NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE XVI. — LA COUR IMPÉRIALE.

 

 

POURQUOI UNE COUR. — L'ORGANISATION DE LA COUR. — MAISON DE L'EMPEREUR. — LES DÉPENSES DE LA COUR. — ESPRIT D'ÉCONOMIE DE NAPOLÉON. — NAPOLÉON ET LES CONVENANCES MONDAINES. — NAPOLÉON, MAITRE DE MAISON. — LA JOURNÉE DE L'EMPEREUR. — LE CÉRÉMONIAL À LA COUR. — LE PERSONNEL DE LA COUR. — LES FEMMES À LA COUR. — NAPOLÉON ET LA SOCIÉTÉ DES FEMMES. — LA COUR À PARIS. — LA COUR À FONTAINEBLEAU.

 

LE sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII — 18 mai 1804, qui donnait au Premier Consul le titre d'Empereur des Français, avait prévu l'organisation d'une cour. Il y est dit, en effet, que Napoléon Bonaparte établit, par des statuts auxquels ses successeurs sont tenus de se conformer, une organisation du palais impérial conforme à la dignité du trône et à la grandeur de la nation. Personne ne s'en étonna ; du moment que le régime qui achevait de se constituer était autant une restauration qu'une création, rien de plus naturel que de voir réapparaître une institution qui avait été l'un des caractères dominants de l'ancien régime.

POURQUOI UNE COUR. — L'Empereur expliquait un jour à ses compagnons de Sainte-Hélène pourquoi il avait cru devoir prescrire des costumes, introduire un cérémonial et s'environner de tout l'appareil d'une cour. Il m'était devenu bien difficile de m'abandonne à moi-même. Je sortais de la foule ; il me fallait, de nécessité, me créer un extérieur, me composer une certaine gravité, en un mot établir une étiquette ; autrement, l'on m'eût journellement frappé sur l'épaule. En France, nous sommes naturellement enclins à une familiarité déplacée ; et j'avais à me prémunir surtout contre ceux qui avaient sauté à pieds joints sur leur éducation. Nous sommes très facilement courtisans, très obséquieux au début, portés d'abord à la flatterie, à l'adulation ; mais bientôt arrive, si on ne la réprime, une certaine familiarité, qu'on porterait aisément jusqu'à l'insolence. Voici encore de Napoléon un mot pittoresque pour justifier le cérémonial dont il s'était entouré : Un roi n'est pas dans la nature ; il n'en est que dans la civilisation. Il n'en est point de nu, il n'en saurait être que d'habillé.

Napoléon avait sur la vie de cour l'idée naturelle à tout monarque absolu, qui, en groupant des serviteurs à ses côtés, y voit le moyen par excellence de niveler les caractères et de se créer un peuple de fidèles ; la cour, suivant le mot de Saint-Simon, est un manège de la politique du despotisme. Seulement, à l'époque de Louis XIV, ce manège se dissimulait sous les grâces les plus majestueuses et sous le décor le plus séduisant. Avec Napoléon les grâces disparaissent ou sont réduites à un rôle insignifiant ; la cour fonctionne pour être, dans toute la force du mot, un instrument de règne, et rien de plus.

L'ORGANISATION DE LA COUR. — Par la force des choses et l'influence du milieu, un cérémonial s'était constitué comme de lui-même, dès que le Premier Consul avait établi sa résidence aux Tuileries ; Mme Bonaparte avait eu presque tout de suite des dames d'honneur attachées à sa personne. Mais ce fut surtout à l'époque de la proclamation de l'Empire et à l'époque du sacre que le maître se décida à organiser la cour avec ses pompes et son étiquette, comme il aurait organisé une institution d'État.

En sa qualité de préfet du Palais, M. de Rémusat fut chargé de préparer un plan. Napoléon le trouva beaucoup trop simple. Il n'y a pas là assez de pompe, dit-il ; tout cela ne jetterait point de poudre aux yeux. Éblouir les Français, l'Europe, les générations futures, éblouir toujours et partout : le mot n'aurait-il pas pu être la devise de l'homme dont la tête enfantait sans cesse les projets les plus grandioses ? L'Empire français, disait-il, deviendra la mère patrie des autres souverainetés. Je veux que chacun des rois de l'Europe soit forcé de bâtir dans Paris un grand palais à son usage ; et, lors du couronnement de l'Empereur des Français, ces rois viendront à Paris, et orneront de leur présence et salueront de leurs hommages cette imposante cérémonie. Quelle cour serait jamais assez pompeuse pour répondre à un pareil programme ?

On eut recours aux textes qui traitaient de la matière ; les énormes règlements du temps de Louis XIV, qui participaient à la fois de la majesté solennelle du Roi-Soleil et du génie administratif de Colbert, furent tirés de la poussière des bibliothèques. Chacun apportait son document, car tout l'entourage de l'Empereur était pris d'un beau zèle sur la question de l'étiquette. L'Impératrice consulta Mme Campan ; première femme de chambre de Marie-Antoinette, on pouvait la regarder comme la tradition vivante. Talleyrand était encore un oracle ; son nom, son rang, ses relations en avaient fait un des grands personnages de l'ancienne France. De tant d'efforts mis en commun et excités par la volonté de l'Empereur il ne tarda pas à résulter tout un ensemble de règlements et d'usages qui donnèrent à la nouvelle cour sa physionomie spéciale. Vraiment l'organisation du palais impérial était de nature à satisfaire le maître le plus exigeant sur le chapitre de la représentation extérieure ; il y avait amplement de quoi jeter de la poudre aux yeux.

MAISON DE L'EMPEREUR. — La Maison de l'Empereur comprend les Grands Officiers civils de la Couronne ; ils sont au nombre de six.

Grand Aumônier : S. A. Ém. M. le Cardinal Fesch, archevêque de Lyon, assisté d'un premier aumônier, de deux aumôniers ordinaires, de trois aumôniers, de deux chapelains, d'un maître des cérémonies de la chapelle ;

Grand Chambellan : S. A. S. Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent, vice-grand électeur, assisté d'un premier chambellan, maître de la garde-robe, surintendant des spectacles (M. de Rémusat), de dix-neuf chambellans, de deux bibliothécaires, d'un directeur de la musique (Lesueur), d'un directeur et compositeur de la musique de la Chambre (Paër) ;

Grand Maréchal du Palais : S. Exc. le général de division Duroc, assisté d'un premier préfet du Palais, de deux préfets du Palais, d'un maréchal des logis du Palais, de trois adjoints du Palais (deux colonels, un chef d'escadron), des gouverneurs et des sous-gouverneurs des Palais impériaux (les Tuileries, Versailles, Saint-Cloud, Fontainebleau. Laeken, Turin, Stupinigi, Strasbourg, la caserne impériale de l'École militaire) ;

Grand Écuyer : S. Exc. le général de division Caulaincourt, assisté de six écuyers, d'un gouverneur des pages, de dix professeurs des pages (les pages, en 1808, étaient au nombre de trente-neuf) ;

Grand Veneur : S. A. S. Alexandre Berthier, prince de Neuchâtel, vice-connétable, assisté d'un capitaine commandant la vénerie, de deux lieutenants de la vénerie, d'un lieutenant des chasses, d'un porte-arquebuse, de six capitaines forestiers régisseurs, à Versailles, Saint-Germain-en Laye, Rambouillet, Compiègne, Fontainebleau, Stupinigi ;

Grand-Maître des Cérémonies : S. Exc. M. de Ségur, conseiller d'État, assisté de deux introducteurs des ambassadeurs, maîtres des cérémonies, de deux aides des cérémonies, du chef des hérauts d'armes, de quatre hérauts d'armes.

La Maison de l'Empereur comprend encore ; l'Intendance générale de la Maison : Daru, conseiller d'État ; — le service de Santé : Corvisart, premier médecin ; Boyer, premier chirurgien ; — la Trésorerie générale de la couronne : M. Estève ; le secrétariat de l'État de la Famille impériale : S. Exc. M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, ministre d'État.

La Maison de l'Impératrice (Joséphine) se compose d'un premier aumônier (M. de Rohan, ancien archevêque de Cambrai), d'une dame d'honneur (Mme de La Rochefoucauld), d'une dame d'atour (Mme de La Valette), de vingt-neuf dames du Palais (parmi lesquelles Mme de Rémusat), d'un chevalier d'honneur, de huit chambellans, de quatre écuyers, d'un secrétaire des commandements, d'un notaire.

Avec un luxe moindre de personnes, c'est ensuite la Maison de Madame Mère de l'Empereur et Roi, la Maison de Madame la Princesse Pauline, duchesse de Guastalla, la Maison de Madame la Princesse Caroline, grande-duchesse de Clèves et de Berg.

La Maison militaire, dont les cadres occupent de longues pages dans l'Almanach Impérial, ne se confondait pas avec la Maison de l'Empereur ; mais elle participa à plusieurs reprises à l'éclat des fêtes impériales. À ce titre, il faut en connaître au moins l'état-major général. Il se composait de quatre colonels généraux de la Maison militaire (maréchal Davout, commandant les grenadiers à pied ; maréchal Soult commandant les chasseurs à pied ; maréchal Bessières, commandant la cavalerie ; maréchal Mortier, commandant l'artillerie et les matelots), de dix aides de camp de l'Empereur, généraux de division ou de brigade, des aides de camp des colonels généraux, des aides de camp et adjoints à l'état-major général.

LES DÉPENSES DE LA COUR. La grande nouveauté de la cour de Napoléon, c'est que tous les services y furent organisés au plus bas prix et avec l'économie la plus stricte ; l'Empereur se vantait encore à Sainte-Hélène d'avoir eu une cour plus magnifique, sous tous les rapports, que tout ce qu'on avait vu jusque-là, mais qui coûtait infiniment moins.

Les appointements étaient assez considérables : quarante mille francs pour les grands officiers, qui furent portés à cent mille dans les deux dernières années du règne ; quarante mille francs pour le premier intendant ; trente mille francs pour le premier préfet du Palais ; quarante mille francs pour la dame d'honneur ; trente mille pour la dame d'atour ; douze mille pour les chambellans les mieux rétribués ; douze mille pour les écuyers ; vingt-quatre mille pour les aides de camp ; l'écurie de l'Empereur lui coûtait trois à quatre millions. Mais toutes .ces sommes rapportaient amplement ce qu'un maître sévère était en droit d'exiger. Sa chasse, disait-il, était aussi nombreuse, aussi splendide que celle de Louis XVI, à qui elle coûtait environ sept millions ; il ne dépensait lui-même pour cet objet que quatre cent mille francs.

Le coulage, si l'on peut employer ce terme familier et expressif, avait été la plaie de l'ancienne cour de Versailles ; il fut à peu près complètement inconnu de la nouvelle cour des Tuileries. Un voyage à Fontainebleau du temps de Louis XVI revenait à près de deux millions ; Napoléon faisait le même déplacement, avec un étalage non moins grand de fêtes et de spectacles, pour la somme de cent cinquante mille francs. De même pour les services de la bouche, qui avaient été un des gouffres de l'ancienne cour ; l'ensemble de toutes les dépenses de la bouche, du domestique, de l'éclairage, montait à présent à environ deux millions.

L'ordre et la sévérité de Duroc avaient, suivant le mot de Napoléon, accompli des prodiges sur ce domaine où il était souverain maitre. Le grand maréchal du palais était à l'égard de l'Empereur l'homme de l'obéissance ponctuelle ; le maître avait exprimé un désir, Duroc était là pour le satisfaire. Napoléon, qui ne pouvait se passer de lui, ne cacha pas la peine que lui causa sa mort, survenue en 1813. C'est, depuis vingt ans, la seule fois qu'il n'ait pas deviné ce qui pouvait me plaire. À l'égard de tous les services qui à la cour dépendaient de lui, cet administrateur incomparable incarnait le génie de la surveillance et de l'ordre. Duroc menait la cour comme un sergent-major mène sa compagnie ; il avait l'œil sur tout le monde, jusqu'au moindre valet de pied ; il faisait produire à chacun de ses subordonnés le maximum d'efforts ; avant toutes choses, il vérifiait, il épluchait les comptes, et il ne payait qu'à bon escient. Tout abus était surveillé, dit Mme de Rémusat qui le vit de près à l'œuvre, les bénéfices des gens calculés et réglés d'avance. Dans les offices et dans les cuisines, la moindre chose, un simple bouillon, un verre d'eau sucrée ne se seraient pas distribués sans l'autorisation ou le bon du grand maréchal. Les formes étaient dures, la main était rude, mais la machine fonctionnait bien et à peu de frais.

ESPRIT D'ÉCONOMIE DE NAPOLÉON. — Le budget de la maison de l'Empereur était établi avec autant de sévérité que le budget de l'Empire.

A la fin de l'année, chaque chef de service recevait l'ordre de fixer ses dépenses pour l'année suivante. Tous ces rapports parvenaient au conseil de la maison de l'Empereur, qui se composait du grand maréchal, président, des grands officiers, de l'intendant et du trésorier de la couronne. Un premier examen très minutieux avait lieu, avec l'intention bien ferme de diminuer les chiffres proposés. Quand un projet d'ensemble avait été arrêté, le grand maréchal allait le soumettre à l'Empereur. Celui-ci le lisait, comme il lisait les états de situation de ses troupes, avec une sorte de passion, mais une passion clairvoyante, qui trouvait toujours l'occasion de faire des observations et d'indiquer des économies. Il s'arrêtait sur le premier article venu, le sucre par exemple ; il appelait le chef de service : Combien de personnes dans ma maison, monsieur ? — Il fallait pouvoir lui répondre sur-le-champ. — Sire, tant. À combien de livres de sucre les portez-vous l'une dans l'autre ?Sire, à tant. Un calcul rapide permettait à Napoléon de voir si l'estimation était exacte. Les chiffres ne concordaient-ils pas : Votre compte est donc faux ? Recommencez tout cela, et montrez-moi plus d'exactitude. Une fois, on lui faisait admirer de magnifiques tentures qu'on venait de poser aux fenêtres des Tuileries ; il demande des ciseaux, coupe un superbe gland d'or et le met dans sa poche, à la grande surprise des assistants. Quelques jours plus tard, à son lever, il remettait le gland à celui qui était chargé des ameublements : Tenez, mon cher. Dieu me garde de penser que vous me volez, mais on vous vole ; vous avez payé ceci un tiers au-dessus de sa valeur.

Quand l'Empereur avait passé au crible les projets que lui avait présentés le grand maréchal, il présidait en personne le conseil de sa maison et il arrêtait le chiffre définitif de ses dépenses. Les chapitres étaient renvoyés aux chefs de service, qui n'avaient qu'à se conformer aux indications qu'on leur donnait. Les dépenses étaient réduites, et l'on finissait par arriver au total qui avait été arrêté par l'Empereur. Les chiffres une fois fixés pour l'année qui allait commencer, chacun dépensait strictement ce qui lui avait été accordé, pas un centime de plus. Malheur à celui qui aurait osé dépasser les crédits !

NAPOLÉON ET LES CONVENANCES MONDAINES. — L'Empereur venait d'assister à la tragédie d'Agamemnon de Lemercier. Votre pièce ne vaut rien, dit-il au poète avec sa brutalité coutumière. De quel droit ce Strophus fait-il des remontrances à Clytemnestre ? Ce n'est qu'un valet. — Non, Sire, répondit Lemercier ; ce n'est point un valet, c'est un roi détrôné, ami d'Agamemnon. Vous ne connaissez donc guère les cours. À la cour, le monarque seul est quelque chose, les autres ne sont que des valets.

L'égoïsme d'un Napoléon dépassait, dans l'expression comme dans la pensée, l'égoïsme d'un Louis XIV, si grand qu'ait été parfois celui du Roi-Soleil. Mais combien le roi de Versailles l'emportait sur l'empereur des Tuileries dans le rôle de maître de maison ! II y eut toujours en Napoléon du parvenu. Certes il fut un prestigieux acteur, capable de s'adapter, jusqu'à y réussir pleinement, aux rôles les plus difficiles ; cependant le rôle de maître de maison ne fut jamais le sien, il ne le joua qu'accidentellement, et le plus souvent il le joua mal. Présider à une cour, cela suppose une délicatesse de langage et de manières, un tact, un art des nuances, une séduction continue se dégageant de la voix, du regard, des gestes, de la personne tout entière, en un mot un ensemble de qualités qui manquaient à peu près toutes au tempérament de Napoléon. Élevé à la dure, grandi dans les camps, presque toujours à cheval, dévoré du besoin d'aller et de venir, quoi d'étonnant qu'il ait naturellement manqué d'éducation et de formes, qu'il n'ait point pris le temps et la peine d'en acquérir ? Il avait trop souvent, suivant le mot de Chaptal, qui fut ministre de l'Intérieur sous le Consulat, le ton d'un jeune lieutenant mal élevé.

Il exprimait un jour, à propos d'une question littéraire, un jugement qui aurait été aussi bien le sien à propos des relations de société. J'avoue, disait-il, que je n'aime guère ce mot vague et niveleur de convenances que vous autres jetez en avant à toute occasion. C'est une invention des sots pour se rapprocher à peu près des gens d'esprit, une sorte de bâillon social qui gêne le fort et qui ne sert que le médiocre. Il se peut qu'elles vous soient commodes, à vous qui n'avez pas grand'chose à faire dans cette vie ; mais vous sentez bien que moi, par exemple, il est des occasions où je serais forcé de les fouler aux pieds.... Ah ! le bon goût, ajoutait-il, voilà encore une de ces paroles classiques que je n'adopte point. On rapporte que Talleyrand lui dit une fois : Le bon goût est votre ennemi personnel. Si vous pouviez vous en défaire à coups de canon, il y a longtemps qu'il n'existerait plus.

Pour un rien et souvent sans qu'on s'y attendît, son langage abondait en expressions brutales. Quand il dictait dans ses moments de colère, ce qui lui arrivait fréquemment, les gros mots sortaient d'eux-mêmes de ses lèvres. C'était au secrétaire, à Bourrienne, à Méneval, à Maret, à trier l'ivraie et le bon grain, et le triage ne pouvait pas toujours s'opérer. En 1811, à l'occasion de sa visite aux travaux de Cherbourg, l'Empereur fit avec Marie-Louise un voyage en Basse-Normandie qui eut un éclat extraordinaire et où tous les administrateurs rivalisèrent en empressement et en adulation. Cela ne l'empêcha pas de traiter d'une manière brutale, en public, l'évêque de Séez, qui était venu le saluer à Alençon avec les autorités du département de l'Orne. Au lieu de fondre les partis, vous distinguez entre les constitutionnels et les inconstitutionnels. Misérable !... Vous êtes un mauvais sujet, donnez votre démission sur l'heure. Puis, aux grands vicaires : Quel est celui d'entre vous qui conduit votre évêque, lequel d'ailleurs n'est qu'une bête ? Et à l'un deux : F..., où étiez-vous donc ?Dans ma famille. — Comment, avec un évêque qui n'est qu'une f... bête, êtes-vous si souvent absent ?

NAPOLÉON, MAITRE DE MAISON. — L'écorce de rudesse qui était en Napoléon était trop épaisse pour que le vernis mondain en recouvrît toutes les aspérités. La vie de cour où un Louis XIV se mouvait avec tant d'aisance et de majesté, fut pour lui comme la rançon du titre impérial et une corvée insupportable. Il s'en acquitta comme il put ; il ne songea jamais à faire aucun effort pour paraître en supporter le poids avec grâce et le sourire aux lèvres.

Il ne sait, dit Mme de Rémusat, ni entrer ni sortir d'une chambre ; il ignore comment on salue, comment on se lève ou s'assoit. Ses gestes sont courts et cassants, de même sa manière de dire et de prononcer. Dans sa bouche, j'ai vu l'italien perdre toute sa grâce. Aux réceptions, il se promenait à droite, à gauche, ne sachant que faire et que dire. On imaginerait difficilement, dit Metternich, plus de gaucherie dans la tenue que Napoléon n'en avait dans un salon. À Saint-Cloud, devant un cercle entier de dames, on l'entendit répéter une vingtaine de fois cette même et unique phrase : Il fait chaud ! Il ne se souvenait jamais d'un nom propre, et sa première question était presque toujours : Comment vous appelez-vous ? De sa part, cela était comme machinal, mais pour les autres la question sans cesse répétée devenait fort désagréable. Un jour, l'Empereur disait à Grétry, avec sa brusquerie ordinaire, son classique : Et vous, qui êtes-vous donc ? Celui-ci, qui se rendait souvent aux audiences du dimanche comme membre de l'Institut et qui était fatigué de cette éternelle question, répondit avec un peu d'impatience : Sire, toujours Grétry. L'Empereur ne demanda plus son nom à l'auteur de Richard Cœur de Lion.

Je n'ai jamais entendu, disait un Allemand qui avait eu une audience de Napoléon, une voix si âpre, si peu assouplie. Quand il souriait, sa bouche seule, avec une portion des joues, souriait ; son front et ses yeux restaient immuablement sombres. Ce mélange de sourire et de sérieux avait quelque chose de terrible et d'effrayant. Le despotisme de Napoléon, toujours en éveil, se souciait peu, en effet, d'inspirer l'attachement auquel il affectait de ne pas croire, ni pour lui ni pour les autres. La crainte était pour lui l'aiguillon par excellence ; il trouvait un secret plaisir à semer l'inquiétude, même dans le cercle de ses intimes. Partout, aussi bien dans les campagnes et dans les circonstances les plus critiques que dans la tranquillité des Tuileries, il était admirablement servi, son dîner était toujours prêt ; il n'avait qu'à faire un signe, c'était magique, comme il le disait lui-même. Mais, loin d'exprimer sa satisfaction, il ne songeait qu'à tenir les gens en haleine. Pour cela, il laissait volontiers planer sur tous ses serviteurs une sorte de petite terreur. Initium sapientiæ, timor Domini. Quand M. de Rémusat lui avait organisé une de ces fêtes qui avaient demandé un effort d'imagination et de travail extraordinaire, sa femme ne lui demandait jamais si l'Empereur avait été content, mais bien s'il avait plus ou moins grondé. Il y a à ce sujet un mot de la douce Joséphine, qui est cruel sans le vouloir. C'était après Tilsit ; tout était à la joie dans le pays et dans le monde officiel ; mais l'Impératrice ne put s'empêcher de manifester son inquiétude et celle de son entourage : L'Empereur, dit-elle, est si heureux qu'il va sûrement beaucoup gronder.

Aussi Napoléon, qui, suivant sa propre expression, ne s'amusait guère aux sentiments inutiles, comme l'amitié ou l'amour, n'avait pas grande illusion sur l'attachement qu'il inspirait. L'homme vraiment heureux, dit-il une fois, est celui qui se cache de moi au fond d'une province, et, quand je mourrai, l'univers fera un grand ouf !

LA JOURNÉE DE L'EMPEREUR. — L'heure du lever de Napoléon était assez variable, en général vers sept heures. Souvent son réveil était marqué par des spasmes de l'estomac, ce qui lui faisait croire parfois qu'il avait été empoisonné. Le grand maréchal et le premier médecin étaient les seules personnes qui avaient le droit d'entrer sans être annoncées. La conversation s'engageait fréquemment avec le premier médecin Corvisart. L'Empereur avait pour lui, à juste titre, beaucoup d'estime : il le nomma baron ; mais il avait peu de confiance dans la médecine. S'il entendait parler de quelqu'un de malade, sa question était toujours : Mourra-t-il ? Devant la réponse évasive de Corvisart, il concluait que la médecine ne savait rien.

Sa toilette complète se faisait en présence de ceux qui pouvaient être là, sans qu'il s'en souciât en aucune manière. Très soigneux de ses mains et de ses ongles, il fallait qu'il eût à portée une trousse complète de ciseaux et de limes, il brisait les instruments qui n'étaient pas suffisamment affilés. Il prenait très fréquemment des bains, souvent même la nuit. Il aimait l'eau de Cologne au point de s'en inonder le corps ; une de ses privations à Sainte-Hélène fut d'être obligé d'y renoncer et de la remplacer par de l'eau de lavande. Il ne pouvait supporter aucune contrainte, pas plus dans la manière de s'habiller qu'en quoi que ce fût. Il jetait à terre ou au feu tout vêtement qui ne lui convenait pas ou qui le gênait un peu ; sa colère tombait sur le malheureux valet de chambre qui lui avait attiré cette contrariété passagère. Les jours de gala et de grand costume, c'était toute une stratégie de la part de ceux qui l'habillaient pour saisir le moment de lui ajuster les diverses parties de sa tenue. Comme il arrachait tout ce qui lui causait le plus léger malaise, comme il salissait vite ce qu'il portait et qu'il usait pendant l'hiver beaucoup de paires de bottes en tisonnant le feu à même, les dépenses de sa toilette s'élevaient à une quarantaine de mille francs ; étant donnée la simplicité de sa mise, qui était celle d'un officier de sa Garde, la somme peut paraître élevée.

Après la toilette, il passait dans son cabinet pour le lever et les audiences, qui avaient lieu à neuf heures. Il avait déjà travaillé avec son secrétaire intime et préparé avec lui la besogne de la journée. Il recevait pêle-mêle les préfets, les princes. les ministres, sans paroles inutiles, allant toujours droit au fait. Il prétend qu'il écoutait volontiers, que l'interlocuteur qui lui rappelait un souvenir de ses premières années était comme assuré de réussir. Ceux qui avaient la clef de mon caractère savaient bien cela ; ils savaient qu'avec moi, dans quelque disposition que je fusse contre eux, c'était comme au jeu de barres : la partie était gagnée aussitôt qu'on avait pu toucher le but. Aussi n'avais-je d'autre moyen, si je voulais résister, que de refuser de les voir.

Les heures de beaucoup les plus nombreuses de la journée étaient celles qui étaient consacrées au travail, travail avec les secrétaires, avec les ministres, avec les divers chefs de service, dans les séances du Conseil d'État. Le travail est mon élément, disait-il ; je suis né et construit pour le travail. J'ai connu les limites de mes jambes, j'ai connu les limites de mes yeux ; je n'ai jamais pu connaître celles de mon travail. La capacité de sa tête était immense ; elle n'avait d'égale que l'ordre admirable qui y régnait. Il disait lui-même que les divers objets et les diverses affaires étaient casés dans sa tête comme dans une armoire. Quand je veux interrompre une affaire, ajoutait-il, je ferme son tiroir et j'ouvre celui d'une autre. Elles ne se mêlent pas l'une avec l'autre et jamais ne me gênent ni me fatiguent. Veux-je dormir : je ferme tous les tiroirs et me voilà au sommeil. Ce qu'il appelait son coup d'œil d'aigle se portait au même moment sur les affaires les plus diverses. Rien de plus curieux à cet égard que les pièces innombrables de sa correspondance. On le voit s'occuper de tout à la fois, dans une même dépêche : affaires militaires et politiques, questions de théâtres et de manufactures, gratifications à des artistes, etc. Le 25 octobre 1806, de Potsdam, l'avant-veille de son entrée à Berlin, il réglait la mise en scène d'un ballet qu'on préparait à Paris, comme à Moscou, au milieu des préoccupations les plus tragiques, il signait le décret sur la réorganisation de la Comédie-Française.

Ce cerveau prodigieux est sans cesse en travail, classant, comparant, décidant, par suite toujours prêt à faire face à tout, à répondre sur tout. Je travaille toujours, en dînant, au théâtre. La nuit, je me réveille pour travailler. La nuit dernière, je me suis levé à deux heures, je me suis mis dans une chaise longue, devant mon feu, pour examiner les états de situation que m'avait remis hier soir le ministre de la Guerre ; j'y ai relevé vingt fautes dont j'ai envoyé ce matin les notes au ministre, qui maintenant est occupé, avec ses bureaux, à les rectifier. — Je prends plus de plaisir à cette lecture, écrivait-il à son frère le roi de Naples, qu'une jeune fille n'en prend à lire un roman.

Avec ce besoin toujours en éveil de connaître tout par soi-même, de lire les rapports dans tous leurs détails, de prendre un parti sur une affaire en cours, Napoléon se mettait à table quand il y songeait ou quand il en avait le temps. Cependant les repas avaient été annoncés pour une certaine heure, et ils devaient être prêts à l'heure dite. Aussi, l'heure arrivée, on mettait pour lui des poulets à la broche de demi-heure en demi-heure ; il arriva parfois qu'on en rôtit des douzaines avant celui qui était présenté. Cela explique que sa table personnelle, toute sobre qu'elle fût, revenait à une centaine de francs par jour. Il mangeait en général avec sa femme. Le repas était servi tout à la fois sur la table, de manière qu'il prît aussitôt ce qui était à sa fantaisie ; il lui arrivait ainsi de manger des confitures ou de la crème avant d'avoir touché aux entrées. Le tout se terminait, le matin, par une tasse de café pur. S'il invitait du monde à sa table, il ne s'en gênait pas davantage. Douze à quinze convives étaient réunis ; il mangeait précipitamment de deux ou trois plats, puis il se levait de table, sans se soucier des invités qui n'avaient pas encore pris le potage.

Au coucher, tout en causant avec ses valets de chambre, — Constant, l'un d'eux, excellait à lui raconter les commérages de la ville et les cancans du palais, — il se déshabillait à la diable : son habit sur un meuble, son grand cordon sur le tapis, son chapeau dans un coin. Personne ne couchait dans sa chambre. Son fidèle mameluk Roustam prenait place dans la pièce voisine ; le chien de garde veillait pendant quelques courtes heures sur le repos de son maître.

LE CERÉMONIAL À LA COUR. — La cour se modèle toujours sur le chef de l'État ; celle de Napoléon empruntait à sa personne quelque chose de militaire, de sec et de raide comme une consigne. La princesse Dolgorouki, qui avait fréquenté les Tuileries sous le Consulat, disait que ce n'était pas précisément une cour, mais que ce n'était pas non plus un camp. Ce caractère hybride continua pendant tout le régime, mais la note militaire s'accentua avec les années, à mesure que l'Empire devint une machine militaire de plus en plus gigantesque. Pas plus aux Tuileries qu'à l'armée, il n'y avait place pour l'imprévu et pour la fantaisie ; là aussi régnait une discipline immuable et qui avait tout prévu. La cour, suivant Chaptal, était une vraie galère où chacun ramait selon l'ordonnance. L'Empereur, ajoute Mme de Rémusat, ordonne l'étiquette avec la sévérité de la discipline militaire. Le cérémonial s'exécutait comme s'il était dirigé par un roulement de tambour ; tout se faisait, en quelque sorte, au pas de charge ; et cette espèce de précipitation, cette crainte continuelle qu'il inspirait, jointes an peu d'habitude des formes d'une bonne moitié de ses courtisans, donna à sa cour un aspect plutôt triste que digne.

Le jeudi et le dimanche après la messe, il y avait dans la salle du Trône un grand lever, après lequel l'Empereur recevait les députations des villes et des départements, les titulaires des hautes fonctions nationales, les étrangers de distinction admis à cette faveur, les femmes des grands fonctionnaires. Chaque jour, dès qu'il était habillé, il passait dans le salon voisin de sa chambre ; c'était le premier lever, avec l'entrée qu'on appelait le service : grands officiers de la maison de l'Empereur, maître de la garde-robe, généraux de la Garde. Nul ne pouvait y manquer sans excuse valable. Un jour, le grand maître des cérémonies Ségur se fit attendre. L'Empereur le reçut fort mal à son arrivée. Le coupable s'en tira avec esprit. Sire, répondit-il, j'ai un million d'excuses sans doute à présenter à Votre Majesté ; mais aujourd'hui on n'est pas toujours maître de circuler dans les rues. Je viens d'avoir le malheur de donner dans un embarras de rois, dont je n'ai pu sortir plus tôt ; voilà la cause de ma négligence. C'était l'époque où cinq ou six rois, comme les rois de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, se trouvaient à Paris pour faire leur cour au maître de l'Europe. Après le service venait le second lever ; îl se composait des chambellans, des généraux de passage, du préfet de Paris, du préfet de police, des princes, des ministres.

Pas plus aux réceptions quotidiennes qu'aux réceptions d'apparat, les salons des Tuileries ne rappelaient l'antichambre de l'Œil-de-Bœuf, où se pressait, au milieu d'un murmure de conversations, le flot des gens à la mode. C'étaient des escouades de fonctionnaires qui venaient en service commandé, se tenaient raides, en silence, comme au rapport, s'attendant à être congédiés d'un mot ou d'un signe, fort heureux quand la foudre n'avait pas éclaté sur l'un d'eux à propos d'un ordre mal compris.

LE PERSONNEL DE LA COUR. — Le courtisan de Versailles était bien mort avec l'ancien régime. Les hôtes des Tuileries n'étaient pas là pour faire assaut de grâce, de séduction, d'esprit ou de frivolité ; ils y étaient pour évoluer en ordre, comme des troupes bien entraînées, quand il plaisait au maître de s'offrir une fête d'apparat dans un décor de luxe. Ils étaient des figurants et en aucune manière des gens de salon. Ceux qui avaient grandi avec Napoléon avaient pris d'eux-mêmes et conservé à la cour ces attitudes apprises de soldats qui sentent sur eux l'œil du sergent ; mais les seigneurs de l'ancien régime qui étaient admis aux Tuileries commençaient par y être tout à fait dépaysés. À regarder le cadre extérieur, ils pouvaient se croire revenus à ce passé d'élégance où le rôle de courtisan demandait l'art le plus raffiné. Bien vite une consigne sévère les avertissait de leur méprise. Alors, tout décontenancés, ne sachant plus où ils se trouvaient, ils ne savaient quel langage tenir. Ils finissaient par comprendre que, s'ils ne voulaient point s'exposer à des rebuffades désobligeantes, le plus simple était de se mettre au ton de tout le monde et de prendre l'attitude passive de la servilité.

Ce fut toujours dans la politique de Napoléon de faire appel pour les fonctions publiques aux Français de tous les partis. Il fit de même pour le personnel de la cour impériale, en montrant une sorte de faveur pour les grands noms de l'ancienne France. Il me fallait une aristocratie, disait-il ; c'est le vrai, le seul soutien d'une monarchie, son modérateur, son levier, son point résistant ; l'État sans elle est un vaisseau sans gouvernail, un vrai ballon dans les airs. Or, le bon de l'aristocratie, sa magie est dans son ancienneté, dans le temps ; et c'étaient les seules choses que je ne pusse pas créer.

Son orgueil ne pouvait pas ne pas être satisfait à voir dans sa cour de soldat parvenu tant de noms célèbres du passé. En 1805, dans l'hiver qui suivit le couronnement, quand sa fortune parut définitivement établie, les membres des plus illustres familles sollicitèrent à l'envi l'honneur d'entrer dans la maison de l'Empereur. L'Impératrice, Talleyrand, M. de Rémusat recevaient les demandes qui formaient des listes considérables. Il souriait en voyant tous ces noms pêle-mêle de jacobins, d'officiers, de gentilshommes, qui demandaient pour eux-mêmes ou pour leurs femmes un emploi quelconque dans la domesticité dorée des Tuileries. Et lui, qui savait que le grand art est de se faire désirer, il faisait quelques choix de loin en loin. Beaucoup d'appelés, peu d'élus ; la cour impériale, c'était vraiment le paradis pour ceux qui avaient le bonheur d'en franchir les portes. À l'armée, les noms plébéiens, les noms d'officiers de fortune abondent, les Masséna, les Ney, les Murat, les Augereau, les Lefebvre, les Lannes et tant d'autres, fils de la Révolution, dont un Saint-Simon aurait dit qu'ils étaient nés de la lie du peuple. Mais à feuilleter l'Almanach Impérial, on croirait parcourir une édition plus récente de l'Almanach Royal, avec les noms des Talleyrand, des Ségur, des La Feuillade, des Noailles, des Narbonne, etc. Dans les premiers temps du Consulat, Sieyès exprimait au Premier Consul son peu de confiance dans les dispositions des Français. Vous ne croyez donc pas, lui demanda celui-ci, que ce gouvernement tienne ?Non. — Vous ne croyez donc pas ceci fini ?Non. — Et quand le regarderez-vous comme fini ?Quand je verrai dans votre antichambre les anciens ducs, les anciens marquis. Quelques années plus tard, Sieyès assistait à une audience solennelle aux Tuileries. Eh bien ! lui dit l'Empereur, qui avait la mémoire bonne, vous voici pêle-mêle avec les anciens ducs et les anciens marquis ; regardez-vous le tout comme fini ?Oh ! oui, répondit Sieyès, en s'inclinant. Vous avez accompli des prodiges que rien n'égale et qu'il était au-dessus de mes forces de prévoir.

Ce prodige, c'était la conquête du faubourg Saint-Germain, le dernier boulevard de la vieille aristocratie ; il estimait à l'égal de ses plus grandes victoires d'avoir vaincu ce qu'il appelait la ligue germanique. Ces noms appartiennent à la France, à l'histoire ; je suis le tuteur de leur gloire, je ne les laisserai pas périr. Cependant des encroûtés n'avaient pas compris ses projets. Mon orgueil et mon plaisir eussent été d'étendre ces belles tiges françaises, si elles eussent été ou si elles se fussent données tout à fait à nous. Ils n'ont pas su me deviner ! Sans esprit, sans connaissance de la véritable gloire, ils n'avaient pas senti qu'il fallait le suivre sur la cime du Simplon pour y commander le respect et l'admiration du reste de l'Europe.

LES FEMMES À LA COUR. — Napoléon apporta une attention particulière au recrutement des dames de la cour. Avoir à la cour des hommes porteurs de beaux noms historiques, c'était bien sans doute ; avoir ces mêmes noms portés par des femmes, c'était mieux encore. Si les femmes adhéraient au régime nouveau en sollicitant les fonctions qu'elles pouvaient obtenir, l'Empire aurait pour lui un mouvement d'opinion auquel rien ne résiste.

Pour la même raison, les préfets reçurent l'ordre de dresser des listes de demoiselles à marier appartenant à des familles notables, en vue d'inspirer ou d'imposer leur alliance an gré des combinaisons qui convenaient au gouvernement ; la huitième colonne de ce formulaire administratif devait indiquer t les agréments physiques ou les difformités, les talents, la conduite et les principes religieux de chacune des jeunes demoiselles.

A la cour, les fonctions que les femmes pouvaient exercer furent de plus en plus recherchées par d'anciennes et d'illustres familles. L'Empereur ne manquait presque jamais de leur accorder la préférence. Comme on s'en étonnait : Bah ! c'est votre faute ; vous n'y entendez rien. Il n'y a que les gens de vieille race pour savoir bien servir.

Joséphine eut pour dame d'honneur Mme de La Rochefoucauld, jadis fort royaliste, mais qui avait plu à Napoléon parce qu'elle était incapable d'intrigue ; son mari obtint plusieurs ambassades ; sa fille épousa le prince Aldobrandini, frère du prince Borghèse. La dame d'atour de Joséphine, Mme de La Valette, était fille du marquis de Beauharnais. Dans la liste des dames du palais, on trouve les noms de Mmes de Luçay, de Chevreuse, de Montmorency-Matignon, de Mortemart, de Canisy ; passait pour une des plus belles personnes de son temps. Au moment de son second mariage, Napoléon fit encore entrer dans la maison de la nouvelle Impératrice beaucoup de noms qui appartenaient à l'ancienne aristocratie ; toutefois, préoccupé de l'idée de ne pas donner à l'ancien parti une préférence exclusive, il fit choix pour la place de dame d'honneur de Mme la duchesse de Montebello. Fille de Guéhéneuc, un ancien commissaire des guerres, la duchesse était la veuve du glorieux maréchal qui avait été blessé mortellement à la journée d'Essling.

NAPOLÉON ET LA SOCIÉTÉ DES FEMMES. — Suivant le mot de galanterie qu'on attribue à François Ier, une cour sans dames est un printemps sans roses. Si Napoléon tint à avoir des dames aux Tuileries, ce n'était pas pour le plaisir délicat de mettre des roses dans son parterre impérial.

Je n'aime pas beaucoup les femmes, disait-il, ni le jeu, enfin rien ; mais je suis tout à fait un homme politique. Il aurait dû dire qu'il dédaignait les femmes ou, mieux encore, qu'il les méprisait. La délicatesse à l'égard d'une femme est un sentiment qui semble lui avoir été inconnu. En parlant des femmes, il s'est presque toujours exprimé d'une manière insultante. Les femmes sont l'âme de toutes les intrigues. On devrait leur défendre de paraître en public autrement qu'avec la jupe noire. Les États sont perdus lorsqu'elles gouvernent les affaires ; il citait en exemples Marie-Antoinette, la reine d'Espagne, l'impératrice d'Allemagne. Était-ce jalousie de métier ? Non. C'est que la femme — exception faite peut-être pour la Française, qui a plus d'esprit que les hommes et qui n'en est que plus dangereuse — est un être inférieur, créé pour le service de l'homme. La femme est notre propriété, nous ne sommes pas la sienne. Elle est la propriété de l'homme, comme l'arbre à fruit est celle du jardinier.

C'est le mépris instinctif de l'homme fort ou qui se croit tel à l'égard de l'être qui a pour arme suprême sa faiblesse même. Ce mot lui était ordinaire : Les femmes ont toujours deux moyens de faire effet : le rouge et les larmes. — Ah ! les larmes ! disait-il encore. Les femmes n'ont que cette ressource. C'est comme Joséphine ; elle croit tout gagné, quand elle a pleuré ! N'est-ce pas, monsieur Rémusat, que les larmes, c'est le plus grand argument des femmes ? Il n'avait pour ainsi dire que de mauvais compliments à leur adresser. Ah ! mon Dieu, comme vous avez les bras rouges !Oh ! la vilaine coiffure ! Qui vous a fagoté les cheveux comme cela ? La duchesse de Chevreuse, spirituelle et très indépendante, sut un jour lui répondre. Ah, ah ! c'est singulier comme vous avez les cheveux roux. — C'est possible, mais c'est la première fois qu'un homme me le dit. Puis c'était : Quel âge avez-vous ? ou Comment vous appelez-vous ? À un bal de l'Hôtel de Ville, une femme venait de répondre à cette question. Ah ! bon Dieu, on m'avait dit que vous étiez jolie. Aussi se faisait-il un grand silence quand les femmes le voyaient approcher ; il n'y en avait pas une, paraît-il, qui ne fût charmée de le voir s'éloigner.

Jeunes ou vieilles, belles ou laides, instruites ou ignorantes, les femmes ne devaient avoir à sa cour aucun rôle personnel. Il faut que les femmes ne soient rien à ma cour ; elles ne m'aimeront point, mais j'y gagnerai du repos. L'amour, c'est toujours le lot des sociétés oisives ; il n'eut point le temps d'aimer. Quelques fantaisies, quelques passades ; la comtesse Walewska, qui lui donna un fils, lui inspira de sincères sentiments d'affection ; mais jamais de favorite. Les femmes étaient à la cour pour l'orner ; à ce titre elles devaient toujours être prêtes à prendre part à toutes les fêtes. Si une femme n'était à peu près rien dans la cour de cet empereur peu féministe, une femme malade était moins que rien.

LA COUR À PARIS. — La grande époque de la vie de cour commença avec les fêtes qui furent données au moment du sacre. Une ou deux fois par semaine, une cinquantaine de dames et un bon nombre d'hommes étaient invités aux Tuileries. On entendait des chanteurs italiens, puis on jouait au whist, au loto, aux échecs ; défense de jouer de l'argent. À onze heures on servait un grand souper ; les femmes seules étaient assises. C'était alors la mode des coiffures en turban, des étoffes turques et des vêtements à l'orientale. Les victoires de la Grande Armée, les mariages dans la famille impériale furent autant d'occasions de réjouissances solennelles, Après Austerlitz, les dames durent savoir faire la révérence ; l'ancien maître de danse de Marie-Antoinette leur apprit à marcher, à plier le corps, à saluer avec grâce.

L'Empereur s'ennuyait de tout ; cette vie de gala, à laquelle il sacrifiait de temps à autre quelques heures, était pour lui une contrainte insupportable. Que faire pour amuser celui que Talleyrand appelait l'Inamusable ? Le théâtre était peut-être la distraction qui lui déplaisait le moins ; mais il s'en prenait souvent à Racine, à Corneille, à Talma, au surintendant des spectacles, du plaisir médiocre qu'il avait goûté. Il y avait encore de grands concerts dans la salle des Maréchaux, où assistaient quatre cents à cinq cents invités. Des danseurs et des danseuses de l'Opéra remplaçaient les musiciens. Un souper était servi dans la galerie de Diane. Tout cela magnifique, mais solennel, froid, figé. De grands bals masqués se donnaient aussi aux Tuileries ; les hommes venaient en domino, les femmes en costume élégant. Les intrigues n'allaient jamais bien loin. L'Empereur, masqué lui-même, mais reconnaissable, se promenait dans les salons, en général au bras de Duroc. Son premier geste était d'arracher leur masque aux personnes qu'il ne reconnaissait pas tout de suite ; le procédé n'était pas pour mettre beaucoup d'aisance parmi les invités.

LA COUR À FONTAINEBLEAU. — Les plus belles fêtes de l'Empire ne se donnèrent point aux Tuileries. Le 1er décembre 1809, la Malmaison servit de cadre à une fête très brillante, avec dîner, spectacle, bal, en l'honneur des rois de Saxe, de Naples, de Wurtemberg et de Hollande. Le célèbre ténor Elleviou se fit entendre dans l'opéra-comique de Grétry, Zémire et Azor ; l'Empereur félicita l'artiste et l'auteur : Voilà, dit-il, la vraie musique française.

Semblable en cela à Louis XIV, Napoléon avait de plus en plus d'aversion pour les Parisiens. Ils ne m'ont point encore pardonné, disait-il, d'avoir pointé mes canons sur eux, au 13 Vendémiaire. Il lui suffisait d'être à Paris pendant la semaine du Corps législatif ; le reste de l'année, il habiterait Versailles, ou mieux encore Fontainebleau, la vraie demeure des rois.

Fontainebleau vit, en 1807, les fêtes magnifiques qui suivirent le mariage de Jérôme et de la princesse Catherine de Wurtemberg. Le mariage religieux avait été célébré à la chapelle des Tuileries, le 23 août, avec un éclat extraordinaire. La cour s'était ensuite transportée à Fontainebleau ; elle y passa deux mois. Le roi et la reine de Westphalie, le grand-duc et la grande-duchesse de Berg, la reine de Hollande, la princesse Pauline, les princes allemands qui venaient en foule en France depuis que Napoléon avait créé la Confédération du Rhin, les grands dignitaires et les grands officiers, les ministres, les maréchaux, les chambellans, les dames d'honneur, les dames d'atour, les dames du Palais, formaient une cohue pleine de luxe et de magnificence, mais qui dans le fond s'ennuyait à périr. Suivant les jours et les heures, c'était la chasse, le spectacle, le bal, le cercle. Le programme du théâtre avait été arrêté ; tout à coup une fantaisie du maître demandait une autre pièce ou un autre acteur. Bah ! avec un peu de peine, vous en viendrez à bout ; je le veux, c'est à vous de trouver le moyen de le faire. Je le veux ! Le mot magique était obéi. Puis, devant le nouveau spectacle, le maître rêvait ou s'endormait. Comme on ne pouvait applaudir, la représentation restait silencieuse et glaciale. Le bal n'offrait pas plus d'animation et de liberté. Les invités, en cercle, attendaient Leurs Majestés. L'Impératrice arrivait la première ; l'Empereur, retenu par le travail, en général beaucoup plus tard. Les danses commençaient, solennelles et froides. Il adressait quelques paroles insignifiantes, puis il disparaissait.

C'est chose singulière, disait-il un jour. J'ai rassemblé à Fontainebleau beaucoup de monde, j'ai voulu qu'on s'amusât, j'ai réglé tous les plaisirs, et les visages sont allongés, et chacun a l'air bien fatigué et triste. Talleyrand lui répondit : C'est que le plaisir ne se mène point au tambour, et qu'ici, comme à l'armée, vous avez toujours l'air de dire à chacun de nous : Allons, messieurs et mesdames, en avant, marche !