L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

XIII. — LA FUITE EN ANGLETERRE.

 

 

Le fiacre qui menait les deux fugitives à travers Paris en révolution suivit la rue de Rivoli jusqu'à la rue du 29 Juillet ; l'Impératrice eut tout le loisir d'entendre les cris : A bas Badinguet ! Déchéance ! Vive la République ! Puis, par des rues un peu moins encombrées, la voiture arriva boulevard Malesherbes, devant la maison où habitait un conseiller d'État, M. Besson. Les deux femmes quittèrent la voiture et montèrent. Elles sonnèrent à plusieurs reprises : personne. Les voilà de nouveau dans la rue, toutes seules. Heureusement, le quartier était beaucoup plus tranquille. Elles prirent une voiture qui passait. Avenue de Wagram, personne encore ; elles avaient pensé à un chambellan de la cour. Alors l'idée leur vint de la légation des Etats-Unis, mais elles n'en connaissaient pas l'adresse. Chez le docteur Evans, dit tout à coup l'Impératrice ; c'était un dentiste américain, qui lui était très attaché, à elle et à l'Empereur. La voiture les conduisit à son hôtel, au coin de l'avenue de l'Impératrice (avenue du Bois de Boulogne) et de l'avenue Malakoff. Il était environ cinq heures. Le docteur était sorti ; mais les deux femmes furent introduites dans la bibliothèque.

Evans rentra à la fin de l'après-midi. Sa surprise fut extrême de reconnaître l'Impératrice dans l'une des deux visiteuses. Elle lui dit qu'elle se confiait à lui ; elle désirait passer en Angleterre au plus tôt ; elle et sa compagne avaient quitté les Tuileries les mains vides ; elles n'avaient absolument rien, en dehors de la monnaie d'un billet de cinq cents francs, que Lesseps avait remise dans la matinée à Mme Lebreton. La soirée se passa à combiner les préparatifs du départ, il fut décidé qu'on partirait en voiture le lendemain matin, à cinq heures et demie ; il s'agissait de gagner Deauville. Un Américain, le docteur Crane, avait été mis dans la confidence ; avec le docteur Evans, il accompagna l'Impératrice et Mme Lebreton.

Sans aucune difficulté et sans avoir attiré l'attention de personne, la voiture sortit de Paris par la porte Maillot. Rien d'anormal dans ce que les fugitifs purent remarquer : les balayeurs étaient à leur travail, les boutiquiers enlevaient leurs volets, les voitures de maraîchers et de laitiers se dirigeaient vers l'intérieur de Paris.

En suivant la route de Saint-Germain, l'Impératrice parla, à plusieurs reprises, de la journée de la veille. J'avais déclaré, dit-elle, que jamais je ne quitterais les Tuileries en fiacre, comme Charles X et Louis-Philippe. Et c'est précisément ce que j'ai fait ! On passa devant la Malmaison, qui rappelait tant de souvenirs de l'histoire de Napoléon. A Mantes, on changea de voiture, sans incident. Là, un journal apprit aux voyageurs la proclamation de la République, la constitution d'un gouvernement de la Défense nationale, que présidait le général Trochu. Comment a-t-il pu nous trahir ainsi ! fut la seule remarque de l'Impératrice. A Pacy-sur-Eure, force fut de prendre un autre véhicule, très incommode. On s'arrêta, à dix heures du soir, à un petit village, Thibouville, pour y passer la nuit. En entrant dans la triste chambre d'auberge où elle allait dormir, l'Impératrice fut prise comme d'un rire nerveux : C'est vraiment trop drôle ! disait-elle.

Le lendemain matin, 6 septembre, un train de chemin de fer conduisit les voyageurs de Serquigny à Lisieux. Là, l'Impératrice dut attendre, sous la pluie, que le Dr Evans ait pu trouver une voiture. Avec Mme Lebreton et le Dr Crane, elle s'était réfugiée sous une porte cochère pour éviter la pluie qui tombait très fort. Un jeune employé vint lui offrir une chaise : Madame aimerait peut-être s'asseoir. Elle le remercia, mais elle refusa la chaise, en ajoutant qu'elle attendait une voiture, qui devait venir d'un moment à l'autre. Enfin, à trois heures de l'après-midi environ, on arriva à Deauville. Oh ! mon Dieu ! je suis sauvée ! dit l'Impératrice, en entrant à l'hôtel où on la conduisit. Personne ne s'était occupé de sa fuite ni à Paris, ni le long de la route ; personne ne l'avait reconnue et n'avait songé à l'arrêter.

 

Il restait à passer en Angleterre. Evans s'adressa à un Anglais, sir John Burgogne, propriétaire d'un petit yacht de plaisance, la Gazette ; il lui expliqua le service extraordinaire pour lequel il faisait appel à son honneur. La chose fut convenue. Le soir même, à minuit, par un très mauvais temps, l'embarquement eut lieu. La nuit se passa à bord. Il n'y avait plus que trois fugitifs ; l'ami du Dr Evans était rentré à Paris. Vers sept heures du matin, le mercredi 7 septembre, la Gazelle prit la mer. La traversée fut affreuse ; le jour même, l'un des grands vaisseaux de guerre de l'Angleterre, le Captain, se perdait dans la Manche. La Gazelle, petit navire qui n'avait que dix-huit mètres de long, recevait des paquets de mer épouvantables ; le commandant songea, pendant quelque temps, à se réfugier dans un port de la côte française. A la fin de la journée, on commença à peine à découvrir l'île de Wight. La nuit fut pire encore que le jour. L'Impératrice disait un peu plus tard à Evans : J'étais sûre que nous étions perdus ; mais, si singulier que cela puisse paraître, je ne ressentais pas la moindre crainte. J'ai toujours aimé la mer, et elle ne m'effrayait pas alors. Si je disparaissais maintenant, me disais-je, la mort ne pourrait pas, peut-être, venir à un meilleur moment, ni me donner une tombe plus désirable. Vers minuit, la mer commença à se calmer. Enfin, vers quatre heures du matin, la Gazelle abordait au petit port de Ryde, dans l'île de Wight.

 

De là, les voyageurs se rembarquèrent pour traverser le bras du Spithead et arriver à Portsmouth, puis à Brighton. Le Dr Evans avait appris par un journal que le Prince impérial, qui était passé en Belgique avant la bataille de Sedan, venait d'arriver à Hastings. Le soir du même jour, jeudi 8 septembre, la mère et le fils se trouvaient réunis dans cette ville. Il y avait quatre grands jours, depuis le départ des Tuileries, qu'ils étaient sans aucune nouvelle l'un de l'autre.