L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

IX. — LES VOYAGES.

 

 

Les voyages ont occupé une place importante dans la vie de l'Impératrice. Convenances politiques, besoin de se recueillir à la suite de deuils domestiques, désir de s'isoler après des découvertes dans son intérieur qui lui avaient fait de la peine, raisons de santé, curiosité naturelle, quelle qu'en ait été la cause, elle se déplaça à maintes reprises, et les déplacements d'une impératrice entraînent toujours à sa suite une partie plus ou moins grande de sa maison personnelle.

Pendant la guerre de Crimée, c'est-à-dire à l'époque de l'alliance franco-anglaise, Napoléon III avait décidé de faire à Londres un voyage officiel pour inviter la Reine Victoria à venir visiter l'Exposition universelle. Pour l'Impératrice, ce voyage, du mois d'avril 1855, était comme son entrée dans les familles souveraines ; elle avait fait préparer des toilettes, qui obtinrent à la cour d'Angleterre presque autant de succès que sa beauté. Reçus à Douvres par le prince Albert, l'Empereur et l'Impératrice furent conduits à Windsor. Ce fut le programme des voyages de ce genre : dîner à Windsor, revue militaire, soirée de gala à Covent-Garden, banquet à Guild-Hall. La Reine eut des attentions particulières pour l'Impératrice ; ainsi naquit la sympathie sincère qu'elle lui garda jusqu'à ses derniers jours.

Au mois d'août 1860, après l'annexion de la Savoie et du comté de Nice, les souverains allèrent visiter ces provinces, dont les habitants avaient exprimé le désir de devenir français. Aix-les-Bains, Annecy, Chambéry, Nice furent les principales étapes de ce voyage qui garda presque tout le temps, au milieu de l'enthousiasme des populations, le caractère d'une pompe triomphale. Pour la promenade sur le lac d'Annecy, une estrade avait été élevée à l'arrière de l'embarcation de l'Impératrice. Montée sur cette estrade, la tête et le cou nus, un diadème sur les cheveux, sur les épaules un manteau rouge aux franges d'or, elle faisait penser, dit l'un de ses compagnons, à Cléopâtre ou à la Dogaresse.

Leurs Majestés s'arrêtèrent à Marseille, pour visiter le château du Pharo, près de la baie des Catalans, que la ville venait de leur offrir ; l'Impératrice le rendit plus tard à la ville, qui l'a transformé en hôpital. A la Ciotat, les chantiers des Messageries maritimes eurent aussi la visite des souverains ; ils furent reçus par le président de cette compagnie, Armand Béhic, dont l'Empereur fit, en 1863, un ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux publics.

De Toulon, le yacht l'Aigle transporta l'Empereur et l'Impératrice à Ajaccio et à Alger. Dans cette dernière ville, un ensemble de fêtes magnifiques avait été préparé ; il fallut écourter ce programme et renoncer à un voyage dans l'intérieur de l'Algérie. Des nouvelles très alarmantes étaient arrivées sur la santé de la duchesse d'Albe, cette sœur aînée à laquelle l'Impératrice était tendrement attachée. Elle hâta son retour en France ; il était trop tard, sa sœur était morte. Elle en eut un chagrin profond ; pour chercher quelque diversion à sa douleur, elle alla faire en Ecosse un séjour de quelques semaines.

A la fin d'une saison à Biarritz, en 1863, il prit fantaisie à l'Impératrice de faire en bateau le tour du Portugal et de l'Espagne par Lisbonne, Cadix, Gibraltar, pour rentrer en France par Marseille. La Reine Isabelle, qui le sut, l'invita à profiter de ce voyage pour venir à Madrid. L'Impératrice se rendit à son désir ; ce lui fut une douce satisfaction de revoir, souveraine des Français, la patrie qu'elle avait quittée, sujette de Sa Majesté catholique.

En 1864, l'Impératrice fit une saison aux eaux de Schwalbach, dans le Nassau ; c'était une station qu'elle avait déjà fréquentée avant son mariage. Elle y vint à présent sous le nom de comtesse de Pierrefonds ; malgré l'incognito qu'elle désirait garder, elle y reçut la visite de la Reine Sophie, des Pays-Bas, du Roi de Prusse Guillaume Ier, du Tsar Alexandre II. Sur les instances de Guillaume, qui était très empressé à son égard, elle s'arrêta à Carlsruhe et à Bade ; la Reine Augusta vint lui rendre visite et lui montra la plus grande affabilité. Sa belle-fille, la future Impératrice Frédéric, était aussi en excellents rapports avec l'Impératrice, qui l'avait connue, en 1855, à la cour de Windsor.

Le voyage des deux souverains à Salzbourg, en 1867, fut un voyage de politesse dans des circonstances douloureuses ; ils allaient faire une visite de condoléances à la famille impériale d'Autriche pour la tragédie qui avait coûté la vie à l'archiduc Maximilien au Mexique et dans laquelle ils avaient, l'un et l'autre, leur part de responsabilité.

Pour le voyage de l'année 1869 dans la Méditerranée orientale, le dernier que l'Impératrice ait accompli comme souveraine, il eut, d'un bout à l'autre, tous les caractères d'une partie de plaisir et d'un triomphe. Après quelques jours à Ajaccio, où elle s'était arrêtée à l'occasion du centenaire de la naissance de Napoléon Ier, l'Impératrice était partie pour l'Egypte ; elle allait inaugurer le canal de Suez, œuvre de son cousin Ferdinand de Lesseps. Elle fit la traversée de la Méditerranée à bord du yacht impérial l'Aigle ; elle était accompagnée des deux filles de la feue duchesse d'Albe et de cinq dames de sa maison. Du Caire, le 23 octobre, elle écrivait à l'Empereur :

Mon très cher Ami, Merci de ta bonne lettre ; je suis heureuse, tu le sais, quand tu approuves ce que je fais, et tu peux être sûr que mes efforts seront toujours portés à te faire le plus grand nombre d'amis possible.

L'idée du Roi [le vice-roi Ismaïl] m'a bien amusée, car il a été d'un galant à te faire dresser les cheveux. Je ne sais si la présence d'un tiers le gêne pour me faire des confidences politiques ! mais, dans tous les cas, pas les autres... Enfin, j'ai fait de mon mieux pour lui plaire, et je te ferai bien rire en rentrant et en te racontant mon entrevue...

Je ne puis te donner mes impressions de voyage. J'ai trouvé chez tous et partout le désir bien vif de nous être agréable et de tout faire pour cela. Le Caire a conservé son ancien cachet, pour moi moins nouveau que pour ces dames ; car cela me rappelle l'Espagne. Les danses, la musique et la cuisine sont identiques. Nous allons ce soir à un mariage qui doit avoir lieu chez la mère du Khédive. Hier au soir, nous avons assisté aux prières des derviches tourneurs et hurleurs ; c'est inconcevable qu'on puisse se mettre dans un pareil état ; cela m'a causé une grande impression.

Les danses dans le harem sont celles des bohémiennes d'Espagne, plus indécentes peut-être ! Aujourd'hui, je suis restée tranquille pour me reposer, car je suis très fatiguée, mais très intéressée par tout ce que je vois. On ne dirait jamais que nous avons en si peu de temps fait tant de chemin et visité tant de pays divers. Je fais collection de souvenirs et je te raconterai cela au coin du feu...

Des passages d'une autre lettre, du 27 octobre, écrite sur le Nil, à bord de l'Impératrice, renferment des détails intéressants :

Mon bien cher Louis, Je t'écris en route sur Assouan, sur le Nil. Te dire que nous avons frais ne serait pas absolument la vérité, mais la chaleur est fort supportable, car il y a de l'air, mais au soleil, c'est autre chose ! D'ailleurs, par télégraphe, je te dis l'état de l'atmosphère. J'ai de tes nouvelles et de celles de Louis tous les jours par télégraphe ; c'est merveilleux et bien doux pour moi, puisque je suis toujours tenue à la rive amie par ce fil qui me rattache à toutes mes affections.

Je suis dans le ravissement de notre charmant voyage et je voudrais t'en faire la description ; mais tant d'autres, plus savants et plus charmants conteurs que moi, ont entrepris cette œuvre qu'il me semble que dans l'admiration muette je dois m'enfermer... Je jouis de mon voyage, des couchers de soleil, de cette nature sauvage cultivée sur les rives dans une largeur de cinquante mètres, et, derrière, le désert avec ses dunes et le tout éclairé par un soleil ardent.

L'inauguration du canal eut lieu le 17 novembre. Soixante-huit navires firent la traversée ; en tête s'avançait l'Aigle, qui portait l'Impératrice, l'Empereur d'Autriche-Hongrie, le Khédive, Ferdinand de Lesseps. Le 20 novembre, toute la flottille jetait l'ancre dans la rade de Suez. Le commandant de l'Aigle notait sur son journal de bord : Mouillé sur la rade de Suez (Mer Rouge), le 20 novembre 1869, à 11 heures et demie du matin. Signé : EUGÉNIE. Parmi les trente-trois signatures qui se joignirent à celle de l'Impératrice, on relève les noms de F. de Lesseps, Aug. Mariette. Dix mois plus tard, l'Empire s'écroulait, et la souveraine dont la beauté et le charme venaient de contribuer à l'éclat d'un événement exceptionnel, abandonnait les Tuileries à la révolution ; F. de Lesseps faisait partie à ce moment des amis qui assuraient sa fuite : il essaya pendant quelque temps d'empêcher l'envahissement du palais.

En quittant l'Egypte, l'Impératrice fit un voyage à Constantinople ; ce fut encore une succession de fêtes. Elle rentra à Paris, au moment où l'Empire traversait une crise politique, qui devait être la dernière.