le bras ou le cou avec les ourlets d'un linceul ; boire trois fois, dans un pot neuf, de l'eau puisée à trois puits et mêlée ensemble ; etc. II. Contre la peur : ficher des épingles dans le soulier d'un mort ; porter sur soi une dent ou un œil de loup ; monter sur un ours. III. Contre le rhumatisme : faire frapper trois coups d'un marteau de moulin par le meunier ou la meunière en disant : In nomine Patris, etc. IV. Contre l'épilepsie ou mal caduc : attacher un clou de crucifix au bras de l'épileptique ; lui faire porter un anneau d'argent ou une médaille, avec les noms des trois Rois : Gaspar. Melchior, Balthazar. V. Contre les verrues : les frotter avec de la bourre ou avec du genêt ; envelopper des pois chiches ou des cailloux dans un linge et le jeter derrière soi dans un chemin. VI. Contre le mal de dents : les toucher avec une dent de mort ; planter un clou dans une muraille : demander trois aumônes en l'honneur de saint Laurent. VII. Contre l'hémorrhagie : saigner du nez sur des fétus de paille en croix ; mettre dans le dos une clé forée. VIII. Contre les douleurs de l'accouchement : faire mettre à l'accouchée les chausses de son mari ; lier avec sa ceinture la cloche de l'église en la faisant sonner trois fois. IX. Contre la pleurésie : courir çà et là dans une église. X. Contre le mal de gorge : attacher une branche de prunier dans la cheminée ; appliquer un soc de charrue au creux de l'estomac. XI. Contre la gale : se rouler tout nu dans un champ d'avoine ; arracher une poignée d'avoine en grappe et la laisser sécher sur une haie. XII. Contre la toux : cracher dans la gueule d'une grenouille vivante. XIII. Contre les engelures : plonger ses mains dans le fumier, le premier jour de mai. XIV. Contre les chancres : souffler à jeun, trois fois de suite, pendant neuf jours, dans la bouche du malade. XV. Contre les maux d'oreilles : les toucher avec une main de squelette. XVI. Contre le mal de tête : se lier les tempes avec une corde de pendu, etc. Les médecins avaient plus d'intérêt que les prêtres à combattre ces Superstitions, et c'est à peine s'ils permettaient aux rois de France d'empiéter sur les droits de la Faculté et de guérir les écrouelles en les touchant, antique privilège des successeurs de Clovis qui, le premier, en avait fait usage, après avoir été sacré avec l'huile de la Sainte-Ampoule, que le Saint-Esprit, sous la figure d'un pigeon, daigna, lui-même, apporter du ciel. Selon le médecin Dulaurens, qui a écrit l'histoire de ce merveilleux privilège de nos rois, Henri IV guérissait plus de 1.500 malades par an. Les rois d'Angleterre, qui n'avaient rien de commun avec la Sainte-Ampoule, ne guérissaient que le mal caduc.

L'Eglise, qui trouvait bon que le roi d'Angleterre guérît le mal caduc, et le roi de France les écrouelles, offrait à toutes les maladies une foule de remèdes analogues, que le pouvoir de l'imagination pouvait rendre efficaces en certaines circonstances. Elle multipliait, dans ce but, les fêles des saints et, en même temps, leurs reliques, qui motivaient tant de processions, de pèlerinages, de vœux et d'offrandes. Ces reliques étaient souvent très-bizarres, très-malhonnêtes, comme le ban de saint Joseph en bouteille (à Courchiverny, près de Blois), les cornes de Moïse (à Rome), le lait de la Vierge, etc., mais, néanmoins, toutes avaient le mérite de guérir les bons chrétiens. Voilà comment on ne regardait guère à l'origine de ces reliques qui, ; selon les besoins de la circonstance, se propageaient d'une manière inquiétante : ainsi, saint Georges n'avait pas moins de trente corps, tous également honorés, dans &a< chrétienté ; sainte Julienne comptait vingt corps, vingt-six têtes et une infinité de bras et de jambes ; saint Leger, cinq corps, dix têtes et douze mains ; saint Jean-Baptiste, dix têtes et onze index ; saint Jérôme, deux corps et quatre têtes seulement, mais soixante-trois doigts ; saint Pancrace, trente corps et plus de six cents ossements divers, etc. Un saint qui n'aurai t eu qu'un corps, une tête, deux bras et deux jambes, dans les reliquaires du monde catholique eut été assez mal vu, et ne se fût pas permis beaucoup de guérisons miraculeuses.

Ces guérisons étaient, d'ailleurs, partagées entre les saints qui s'en attribuaient le monopole ; souvent même, le saint avait été inventé exprès pour la maladie, et lorsque, par exemple, au commencement du 16e siècle, le mal vénérien apparut, il trouva, on ne sait où, un saint Foutin, pour le prendre sous ses auspices, et en disputer la direction suprême, au patron de la peste, saint Job. Il y avait donc un nom de saint accolé au nom de chaque maladie. On invoquait saint Aignan et saint Saintin, pour la teigne ; saint Andrieux, saint Antoine, saint Firmin, saint Germain, saint Messent, saint Verain, sainte Geneviève, pour l'érysipèle ou le scorbut ; sainte Appoline et saint Médard, pour le mal de dents ; saint Avertin, saint Leu, saint Loup, saint Jean, saint Mathieu, saint Nazaire, saint Valentin et saint Victor, pour l'épilepsie ; saint Christophe, saint Eloi et saint Julien, pour le mal de gorge ; sainte Claire, pour le mal d'yeux ; saint Eutrope, pour l'hydropisie ; saint Genou, pour la goutte ; saint Ladre, pour la lèpre ; saint Main, pour la rogne ; saint Mathurin, pour la folie ; sainte Pétronille, pour la fièvre ; saint Quentin, pour la toux ; saint Roch et saint Sébastien, pour la peste ; saint René, pour les maux de reins. C'était là, il faut l'avouer, une concurrence permanente contre les médecins qui n'osaient s'en plaindre tout haut, et qui mettaient, de bonne grâce, leur pharmacopée sous l'invocation de ces bienheureux thérapeutistes. Passe encore si l'on s'était borné à demander, de la pluie à sainte Geneviève, et des enfants à saint Grelichon où à saint Guignolet !

La Superstition était partout, dans les palais comme dans les cabanes, dans les villes comme dans les champs, en France et dans tous les pays de l'Europe : elle participait à tous les actes et même à tous les sentiments de la vie religieuse et privée. Elle embrassait, comme le serpent, l'arbre de la science, et elle en dévorait les fruits, jusqu'à ce que la Vérité eût mis fin à son règne, en écrasant sous ses pieds la tête du monstre qui s'était réfugié pendant tant de siècles au fond des ténèbres du Moyen Age.

 

PAUL LACROIX, Du Comité de l'Histoire de France et du Comité des Monuments Historiques.