NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE XXIV. — SAINTE-HÉLÈNE.

 

 

LE BELLÉROPHON À PLYMOUTH. — PROTESTATION DE NAPOLÉON. — TRAVERSÉE DU NORTHÜMBERLAND. — ARRIVÉE À SAINTE-HÉLÈNE. — LA VIE À LONGWOOD. — LES COMPAGNONS DE NAPOLÉON. — HUDSON LOWE. — LES SOUFFRANCES MORALES DE NAPOLÉON. — LE TESTAMENT DE L'EMPEREUR. — LES APPROCHES DE L'AGONIE. — 5 MAI 1821. IL N'EST PLUS. — SAINTE-HÉLÈNE ET LA GLOIRE DE NAPOLÉON. — LE RETOUR DES CENDRES. — TOUT LE MONDE M'A AIMÉ ET M'A HAÏ. — NAPOLÉON JUGÉ PAR VICTOR HUGO. — COMMENT NAPOLÉON SE JUGEAIT-IL ? — NAPOLÉON L'UNIQUE.

 

UN jour, à Sainte-Hélène, dans une de ses conversations avec Las Cases, Napoléon faisait un retour sur son passé. Tout à coup, il s'arrêta ; il resta quelques instants en silence, la tête appuyée sur une main. Puis, comme se réveillant, il s'écria : Quel roman pourtant que ma vie ! La phase la plus romanesque de la vie extraordinaire du petit gentilhomme corse, vainqueur à Arcole à vingt-sept ans, Premier Consul à trente, Empereur à trente-quatre, vaincu à Waterloo à quarante-cinq, ce fut peut-être sa captivité de plus de cinq ans et demi sur le rocher de Sainte-Hélène.

LE BELLÉROPHON À PLYMOUTH. — Napoléon avait pris le parti, faute de pouvoir s'enfuir en Amérique, de monter à bord du Bellérophon. Le commandant lui avait dit qu'il avait autorité pour le recevoir et le conduire en Angleterre. L'Empereur et ses compagnons d'infortune pensaient bien qu'on les empêcherait de sortir du territoire anglais ; mais leurs craintes n'allaient pas au delà.

Le 16 juillet 1815, le Bellérophon avait mis à la voile de la rade de Rochefort. Pendant la traversée, Napoléon fut traité avec de grands égards : on l'appelait Sire, Votre Majesté ; il était encore Empereur. Après avoir mouillé à Terbay, le Bellérophon jetait l'ancre à Plymouth le 26 juillet. La mer se couvrit aussitôt d'embarcations ; mais une consigne inflexible tint à distance tous les visiteurs. À bord, des bruits étranges commençaient à circuler. Bientôt ils prirent corps. Le 30, tin commissaire anglais vint faire à l'Empereur, ou plutôt au général Bonaparte, une communication officielle : a Il devient absolument nécessaire que le général Bonaparte soit restreint dans sa liberté personnelle.... L'île de Sainte-Hélène a été choisie pour sa future résidence ; son climat est sain, et sa situation locale permettra qu'on l'y traite avec plus d'indulgence qu'on ne le pourrait faire ailleurs. Le général Bonaparte était autorisé à désigner trois officiers, qui auraient seuls, avec son chirurgien, la permission de l'accompagner à Sainte-Hélène. Le gouvernement anglais avait pris de lui-même cette décision ; il savait que les puissances alliées la ratifieraient sans hésiter. En effet, par une convention qui fut signée à Paris le 2 août entre l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie, Napoléon Bonaparte était déclaré prisonnier des puissances ; sa garde était spécialement confiée au gouvernement britannique, à qui l'on abandonnait le choix du lieu de la captivité et des mesures à prendre.

PROTESTATION DE NAPOLÉON. — La réponse de Napoléon à cette déloyauté du gouvernement anglais, ce fut la protestation qui suit ; elle avait été inspirée par Las Cases, qui l'avait en partie rédigée.

Je proteste solennellement ici à la face du ciel et des hommes, contre la violence qui m'est faite, contre la violation de mes droits les plus sacrés, en disposant par la force de ma personne et de ma liberté. Je suis venu librement à bord du Bellérophon, je ne suis pas le prisonnier, je suis l'hôte de l'Angleterre.... J'en appelle à l'histoire. Elle dira qu'un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais vint librement, dans son infortune, chercher un asile sous ses lois ; quelle plus éclatante preuve pouvait-il lui donner de son estime et de sa confiance ! Mais comment répondit l'Angleterre à une telle magnanimité ? Elle feignit de tendre une main hospitalière à son ennemi ; et quand il se fut livré de bonne foi, elle l'immola.

NAPOLÉON, à bord du Bellérophon, à la mer.

Le 7 août, Napoléon quittait le Bellérophon ; il était conduit à bord du Northümberland, qui venait d'être armé à destination de Sainte-Hélène. Le changement d'attitude des officiers anglais fut soudain et complet ; plus de marques de respect à l'égard du prisonnier, on affectait de se couvrir devant lui, on ne lui donnait d'autre qualification que celle de Général. Qu'ils m'appellent comme ils voudront, dit Napoléon, ils ne m'empêcheront pas d'être moi.

LA TRAVERSÉE DU NORTHÜMBERLAND. — Le même jour, 7 août 1815, le Northumberland mettait à la voile. Traversée longue et monotone, où Napoléon n'eut plus la joie d'apercevoir les côtes de France ; il les avait vues pour la dernière fois, le 20 juillet, du pont du Bellérophon, quand ce vaisseau était passé à proximité d'Ouessant. Après la promenade sur le pont, il venait s'asseoir auprès d'un canon, qui fut bientôt appelé le canon de l'Empereur ; là, pendant des heures, immobile, muet, harcelé par ses pensées, il regardait la mer, la mer dont il n'avait pu être maître, dont il était à présent et pour toujours le prisonnier. Le piquet, les échecs trompaient de temps en temps l'uniformité des heures. L'occupation préférée de Napoléon fut de dicter des fragments de sa vie ou de ses campagnes ; Las Cases tenait presque toujours la plume. Les matinées se passèrent à peu près tontes à ce travail ; Napoléon s'y attachait de plus en plus ; il lui semblait que les heures pesaient sur lui avec un peu moins de lourdeur

ARRIVÉE À SAINTE-HÉLÈNE. — Le dimanche 15 octobre, après soixante-dix jours de traversée, le Northumberland jetait l'ancre dans le port de Jamestown. Napoléon descendit à terre le 17 ; il était accompagné du comte de Las Cases et de son fils, du général Gourgaud, du comte, de la comtesse de Montholon et de leur fils, du comte et de la comtesse Bertrand, et de onze domestiques.

Sainte-Hélène est un rocher perdu dans l'immensité de l'océan Atlantique, à 1.900 kilomètres environ du continent africain. L'île n'a que quarante-quatre kilomètres de tour ; très aride, accessible en un seul point, elle n'était fréquentée que de loin en loin par quelques voiliers de la Compagnie des Indes. À l'intérieur, elle n'offrait que fort peu de ressources. On avait décidé que l'Empereur aurait sa résidence sur le plateau de Rupert's Hill, haut d'environ six cents mètres, à la petite maison de Longwood ; mais rien n'était prêt pour le recevoir. En attendant, l'Empereur s'établit dans une modeste maison de campagne appelée Briars (les Ronces), à deux milles au-dessus de Jamestown. Il quitta alors pour toujours l'uniforme des chasseurs de la Garde ; il adopta le frac bourgeois avec le cordon et la plaque de la Légion d'honneur ; il se coiffait avec le petit chapeau.

Le 10 décembre, Napoléon prit possession de la demeure de Longwood, de laquelle il ne devait plus sortir. C'était le dernier de ses palais. Après les palais d'Italie et du Caire, après les Tuileries, après Fontainebleau et le Kremlin, quel asile que Longwood pour la majesté impériale ! C'était une ferme à un seul étage, d'une installation plus que sommaire, où les rats furent un véritable fléau. Une pièce tenait lieu à la fois d'antichambre et de salle à manger. On passait de là dans une pièce dont on avait fait le salon. Une troisième pièce, fort obscure, servait à mettre les cartes et les livres de l'Empereur ; plus tard on en fit la salle à manger. Sur cette pièce donnait l'appartement de Napoléon, qui consistait en deux très petites chambres, à la suite l'une de l'autre ; l'une devint son cabinet, l'autre sa chambre à coucher. Un petit corridor servait de salle de bain.

Le domaine même de Longwood était exactement délimité. Napoléon avait un espace, d'environ douze milles de circonférence, où il pouvait se promener à pied et à cheval, sans être accompagné d'un officier anglais. Autour de cette enceinte on avait établi un cordon de sentinelles et des piquets. L'étendue de ce domaine prétendu libre varia un peu, mais il fut toujours étroitement surveillé. Chaque soir, à neuf heures, les sentinelles étaient rapprochées ; elles entouraient Longwood de telle manière que personne ne pouvait y entrer ou en sortir sans être aperçu.

LA VIE À LONGWOOD. — Même dans cette pauvre ferme de Longwood, il fallait conserver quelques vestiges de la cour impériale ; alors on se donna le luxe d'une ombre d'administration. Bertrand, qui avait succédé à Duroc dans la charge de grand maréchal du palais et qui avait déjà accompagné Napoléon à l'île d'Elbe, eut le commandement général. Montholon, qui avait été l'un des aides de camp de Napoléon pendant les Cent Jours, fut chargé de la direction du service : les onze domestiques composèrent la chambre, la livrée, la bouche. Le premier valet de chambre Marchand avait auprès de l'Empereur une situation à part ; Napoléon devait le récompenser par le titre de comte et l'inscrire parmi ses exécuteurs testamentaires. À Gourgaud, qui avait été nommé général dans la campagne de 1815, revint l'administration des écuries. Las Cases, ancien officier de marine, chambellan de l'Empereur depuis 1810, reçut l'administration intérieure.

Comment se passèrent les années sur ce plateau de quelques mètres carrés ? La monotonie de cette existence fut pour Napoléon un supplice épouvantable. Il lui arrivait de sortir en calèche. Il donnait l'ordre de galoper à toute vitesse, pour se donner l'illusion de l'espace ; mais le tour était bien vite fait du domaine impérial. Il ne saurait, disait-il, tourner ainsi sur lui-même, il se croyait dans un manège, il en avait des nausées. Le jardinage fut pendant un certain temps l'occupation favorite. Coiffé d'un grand chapeau de paille, habillé d'un costume de piqué blanc, l'arrosoir à la main, Napoléon s'obstinait à faire pousser un peu de verdure sur ce sol désolé, battu par les vents, dont toute la végétation consistait en quelques misérables gommiers rabougris. Un jour, comme il se promenait à cheval à l'aventure, il arriva dans un champ qu'on labourait ; il descendit de cheval, il saisit la charrue, au grand étonnement de son conducteur, et il traça lui-même un sillon d'une longue étendue. Napoléon-Cincinnatus !

La plus grande partie des journées se passait à l'intérieur de Longwood. Les dictées remplissaient la plupart des heures ; le récit des campagnes d'Italie et d'Égypte, des études sur les guerres de César, de Turenne, de Frédéric II, furent le résultat de ce travail à peu près continu. On lisait beaucoup à Longwood ; la petite bibliothèque d'exil contenait les auteurs favoris : Corneille, Racine, Molière, Voltaire. L'Empereur lisait souvent à haute voix. Comme il était un merveilleux acteur, qui eût été capable, disait-on, de donner des leçons à Talma, il jouait les pièces de théâtre plus qu'il ne les lisait. Au moment de prendre un livre, tragédie ou comédie, il demandait en souriant : À quel théâtre irons-nous ce soir ? Entendrons-nous Talma ou Fleury ? Souvent, il s'arrêtait au milieu de sa lecture et une sorte de conversation littéraire s'établissait ; ou plutôt il prenait la parole : en quelques mots expressifs qui sont restés dans l'histoire, il critiquait les œuvres et les hommes. Après la lecture, venaient les parties d'échecs, ou bien on passait à une table de reversi : c'était le jeu de l'Empereur au temps de sa jeunesse. La soirée se terminait entre dix et onze heures.

Il y avait encore, de loin en loin, la distraction des visites. Les voyageurs de distinction qui se rendaient dans les Indes ou qui en revenaient abordaient à Sainte-Hélène pour voir l'Empereur et pour lui parler. Tous n'eurent pas cet honneur. Napoléon ne se prêtait pas toujours à ces entrevues, sans compter qu'il maniait l'anglais avec assez de peine, et le concours d'un interprète était souvent nécessaire. Las Cases lui avait servi de professeur d'anglais. Il était arrivé à lire à peu près les journaux de Londres, qui arrivaient de loin en loin ; mais il lui déplaisait d'employer la langue de ses ennemis.

LES COMPAGNONS DE NAPOLÉON. — La petite colonie napoléonienne de Longwood était loin d'offrir toujours le spectacle d'une famille unie ; Sainte-Hélène fut un peu pour elle l'île de la Discorde. Ces Français, d'âge et de caractère différents, que les hasards des événements de 1815, tout autant que leur dévouement à l'Empereur, avaient jetés sur la terre d'exil, avaient été jusque-là pour la plupart étrangers les uns aux autres ; attachés à présent à la même chaîne pour un temps dont nul ne pouvait prévoir la fin, ils ne tardèrent pas à se rendre mutuellement la vie difficile et même insupportable. Comme s'ils avaient été aux Tuileries, ils se jalousaient la confiance et la faveur du maître. Entre ces compagnons de misère, qui ne pouvaient jamais s'isoler, pour qui les journées revenaient toujours les mêmes, monotones, interminables, il y eut des scènes pénibles et dont Napoléon fut le premier à souffrir. Il le leur dit un jour :

Vous m'avez suivi pour m'être agréables, dites-vous ? Soyez frères ! autrement vous ne m'êtes qu'importuns !... Vous voulez me rendre heureux ? Soyez frères ! autrement vous ne m'êtes qu'un supplice ! Vous parlez de vous battre, et cela sous mes yeux ! Ne suis-je donc plus tout l'objet de vos soins ? et l'œil de l'étranger n'est-il pas arrêté sur nous ?... Je veux qu'ici chacun soit animé de mon esprit. Je veux que chacun soit heureux autour de moi ; que chacun surtout y partage le peu de jouissances qui nous sont laissées.

Plusieurs changements se firent dans la petite troupe des exilés. Las Cases, que Napoléon appelait son frère hospitalier, le chevalier de Malte de Sainte-Hélène, fut déporté au Cap (Cape Town), à la fin de l'année 1816 ; son crime était d'avoir écrit une lettre où il parlait des mauvais traitements subis par Napoléon et de l'avoir fait à l'insu du gouverneur Hudson Lowe, sous les yeux de qui devait passer toute la correspondance. Gourgaud, qui avait de nombreux différends avec Montholon, quitta Pile en 1818. Montholon et Bertrand restèrent jusqu'à la dernière heure auprès de l'illustre captif. L'Irlandais O'Meara, qui avait connu Napoléon sur le Bellérophon, où il était chirurgien-major, lui servit de médecin pendant trois ans ; comme il ne voulut pas jouer le rôle d'espion, Hudson Lowe le fit rappeler. Le médecin corse Antommarchi arriva au mois de septembre 1819 ; il avait été choisi par le cardinal Fesch ; il devait assister l'Empereur dans ses derniers moments.

HUDSON LOWE. — Le contre-amiral Cockburn avait été chargé de conduire Napoléon à Sainte-Hélène et d'y rester comme gouverneur. L'Empereur avait eu maintes occasions de se plaindre de lui. Cockburn avait placé des sentinelles sous les fenêtres mêmes de Longwood ; c'était, disait-il, pour la propre sûreté de ceux qui y habitaient. Il envoyait une invitation pour un bal au général Bonaparte ; il répondait à Bertrand qu'il ne savait pas qu'il y eût aucun empereur dans l'île. Il ne permettait pas à l'Empereur d'écrire au prince régent d'Angleterre, à moins que la lettre ne lui eût été remise à lui-même ouverte. Et cependant Cockburn fut regretté quand on connut son successeur, qui arriva au mois d'aval 1816.

Celui-ci est sir Hudson Lowe. Quand l'Empereur vit cet homme maigre, sec, rouge de visage et de cheveux, l'œil oblique : Il est hideux, dit-il ; c'est une face patibulaire.... Quelle ignoble et sinistre figure que celle de ce gouverneur ! Dans ma vie je ne rencontrai jamais rien de pareil. C'est à ne pas boire sa tasse de café, si on avait laissé un tel homme un instant auprès ! Mon cher, on pourrait m'avoir envoyé pis qu'un geôlier.

Pendant ses cinq ans de séjour à Sainte-Hélène, Hudson Lowe ne vit son prisonnier que six fois ; il avait reçu un tel accueil à Longwood qu'il renonça à s'y rendre en personne, et cependant il perdait la tête à l'idée que son prisonnier pouvait s'être échappé, qu'il pouvait songer à s'échapper. Ne sachant plus comment désigner Napoléon, il avait fini par l'appeler : Celui qui est à Longwood. — Un jour, raconte Montholon, j'écrivais sous la dictée de l'Empereur, quand le valet de chambre de service vint le prévenir que, depuis une demi-heure, le gouverneur voulait à toute force entrer dans la chambre de l'Empereur, pour s'assurer par lui-même qu'il ne s'était pas échappé. Le valet de chambre avait résisté ; mais Hudson Lowe avait osé pousser l'oubli de toutes les convenances jusqu'à dire qu'il ferait enfoncer les portes par les sapeurs, si l'on persistait à ne pas lui ouvrir. L'Empereur écouta le valet de chambre avec une méprisante impassibilité ; puis, se tournant à moitié : Dis à mon geôlier qu'il ne tient qu'à lui de changer ses clefs contre la hache du bourreau, et, s'il entre, que ce soit sur un cadavre. Donne-moi mes pistolets. Sir Hudson Lowe entendit cette réponse, et se retira.

Certes la garde de Napoléon, les rapports à avoir avec lui sortaient des conditions ordinaires ; mais que le personnage, justement flétri du nom de e sicaire, 1, mis au ban plus tard par les Anglais eux-mêmes, était loin d'avoir les qualités requises ! Napoléon prenait un bain tous les jours ; on lui fit dire de se contenter d'un bain par semaine : l'eau était rare à Longwood. Il se plaignait que la viande qu'on lui donnait était de mauvaise qualité ; elle provenait de bêtes mortes et non de bêtes tuées : on continua à lui donner la même viande. Quant à l'espionnage des personnes, à la surveillance des lettres et des journaux, aux visites domiciliaires, jamais policier n'eut imagination plus féconde en tracasseries et en extravagances tyranniques. Il alla même jusqu'à faire détruire un buste et deux gravures du roi de Rome qui avaient été envoyés à Sainte-Hélène.

LES SOUFFRANCES MORALES DE NAPOLÉON. — Devant le traitement indigne que les souverains lui avaient infligé et que le gouverneur trouvait le moyen de rendre plus cruel encore, la colère de Napoléon se soulageait de temps en temps par des sorties éloquentes.

Quel infâme traitement, disait-il, ils nous ont réservé ! Ce sont les angoisses de la mort. À l'injustice, à la violence, ils joignent l'outrage, les supplices prolongés. Si je leur étais si nuisible, que ne se défaisaient-ils de moi ? Quelques balles dans le cœur ou dans la tête eussent suffi ; il y eût eu du moins quelque énergie dans ce crime.... Comment les souverains d'Europe peuvent-ils laisser polluer en moi ce caractère sacré de la souveraineté ? Ne voient-ils pas qu'ils se tuent de leurs propres mains à Sainte-Hélène ? Je suis entré vainqueur dans leurs capitales ; si j'y eusse apporté les mêmes sentiments, que seraient-ils devenus ?

Napoléon apprit d'un colonel anglais qui venait de l'île de France que son nom n'y était prononcé qu'avec attendrissement. On ne manquait jamais de porter sa santé ; on buvait à lui, ce mot lui était consacré. a Pauvres Français ! dit-il avec mélancolie. Pauvre peuple ! Pauvre nation ! Je méritais tout cela, je t'aimais ! Mais toi, tu ne méritais pas, assurément, tous les maux qui pèsent sur toi ! Ah ! que tu méritais bien qu'on se dévouât pour toi ! Mais, il faut en convenir, que d'infamie, de lâcheté et de dégradation j'ai eu autour de moi !

LE TESTAMENT DE L'EMPEREUR. — Cependant l'insalubrité du climat produisait son effet sur la constitution de l'Empereur. Il n'y avait pas d'exemple dans l'île d'un habitant ayant atteint soixante ans, à cause de la dysenterie et de l'hépatite qui y étaient à demeure. Napoléon n'était pas destiné à mourir à soixante ans. Le mal qui avait emporté son père, un squirre à l'estomac, commença à se manifester par des vomissements ; bien vite, les accès devinrent. très fréquents. Le 20 mars 1821, jour anniversaire de la naissance du roi de Rome et de la rentrée triomphale aux Tuileries en 1815, une crise plus grave révéla l'intensité du mal : il était perdu. Antommarchi ne le quitta plus, ainsi qu'un médecin militaire anglais, Arnott ; c'était le seul Anglais dont il ait consenti à recevoir les soins. Le 3 avril, Hudson Lowe prétendit faire transporter le malade dans une nouvelle maison, qui venait d'être bâtie dans le voisinage. J'entends, répondit Antommarchi. Après l'avoir fait vivre dans une masure, vous voulez qu'il meure dans un palais. L'artifice est grossier.

Le 13 avril, Napoléon commença à dicter son testament ; il le recopia le 15. Les jours suivants, il ajouta à son testament plusieurs codicilles. Le texte autographe du Testament est conservé aux Archives nationales.

NAPOLÉON, Ce jourd'hui 15 avril 1821, à Longwood, île de Sainte-Hélène.

Ceci est mon testament ou acte de ma dernière volonté.

1° Je meurs dans la religion apostolique et romaine, dans le sein de laquelle je suis né, il y a plus de cinquante ans.

2° Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j'ai tant aimé.

3° J'ai toujours eu à me louer de ma très chère épouse Marie-Louise ; je lui conserve jusqu'au dernier moment les plus tendres sentiments. Je la prie de veiller pour garantir mon fils des embûches qui environnent encore son enfance.

4° Je recommande à mon fils de ne jamais oublier qu'il est ne prince français, et de ne jamais se prêter à être un instrument entre les mains des triumvirs qui oppriment les peuples de l'Europe. Il ne doit jamais combattre, ni nuire en aucune autre manière à la France. Il doit adopter ma devise : Tout pour le peuple français.

5° Je meurs prématurément, assassiné par l'oligarchie anglaise et son sicaire. Le peuple anglais ne tardera pas à me venger.

6° Les deux issues si malheureuses des invasions de la France, lorsqu'elle avait encore tant de ressources, sont dues aux trahisons de Marmont, Augereau, Talleyrand et La Fayette. Je leur pardonne. Puisse la postérité française leur pardonner comme moi !

7° Je remercie ma bonne et très excellente mère, le cardinal, mes frères Joseph, Lucien, Jérôme, Pauline, Caroline, Julie, Hortense, Catherine, Eugène, de l'intérêt qu'ils m'ont conservé.

Je pardonne à Louis le libelle qu'il a publié en 1820 : il est plein d'assertions fausses et de pièces falsifiées.

8° Je désavoue le Manuscrit de Sainte-Hélène et autres ouvrages, sous le titre de Maximes, Sentences, que l'on s'est plu à publier depuis six ans. Là ne sont pas les règles qui ont dirigé ma vie.

J'ai fait arrêter et juger le duc d'Enghien parce que cela était nécessaire à la sûreté, à l'intérêt et à l'honneur du peuple français, lorsque le comte d'Artois entretenait, de son aveu, soixante assassins à Paris. Dans une semblable circonstance, j'agirais de même.

LES APPROCHES DE L'AGONIE. — Les jours suivants, l'état parut meilleur. Antommarchi lui proposait quelques médicaments. Non, répondit-il, du ton d'un homme qui a pris son parti. L'Angleterre réclame mon cadavre ; je ne veux pas la faire attendre, et mourrai bien sans drogues.... Le 19 avril, l'Empereur s'était levé. Assis dans son fauteuil, il avait demandé qu'on lui fît la lecture. Comme Montholon et Antommarchi se laissaient gagner par l'espoir, il leur dit en souriant : Vous ne vous trompez pas, je vais mieux aujourd'hui ; mais je n'en sens pas moins que ma fin approche. Quand je serai mort, chacun de vous aura la douce consolation de retourner en Europe. Vous reverrez, les uns vos parents, les autres vos amis ; moi, je retrouverai mes braves aux Champs Élysées. Oui, oui, Kléber, Desaix, Bessières, Duroc, Ney, Lannes, Murat, Masséna, Berthier viendront à ma rencontre. Ils me parleront de ce que nous avons fait ensemble. Je leur conterai les derniers événements de ma vie. En me revoyant, ils redeviendront tous fous d'enthousiasme et de gloire. Nous causerons de nos guerres avec les Scipion, les César, les Annibal... et il y aura plaisir à cela.... À moins qu'on ne s'effraye là-haut de voir tant de guerriers ensemble. Le médecin anglais Arnott survint à ce moment. L'Empereur lui parla d'abord de son mal, puis sur un ton plus animé :

C'en est fait, lui dit-il ; le coup est porté, je touche à ma fin, je vais rendre mon corps à la terre. Approchez, Bertrand, traduisez à monsieur ce que vous allez entendre. N'omettez pas un mot.

J'étais venu m'asseoir au foyer du peuple britannique ; je demandais une loyale hospitalité, et, contre tout ce qu'il y a de droits sur la terre, on me répondit par des fers. J'eusse reçu un autre accueil d'Alexandre ; l'empereur François m'eût traité avec égard ; le roi de Prusse même eût été plus généreux. Mais il appartenait à l'Angleterre de surprendre, d'entraîner les rois, et de donner au monde le spectacle inouï de quatre grandes puissances s'acharnant sur un seul homme.... Les plus simples communications de famille, celles même qu'on n'a jamais interdites à personne, vous me les avez refusées.... Ma femme, mon fils même n'ont plus vécu pour moi. Vous m'avez tenu six ans dans la torture du secret.... Dans cette île inhospitalière, vous m'avez donné pour demeure l'endroit le moins fait pour être habité, celui où le climat meurtrier du tropique se fait le plus sentir. Il m'a fallu me renfermer entre quatre cloisons, dans un air malsain, moi qui parcourais à cheval toute l'Europe ! Vous m'avez assassiné longuement, en détail, avec préméditation, et l'infâme Hudson Lowe a été l'exécuteur des hautes œuvres de vos ministres.... Vous finirez comme la superbe république de Venise ; et moi, mourant sur cet affreux rocher, privé des miens et manquant de tout, je lègue l'opprobre et l'horreur de ma mort à la famille régnante d'Angleterre.

Le 21, l'Empereur manda l'abbé Vignali, que sa mère lui avait envoyé. Savez-vous ce que c'est qu'une chapelle ardente ?Oui, Sire. — En avez-vous desservi ?Aucune. — Eh bien, vous desservirez la mienne. Et il entra dans les plus grands détails sur les cérémonies religieuses qui devaient suivre sa mort.

Le 1er mai, Napoléon dicta encore pendant deux heures, puis il s'entretint avec l'abbé Vignali. Une chapelle fut dressée devant son lit et l'aumônier commença les prières des Quarante Heures. Le 2 mai, il reçut les derniers sacrements. Il eut ce jour-là une crise terrible ; il avait sauté à terre et il voulait absolument sortir dans le jardin. Au milieu de la fièvre, il ne parlait que de la France, de son fils, de ses compagnons d'armes : Stengel, Desaix, Masséna ! Ah ! la victoire se décide. Allez, courez, pressez la charge ; ils sont à nous ! Le 3 mai, il y eut une petite accalmie. Il prononça encore ces paroles, ce furent les dernières :

Je vais mourir. Vous allez repasser en Europe ; je vous dois quelques conseils sur la conduite que vous avez à tenir. Vous avez partagé mon exil : vous serez fidèles à ma mémoire : vous ne ferez rien qui puisse la blesser. J'ai sanctionné tous les principes, je les ai infusés dans mes lois, dans mes actes ; il n'y en a pas un seul que je n'aie consacré. Malheureusement, les circonstances étaient sévères ; j'ai été obligé de sévir, d'ajourner ; les revers sont venus ; je n'ai pu débander l'arc, et la France a été privée des institutions libérales que je lui destinais. Elle me juge avec indulgence, elle me tient compte de mes intentions ; elle chérit mon nom, mes victoires. Imitez-la. Soyez fidèles aux opinions que nous avons défendues, à la gloire que nous avons acquise ; il n'y a, hors de là, que honte et confusion.

5 MAI 1821. IL N'EST PLUS. — La nuit du 4 au 5 mai se passa dans le délire. A cinq heures du matin il articula encore ces deux mots : Tête... Armée, les derniers qu'on ait pu comprendre. À six heures du matin, le 5 mai, le râle commença. Ce jour-là, Mme Bertrand et ses quatre enfants vinrent prier au chevet de l'agonisant. Il y put une scène très émouvante. L'un des enfants fondit en larmes et s'évanouit. L'agonie accomplit son œuvre. Les Mémoires d'Antommarchi ont minutieusement noté tous les détails de ces heures suprêmes : Refroidissement glacial des extrémités inférieures et bientôt de tout le corps. Œil fixe. Pouls extrêmement faible. Les paupières restent fixes, les yeux se meuvent, se renversent sous les paupières supérieures, le pouls tombe, se ranime. Il est six heures moins onze minutes. Napoléon touche à sa fin. Ses lèvres se couvrent d'une légère écume. Il n'est plus.

Le samedi 5 mai 1821, Napoléon Ier, Empereur des Français, avait rendu à Dieu, dit Chateaubriand, le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l'argile humaine. Il était mort à cinquante et un ans, huit mois et vingt jours.

Sur le corps de Napoléon, on étendit le manteau de drap bleu qu'il portait à la bataille de Marengo. Pour sa toilette funèbre, on l'avait revêtu du costume de colonel des chasseurs de la Garde. C'est ainsi, dans cet appareil militaire, qu'il fut conduit au lieu de la sépulture que le gouverneur avait indiqué. C'était près d'une source, où il venait parfois se reposer ; deux saules pleureurs en formaient tout l'ornement. Ses funérailles furent décentes. Toute la garnison, deux mille cinq cents hommes, prit part à la cérémonie funèbre du 8 mai. Des salves d'artillerie, des salves anglaises, saluèrent pour la dernière fois le passage de Napoléon.

SAINTE-HÉLÈNE ET LA GLOIRE DE NAPOLÉON. — Napoléon avait cruellement souffert à Sainte-Hélène ; le récit de sa captivité, si longue et si dure, fait mal à lire au bout d'un siècle. Cependant, combien Sainte-Hélène a servi la gloire du grand homme ! Il en avait lui-même pleinement conscience. Notre situation, disait-il à Las Cases, peut avoir des attraits. L'univers nous contemple. Nous demeurons les martyrs d'une cause immortelle. Des millions d'hommes nous pleurent, la patrie soupire et la gloire est en deuil !... Les malheurs ont aussi leur héroïsme et leur gloire.... L'adversité manquait à ma carrière.... Si je fusse mort sur le trône, dans les nuages de ma toute-puissance, je serais demeuré un problème pour bien des gens ; aujourd'hui, grâce au malheur, on pourra me juger à nu.

Il savait tout ce que son martyre devait lui rapporter dans l'opinion des contemporains et de la postérité. Il parlait un jour des idées de la Révolution. Cette ère mémorable se rattachera, quoi qu'on ait voulu dire, à ma personne ; parce qu'après tout, j'ai fait briller le flambeau, consacré les principes, et qu'aujourd'hui la persécution achève de m'en rendre le Messie. Amis et ennemis, tous m'en diront le premier soldat, le grand représentant. Aussi, même quand je ne serai plus, je demeurerai encore pour les peuples l'étoile de leurs droits ; mon nom sera le cri de guerre de leurs efforts, la devise de leurs espérances.

Il faudra, disait-il encore, que le soldat parle des victoires de Marengo, d'Austerlitz, d'Iéna, de celui qui les a gagnées, de moi enfin, qui remplis toutes les bouches et suis dans toutes les imaginations. Ce mot de lui était comme une vue prophétique : Mieux vaut pour mon fils que je sois ici. S'il vit, mon martyre lui rendra la couronne. Une autre parole de Napoléon peut provoquer l'idée d'un rapprochement sacrilège, mais elle explique pourquoi le rocher de Sainte-Hélène allait être le piédestal d'une gloire unique dans l'histoire du monde : Jésus-Christ ne serait pas Dieu, s'il n'était pas mort en croix.

LE RETOUR DES CENDRES. — Ainsi partit, d'un rocher isolé dans les immensités de l'Océan, le germe de ce qu'on a appelé la légende napoléonienne. Bien des circonstances en facilitèrent l'envolée. Le règne de Louis-Philippe fut le terrain par excellence pour cette sorte de religion, sur laquelle se greffa une légende mythologique ; car n'est-on pas allé jusqu'à prétendre que le héros de la Révolution et de l'Empire n'avait été qu'un personnage allégorique, que Napoléon était un autre Apollon, dont toute l'histoire était un nouveau mythe solaire ? À partir de 1830, le drapeau tricolore, ct qui a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie, D était redevenu le drapeau de la France. Peintres, graveurs, sculpteurs reproduisaient à l'infini les traits de l'homme qui obsédait toutes les imaginations.

Les écrivains de tous les pays, français comme Stendhal, Vigny, Delavigne, Hugo, Barbier, Lamartine, Béranger, Thiers, Balzac, allemands comme Gœthe, Henri Heine, italiens comme Manzoni, Leopardi, anglais comme Byron, polonais comme Mickiewicz, russes comme Lermontov, et combien d'autres, remplissaient les cerveaux et les cœurs de tout ce qui rappelait la grande épopée ; certains d'entre eux regardaient le martyr de Sainte-Hélène comme une sorte de Dieu. De cette fièvre napoléonienne, une chanson de Béranger, Les Souvenirs du peuple, est restée un témoignage populaire :

On parlera de sa gloire

Sous le chaume bien longtemps.

L'humble toit dans cinquante ans

Ne connaîtra plus d'autre histoire.

Là viendront les villageois,

Dire alors à quelque vieille :

Par des récits d'autrefois,

Mère, abrégez notre veille.

Bien, dit-on, qu'il nous ait nui,

Le peuple encor le révère,

Oui, le révère

Parlez-nous de lut, grand'mère

Parlez-nous de lui.

Aussi la France applaudit à la décision du Gouvernement de Juillet qui donnait aux restes de Napoléon les Invalides pour lieu de sépulture. Il pourrait être inhumé à Saint-Denis, disait à la chambre des Députés le 12 mai 1840, Rémusat, ministre de l'Intérieur ; mais il ne faut pas à Napoléon la sépulture ordinaire des rois. Il faut qu'il règne et commande encore dans l'enceinte où vont se reposer les soldats de la patrie. La Belle-Poule, que commandait un fils de Louis-Philippe, le prince de Joinville, alla chercher à Sainte-Hélène les cendres de l'Empereur. Le 15 décembre 1840, elles étaient solennellement déposées dans l'église des Invalides.

La prédiction du poète était réalisée :

Sire, vous reviendrez dans votre capitale,

Sans tocsin, sans combat, sans lutte, sans fureur,

Traîné par huit chevaux, sous l'arche triomphale,

En habit d'Empereur.

TOUT LE MONDE M'A AIMÉ ET M'A HAÏ. — Nos malheurs de 1870 avaient encore servi la cause de la gloire napoléonienne, car la France humiliée s'était reportée aux époques où elle avait été triomphante. Chateaubriand écrivait dans les Mémoires d'outre-tombe : La jeunesse adore aujourd'hui le souvenir de Bonaparte, parce qu'elle est humiliée du rôle que le gouvernement actuel fait jouer à la France en Europe. De même, les générations venues après le traité de Francfort s'étaient rappelé les années que le soleil napoléonien avait illuminées, et elles avaient comparé. Voici qu'à nouveau les drapeaux de la France viennent de connaître la victoire, à la fin de la lutte terrible de cinquante-deux mois qu'elle a soutenue avec l'Entente pour le droit et la liberté du monde. Combien de fois, pendant ces années 1914-1918, le nom de Napoléon s'est-il présenté aux esprits ! Le corps de doctrines que le gente militaire de l'Empereur avait formulées a été assez souple pour s'adapter aux conditions de la guerre contemporaine ; aussi peut-on dire que la victoire de la France et de ses alliés a été la résultante des méthodes napoléoniennes. Ainsi Napoléon, homme de guerre, a grandi encore, si possible, dans l'opinion du monde.

Cependant, il ne faudrait pas que notre admiration pour le capitaine fût ce que Lamartine appelait en 1840 un enthousiasme sans souvenirs et sans prévoyance. N'oublions pas non plus les mots de Chateaubriand : Le train du jour est de magnifier les victoires de Bonaparte. Les patients ont disparu ; on n'entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes ; on ne voit plus la France épuisée, labourant son sol avec des femmes. La vie de Napoléon, suivant le mot de Gœthe, fut la vie d'un demi-dieu qui marchait de bataille en bataille et de victoire en victoire ; mais le dieu d'Arcole et d'Austerlitz fut aussi le soldat malheureux de Leipzig et de Waterloo.

A côté du Napoléon de la guerre, le Napoléon de la paix n'est pas moins glorieux. La France actuelle, fille de la France de la royauté et de la France de la Révolution, est toujours, dans ses traits essentiels, la France du Premier Consul. À cet égard, le génie de Napoléon fut par excellence le génie de l'autorité et de l'ordre, ces assises fondamentales de toute société humaine.

Tout en Napoléon fut extrême, en dehors des dimensions normales : le bien comme le mal, la gloire comme l'infortune. Aussi l'on comprend qu'on ne puisse parler de lui sans l'admirer ou sans le maudire. Il l'a dit lui-même : Tout le monde m'a aimé et m'a haï.

NAPOLÉON JUGÉ PAR VICTOR HUGO. — En prenant séance à l'Académie française, le 3 juin 1841, six mois après le retour des cendres, Victor Hugo disait :

Au commencement de ce siècle, la France était pour les nations un magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si grande qu'elle remplissait l'Europe. Cet homme, sorti de l'ombre, fils d'un pauvre gentilhomme corse,... était arrivé en peu d'années à la plus haute royauté qui jamais peut-être ait étonné l'histoire. Il était prince par le génie, par la destinée et par les actions. Tout en lui indiquait le possesseur légitime d'un pouvoir providentiel. Il avait eu pour lui les trois conditions suprêmes, l'événement, l'acclamation et la consécration. Une révolution l'avait enfanté, un peuple l'avait choisi, un pape l'avait couronné.... Chaque année il reculait les frontières de son Empire au delà même des limites majestueuses et nécessaires que Dieu a données à la France. Il avait effacé les Alpes comme Charlemagne et les Pyrénées comme Louis XIV ; il avait passé le Rhin comme César et il avait failli franchir la Manche comme Guillaume le Conquérant.... Il avait construit son État au centre de l'Europe comme une citadelle, lui donnant pour bastions et pour ouvrages avancés dix monarchies qu'il avait fait entrer à la fois dans son Empire et dans sa famille. De tous les enfants,... qui avaient joué avec lui dans la petite cour de la maison natale d'Ajaccio, il avait fait des têtes couronnées.... Quant à lui, après avoir ôté à l'Autriche l'empire d'Allemagne, qu'il s'était à peu près arrogé sous le nom de Confédération du Rhin, après lui avoir pris le Tyrol pour l'ajouter à la Bavière et l'Illyrie pour la réunir à la France, il avait daigné épouser une archiduchesse. Tout dans cet homme était démesuré et splendide. Il était au-dessus de l'Europe, comme une vision extraordinaire.... Entre deux guerres, il creusait des canaux, il perçait des routes, il dotait des théâtres, il enrichissait des académies, il provoquait des découvertes, il fondait des monuments grandioses, ou bien il rédigeait des codes dans un salon des Tuileries.... Mais le politique ternissait le victorieux, le héros était doublé d'un tyran, le Scipion se compliquait d'un Cromwell ; une moitié de sa vie faisait à l'autre moitié des répliques amères. Bonaparte avait fait porter aux drapeaux de son armée le deuil de Washington ; mais il n'avait pas imité Washington. Il avait nommé La Tour d'Auvergne premier grenadier de la république ; mais il avait aboli la république. Il avait donné le dôme des Invalides pour sépulcre au grand Turenne ; mais il avait donné le fossé de Vincennes pour tombe au petit-fils du grand Condé.

COMMENT NAPOLÉON SE JUGEAIT-IL ? — À Sainte-Hélène, où l'Empereur s'est drapé en vue de la postérité, il a été, par ses conversations, par ses dictées, le premier ouvrier de sa propre légende ; mais en parlant de son rôle et de ses actes, il lui est souvent arrivé d'exprimer à l'avance la sentence de l'histoire. On peut en juger par quelques-unes des opinions qu'il a exprimées sur lui-même :

Dans ma carrière, on relèvera des fautes, sans doute ; mais Arcole, Rivoli, les Pyramides, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, c'est du granit ; la dent de l'envie n'y peut rien.

Qu'est-ce que le nom d'Empereur ? Un mot comme un autre. Si je n'avais d'autres titres que celui-là pour me présenter devant la postérité, elle me rirait au nez. Mes institutions, mes bienfaits, mes victoires, voilà mes véritables titres de gloire. Qu'on m'appelle Corse, caporal, usurpateur : peu m'importe !

Après tout, ils auront beau retrancher, supprimer, mutiler : il leur sera bien difficile de me faire disparaître tout à fait. Un historien français sera pourtant bien obligé d'aborder l'Empire ; et, s'il a du cœur, il faudra bien qu'il me restitue quelque chose, qu'il me fasse ma part, et sa tâche sera aisée ; car les faits parlent, ils brillent comme le soleil.

J'ai refermé le gouffre anarchique et débrouillé le chaos. J'ai dessouillé la Révolution, ennobli les peuples et raffermi les rois. J'ai excité tontes les émulations, récompensé tous les mérites et reculé les limites de la gloire. Tout cela est bien quelque chose. Et puis sur quoi pourrait-on m'attaquer qu'un historien ne puisse me défendre ? Seraient-ce mes intentions ? mais il est en fonds pour m'absoudre. Mon despotisme ? mais il démontrera que la dictature était de toute nécessité. Dira-t-on que j'ai gêné la liberté ? mais il prouvera que la licence, l'anarchie, les grands désordres étaient encore au seuil de la porte. M'accusera-t-on d'avoir trop 'aimé la guerre ? mais il montrera que j'ai toujours été attaqué. D'avoir voulu la monarchie universelle ? mais il fera voir qu'elle ne fut que l'œuvre fortuite des circonstances, que ce furent nos ennemis eux-mêmes qui m'y conduisirent pas à pas. Enfin, sera-ce mon ambition ? ah ! sans doute, il m'en trouvera, et beaucoup ; mais de la plus grande et de la plus haute qui fût peut-être jamais, celle d'établir, de consacrer enfin l'empire de la raison et le plein exercice, l'entière jouissance de toutes les facultés humaines. Et ici l'historien peut-être se trouvera réduit à devoir regretter qu'une telle ambition n'ait pas été accomplie, satisfaite.... En bien peu de mots, voilà pourtant toute mon histoire.

NAPOLÉON L'UNIQUE. — Sans glorifier, sans absoudre, l'histoire a dit de Napoléon qu'il fut l'homme exceptionnel ; il fut, suivant le mot de Taine, fondu dans un moule à part. Un Allemand a créé de nos jours l'expression de surhomme, Übermensch. Si l'on admet cette manière de parler, à qui pourrait-elle mieux convenir, dans l'histoire du monde, qu'au général de l'armée d'Italie, au chef de la Grande Armée, au Premier Consul et à l'Empereur ? On l'a appelé avec raison Napoléon le Grand ; il serait encore plus juste de l'appeler Napoléon l'Unique. Il sera, a écrit Chateaubriand, la dernière des grandes existences individuelles ; rien ne dominera désormais dans les sociétés infimes et nivelées ; l'ombre de Napoléon s'élèvera seule, à l'extrémité du vieux monde détruit, comme le fantôme du déluge au bord de son abîme.

Napoléon l'a dit lui-même, dans une phrase qui peut caractériser sa vie. Nous la lui empruntons encore, à titre de conclusion :

Des milliers de siècles s'écouleront, avant que les circonstances accumulées sur ma tête aillent en puiser un autre dans la foule, pour reproduire le même spectacle.

 

FIN DE L'OUVRAGE