La bataille de Sadowa avait causé dans toute l'Europe une impression immense. A peu près partout on avait escompté la victoire de l'Autriche, ou, à défaut d'une victoire complète, un demi-succès, qui permettrait à l'Autriche de tenir tête à l'agression de la Prusse, ou qui permettrait à la France d'intervenir entre les belligérants. Aussi la nouvelle du triomphe foudroyant des armées prussiennes fut-elle accueillie avec une sorte de stupeur. Nulle part, cette stupeur douloureuse ne fut plus profondément ressentie qu'à la cour de Napoléon III ; car nulle part, l'illusion, fille de l'ignorance, n'était plus puissante. Le gouvernement français, dont les yeux avaient été brusquement ouverts, connut alors ce que l'on appela les angoisses patriotiques de Sadowa. Paralysé par l'impuissance militaire de la France, paralysé surtout par son parti pris de ne rien faire, — Inertia, Sapientia, disait Napoléon III, — le gouvernement impérial avait laissé passer le moment d'agir. La France avait joué le plus sot des rôles, celui de dupe. L'Autriche était vaincue dans son armée ; mais la France était vaincue dans son prestige. La reine des Pays-Bas, Sophie de Wurtemberg, femme de Guillaume III de Nassau, qui aimait la France, qui fréquentait la cour des Tuileries, écrivait, le 18 juillet 1866, quinze jours à peine après Sadowa, à notre ministre à la Haye, le baron d'André, la lettre qui suit ; elle est d'une étonnante perspicacité : Vous vous faites d'étranges illusions. Votre prestige a plus diminué dans cette dernière quinzaine qu'il n'a diminué pendant toute la durée du règne. Vous permettez de détruire les faibles ; vous laissez grandir outre mesure l'insolence et la brutalité de votre plus proche voisin. Je regrette que vous ne voyiez pas le danger d'une puissante Allemagne et d'une puissante Italie. C'est la dynastie qui est menacée, et c'est elle qui en subira les suites. Je le dis, parce que telle est la vérité que vous reconnaîtrez trop tard. La Vénétie cédée, il fallait secourir l'Autriche, marcher sur le Rhin, imposer vos conditions. Laisser égorger l'Autriche, c'est plus qu'un crime, c'est une faute. Aux Tuileries, où on avait enfin le sentiment de cette faute et de l'humiliation qui en était résultée, on parla de compensations territoriales. Bismarck appelait cela d'un mot méprisant qu'il empruntait à Frédéric II : c'était la politique des pourboires. Après Sadowa, notre ambassadeur à Berlin, Benedetti il dirigea l'ambassade de Berlin avec beaucoup de clairvoyance dans ces années critiques, de 1864 à 1870 avait été chargé d'ouvrir immédiatement des pourparlers ; il s'agissait de la cession à la France des territoires allemands de la rive gauche du Rhin au nord de l'Alsace, c'est-à-dire le Palatinat bavarois, y compris Mayence. Suivant ses instructions, il avait posé l'ultimatum : Mayence ou la guerre ! — Soit, avait répondu Bismarck. Nous choisissons la guerre. Napoléon III avait fait semblant de ne pas entendre ce défi qu'il avait provoqué : il n'avait pas sous la main les forces nécessaires. Le 14 août (1866), en présence de la menace très nette de la Prusse, il renonça à toute revendication du Palatinat et de Mayence. On imagina alors de reprendre sur un autre terrain la question des compensations. A défaut de la rive gauche du Rhin, le gouvernement français jeta son dévolu sur un territoire que la France avait déjà maintes fois convoité, le grand-duché de Luxembourg. La situation du grand-duché, au point de vue politique, était toute spéciale. Il faisait partie de la Confédération germanique et il avait une garnison prussienne ; c'était, d'autre part, la propriété personnelle et héréditaire da roi des Pays-Bas, Guillaume III. Ainsi, que le gouvernement français obtînt l'agrément du principal intéressé, le grand-duc, dont on savait que les sympathies pour la Prusse étaient médiocres, cette adhésion semblait la meilleure garantie du succès final. Quant à la valeur militaire pour la France de cette acquisition, elle saute aux yeux. Placé entre la Meuse et la Moselle, le Luxembourg couvre à la fois Mézières, Sedan, Metz ; il faisait partie de ce pré carré que le patriotisme de Vauban avait rêvé pour son pays. A la fin de l'année 1866, on commença à parler à la cour des Tuileries de la question du Luxembourg. C'était alors sous les auspices les plus favorables. On ne savait pas qui était le plus pressé, le gouvernement français d'annexer le Luxembourg, ou le gouvernement prussien de le laisser annexer. L'ambassadeur prussien à Paris, M. de Goltz, donnait à entendre que l'annexion du Luxembourg, loin de se heurter à Berlin à aucune objection, y serait même vue avec faveur, car elle consoliderait les résultats de 1866, en réconciliant Napoléon III avec les faits accomplis. Mon gouvernement, disait-il, serait trop heureux de conjurer à ce prix ses difficultés extérieures et de désarmer en Allemagne les résistances autonomes qui cherchent leur point d'appui en France. De son côté, Bismarck, dans ses conversations avec Benedetti, paraissait tout disposé à nous laisser carte blanche. Il disait à celui-ci : Le roi de Hollande peut disposer du Luxembourg comme il l'entend, il en est le souverain. Il ajoutait que le roi de Prusse n'attendait que la première manifestation des habitants pour retirer sur l'heure les troupes qu'il entretenait à Luxembourg. Il ne nous demandait qu'une chose, faire vite. Faites en sorte que la cession du Luxembourg soit un fait accompli avant la réunion du Reichstag, et je me chargerai de faire avaler la pilule à l'Allemagne. Cependant si la question était posée, elle n'avançait pas. Bismarck se dérobait peu à peu aux entretiens avec Benedetti sur cette question. Alors le gouvernement de Napoléon III chargea notre ministre à la Haye, M. Baudin, de s'adresser directement à Guillaume III pour fixer la question de l'indemnité pécuniaire ; le gouvernement français s'engageait d'ailleurs à ne procéder à l'annexion qu'à la suite d'un plébiscite. Guillaume III accepta la chose en principe ; on discuta sur la somme, quatre à cinq millions. Il avait fini par prendre son parti, en envoyant à Napoléon III son consentement par écrit. La cession du Luxembourg était moralement consommée. Il n'y avait plus qu'à la régler par la voie diplomatique. Alors, brusquement, le 31 mars, M. de Goltz vint dire à notre ministre des affaires étrangères, M. de Moustier, que l'affaire du Luxembourg prenait la plus mauvaise tournure ; elle se heurtait à l'opposition du parti militaire en Prusse ; aussi priait-il le gouvernement de ne pas passer outre. La surprise de M. de Moustier fut aussi grande que légitime. Il lui fut facile de répondre que nous avions à ce moment même résolu l'affaire, que nous avions marché d'accord avec M. de Bismarck, qu'on ne pouvait pas nous avoir attirés dans un piège ; la crainte de la guerre ne nous ferait pas reculer d'une semelle. Il est de fait, répliqua M. de Goltz, que ce serait bien absurde de se battre pour si peu de chose que le Luxembourg. Le même jour, 31 mars, Bismarck à Berlin faisait à Benedetti des déclarations analogues : il sentait les plus vives résistances dans le cabinet militaire, dans l'opinion publique, dans le parlement ; nous avions été trop vite ; on avait donné à cette affaire une publicité inopportune. Le lendemain, 1er avril, une fête solennelle se célébrait à Paris pour l'ouverture de l'Exposition universelle. L'empereur prononçait un discours pour célébrer l'union des peuples et les arts de la paix : thème classique des discours d'exposition. Le matin même, il avait reçu du Mexique des dépêches qui ne laissaient plus de doute sur la fin tragique qui attendait l'empereur Maximilien ; le soir, il recevait la nouvelle de l'interpellation au Reichstag de M. de Bennigsen. En quelques mots très violents, ce député allemand avait déclaré que si les bruits sur la cession du Luxembourg étaient fondés, le patriotisme germanique ne permettrait pas qu'on arrachât à l'Allemagne une province-frontière pour la livrer aux convoitises de la France. Bismarck, à cette interpellation qui comblait ses vœux, fit une réponse modérée et évasive. Il sentait bien qu'il avait partie gagnée. Si Napoléon relevait le gant, la France, qui n'était pas prête, était perdue ; s'il ne le relevait pas, elle était disqualifiée. Cependant Napoléon III, indigné de tant de duplicité, songeait à la guerre immédiate. Il conférait avec le général Trochu, avec le général Lebœuf, qui restait en permanence aux Tuileries. Le nouveau ministre de la guerre, le maréchal Niel, montrait la plus intelligente activité ; mais que de réformes encore à accomplir avant d'envisager la possibilité d'un conflit armé ! A Berlin, le parti de la guerre voulait une action immédiate ; il affirmait qu'en une campagne on conquerrait l'Alsace et les lignes de la Meuse. Nous sommes prêts, disait Moltke, et la France ne l'est pas. Ou encore : Aujourd'hui, nous avons pour nous cinquante chances ; dans un an, nous n'en aurons plus que vingt-cinq. Le gouvernement français comprit qu'il ne pouvait se battre tout de suite. Alors il changea d'attitude. Laissant en suspens la question de la cession du Luxembourg, il se borna à réclamer l'évacuation du grand-duché par les troupes prussiennes. Il sollicita à cet effet les bons offices de l'Angleterre. Bismarck déclara, de son côté, que la Prusse était décidée à s'associer à des négociations collectives en vue de la neutralité du Luxembourg. Une conférence des grandes puissances s'ouvrit à Londres le 7 mai 1867. Dès le 11 mai, le traité de neutralisation était signé. La Prusse évacua, en effet, la forteresse. En France, on affecta une grande satisfaction pour ce succès, qui était, en réalité, un succès à la Pyrrhus, un succès sans lendemain. Aux menaces succédèrent tout à coup les procédés courtois. Le roi de Prusse qui avait été invité auparavant à venir aux Tuileries pour visiter l'Exposition, partit le 4 juin ; le prince royal l'avait précédé pour inaugurer au Champ de Mars l'exposition des canons Krupp, qui amusaient beaucoup la badauderie des visiteurs. Bismarck était parti avec le roi. A Paris, Guillaume Ier fut accablé de prévenances ; il s'y rencontra avec le tsar de Russie, Alexandre II ; mais c'est lui qui fut l'hôte préféré des Tuileries. Cependant Moltke et ses officiers faisaient autour de Paris des promenades qui étaient en réalité des reconnaissances d'état-major. En quittant la France, le roi de Prusse écrivit à Napoléon : Au moment de rentrer dans mes foyers, je m'empresse de remercier de tout mon cœur Votre Majesté ainsi que l'impératrice, pour l'accueil plus qu'aimable que j'ai rencontré de la part de Vos Majestés, pendant mon séjour à Paris, à jamais mémorable sous tant de rapports. C'est en formant les vœux les plus sincères pour le bonheur de Vos Majestés et pour la France que je suis de Votre Majesté le bon frère et ami. GUILLAUME. En se séparant, les deux souverains avaient échangé les plus chaleureuses protestations. Ils s'étaient promis de se revoir. Ils devaient se revoir, en effet, trois ans plus tard, sur le champ de bataille de Sedan. * * *Après Sadowa, la guerre était probable entre la France et la Prusse. Après l'affaire du Luxembourg, elle était devenue inévitable. Si la France avait fait sortir la Prusse de sa forteresse, la Prusse avait empêché la France d'y entrer. La question de rivalité et de suprématie était posée désormais entre les deux États. Un livre parut alors, en 1868, qui eut un retentissement considérable, la France nouvelle, de Prévost-Paradol. Le brillant écrivain y exposait son programme politique ; il faisait toucher du doigt les douloureuses conséquences de ce qu'il appelait le despotisme démocratique. Mais la partie de son livre qui fit l'impression la plus profonde était la dernière : De l'avenir ; il y examinait la question d'une guerre entre la France et la Prusse comme une certitude imminente. On se prépara donc à la guerre des deux côtés, mais dans un 'esprit tout différent. A Berlin, 'la politique et la guerre dépendaient du triumvirat Bismarck, Moltke, Roon, les trois hommes qui, suivant le mot de Guillaume Ier, aiguisaient et dirigeaient l'épée. Au-dessus du triumvirat, il y avait le roi Guillaume, très disposé à se considérer, de bonne foi, comme le souverain choisi par la Providence pour reconstituer, au profit des Hohenzollern, l'unité de l'empire d'Allemagne. En France, Napoléon et le gouvernement songeaient à la guerre et en parlaient. Il n'y avait qu'un homme qui s'y préparait, le maréchal Niel, devenu ministre de la guerre, le 20 janvier 1867. Dans son court ministère de deux ans et demi, il montra le zèle le plus prévoyant. Pour lui, entre la France et la Prusse, il n'existait plus qu'une espèce d'armistice. Graissez vos bottes, messieurs, disait-il aux généraux ; nous allons entrer en campagne. Niel dota l'infanterie du chassepot, ce fusil à aiguille
français qui fit merveille à Mentana. Il dota
de canons rayés les places de l'Est. Un triste détail à ce sujet. La
désorganisation de nos grandes places de l'Est était telle que Ducrot, qui
commandait à Strasbourg, en était réduit à faire fermer les portes de la citadelle,
sous prétexte de réparer les ponts-levis, en réalité pour se mettre à l'abri
d'une surprise. Au mois de novembre 1868, il écrivait au général Frossard : Vous me trouverez bien importun, bien osé ; mais,
voyez-vous, mon cher général, je suis exaspéré. J'éprouve la rage d'un homme
qui, voulant sauver un noyé, sent que celui-ci refuse son concours et
l'entraîne au fond de l'eau. Si vous vous impatientez trop en me lisant, je
vous dirai volontiers, comme Thémistocle : Frappe, mais écoute. Niel avait préparé un plan de mobilisation pour trois grandes armées, armée d'Alsace, de Lorraine, de réserve, qu'il destinait à Mac-Mahon, Bazaine, Canrobert. Au Corps législatif, il se heurtait à la plus imprévoyante des oppositions. A ces députés qui lésinaient sur les budgets de la guerre, il disait : Vous me rendez la tâche impossible ! Et un jour, s'adressant à Jules Favre : Vous me reprochez de vouloir transformer la France en une vaste caserne ; prenez garde qu'elle ne devienne un vaste cimetière ! Cependant il avait pu faire voter la loi militaire du 1er février 1868, qui a gardé son nom. La loi Niel établissait une armée active de 400.000 hommes faisant cinq ans de service ; une armée de réserve de 400.000 hommes faisant quatre ans de service ; une garde nationale mobile, composée de tous les hommes remplacés et exemptés, 400.000 : soit un total de 1.200.000 hommes. Mais cette loi n'exista guère que sur le papier. Niel commençait à peine à l'appliquer quand il mourut, le 13 août 1869. Sa mort causa en Allemagne un véritable soulagement. On sentait bien que la France venait de perdre le seul homme capable d'organiser une armée et de préparer la guerre. Son successeur fut le maréchal Lebœuf. Vaillant soldat, il avait pris une part très remarquée à la bataille de Solferino, où il commandait l'artillerie ; mais c'était un administrateur sans capacité, dont tout le système consistait à affecter une belle assurance et à ne pas avoir d'affaires. Pour vivre en paix avec le Corps législatif, il consentit à diminuer les crédits. Niel avait demandé cinq millions et demi pour organiser la garde mobile ; Lebœuf déclara que deux millions suffiraient, et le reste à l'avenant. Dans ces circonstances se produisit l'incident Hohenzollern : ce fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres. * * *La reine d'Espagne, Isabelle II, avait été renversée du trône en 1868 par une révolution militaire, dont l'un des auteurs était le général Prim. Celui-ci, qui cherchait un roi, s'entendit avec un agent secret de Bismarck sur la candidature du prince Léopold de Hohenzollern, cousin de Guillaume Ier. Le 3 juillet 1870, la nouvelle fut répandue par les journaux : Léopold de Hohenzollern acceptait d'être roi d'Espagne. Aussitôt les imaginations se montent : c'est un nouveau défi jeté à la France. Sur-le-champ, le duc de Gramont, ministre des affaires étrangères dans le ministère Émile Ollivier, fait demander des explications à Bismarck par notre ambassadeur. Bismarck feint l'ignorance ; il ne connaît pas cette affaire au fond — c'est lui qui avait tout préparé dans l'ombre — ; l'affaire était, ajoutait-il, avant tout espagnole ; il fallait s'adresser au maréchal Prim. Benedetti reçut l'ordre d'avoir une entrevue directe avec le roi de Prusse, comme chef de la maison de Hohenzollern. Car, de son côté, le gouvernement français ne pouvait plus reculer. Dès le 6 juillet, le duc de Gramont avait fait, au sujet de cette candidature, une très grave déclaration à la tribune du Corps législatif. C'était sa réponse à une interpellation déposée la veille par le député Cochery sur la candidature éventuelle d'un prince de la famille royale de Prusse au trône d'Espagne. Nous ne croyons pas, avait dit le duc de Gramont, aux applaudissements du Corps législatif, que le respect des droits d'un peuple voisin nous oblige à souffrir qu'une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, puisse déranger à notre détriment l'équilibre actuel des forces de l'Europe et mettre en péril les intérêts et l'honneur de la France. Cette éventualité, nous en avons le ferme espoir, ne se réalisera pas. Pour l'empêcher, nous comptons à la fois sur la sagesse du peuple allemand et sur l'amitié du peuple espagnol. S'il en était autrement, forts de notre appui et de celui de la nation, nous saurions remplir notre devoir sans hésitation et sans faiblesse. Sur l'ordre qui lui fut envoyé de Paris par son ministre, Benedetti se rendit à Ems, où Guillaume Ier faisait une saison d'eaux. Le 8 juillet, il eut une entrevue avec lui. Le roi lui déclara, ce qui n'était pas entièrement vrai, qu'il était étranger à l'affaire. Cependant il invitait en secret son cousin à renoncer à son projet. Guillaume Ier avait soixante-treize ans ; il ne voyait pas sans inquiétude une guerre avec la France, il craignait de perdre les lauriers de 1866. Aussi fut-il vraiment heureux quand il apprit, le 12, que son cousin, se conformant à son désir, s'était désisté. Il écrivit à la reine Augusta : C'est une pierre qui m'est enlevée de la poitrine. Il communiqua lui-même la dépêche à notre ambassadeur. A cette nouvelle, Napoléon III ne cacha pas non plus sa satisfaction. Il disait : L'île qui a subitement apparu dans la mer est de nouveau recouverte par les eaux ; il n'y a plus de motif pour faire la guerre. Fier de ce premier succès, le gouvernement français voulut pousser ses avantages. Le 12 juillet, vers trois heures, le duc de Gramont recevait la visite de l'ambassadeur de Prusse, baron de Werther. Il lui proposa de faire écrire par son souverain une lettre dans laquelle celui-ci dirait que son intention n'avait jamais été de porter atteinte aux intérêts ni à la dignité de la nation française. Survient M. Émile Ollivier. Mis au courant de la question, il approuve l'expédient suggéré par Gramont ; pour appeler les choses par leur vrai nom, c'était une lettre d'excuses que Gramont et Émile Ollivier demandaient au roi de Prusse. Werther accepta de transmettre la demande, tout en déclarant qu'il y avait peu de chance que son souverain y fît la réponse désirée. Gramont se rendit alors à Saint-Cloud ; seul membre du cabinet, il assista à un conseil privé, véritable conciliabule où l'orage allait achever d'éclater. L'empereur, malade, au courant de la situation de l'armée prussienne, parla de son désir sincère de la paix ; mais l'impératrice, convaincue qu'une guerre était nécessaire pour consolider la dynastie, déclara que la France avait droit d'exiger de la Prusse des garanties. De lui-même, sans consulter ses collègues, Gramont envoyait à Benedetti le soir même, ce télégramme : Pour que la renonciation du prince de Hohenzollern produise tout son effet, il paraît nécessaire que le roi s'y associe et donne l'assurance qu'il n'autorisera pas de nouveau cette candidature. Ayant eu connaissance de cet acte si grave dans la nuit qui suivit, Emile Ollivier eut à un moment l'idée de démissionner ; il ne le fit pas, peut-être dans la pensée de-remédier aux dangers d'une rupture immédiate. L'aurait-il voulu de toute son énergie : il était trop tard à présent pour se mettre en travers de la poussée belliqueuse. Le lendemain matin 13 juillet, Benedetti, qui venait de recevoir des instructions formelles, rencontrait Guillaume Ier à Ems, à la promenade. Je vous assure que je n'ai aucun dessein caché, lui dit le roi. Cette affaire m'a causé de trop grands impossible d'aller aussi loin que vous le souhaitez. Dans l'après-midi, Benedetti fut informé que le roi donnait son adhésion entière et sans réserves au désistement du prince de Hohenzollern et qu'il regardait l'incident comme terminé. Benedetti insiste et fait demander une nouvelle audience, dans l'espoir d'obtenir ces garanties pour l'avenir dont le ministère français faisait une condition indispensable de la paix. Trois fois l'aide de camp de service, le colonel Radziwill, vint dire à Benedetti que le roi n'avait rien à ajouter à ce qu'il lui avait dit dans la matinée, que par conséquent une audience sur le même sujet était inutile ; il le prévenait que son maître, qui partait le lendemain, l'autorisait à venir le saluer à la gare d'Ems. Voilà tout ce qui s'est passé à Ems, le 13 juillet 1870 ; dans cette journée historique, il n'y eut donc ni insulteur ni insulté. Le même jour, à Berlin, Bismarck avait à dîner ses amis Roon et Moltke. Il reçoit une dépêche, partie d'Ems, qui relatait ces événements, tels qu'ils s'étaient passés. Les hôtes de Bismarck furent atterrés ; la guerre, leur espérance, s'évanouissait une fois encore. Les Souvenirs du chancelier rapportent ce détail, qui dit tout : ils furent abattus tous les trois, au point d'oublier de boire et de manger. Mais Bismarck interpelle Moltke : Sommes-nous prêts ? Oui. Il va s'asseoir à une petite table, rédige une nouvelle dépêche et en communique le texte à ses convives. Magnifique ! disent ceux-ci. Cela va produire son effet. — Auparavant, écrira plus tard Moltke, c'était une chamade ; maintenant, c'est une fanfare. De ses doigts, il battait la charge sur la table. Et les trois amis, joyeusement, se remirent à boire et à manger. Communiquée sur-le-champ aux journaux et aux agences, la fameuse dépêche d'Ems, qui fut en réalité la dépêche refaite ou falsifiée par Bismarck à Berlin le 13 juillet, se résumait en cette nouvelle, donnée sans aucune explication : le roi de Prusse avait refusé de recevoir l'ambassadeur français. La dépêche arriva à Paris le soir même ; elle y éclata comme une bombe. Le roi avait refusé de recevoir l'ambassadeur français. Donc le roi avait insulté la France. A Berlin ! A Berlin ! crie la foule qui remplit les boulevards dans la soirée. A Berlin, la dépêche produisit la même exaltation, dans le sens contraire. La foule s'amassait dans les rues, en chantant la Wacht am Rhein. Le lendemain, 14 juillet, à sa descente du train d'Ems, le vieux roi Guillaume fut accueilli par des acclamations enthousiastes : Vive le roi ! A bas la France ! Il aurait voulu à ce moment parler de paix qu'il eût été broyé par les colères populaires. C'était la guerre ; la nation voulait la guerre : il accepta la guerre. Alors les faits se précipitent. Le 15 juillet, M. Émile Ollivier dépose, au nom du gouvernement, la demande au Corps législatif d'un crédit de cinquante millions pour la mobilisation de l'armée. Thiers essaya vainement de s'opposer au vote : nous avions obtenu satisfaction sur le fond ; allions-nous faire la guerre pour une question de forme ? Tant que je vivrai[1], a-t-il écrit, je me rappellerai cette terrible journée. Le Corps législatif était réuni dès le matin, et on vint nous lire la déclaration de guerre fondée sur les motifs que' je viens d'exposer. Je fus saisi ; la Chambre le fut comme moi. On se regardait les uns les autres avec une sorte de stupeur. Les principaux membres de la gauche, se groupant autour de moi, me demandèrent ce qu'il fallait faire. Craignant les mauvaises dispositions de la majorité à l'égard de la gauche, je dis à mes collègues : Ne vous en mêlez pas, et laissez-moi faire. Je voyais un orage prêt à fondre sur nos têtes. Mais j'aurais bravé la foudre, avec certitude d'être écrasé, plutôt que d'assister impassible à la faute qui allait se commettre. Je me levai brusquement, je jaillis, si je puis dire, et, de ma place, je pris la parole. Des cris furieux retentirent aussitôt. Cinquante énergumènes me montraient le poing, m'injuriaient, disaient que je déshonorais, que je souillais mes cheveux blancs. Je ne cédai pas. De ma place, je courus à la tribune, où je ne pus faire entendre que quelques paroles entrecoupées. Convaincu qu'on nous trompait, qu'il n'était pas possible que le roi de Prusse, sentant la gravité de la position, puisqu'il avait cédé sur le fond, eût voulu nous faire un outrage, je demandai la production des pièces sur lesquelles on se fondait pour se dire outragé. J'étais sûr que si nous gagnions vingt-quatre heures, tout serait expliqué, et la paix sauvée. On ne voulut rien entendre, rien accorder, sauf toutefois la réunion d'une commission, réunion de quelques instants, où rien ne fut éclairci. La séance commença ; avec la séance le tumulte. Je fus insulté de toutes parts, et les députés des centres, si pacifiques les jours précédents, intimidés, entraînés dans le moment, s'excusant de leur faiblesse de la veille par leur violence d'aujourd'hui, votèrent cette guerre. L'injure était manifeste, répondait Émile Ollivier à la demande de communication de toutes les dépêches ; pour lui il acceptait sans remords, d'un cœur léger, la responsabilité qu'il pouvait encourir. D'un cœur léger : loin de songer à se taire ou à se disculper, le ministre qui prononça ces mots a essayé plus tard de les justifier. Ici, on raconte, on ne fait ni polémique, ni politique. Cependant une réflexion est permise. Si ceux, a-t-on dit[2], qui dirigeaient alors les destinées de la France eussent prévu que les conséquences de la guerre seraient pour nous la perte de deux provinces, cinq milliards d'indemnité, neuf milliards de dépenses militaires, cent trente mille morts, cent quarante mille blessés, eussent-ils accepté aussi légèrement un pareil enjeu ? Citons encore ce jugement de notre grand historien, Albert Sorel[3] : Le pouvoir était aux mains d'esprits incertains et de poli- tiques médiocres, infatués de leur génie ; le jugement de ces hommes était faussé ; l'éducation critique, l'habitude de comparer les faits manquaient à tout le monde ; le souci de sa gloire propre se colorait pour chacun des apparences du devoir ; sous l'action d'un enthousiasme romanesque, la témérité passait pour courage et l'emportement pour patriotisme. Les ministres dirigeants croyaient à leurs collègues comme ils croyaient à eux-mêmes ; le duc de Gramont tenait le maréchal Lebœuf pour un grand homme de guerre ; le maréchal Lebœuf tenait le duc de Gramont pour un grand diplomate ; l'empereur rêvait, et le Conseil, respectueux du secret diplomatique et des mystères de la stratégie, aurait cru faire une injure à ces grands hommes d'État en demandant à l'un de visiter ses arsenaux, à l'autre ses traités. C'est ainsi que l'un entraînant l'autre et se croyant entraînés, ces malheureux fuyaient, le cœur léger, devant la tempête qui poussait la France aux abîmes. Mais pourquoi hésiter devant des affirmations catégoriques ? Nous sommes prêts, disait Lebœuf à cette même séance ; nous sommes prêts, archi-prêts ; si la guerre durait un an, nous n'aurions pas un bouton de guêtre à acheter. Bref, séance tenante, le 15 juillet, le crédit de cinquante millions fut voté. L'irréparable était accompli. Le 19 juillet, la déclaration était notifiée par la France à la Prusse. Le lendemain, il y avait à l'Opéra représentation de gala. Tout ce que Paris comptait alors d'élégant et de plus haut placé s'y était donné rendez-vous[4]. Lorsque Mme Marie Sass parut, avec sa grande allure dramatique, vêtue d'une tunique blanche, le long manteau semé d'abeilles, tenant en main le drapeau tricolore, une immense acclamation s'éleva de toutes les parties de la salle, et c'est au milieu d'une émotion indescriptible qu'elle attaqua les premières notes. Tout le monde debout ! s'écrie une voix. C'était celle de M. Émile de Girardin. En un instant, la salle entière s'est dressée, la voix des spectateurs se mêle aux chœurs, et le chant s'achève aux cris mille fois répétés de : Vive la France ! A Berlin ! Vive l'empereur ! * * *Bismarck était arrivé à ses fins : il avait la guerre qui lui était nécessaire pour grouper autour de lui toutes les forces allemandes contre l'ennemi héréditaire ; il l'avait dans les circonstances où il la voulait, car la guerre étant déclarée par la France, il invoquait aux yeux de l'Allemagne le droit de défense. Pour la France, il savait mieux que personne à quel point elle était isolée en Europe. En Angleterre, notamment auprès de Victoria, Napoléon III avait personnellement des sympathies. Mais l'opinion et le ministère ne pouvaient s'intéresser au succès de la France. Très opportunément, en effet, le Times venait de publier, le 25 juillet, le texte d'un projet de traité secret, passé entre Bismarck et Benedetti lors des pourparlers qui avaient suivi Sadowa : d'après ce document, écrit au mois d'août 1866 par Benedetti sous la dictée de Bismarck et laissé bien imprudemment par celui-là entre les mains du chancelier, Napoléon III reconnaissait l'annexion à la Confédération du Nord des États du Sud en échange de l'annexion à la France de la Belgique. La France à Bruxelles, à Anvers : quelle terreur pour l'Angleterre ! La Russie se souvenait de Sébastopol et du traité de Paris : elle n'avait aucune raison de nous vouloir du bien. Alexandre II promit à son oncle Guillaume Ier de rester neutre. L'Autriche avait préparé un plan de campagne pour combiner son action militaire avec celle de la France ; il avait été étudié par l'archiduc Albert, le vainqueur de Custozza. Mais l'Autriche se savait épiée par la Russie ; puis, la rapidité foudroyante de nos défaites s'opposa dès la première heure à toute intervention de sa part. Pour l'Italie, elle ne songeait qu'à une chose, la question romaine. La guerre allait peut-être lui permettre de la résoudre. Elle assista, muette, à la chute de la France, de la France qui lui avait permis à elle-même de naître. Moins de trois semaines après le désastre de Sedan, le 20 septembre 1870, les troupes italiennes entraient à Rome, par la brèche ensanglantée de la Porta Pia. Donc c'était un duel entre la France et l'Allemagne, seules, face à face. Dans quel état étaient les deux champions ? En France, on bouleversa en quelques heures le plan de mobilisation préparé par le maréchal Niel. Les trois armées furent remplacées par une armée unique : Napoléon devait en être le généralissime, et Lebœuf le major général. Mais Napoléon III n'avait plus ni décision, ni ascendant ; très gravement malade dès ce moment de la maladie qui devait l'emporter trois ans plus tard, il était sans volonté ; fataliste, il ne croyait plus à son étoile, il se sentait perdu. Quant à Lebœuf, brave, mais fanfaron et ignorant, il serait cruel de vouloir le comparer au chef d'état-major impeccable de Napoléon Ier qu'était Berthier, ou au stratégiste depuis longtemps préparé à la lutte qu'était Moltke. L'armée du Rhin était forte sur le papier de 230.000 hommes. Elle devait comprendre sept corps : Mac-Mahon, Frossard, Bazaine, Ladmirault, Failly, Canrobert, Félix Douay et Bourbaki, celui-ci commandant la garde. Elle était massée dans le quadrilatère Metz-Strasbourg-Mulhouse-Châlons, massée, mais non concentrée. Le plan arrêté au dernier moment était de franchir le Rhin vers Germersheim, de déboucher dans le pays de Bade, de séparer l'Allemagne du Nord et l'Allemagne du Sud. C'était en Franconie, vers Wurtzbourg, que l'on parlait de livrer, dans les premiers jours d'août, la bataille décisive ; l'on parlait déjà d'être à Berlin pour le 15 août, où l'on fêterait la fête de l'empereur. Le ministère de la guerre savait bien que ces projets n'étaient que la plus douloureuse et la plus mensongère imposture. Il savait bien quelle était l'épouvantable désorganisation dans tous les services militaires de toute nature. Les dépêches affolées se succédaient à toute heure rue Saint-Dominique, comme celles-ci que le duc d'Audiffret-Pasquier devait lire un jour à la tribune de l'Assemblée nationale, dans la tragique séance du 23 mai 1872[5] : Intendant général à Blondeau, directeur Guerre. Paris. Metz, 20 juillet 1870. Il n'y a à Metz ni café, ni sucre, ni riz, ni eau-de-vie, ni sel, peu de lard et biscuit. Envoyez d'urgence un million de rations sur Thionville. Intendant 3e corps à Guerre. Paris. Metz, 24 juillet. Le 3e corps quitte Metz demain. Je n'ai ni infirmiers, ni ouvriers d'administration, ni caissons d'ambulances, ni fours de campagne, ni train, ni instruments de pesage, et, à la 4e division, je n'ai pas même un fonctionnaire. Je prie Votre Excellence de me tirer de l'embarras où je suis, le grand Quartier général ne pouvant me venir en aide bien qu'il y ait plus de 10 fonctionnaires. Sous-intendant à Guerre subsistances. Paris. Mézières, 25 juillet. Il n'existe aujourd'hui, dans les places de Mézières et de Sedan, ni biscuits, ni salaisons. Major général à Guerre. Paris. Metz, 27 juillet. Les détachements qui rejoignent l'armée continuent à arriver sans cartouches et sans campement. Intendant 7e corps à Guerre. Paris. Belfort. 4 août. Le 7e corps n'a pas d'infirmiers, pas d'ouvriers, pas de train. Les troupes font mouvement. Je pare autant que possible à la situation ; mais il est urgent d'envoyer du personnel à Belfort. Général subdivision à Général division. Metz. Verdun, 7 août. Il manque à Verdun comme approvisionnement de siège, vin, eau-de-vie, sucre et café, lard, légumes secs, viande fraîche. Prière de pourvoir d'urgence pour 4.000 hommes. Intendant 6e corps à Guerre. Paris. Camp de Châlons. 8 août. Je reçois de l'Intendant en chef de l'Armée du Rhin la demande de 400.000 rations de biscuit et de vivres de campagne. Je n'ai pas une ration de biscuit ni de vivres de campagne, à l'exception du sucre et du café. Décidez si je dois en envoyer. Messieurs, c'est lamentable ; il n'y a rien nulle part ! A Metz, les fortifications ne sont pas complètes. Vous trouvez des places de grande importance où il n'y a qu'un canonnier. A Toul, il n'y en a pas un ; dans d'autres il n'y a pas d'ouvriers du génie ; dans d'autres on est obligé de se servir comme officiers d'artillerie des officiers de la mobile. Cependant les avertissements n'avaient pas manqué au gouvernement. Notre attaché militaire à Berlin, le colonel Stoffel, avait maintes fois indiqué dans ses rapports l'état de préparation de nos futurs ennemis, leur armement, leurs projets de mobilisation. Nous savions tout et nous ne sûmes rien préparer ni prévoir. Comme le dit un proverbe latin : Ceux que Jupiter veut perdre sont par lui frappés de folie. De l'autre côté de la frontière, trois armées se constituèrent dans le plus grand ordre ; au total, 407.000 hommes. La Ire, de 67.000 hommes, commandée par Steinmetz ; elle s'avançait vers la Sarre par Trèves et Sarrelouis. La IIe, de 180.000 hommes, marchait aussi sur la Sarre par Mayence, Mannheim, Kaiserslautern ; elle était commandée par le prince Frédéric-Charles, dit le prince rouge, neveu de Guillaume Ier. La IIIe, de 160.000 hommes, se composait des contingents de l'Allemagne du Sud, Badois, Hessois, Bavarois, Wurtembergeois. Sous les ordres du prince royal Frédéric, elle se concentrait vers Landau, moins pour empêcher l'irruption très peu probable des Français dans l'Allemagne du Sud que pour envahir l'Alsace. Dès le premier jour, dès la première heure, la supériorité numérique des Allemands, leur organisation puissante, surtout l'esprit d'offensive continue de leurs chefs allaient leur donner la victoire. |