NAPOLÉON

SA VIE, SON ŒUVRE, SON TEMPS

 

CHAPITRE VII. — LE CONSULAT À VIE.

 

 

1800. LA MACHINE INFERNALE. — SEPTEMBRISEURS ET CHOUANS. — LES VRAIS COUPABLES. — LA COUR CONSULAIRE AUX TUILERIES. — LES RÉCEPTIONS AUX TUILERIES. — L'OPINION PUBLIQUE EN 1802. — TRANSFORMATION DU CONSULAT. — 1802. LE CONSULAT À VIE. — PRÉPARATION DE L'EMPIRE. — VOYAGE AU CAMP DE BOULOGNE. — RELATIONS AVEC LOUIS XVIII. — LE COMPLOT DE CADOUDAL. — 1804. ARRESTATION DU DUC D'ENGHIEN. — SA CONDAMNATION. — SON EXÉCUTION. — LA RESPONSABILITÉ DE BONAPARTE. — 1804. PROCLAMATION DE L'EMPIRE.

 

LE 3 nivôse an IX, le 24 décembre 1800, on donnait à l'Opéra la première représentation de l'oratorio de Haydn, la Création du Monde. En s'y rendant en voiture avec Lannes, Berthier, Lauriston, e le Premier Consul s'était mis à sommeiller. Tout à coup il ouvrit les yeux ; il rêvait, dit-il, qu'il se noyait dans le Tagliamento. La vérité était que la voiture consulaire, qui passait à ce moment rue Saint-Nicaise, à l'emplacement actuel de la place du Carrousel, venait d'être soulevée de terre par une explosion épouvantable. Lannes et Berthier voulaient s'arrêter et descendre. Bonaparte se borna à donner l'ordre : À l'Opéra. Arrivé au théâtre quelques instants après, il se plaça, suivant son habitude, sur le devant de sa loge. Tous les regards étaient fixés sur lui ; il affectait le plus grand calme. Bientôt la nouvelle de l'horrible attentat circulait parmi les spectateurs et dans Paris, en provoquant une émotion légitime.

1800. LA MACHINE INFERNALE. — En passant rue Saint-Nicaise, le cocher du Premier Consul — il s'appelait César — avait évité une petite charrette qui embarrassait la chaussée. Presque aussitôt une explosion brisait les glaces de la voiture, tuait trois passants, faisait de nombreux blessés, endommageait une quinzaine de maisons du voisinage. La machine infernale, qui était installée sur la petite charrette, consistait en une espèce de baril rempli de balles, de marrons et de poudre ; elle avait été enflammée à l'aide d'une batterie de fusils. L'explosion s'était produite à quelques pas des Tuileries ; aussi avait-elle causé dans tout le palais la plus vive inquiétude. Qu'était devenu le Premier Consul ? On apprit bientôt son retour. Il était resté à l'Opéra le temps de faire voir qu'il était sain et sauf et de se faire acclamer par la salle, puis il était rentré chez lui. Une foule de fonctionnaires se pressait dans le grand salon du rez-de-chaussée.

A peine arrivé, Bonaparte s'écria d'une voix forte : Voilà l'œuvre des Jacobins ! ce sont des Jacobins qui ont voulu m'assassiner !... Il n'y a là dedans ni noblesse, ni prêtres, ni chouans !... Je sais à quoi m'en tenir, et l'on ne me fera pas prendre le change. Ce sont des septembriseurs, des scélérats couverts de boue qui sont en révolte ouverte, en conspiration permanente, en bataillon carré contre les gouvernements qui se sont succédé. Il n'y a pas trois mois que vous avez vu Ceracchi, Arena, Topino-Lebrun, Demerville tenter de m'assassiner. Eh bien ! c'est la même clique ; ce sont les buveurs de sang de septembre, les assassins de Versailles, les brigands du 31 mai, les conspirateurs de Prairial, les auteurs de tous les crimes commis contre les gouvernements. Si on ne peut les enchaîner, il faut qu'on les écrase ; il faut purger la France de cette lie dégoûtante ; point de pitié pour de tels scélérats !

Ce fut en vain que quelques conseillers d'État et Fouché cherchèrent à faire entendre au Premier Consul qu'il n'existait encore aucune preuve contre personne ; avant de désigner aussi positivement de coupables, il fallait les connaître. Bonaparte répéta avec la même colère ce qu'il avait déjà dit des Jacobins.

Le lendemain, il y avait aux Tuileries une affluence considérable. Des députations arrivaient avec des adresses, qui n'étaient point alors des manœuvres de police, ni des actes de courtisanerie ; elles étaient l'expression sincère de la reconnaissance nationale pour l'homme qui, depuis un an, avait déjà rendu tant de services à l'ordre public, et de qui l'on attendait tant encore. Les douze maires de Paris, le préfet de la Seine à leur tête, se rendirent à l'audience du Premier Consul et exprimèrent les sentiments d'horreur de tous les bons citoyens. Fidèle à son idée de la veille, Bonaparte leur répondit :

Tant que cette poignée de brigands m'a attaqué directement, j'ai laissé aux lois le soin de les punir ; mais puisque, par un crime sans exemple, ils ont mis en danger une partie de la population de Paris, le châtiment sera aussi prompt qu'exemplaire. Il faut qu'une centaine de misérables qui ont calomnié la liberté, en commettant des crimes en son nom, soient réduits à l'impossibilité d'en commettre de nouveaux.

SEPTEMBRISEURS ET CHOUANS. — La masse du public et le Gouvernement partageaient les sentiments du Premier Consul : l'attentat venait des Jacobins. Le ministre de la Police générale, Fouché, se trouvait dans une situation difficile ; son passé et ses relations avec le parti révolutionnaire n'étaient un mystère pour personne. Fouché, disait Bonaparte, a ses raisons pour se taire ; il ménage les siens ; il est tout simple qu'il ménage un tas d'hommes couverts de sang et de forfaits. N'a-t-il pas été un de leurs chefs ? Talleyrand, dit-on, pour faire sa cour au maître, donna l'avis de faire arrêter le ministre de la Police et de le faire fusiller dans les vingt-quatre heures.

Fouché ne vit qu'un moyen de sauver sa place, sinon sa tête : c'était de livrer au Premier Consul les victimes qu'il désirait avoir. Sa police, prise d'un beau zèle, arrêta sur-le-champ un assez bon nombre des plus fougueux révolutionnaires. Point de preuves, mais des présomptions ; de même, point de jugement, mais une loi de salut public. C'était une manière de nouvelle loi des suspects. Un arrêté des Consuls, du 4 janvier 1801, confirmé le lendemain par un sénatus-consulte, frappa de la déportation cent trente personnes. Il y en avait qui étaient simplement qualifiées de cette épithète : Septembriseur. On ne s'était jamais enquis de savoir pour aucune d'elles quel avait pu être leur rôle dans l'attentat de la rue Saint-Nicaise. Bonaparte avait voulu répondre à un crime par un acte de terreur. Ce qu'il fallait, disait-il, c'était frapper comme la foudre, déporter deux cents personnes et purger la République de ces scélérats. Fouché s'était incliné devant cette sommation ; pour se maintenir en faveur, il avait livré un peu au hasard cent trente proscrits choisis parmi ses plus intimes.

Mais, six semaines après l'attentat, le 31 janvier 1801, quand la première colère de Bonaparte était apaisée par cette large hécatombe, il vint lui faire une étrange révélation : la police avait découvert que l'attentat ne venait point des Jacobins, mais des chouans, suivant le nom que l'on donnait aux conspirateurs royalistes.

LES VRAIS COUPABLES. — Georges Cadoudal, le terrible chef de bandes, qui tenait encore dans le Morbihan, voyait que la pacification des esprits faisait des progrès de jour en jour et que les négociations avec le Saint-Siège achevaient de ruiner les dernières chances des royalistes. Résolu à gagner la partie, fût-ce par un crime, il avait envoyé à Paris des complices qui imaginèrent l'emploi de la machine infernale. L'un d'eux, le chef véritable du complot, s'appelait Saint-Régeant ; c'était lui qui avait disposé la charrette. Havait été maltraité sérieusement par l'explosion de son propre engin ; il songeait cependant à recommencer. La police parvint à intercepter ses lettres et à l'arrêter, lui et son principal complice, Carbon. L'enquête établit pleinement leur culpabilité, elle n'était que trop vraie. Bonaparte avait commencé par être sceptique aux révélations du ministre de la Police générale, mais il dut se rendre à l'évidence. Convaincus de leur crime, les deux coupables furent condamnés à mort et exécutés, le 21 avril 1801.

Cela ne changea rien, d'ailleurs, au sort des révolutionnaires qui avaient déjà été déportés. Par mesure de précaution, le Premier Consul avait frappé les agitateurs jacobins ; par représailles, il frappait les assassins royalistes. L'affaire de la machine infernale fut pour le parti royaliste un coup terrible ; elle lui aliéna la masse même de. la nation. En rendant la personne du Premier Consul encore plus chère à la majorité des Français, elle allait hâter la transformation du pouvoir de Bonaparte.

LA COUR CONSULAIRE AUX TUILERIES. — Nous voilà donc aux Tuileries ! avait dit Bonaparte à Bourrienne, le jour où il avait pris officiellement possession de l'ancien palais des rois. Maintenant, il faut y rester. Bien vite, en effet, il y avait pris ses habitudes, non pas les habitudes d'un locataire qui peut être a la merci d'un congé, mais les habitudes d'un propriétaire qui se sent chez lui et qui s'installe en conséquence.

L'expression de Cour est la seule qui convienne au genre de vie que le Premier Consul avait adopté pour lui, mieux encore, qu'il avait imposé aux autres. Il était convaincu qu'on séduit les Français par l'éclat des pompes extérieures et que la personne même du chef de l'État doit être le principal objet de ces manifestations. Le 27 thermidor an X, qui correspondait au 15 août 1802, fut célébré par de grandes fêtes : c'était l'anniversaire de la naissance du Premier Consul, qui avait eu ce jour là trente-trois ans accomplis. Les initiales N. B., Napoléon Bonaparte, commençaient à apparaître comme motif de décoration. Le général Duroc, le compagnon de l'Italie et de l'Égypte, Duroc, l'éco nome modèle, qui n'avait pas son pareil pour vérifier les comptes, était gouverneur du palais. M. de Rémusat, magistrat de l'ancien régime, apparenté par son mariage à l'ancien ministre Vergennes, et représentant à ce double titre la tradition, fut nommé préfet du palais en 1802 ; il le fut en même temps que Bénézech, Didelot, de Luçay. Sa femme, qui avait fréquenté chez Mme d'Houdetot, puis chez Joséphine de Beauharnais, devint elle-même dame d'honneur de Mme Bonaparte ; cette situation lui permit d'observer bien des choses, qu'elle a reproduites dans ses Mémoires. Trois autres dames avaient reçu aussi le titre de dame d'honneur. Chacune d'elles passait à son tour une semaine de service auprès de la femme du Premier Consul. Joséphine faisait ainsi l'apprentissage de son rôle très prochain d'Impératrice.

LES RÉCEPTIONS AUX TUILERIES. — Au moment de la signature de la paix d'Amiens et de la proclamation du Concordat, les réceptions des Tuileries eurent un éclat particulier. Une fois par mois, il y avait un dîner de cent couverts dans la galerie de Diane. Pour les étrangers de distinction, le plus grand honneur était de figurer à ces réunions. Le luxe y était extrême. Bonaparte voulait que les femmes fussent très parées ; le luxe des autres, surtout celui des femmes, était, comme sa propre simplicité, un instrument de règne. À cet égard, sa femme et ses sœurs, Mme Baciocchi, Mme Leclerc et Mme Murat, le secondaient à merveille.

Pour les grandes cérémonies, les trois Consuls portaient un habit rouge brodé d'or. Cambacérès et Lebrun, toujours poudrés et bien tenus, des dentelles au jabot et aux poignets, l'épée au côté, portaient cet habit avec la conviction et l'élégance des gentilshommes de l'ancien régime. Le Premier Consul, les cheveux coupés courts, à plat, avec la mèche qui débordait sur le front, préférait l'uniforme de sa garde à ce costume d'apparat, qu'il ne revêtait que dans des circonstances exceptionnelles ; il laissait à ses collègues les satisfactions extérieures de la vanité.

Il était d'ailleurs bien entendu qu'il n'y avait que lui qui comptait. Bien vite, il avait pris l'habitude de ne plus se montrer en public qu'accompagné d'une garde nombreuse, dans l'appareil d'un souverain ; à Cambacérès et à Lebrun, il permettait d'avoir pour toute escorte deux grenadiers galopant devant leur voiture. Quand on apprit la mort du général Leclerc, qui avait succombé à la fièvre jaune à Saint-Domingue, et quand sa veuve, la belle Pauline, plus séduisante encore sous ses voiles noirs, fut rentrée en France, toutes les personnes du palais reçurent l'ordre de prendre le deuil. Bien plus : les ambassadeurs furent invités à présenter leurs condoléances au Premier Consul et à sa femme ; ils vinrent, en effet, aux Tuileries vêtus de noir et y furent reçus en cérémonie.

L'OPINION PUBLIQUE EN 1802. — De jour en jour, dit Chateaubriand en parlant de l'état des esprits en 1802, de jour en jour s'accomplissait la métamorphose des républicains en impérialistes et de la tyrannie de tous dans le despotisme d'un seul. Cette évolution se faisait d'une manière naturelle et comme inconsciente.

Bonaparte avait commencé par rétablir l'ordre ; ce fut là, dit un témoin, ce qui nous attacha tous à lui, nous autres pauvres passagers, froissés par tant d'orages. Grâce à lui, en effet, les Français avaient recouvré les biens qui leur manquaient depuis 1789 : la paix intérieure, la tranquillité publique, la régularité administrative, la sécurité des consciences, la grandeur de la patrie. À ces générations si longtemps malheureuses, le Consulat apparut comme une oasis bienfaisante de lumière et de paix. Elles étaient portées à croire que la nation, en proie à la désolation, avait été reconstituée en quelques mois, dans ses lois, dans sa morale, dans sa religion, par la baguette enchantée d'un magicien. Aussi ce vers de Cinna provoquait de longs applaudissements :

Rome tient des consuls sa gloire et sa puissance.

Le Tribunat se fit l'écho des sentiments du pays ; il demanda par la voix de l'un de ses membres, Chabot de l'Allier, qu'il fût donné au général Bonaparte, Premier Consul, un gage éclatant de la reconnaissance nationale. Ces expressions et ces sentiments étaient sincères, ils étaient justifiés par les services incomparables que Bonaparte avait rendus au pays ; mais la transformation politique qui en fut le résultat fut amenée par une très habile comédie, dans laquelle le principal acteur joua à merveille le rôle de la modération et du désintéressement.

TRANSFORMATION DU CONSULAT. — Depuis le mois de mars 1802, on ne parlait plus que d'hérédité et de dynastie. Lucien Bonaparte propageait ces idées avec sa fougue ordinaire et les faisait répandre par les intimes du Premier Consul, Rœderer, Regnault de Saint-Jean-d'Angély, Fontanes ; il y voyait le gage de la fortune des Bonaparte, de la sienne en particulier. Joséphine, au contraire, qui n'avait pas donné de fils à son mari, n'envisageait ces mêmes idées qu'avec une sorte de terreur ; l'établissement du régime héréditaire, c'était sa propre condamnation et sa déchéance à bref délai. Aussi combattait-elle les desseins de Lucien, n'aimant pas plus l'homme que ses projets. C'était peine perdue ; pour les affaires politiques, Bonaparte la traitait avec une profonde indifférence. Qu'elle file, disait-il, et qu'elle tricote.

Le vœu du Tribunat comblait ses plus ardents désirs ; mais, quand il lui fut transmis, il parla le langage le plus modéré. Il répondit à la députation du Tribunat : Je ne désire d'autre gloire que celle d'avoir rempli tout entière la tâche qui m'est imposée. Je n'ambitionne d'autre récompense que l'affection de mes concitoyens. La députation partie, et seul dans son cabinet, il ne songea pas à dissimuler sa joie. Bourrienne, dit-il à son secrétaire, c'est une nomination en blanc que le Tribunat vient de m'offrir ; je saurai la remplir, c'est moi que cela regarde !

Les choses ne marchèrent cependant pas tout de suite comme il l'avait pensé. La proposition du Tribunat avait été transmise au Sénat ; mais quel serait ce témoignage important de la reconnaissance nationale ? Cambacérès, très empressé pour son collègue, parlait du Consulat à vie ; la majorité du Sénat, chez qui un reste d'indépendance palpitait encore, s'en tint à une prorogation pour dix ans des pouvoirs du Premier Consul. En apprenant ce vote, Bonaparte confiait à Bourrienne : La décennalité ne me suffit pas ; je la regarde comme destinée à susciter des troubles sans interruption. Cependant, il sut dissimuler ses déceptions. Tronchet vint lui apporter le message du Sénat ; il y répondit par des paroles de modestie :

L'intérêt de ma gloire et celui de mon bonheur sembleraient avoir marqué le terme de ma vie publique au moment où la paix du monde est proclamée. Mais la gloire et le bonheur du citoyen doivent se taire, quand l'intérêt de l'État et la bienveillance publique l'appellent. Vous jugez que je dois au peuple un nouveau sacrifice ; je le ferai, si le vœu du peuple me commande ce que votre suffrage autorise.

II s'agissait de connaître le vœu du peuple. Le plus simple était de trouver une formule qui pût l'exprimer d'une manière parfaite. Le Conseil d'État, stimulé par Rœderer et Regnault de Saint-Jean-d'Angély, trouva la formule idéale : Le peuple français sera consulté sur cette question : Napoléon Bonaparte sera-t-il Consul à vie ?

Ainsi le Sénat était joué ; il n'avait plus qu'à faire oublier son manque de zèle par un empressement digne de l'empressement du Tribunat et du Corps législatif. Un membre du Corps législatif, chargé du rapport sur cette question, Vaublanc, vint lire une adresse où le maître le plus exigeant ne pouvait rien trouver à redire. Une fois de plus, Bonaparte protesta de son désintéressement et de son indifférence. Que les citoyens, dit-il, manifestent leur volonté dans toute sa franchise, dans toute son indépendance : elle sera obéie. Quelle que soit ma destinée, Consul ou citoyen, je n'existerai que pour la grandeur et la félicité de la France.

1802. LE CONSULAT À VIE. — Par 3.368.185 suffrages, sur 3.577.259 qui avaient été exprimés, la France déclara que le Premier Consul serait nommé à vie. Le Sénat rendit, le 16 thermidor an X, 4 août 1802, un sénatus-consulte conforme, qui fut une révision de la Constitution de l'an VIII ; il complétait et il élargissait le plébiscite.

Les Consuls sont à vie. — Le Second et le Troisième Consul sont nommés par le Sénat sur la présentation du Premier. — Lorsque le Premier Consul le juge convenable, il présente un citoyen pour lui succéder après sa mort. — Le Sénat règle par un sénatus-consulte organique tout ce qui n'a pas été prévu par la Constitution et qui est nécessaire à sa marche. Il explique les articles de la Constitution qui donnent lieu à différentes interprétations.

Dans cet empressement vers le pouvoir personnel, on avait remarqué l'opposition de deux Français. Carnot, au Tribunat, La Fayette, dans une lettre au Premier Consul rendue publique, avaient déclaré qu'ils votaient contre la nouvelle magistrature.

La proclamation du Consulat à vie se fit aux Tuileries avec beaucoup d'éclat. Barthélemy, président du Sénat, vint, le 3 août, apporter au Premier Consul l'expression de la confiance, de l'amour et de l'admiration du peuple français. Bonaparte répondit :

Sénateurs, la vie d'un citoyen est à sa patrie. Le peuple français veut que la mienne tout entière lui soit consacrée.... J'obéis à sa volonté....

En me donnant un nouveau gage, un gage permanent de sa confiance, il m'impose le devoir d'étayer le système de ses lois sur des institutions prévoyantes. Par mes efforts, par votre concours, Citoyens Sénateurs, par le concours de toutes les autorités, par la confiance et par la volonté de cet immense peuple, la liberté, l'égalité, la prospérité des Français seront à l'abri des caprices du sort et des incertitudes de l'avenir.... Le meilleur des peuples sera le plus heureux, comme il est le plus digne de l'être, et sa félicité contribuera à celle de l'Europe entière.

Content alors d'avoir été appelé, par l'ordre de Celui de qui tout émane, à ramener sur la terre la justice, l'ordre et l'égalité, j'entendrai sonner la dernière heure sans regret, et sans inquiétudes sur l'opinion des générations futures.

Sénateurs, recevez mes remerciements d'une démarche aussi solennelle. Le Sénat a désiré ce que le peuple français a voulu, et par là il s'est plus étroitement associé à tout ce qui reste à faire pour le bonheur de la patrie.

PRÉPARATION DE L'EMPIRE. — Tandis que dans les appartements de réception des Tuileries, il y avait un concours prodigieux de généraux, d'ambassadeurs, de membres de tous les corps constitués, Joséphine, triste, dévorée d'inquiétudes, entendait de loin l'écho de cette fête qu'elle envisageait comme un malheur domestique. Le soir, en grande toilette et le sourire aux lèvres, il lui fallut faire les honneurs de la réception au milieu de laquelle trônait son mari ; elle s'en acquitta avec sa grâce accoutumée.

Elle n'était pas au bout de ses tourments. Un jour, s'approchant familièrement de Bonaparte, comme au début de son mariage, elle lui dit dans une expression de tendresse : Je t'en prie, ne te fais pas roi. C'est ce vilain Lucien qui te pousse : ne l'écoute pas. Et Bonaparte, de bonne humeur, lui répondit en riant : Tu es folle, ma pauvre Joséphine. Ce sont toutes tes vieilles douairières du faubourg Saint-Germain qui te font tous ces contes-là.... Tu m'ennuies, laisse-moi tranquille.

Comme elle prenait pour confident le secrétaire de son mari, celui-ci lui dit : Il n'y avait pas deux ans que vous étiez mariée, quand, en revenant d'Italie, votre mari me dit qu'il aspirait à la royauté.... Il a ramené l'opinion à la royauté, mais par degrés ; il a commencé par être Consul avec deux hommes nuls ; puis est venue la prorogation du Consulat pour dix ans ; aujourd'hui, le Consulat à vie. Ah ! s'il pouvait s'en tenir là ! Il ne lui manque plus qu'un vain titre ; aucun souverain en Europe n'a autant de pouvoir que lui. J'en suis fâché, Madame ; mais je crois, ma foi, qu'en dépit de vous vous serez reine ou impératrice.

Il n'était pas nécessaire d'être grand prophète pour le deviner : il n'y avait qu'à ouvrir les yeux et qu'à regarder ;

Et du Premier Consul, déjà par maint endroit,

Le front de l'empereur brisait le masque étroit.

Bonaparte ne s'en cachait pas ; ce n'était plus qu'une question de temps, de quelque mois tout au plus. Tout cela viendra, disait-il. Le plus difficile est fait ; il n'y a plus personne à tromper, tout le monde voit clair comme le jour qu'il n'y a qu'un pas qui sépare le trône du Consulat à vie ; il faut encore quelques ménagements.

Ces ménagements ne furent ni longs ni difficiles. Après la proclamation du Consulat à vie, Bonaparte se mit à fréquenter le palais de Saint-Cloud. C'était au même endroit, il y avait deux ans et demi à peine, que sa fortune publique avait commencé ; il s'y sentait plus libre qu'aux Tuileries, qu'il considérait un peu comme une prison royale, car il y était en perpétuelle représentation. À Saint-Cloud, il avait plus de liberté d'aller, de venir, de se promener à sa guise. Mais, de la part des hôtes admis à l'honneur très envié de ce Versailles consulaire, il exigeait de jour en jour une étiquette plus solennelle, un cérémonial plus compliqué. Et, quand il pensait au passé politique de ceux qui s'empressaient à peupler sa cour : Que les hommes, disait-il, sont bien dignes du mépris qu'ils m'inspirent ! Tous mes vertueux républicains, je n'ai qu'à dorer leur habit, et ce sont des gens à moi.

VOYAGE AU CAMP DE BOULOGNE. — En 1803, quand on venait de commencer les travaux du camp de Boulogne, Bonaparte fit avec Joséphine un voyage sur les côtes de la Manche et de la mer du Nord, qui eut tout le temps le caractère d'un triomphe. Bien que près d'une année, dit Bourrienne, dût encore s'écouler avant qu'il posât sur son front la couronne impériale, tout fut impérial dans son voyage... Tu n'as rien vu de pareil au voyage que nous venons de faire, lui rapportait Duroc ; bien certainement, l'enthousiasme qu'excite la présence du Premier Consul est plus grand encore dans les pays que nous avons parcourus qu'il ne l'est à Paris. Partout se dressaient des arcs de triomphe ; les habitants accouraient sur les routes, quand les rois de France passaient par Amiens, c'était l'usage que la ville leur fit hommage de beaux cygnes ; Amiens ne manqua point d'offrir des cygnes à Bonaparte ; ils furent envoyés à Paris. En nageant sur les bassins des Tuileries, ils étaient pour lui comme une réclame vivante. Bonaparte prit l'habitude, au cours de ce voyage, de rendre et de signer des arrêts, à lui tout seul, sans se soucier, même pour la pure formalité de la signature, de l'existence de ses deux collègues. Les acteurs du Théâtre-Français suivaient le Premier Consul dans son déplacement, comme s'ils étaient déjà les comédiens ordinaires de Sa Majesté.

Un épisode caractéristique de ce voyage avait été la manière dont l'archevêque de Malines, Mgr de Roquelaure, avait traité le Premier Consul et sa femme. Il les avait comblés d'éloges ; en s'adressant à Joséphine et en exaltant ses vertus, il avait employé quelques expressions d'une rhétorique bien outrée : Après vous être unie au Premier Consul par les nœuds sacrés d'une alliance sainte, vous vous trouvez aujourd'hui environnée de sa gloire. L'archevêque entendait-il désigner ainsi le mariage civil, le seul que Joséphine et Bonaparte avaient encore contracté ?

RELATIONS AVEC LOUIS XVIII. — Pour franchir le dernier pas, pour ceindre la couronne, Bonaparte tenait d'abord à convaincre les Bourbons qu'ils ne remonteraient jamais sur le trône relevé par lui. Les Bourbons et leurs partisans devaient être bien avertis que la couronne de France serait à lui et jamais à d'autres. C'est pour cela qu'il avait songé à négocier avec Louis XVIII, au moment même de l'établissement du Consulat à vie, une sorte de renonciation de ses droits comme héritier de la maison de France.

Croyez-vous, dit-il un jour à brûle-pourpoint à Bourrienne, que le prétendant à la couronne de France renoncerait à ses droits, si je lui faisais offrir une large indemnité ou même une province en Italie ? Son secrétaire combattit en vain cette idée, bizarre en elle-même, bizarre surtout après la réponse qu'il avait faite lui-même aux ouvertures de Louis XVIII lors du début du Consulat ; mais il y tenait. Aussi se décida-t-il, à l'insu de ses intimes, à adresser cette singulière proposition au chef de la maison de Bourbon, qui était alors à Mittau, en Courlande. À la lettre du Premier Consul, Louis XVIII fit cette noble réponse :

Je ne confonds pas M. Bonaparte avec ceux qui l'ont précédé ; j'estime sa valeur, ses talents militaires ; je lui sais gré de quelques actes d'administration, car le bien que l'on fera à mon peuple me sera toujours cher. Mais il se trompe s'il croit m'engager à renoncer à mes droits ; loin de là, il les établirait lui-même, s'ils pouvaient être litigieux, par la démarche qu'il fait en ce moment.

J'ignore les vues de Dieu sur moi et sur mon peuple ; mais je connais les obligations qu'il m'a imposées. Chrétien, j'en remplirai les devoirs jusqu'à mon dernier soupir ; fils de saint Louis, je saurai comme lui me respecter jusque dans les fers ; successeur de François Ier, je veux toujours pouvoir dire avec lui : Tout est perdu, fors l'honneur. — LOUIS.

Puisque Louis XVIII s'obstinait à ne pas vouloir abdiquer, Bonaparte prit le parti de le convaincre, par un exemple terrible, qu'il n'aurait jamais rien à attendre pour lui-même de la restauration d'un titre royal ou de la création d'un titre impérial. C'est là peut-être qu'il faut chercher la raison d'un crime odieux et à peu près inexplicable : l'assassinat du duc d'Enghien.

LE COMPLOT DE CADOUDAL. — Les premiers mois de l'année 1804 avaient vu se produire des arrestations, qui avaient été comme autant de coups de théâtre. Moreau, le vainqueur de Hohenlinden, qu'un parti affectait d'opposer à Bonaparte, Pichegru, l'ancien proscrit de Fructidor, qui était rentré en France, avaient été arrêtés à quelques jours d'intervalle, le 15 et le 28 février. Une instruction avait été commencée sous l'inculpation de complot. Quelques semaines plus tard, le 5 avril, Pichegru avait été trouvé mort dans sa prison au Temple, dans des circonstances qui établissaient son suicide. Moreau avait été condamné à deux ans de détention ; on regarda comme une faveur que Bonaparte ait commué sa peine en un exil. Cependant Cadoudal avait pu débarquer auprès de Dieppe, à la falaise de Biville-sur-Mer, le 21 août 1803, malgré toute la vigilance de la police consulaire. Arrivé à Paris, il put pendant six mois dépister toutes les recherches ; mais l'arrestation de Pichegru avait permis à la police de retrouver sa trace. Il avait été arrêté le 9 mars, au carrefour de Buci, dans des circonstances très dramatiques, après avoir tué un agent d'un coup de pistolet et en avoir blessé un autre.

Mis en prison au Temple, il déclara qu'il était venu à Paris pour servir la cause des princes. Mais comment ? En enlevant Bonaparte au milieu de sa garde ? en le tuant au besoin ? Ses réponses devant le tribunal criminel ne permirent de rien préciser. Il fut condamné à mort le 10 juin. Il périt sur l'échafaud avec onze de ses coaccusés le 25 du même mois.

1804. ARRESTATION DU DUC D'ENGHIEN. — Fouché n'était plus à cette date ministre de la Police, ce ministère ayant été supprimé en 1802 ; il brûlait de le redevenir. Il avait noué dans l'ombre les trames d'une vaste conspiration où la police avait associé Moreau, Pichegru, Cadoudal. Il avait écrit un jour au Premier Consul un billet laconique, qui se terminait par ces mots menaçants : L'air est plein de poignards. Le grand juge Régnier, ministre de la Justice, qui avait été l'un des agents les plus actifs du 18 Brumaire et qui avait alors la direction de la Police, ne voulait pas se laisser dépasser par son rival ; il multipliait de son côté des nouvelles alarmantes qu'il avait par des espions à ses gages. À certains moments, une véritable terreur régnait dans l'âme du Premier Consul ; de bonne foi, il pouvait se croire entouré d'assassins.

Par l'un des complices arrêtés en même temps que Pichegru et Cadoudal, on avait appris l'arrivée prochaine à Paris d'un grand personnage. On chercha qui ; on en vint à croire qu'il s'agissait du duc d'Enghien. Depuis le mois de septembre 1801, il vivait à Ettenheim, petite ville du pays de Bade, à une lieue et demie du Rhin, à neuf lieues de Strasbourg. Que fallait-il faire ? Discuter une pareille question, c'était à l'avance discuter le crime ; car il n'y avait pas à s'occuper d'une personne, quelle qu'elle lût, qui n'habitait pas la France et sur laquelle on n'avait pas même un indice.

Le duc n'était pas sans avoir été averti que sa présence à Ettenheim pouvait avoir de graves dangers. Son grand-père, le prince de Condé, lui avait écrit le 16 juin 1803 : Vous êtes bien près. Prenez garde à vous et ne négligez aucune précaution pour être averti à temps et faire votre retraite en sûreté en cas qu'il passât par la tête du Consul de vous faire enlever.

Cet avertissement tristement prophétique précédait de quelques mois la catastrophe. Enghien avait répondu : Assurément, cher papa, il faut me connaître bien peu pour avoir pu dire, ou chercher à faire croire, que j'avais mis le pied sur le teritoire (sic) républicain autrement qu'avec le rang et à la place où le hasard m'a fait naître. Je suis trop fier pour courber bassement ma tête, et le Premier Consul pourra peut-être venir à bout de me détruire, mais il ne me fera pas m'humilier.

Un conseil fut tenu le 10 mars à Paris entre les trois Consuls, le ministre des Relations extérieures Talleyrand, le ministre de la Justice Régnier, et Fouché. Talleyrand avait dit qu'il s'agissait de prendre une mesure de salut public ; il n'y avait pas à se préoccuper du territoire badois. Fouché appuyait cet avis. Cambacérès et Régnier firent quelques objections. Cambacérès savait que Bonaparte avait déjà pris sa décision. Quelques jours plus tôt, le Premier Consul lui avait dit : Si un Bourbon était saisi en France, que faudrait-il en faire ?Le renvoyer au plus vite, sans hésiter. — Je n'en sais rien ; il aurait rompu son ban et mériterait la mort. Il ne paraît point exact que Cambacérès, qui avait voté pour Louis XVI la peine de mort avec sursis, se soit attiré de Bonaparte en plein conseil cette cruelle riposte : Vous voilà devenu bien avare du sang des Bourbons ! Quoi qu'il en soit, le conseil vota à l'unanimité l'enlèvement du duc d'Enghien.

Le 15 mars, un détachement de gendarmes, sous les ordres du général Ordener, qui commandait les grenadiers à cheval de la garde consulaire, envahissait, sabre et pistolet au poing, la maison du duc d'Enghien à Ettenheim. Le duc, arrêté avec d'autres personnes, fut gardé jusqu'au 18 à la citadelle de Strasbourg ; puis une chaise de poste, encadrée de gendarmes, l'amena à Paris le 20 mars, à trois heures de l'après-midi. Elle attendit à la barrière de la Villette ; après être allée aux bureaux de la Police rue des Saints-Pères, au ministère des Relations extérieures rue du Bac, elle arriva au château de Vincennes vers cinq heures et demie. Le prince mourait de faim et de froid ; il demanda à manger. Après avoir pris un peu de nourriture, il se jeta sur un lit. Quelques instants plus tard, à onze heures du soir, le capitaine-rapporteur Dautancourt venait l'interroger.

SA CONDAMNATION. — Interrogatoire, procès, jugement, autant d'hypocrisies. Dès le 18 mars le commandant du château de Vincennes, Harel, avait été prévenu qu'un individu dont le nom ne doit pas être connu allait être conduit au château ; la fosse dans laquelle le malheureux prince allait être jeté avait été creusée dans l'après-midi du 20 mars, avant que le prisonnier fût arrivé au château.

Le capitaine-rapporteur, qui était assisté de trois officiers et de deux gendarmes, interrogea le prisonnier sur sa présence à Ettenheim. Celui-ci déclara qu'il recevait un traitement de l'Angleterre, qu'il correspondait avec son père et son grand-père, qu'il n'avait jamais vu ni Pichegru, ni Dumouriez, qu'il s'occupait avec ses amis restés France d'affaires personnelles et non d'affaires politiques. Enghien dit à Dautancourt qu'il voulait parler à Bonaparte. Il mit au bas de son interrogatoire ces quelques mots, les derniers qu'il ait écrits : Avant de signer le présent procès-verbal, je fais avec instance la demande d'avoir une audience particulière du Premier Consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situation me font espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande. — L. A. H. DE BOURBON.

Une commission militaire avait été désignée à l'avance. Le général Hulin la présidait ; il était assisté de cinq colonels et du capitaine-rapporteur. Murat, qui était alors gouverneur de Paris, avait reçu l'ordre de désigner les membres de cette commission. Sur cet ordre, signé Bonaparte, figuraient les lignes suivantes :

Faites entendre aux membres de la commission qu'il faut terminer dans la nuit et ordonnez que la sentence, si, comme je n'en peux douter, elle porte condamnation à mort, soit sur-le-champ exécutée et le condamné enterré dans une des cours du fort. Je donne ordre à Savary de se rendre près de vous. Il désignera lui-même les soldats et les officiers de sa légion qui doivent composer les deux détachements et veillera sur le tout.

Le prince fut amené devant ses juges à une heure du matin. Savary se tenait derrière Hulin. Ce nouvel interrogatoire n'apporta aucun argument nouveau à l'accusation. L'accusé fut reconduit dans sa chambre. Le jugement fut rédigé séance tenante, à deux heures du matin. Le conseil, délibérant à huis clos, le président a recueilli les voix en commençant par le plus jeune en grade ; le président ayant émis son opinion le dernier, l'unanimité des voix l'a déclaré coupable et lui a appliqué l'art... de la loi du... ainsi conçu... et, en conséquence, l'a condamné à la peine de mort. — Les blancs sont dans le texte ; les juges ne connaissaient ni la loi ni l'article qu'ils disaient appliquer.

Ordonne que le présent jugement sera exécuté de suite à la diligence du capitaine-rapporteur, après en avoir donné lecture, en présence des différents détachements des corps de la garnison, au condamné. Fait, clos et jugé sans désemparer à Vincennes, les jours, mois et an que dessus.

SON EXÉCUTION. — Le duc, revenu dans sa chambre, causait avec un lieutenant de gendarmerie. On vient le chercher, il était deux heures et demie du matin. En descendant l'escalier qui conduisait dans le fossé, il demande où on le mène. Pas de réponse. Sentant le froid qui venait d'en bas, il saisit le bras de l'un de ceux qui l'accompagnaient en lui disant : Me jetterait-on dans un cachot ?

Tout à coup, le malheureux a compris : il est arrivé devant un peloton d'exécution. Il coupe une mèche de ses cheveux, en fait un paquet avec un anneau d'or et demande qu'on remette ce souvenir suprême à la princesse de Rohan-Rochefort. Ne me donnerez-vous pas un prêtre ? dit-il. Du haut des glacis une voix ironique — on rapporte que c'était le général Savary — répond : Veut-il donc mourir en capucin ? Enghien s'agenouille, se recueille un instant, puis il se relève. Qu'il est affreux, s'écrie-t-il, de périr ainsi de la main des Français ! L'adjudant se découvre rapidement, en faisant le signal convenu. Les gendarmes font feu ; le duc d'Enghien tombe raide mort. C'était le 21 mars 1804, vers trois heures du matin.

LA RESPONSABILITÉ DE BONAPARTE. — Il n'y a pas à discuter la part de responsabilité individuelle qui revient à chacun des auteurs de ce drame horrible, à Talleyrand qui en eut peut-être l'idée première, aux juges qui ne furent guère que des instruments inconscients, à Savary qui se hâta de faire exécuter la sentence sans désemparer. Ces responsabilités partielles, quelque grandes et odieuses qu'elles puissent être, surtout pour le futur prince de Bénévent et pour le futur duc de Rovigo, s'absorbent toutes et disparaissent dans une responsabilité plus grande et plus odieuse, celle de Bonaparte : il a voulu le crime, il l'a permis, il s'en est glorifié.

Son parti était pris, dès la première heure. Chateaubriand l'avait vu l'avant-veille avec une figure qui lui avait fait peur. Le Premier Consul, qui voulait attacher à sa cause l'auteur du Génie du Christianisme, venait de le nommer ministre de France près de la République du Valais. Le 19 mars, Chateaubriand se rendait aux Tuileries pour prendre congé de Bonaparte. La galerie, dit-il, où il recevait était pleine ; il était accompagné de Murat et d'un premier aide de camp ; il passait presque sans s'arrêter. À mesure qu'il approcha de moi, je fus frappé de l'altération de son visage : ses joues étaient dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, son air sombre et terrible.... Retourné à l'hôtel de France, je dis à plusieurs de mes amis : Il faut qu'il y ait quelque chose d'étrange que nous ne savons pas, car Bonaparte ne peut être changé à ce point, à moins d'être malade.

Le jour même qui précéda l'exécution, le Premier Consul s'était enfermé dans son cabinet et en avait interdit l'accès à tout le monde. Joséphine avait deviné que quelque chose d'abominable se préparait, elle avait forcé la consigne. Il a convenu de tout, disait-elle, mais avec quelle dureté il a repoussé mes prières ! Je me suis attachée à lui, je me suis jetée à ses genoux : Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! s'est-il écrié avec fureur. Ce ne sont pas là des affaires de femme ! Laissez-moi ! Et le lendemain, à cinq heures, en se réveillant, il lui dit : À l'heure qu'il est, le duc d'Enghien a cessé de vivre. Elle poussa les hauts cris, versa beaucoup de larmes, et eut encore pour toute réponse : Allons, tâche de dormir, tu n'es qu'un enfant.

Le soir, il tenait le cercle comme à l'ordinaire à la Malmaison. Devant les auditeurs silencieux, il parla ; son long monologue, où il toucha à une foule de questions, se termina par quelques mots sur le drame qui n'avait que quelques heures de date.

Ces gens-là voulaient mettre le désordre dans la France et tuer la Révolution dans ma personne ; j'ai dû la défendre et la venger. J'ai montré ce dont elle est capable. Le duc d'Enghien conspirait comme un autre, il a fallu le traiter comme un autre.... Ah ! c'eût été différent si on les avait vus comme Henri IV sur un champ de bataille, tout couverts de sang et de poussière.... J'ai versé du sang, je le devais ; j'en répandrai peut-être encore, mais sans colère, et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique. Je suis l'homme de l'État, je suis la Révolution française, je le répète, et je la soutiendrai.

Et à Sainte-Hélène, en 1821, quelques jours avant sa mort, comme pour se mettre en règle avec sa conscience qui évoquait toujours devant lui le spectre de Vincennes, et comme pour en imposer à la postérité, il insérait dans son testament ces phrases terribles : J'ai fait arrêter et fusiller le duc d'Enghien parce que cela était nécessaire à ta sûreté, à l'intérêt du peuple français, lorsque le comte d'Artois entretenait, de son aveu, soixante assassins à Paris. Dans une semblable circonstance, j'agirais de même.

A présent, entre les régicides et le Premier Consul, c'était partie liée. Les premiers avaient fait guillotiner Louis XVI ; le second avait fait fusiller Enghien. Plus rien n'empêchait de relever le trône. Car il était bien certain que ce serait un trône tout nouveau, dont un cadavre formerait la première marche, et sur lequel un Bourbon ne viendrait jamais s'asseoir.

Chateaubriand a raconté comment il apprit la nouvelle du drame. Le 21 mars, en sortant du jardin des Tuileries, il passait près du pavillon de Marsan. , dit-il, entre onze heures et midi, j'entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle officielle ; des passants s'arrêtaient, subitement pétrifiés par ces mots : Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes, qui condamne à la peine de mort le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly.

Le cri tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie, de même qu'il changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi, et dit à Mme de Chateaubriand : Le duc d'Enghien vient d'être fusillé. Je m'assis devant ma table, et je me mis à écrire ma démission. Mme de Chateaubriand ne s'y opposa point et me vit écrire avec un grand courage. Elle ne se dissimulait pas mes dangers ; on faisait le procès au général Moreau et à Georges Cadoudal : le lion avait goûté le sang, ce n'était pas le moment de l'irriter.

1804. PROCLAMATION DE L'EMPIRE. — La transformation définitive du Consulat viager en un Empire héréditaire fut préparée par une comédie du même style que celle qui s'était jouée en 1802, quand il s'était agi de passer du Consulat décennal au Consulat viager.

La conspiration de Cadoudal et de ses complices, qui n'était peut-être pas une pure chimère, mais que la police avait à merveille cultivée et exploitée, fut pour toutes les autorités une occasion avidement saisie de demander au Premier Consul de consolider son œuvre, c'est-à-dire d'établir l'hérédité. Une pluie d'adresses de félicitations vint inonder les Tuileries. Je crois que c'est à cette époque, dit Bourrienne, que le tarif de l'enthousiasme commença à être coté sur les registres de la police.

Le 30 avril 1804, un membre du Tribunat, Curée, émit la motion d'élever Bonaparte au pouvoir suprême. Jamais maître plus éclatant, suivant le mot de Chateaubriand, n'est sorti de la proposition d'un esclave plus obscur. L'idée était lancée, elle fit rapidement son chemin. Au Conseil d'État, Cambacérès avait mis en examen cette question : Convient-il de donner l'hérédité pour base au gouvernement de la France ? Vingt-sept conseillers étaient présents ; il n'y eut que sept opposants, qui d'ailleurs finirent par se rallier à la majorité. Dès le mois de mars, Cambacérès était venu lire au Premier Consul, au nom du Sénat, qui s'était rendu en corps aux Tuileries, une adresse que l'ancien Directeur François de Neufchâteau avait rédigée :

Vous fondez une ère nouvelle, mais vous devez l'éterniser ; l'éclat n'est rien sans la durée. Nous ne saurions douter que cette grande idée vous ait occupé ; car votre génie créateur embrasse tout et n'oublie rien ; mais ne différez pas.... Vous pouvez enchaîner le temps, maîtriser les événements, mettre un frein aux conspirateurs, désarmer les ambitieux, tranquilliser la France entière, en lui donnant des institutions qui cimentent votre édifice et prolongent pour les enfants ce que vous fîtes pour les pères. Soyez assuré que le Sénat vous parle ici au nom de tous les citoyens.

Quarante jours environ plus tard, le 25 avril, Bonaparte envoyait au Sénat un message :

Votre adresse du 6 germinal dernier n'a pas cessé d'être présente à ma pensée. Elle a été l'objet de mes méditations les plus constantes.

Vous avez jugé l'hérédité de la suprême magistrature nécessaire pour mettre le peuple français à l'abri des complots de nos ennemis et des agitations qui naîtraient d'ambitions rivales. Plusieurs de nos institutions vous ont, en même temps, paru devoir être perfectionnées pour assurer, sans retour, le triomphe de l'égalité et de la liberté publique, et offrir à la nation et au gouvernement la double garantie dont ils ont besoin....

Je vous invite donc à me faire connaître votre pensée tout entière.

La réponse du Sénat fut qu'il était du plus grand intérêt du peuple français de confier le gouvernement de la République à Napoléon Bonaparte, Empereur héréditaire.

Le 18 mai, les sénateurs s'empressaient sur la route de Saint-Cloud pour aller porter leurs hommages au nouvel Empereur. Celui qui le premier le salua du nom de Sire, ce fut son collègue de la veille, Cambacérès. Ensuite, Cambacérès et le Sénat allèrent féliciter et saluer l'Impératrice. Ainsi se réalisait pour Joséphine la prédiction que Bourrienne lui avait faite trois ans plus tôt.

Donc, le 18 mai 1804, l'Empire était fait. Il était fait à Saint-Cloud, là même où il avait commencé d'être quatre ans plus tôt, le 19 brumaire.

Il y eut bien quelques protestations ; elles sont à signaler pour leur singularité.

Au Sénat, on compta trois opposants ; au Tribunat, un seul, Carnot. Je votai, dit-il, dans le temps, contre le Consulat à vie ; je voterai de même contre le rétablissement de la Monarchie, comme je pense que ma qualité de tribun m'oblige à le faire.... La liberté fut-elle donc montrée à l'homme pour qu'il ne pût jamais en jouir ! Fut-elle sans cesse offerte à ses vœux comme un fruit auquel il ne peut porter la main sans être frappé de mort ?... Je vote donc contre la proposition.

Il y a la lettre de Paul-Louis Courier : Nous venons de faire un empereur.... Un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d'armée, le premier capitaine du monde, vouloir qu'on l'appelle Majesté ! Être Bonaparte et se faire Sire ! Il aspire à descendre ; mais non, il croit monter en s'égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu'un nom. Pauvre homme ! Ses idées sont au-dessous de sa fortune.

Beethoven protesta aussi à sa manière. Pour le soldat de Rivoli, des Pyramides et de Marengo, pour le pacificateur de la France, pour le champion de la grandeur du peuple et de la liberté du monde, le musicien de génie avait conçu une immense admiration : il l'avait traduite dans les pages émouvantes qui composent sa troisième symphonie et qui portaient en tête ces mots : Buonaparte !.... Luigi van Beethoven. Il apprend l'élévation au trône de son héros chevaleresque, de son dieu pur et désintéressé. Eh quoi ! s'écria-t-il, ce Bonaparte n'est donc qu'une âme vulgaire ! Il n'écoute plus que la voix de son ambition ! Pour bien indiquer la profondeur de sa désillusion, il arracha la couverture de la troisième symphonie et il lui donna le titre qu'elle a gardé : Symphonie héroïque, pour célébrer le souvenir d'un grand homme, comme on célèbre le souvenir de quelqu'un qui n'est plus et que, malgré tout, on a aimé et en qui on a cru. Quand Napoléon fut mort à Sainte-Hélène : Ah oui, dit-il, avec tristesse, dans la Symphonie héroïque, j'avais mis aussi une marche funèbre.