L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

XII. — LE QUATRE SEPTEMBRE.

 

 

On devine ce que dut être pour la Régente la nuit du 3 au 4 septembre ; elle avait refusé de se rendre au Palais-Bourbon, où le Corps législatif tenait une séance de nuit ; en vérité, elle n'avait rien à y faire. Le 4 septembre était un dimanche ; à sept heures et demie, elle entendit la messe dans son oratoire. Des familiers lui conseillaient de se retirer avec le gouvernement dans une ville de la Loire. Ce serait la guerre civile, répondit-elle. Et à quoi bon ? Qui n'a plus Paris n'a rien. Je ne bougerai pas d'ici. Elle envoya une dépêche à sa mère, qui était à Madrid : Le général Wimpffen, qui avait pris le commandement après la blessure de Mac-Mahon, a capitulé et l'Empereur a été fait prisonnier. Seul, sans commandement, il a subi ce qu'il ne pouvait empêcher. Toute la journée il a été au feu. Du courage, chère Mère ; si la France veut se défendre, elle le peut. Je ferai mon devoir. Ta malheureuse fille.

La veille au soir, c'est-à-dire après avoir reçu la dépêche fatale, l'Impératrice avait fait inviter le général Trochu, par l'intermédiaire du ministre de l'Intérieur Henri Chevreau, à venir conférer avec elle. Aux instances de Chevreau, Trochu répondit qu'il descendait de cheval ; il était fatigué, il n'avait pas dîné ; il irait aux Tuileries dans la soirée. La soirée et la nuit se passèrent, et le gouverneur de Paris, qui habitait au Louvre, ne vint point. Le dimanche matin, la Régente envoya chez Trochu l'amiral Jurien de la Gravière pour lui rappeler la visite promise et attendue. Au retour de l'amiral : Hé bien, le général Trochu ? dit l'Impératrice. L'amiral laissa tomber les bras d'un geste d'accablement : le gouverneur envoyait à sa place son chef d'état-major, qui d'ailleurs ne dépassa pas le seuil des Tuileries. Devant la commission d'enquête, Trochu dira plus tard de l'Impératrice : Cette femme est une Romaine. Mais lui, qui avait accablé l'Impératrice, une quinzaine de jours plus tôt, de la prolixité de ses protestations, qu'étaient devenues ses promesses solennelles de Breton et de soldat ?

Sur la place de la Concorde se réunissaient des bandes et des gardes nationaux en armes ; songeaient-ils à une attaque des Tuileries ? L'Impératrice réitéra, d'une manière formelle, au général Mellinet, qui commandait le palais, la défense de tirer sur les manifestants. Vers midi et demi, on lui annonça la visite d'un groupe de députés. Deux d'entre eux, Buffet et Daru demandèrent à la Régente de remettre ses pouvoirs au Corps législatif ; c'était, d'après eux, le seul moyen d'empêcher d'aboutir le projet de déchéance, dont la proposition avait été faite au Palais-Bourbon par Jules Favre, dans une séance de nuit, environ douze heures plus tôt. La réponse immédiate de l'Impératrice, faite d'un ton très ferme et très calme, fut la suivante ; on la connaît par la déposition même de Buffet et de Daru devant la commission d'enquête parlementaire.

Ce que vous me proposez, Messieurs, réserve, dites-vous, l'avenir, mais à la condition que j'abandonne le présent et, à l'heure du plus grand péril, le poste qui m'a été confié. Je ne le puis, je ne dois pas y consentir. L'avenir est aujourd'hui ce qui me préoccupe le moins ; non pas assurément l'avenir de la France, mais l'avenir de notre dynastie. Croyez-moi, Messieurs, les épreuves que je viens de subir ont été tellement douloureuses, tellement horribles que, dans ce moment, la pensée de conserver cette couronne à l'Empereur et à mon fils me touche très peu. Mon unique souci, ma seule ambition est de remplir, dans toute son étendue, les devoirs qui me sont imposés. Si vous croyez, si le Corps législatif croit que je sois un obstacle, que le nom de l'Empereur soit un obstacle et non une force pour dominer la situation et organiser la résistance, que l'on prononce la déchéance ; je ne me plaindrai pas. Je pourrai quitter mon poste avec honneur, je ne l'aurai pas déserté. Mais je suis convaincue que la seule conduite sensée, patriotique, pour les représentants du pays, serait de se serrer autour de moi, autour de mon gouvernement, de laisser de côté, quant à présent, toutes les questions intérieures et d'unir étroitement nos efforts pour repousser l'invasion.

Après avoir rappelé l'exemple des Cortès de Cadix qui étaient restées fidèles à leur roi, elle avait ajouté :

Quant à moi, je suis prête à affronter tous les dangers et à suivre le Corps législatif, partout où il voudra organiser la résistance. Si cette résistance était reconnue impossible, je crois que je serais encore utile pour obtenir des conditions de paix moins défavorables.

Hier, le représentant d'une grande puissance m'a offert de proposer une médiation des États neutres sur ces deux bases : intégrité du territoire de la France et maintien de la dynastie impériale. J'ai répondu que j'étais disposée à accepter une médiation sur le premier point ; mais je l'ai énergiquement repoussée sur le second. Le maintien de la dynastie est une question qui ne regarde que le pays, et je ne souffrirais pas que les puissances étrangères interviennent dans nos arrangements intérieurs.

Comment ces paroles viriles n'auraient-elles pas provoqué une émotion profonde parmi ceux qui les entendirent ? Elles justifiaient pleinement l'opinion de l'Empereur, quand il avait dit, dans son discours du 22 janvier 1853, que la future Impératrice serait pour le trône, au jour du danger, un de ses courageux appuis. Mais les temps n'étaient plus sans doute du Moriamur pro rege nostro Maria Theresa. Les députés insistèrent sur l'urgence, sur le devoir de l'abdication. L'Impératrice finit par se résigner :

Vous le voulez, Messieurs, ce n'était pas mon sentiment ; mais je laisse de côté tout ce qui m'est personnel. Seulement, je veux agir régulièrement ; je veux que mon cabinet soit consulté. Si mes ministres sont d'accord avec vous sur les mesures que vous me proposez de prendre, l'obstacle ne viendra pas de moi. Parlez-en au comte de Palikao ; s'il adhère, j'adhérerai.

Il n'y avait plus qu'à attendre les résolutions que prendrait le Corps législatif. Mais les pires nouvelles se succèdent : l'émeute vient d'envahir le Palais-Bourbon. Trois ministres, Jérôme David, Busson-Billault, Henri Chevreau insistent auprès de l'Impératrice pour qu'elle veille à sa propre sûreté ; elle refuse de fuir. Le général Mellinet demande à repousser la force par la force. Non, dit-elle une fois de plus. Périsse la dynastie plutôt que de coûter la vie à un Français ! Le préfet de police Piétri arrive un peu après trois heures. Pour lui, l'hésitation n'est pas permise ; dans quinze ou vingt minutes le palais va être envahi. Le prince de Metternich et le chevalier Nigra, accourus aux côtés de l'Impératrice dès le triomphe de l'émeute, joignent leurs insistances à celles des ministres : il faut partir, partir tout de suite ; rester plus longtemps, c'est attirer sur les serviteurs fidèles qui sont restés aux Tuileries le sort qui menace dans quelques instants l'Impératrice. Devant cet argument, elle céda.

Immédiatement le départ fut improvisé : le temps de mettre un chapeau, de dire adieu aux personnes présentes, et l'Impératrice, qu'accompagnait sa lectrice Mme Lebreton, se mit en route, conduite, ou plutôt entraînée par Metternich et Nigra ; cette petite troupe comprenait en tout sept personnes. Il était trois heures et demie.

Les fugitifs avaient commencé par descendre l'escalier qui conduisait au rez-de-chaussée, avec la pensée que l'Impératrice pourrait monter dans une voiture de service. Mais la grille de la place du Carrousel était battue par une foule qui chantait à tue-tête et poussait des cris : A mort ! A mort ! La malheureuse Impératrice, qui avait si souvent pensé à Marie-Antoinette, se rappela-t-elle, à cette heure dramatique, la journée du 10 août ? On remonta l'escalier. Par la galerie de Diane on arriva au pavillon de Flore ; de là, en tournant à gauche, dans la nouvelle salle des États, où, le 21 mai précédent, avaient été proclamés en grande pompe les résultats du plébiscite. La porte qui faisait communiquer cette salle avec la Grande Galerie du Louvre était fermée. Il y eut un moment de grande inquiétude ; on percevait les cris menaçants de la foule sur la place du Carrousel. Enfin on put ouvrir la porte. Alors, par la Grande Galerie, le Salon carré, la galerie d'Apollon, on arriva dans la salle des Sept Cheminées. Là, on s'arrêta, à la hauteur du tableau de Géricault, le Radeau de la Méduse. L'Impératrice congédia les personnes qui l'accompagnaient, sauf Mme Lebreton, Metternich et Nigra. Puis, à travers les salles des antiquités grecques et égyptiennes, elle arriva au large escalier de pierre qui descend dans le musée égyptien du rez-de-chaussée. La porte de ce musée s'ouvre sur le grand passage voûté qui relie la cour du Louvre à la place Saint-Germain-l'Auxerrois. Les quatre personnes sortirent par cette porte. La grande grille qui donne sur la place fut ouverte par le concierge. L'Impératrice, qui était à présent hors du Louvre, s'arrêta un moment entre les deux parterres, tandis que la foule grossissait de plus en plus dans la rue du Louvre. Que devenir ? Metternich chercha une voiture ; il arrêta justement un fiacre fermé, à un cheval. Au moment où les deux femmes allaient monter en voiture, un gamin, qui rôdait à l'entour, poussa une exclamation : Tiens, l'Impératrice ! Nigra lui dit quelques mots pour détourner son attention. Metternich s'approcha des deux femmes qui avaient pris place dans la voiture, il les salua avec respect, et le cocher fouetta son cheval pour aller à l'adresse que l'une des deux femmes, Mme Lebreton, lui avait indiquée.

L'Impératrice venait de terminer son règne, à l'âge de quarante-quatre ans ; il lui restait encore cinquante ans à vivre.