L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

IV. — LE PRINCE IMPÉRIAL.

 

 

A l'automne de l'année 1855, on annonça officiellement la grossesse de l'Impératrice. Tout souriait alors au régime impérial. Le voyage de la Reine Victoria à Paris, au mois d'août, avait eu un autre caractère qu'une manifestation de l'alliance qui existait alors entre les cabinets de Saint-James et des Tuileries ; il semblait qu'il avait eu pour effet d'introduire, d'une manière officielle, l'ancienne comtesse de Teba dans les rangs des vieilles dynasties européennes. Les armées alliées venaient d'entrer à Sébastopol ; cette victoire, chèrement achetée, était avant tout l'œuvre de l'armée française et de son chef le général Pélissier. On sentait que la guerre touchait à sa fin. L'Exposition universelle, qui se tenait au palais de l'Industrie, était la preuve que la France guerrière savait aussi triompher dans les arts de la paix.

L'année 1856 commença sous les plus heureux auspices. La Russie avait accepté des propositions de paix, qui étaient déjà la reconnaissance de sa défaite. Un congrès européen allait se tenir pour trouver une solution à la question d'Orient, et c'est Paris qui avait été choisi comme le siège de ces assises internationales ; cela seul semblait une revanche des traités de 1815 et des humiliations qui avaient été alors infligées à la France. Le congrès s'ouvrit à Paris, le 20 février, sous la présidence de Walewski, le ministre des Affaires étrangères, qui avait eu pour père Napoléon Ier. Que les temps étaient changés ! Les conséquences de la défaite de Waterloo allaient être effacées, au moins en partie, par les victoires de la guerre de Crimée. Que manquait-il encore à ce chef d'État heureux, pour qui la fortune semblait alors n'avoir que des sourires ? Que la naissance d'un fils consacrât la solidité de l'édifice impérial ; les espérances de la branche cadette, où l'Empereur sentait qu'il n'avait pas toutes les sympathies, se trouveraient ainsi écartées.

Le 16 mars, dans la nuit du dimanche des Rameaux, quand l'Impératrice souffrait déjà depuis plus d'un jour, on constata que son accouchement n'était plus qu'une question de quelques quarts d'heure. A côté d'elle, outre les médecins et l'Empereur, il y avait sa mère, la princesse d'Essling, grande maîtresse, l'amirale Bruat, gouvernante des enfants de France, et la duchesse de Bassano, dame d'honneur. Mais ce n'étaient pas là des témoins officiels, dûment qualifiés pour constater qu'il n'y avait aucune supercherie dans la naissance de l'enfant qu'on attendait. Alors on introduisit le prince Napoléon, le prince Lucien Murat, le ministre d'Etat de la maison de l'Empereur Achille Fould, le garde des sceaux Abbatucci. C'était un peu l'avenir du prince Napoléon qui allait se jouer dans quelques instants ; quand il sortirait de cette chambre, serait-il encore l'héritier du trône ?

Malgré ses douleurs, l'Impératrice remarquait ce qui se passait autour d'elle ; bien des années plus tard, elle racontait à Ernest Lavisse qu'elle s'était sentie observée surtout par le monocle intense du prince Napoléon. Enfin l'enfant vint au monde, après une intervention mécanique, qui était devenue indispensable ; il était environ trois heures et demie du matin. Il y eut dans l'assistance un grand moment de curiosité et d'émotion. La jeune mère jeta vers l'Empereur un regard d'inquiétude. C'est une fille ? demanda-t-elle très bas. Non, répondit l'Empereur. Alors, l'Impératrice, d'une voix dont le timbre avait complètement changé : C'est un garçon ! Et à ce cri de triomphe, voici que l'Empereur, à qui sa joie intense troublait les esprits, fit la même réponse qu'à la première question : Non. — Mais alors, qu'est-ce que c'est ? dit la malheureuse mère, que la distraction de son mari plongea pour un instant dans l'amertume de la déception. Elle aurait été fixée plus tôt et sans chance d'erreur, si elle avait aperçu au moment même le monocle du cousin de l'Empereur. Dès que le sexe de l'enfant fut connu, le prince Napoléon ne fit rien pour dissimuler sa mauvaise humeur ; il se mit à bouder et ne parla plus à personne. Sous un prétexte quelconque, il n'assista pas à l'ondoiement du nouveau-né. Sa sœur, quelques jours plus tard, disait à un intime, qu'il était toujours furibond de la naissance du Prince impérial.

Cent un coups de canon apprirent aux Parisiens la grande nouvelle : le restaurateur de l'Empire avait un fils. Quel titre allait-on donner à ce nouveau roi de Rome ? Le bruit courut d'abord qu'on l'appellerait le roi d'Alger ; mais il ne fut jamais connu que sous le titre de Prince impérial. Dans le langage courant, on l'appelait de ce nom familier : le petit Prince. Quatorze jours après sa naissance, le 30 mars, le congrès signait l'acte final du traité de Paris. Le succès de la politique extérieure s'ajoutait à la joie dynastique de l'Empereur et de l'Impératrice.

Le 15 juin, le baptême du Prince impérial, Napoléon-Eugène-Louis-Joseph, fut célébré à Notre-Dame ; l'enfant eut pour parrain le pape Pie IX, pour marraine la reine Joséphine de Suède, cousine germaine de Napoléon III.

Les exigences de la vie de cour n'empêchèrent jamais l'Impératrice de s'acquitter elle-même de tous les devoirs de l'affection maternelle. Un personnel spécial, attaché au petit Prince, s'occupait de lui avec la plus grande vigilance, comme le docteur Corvisart et une bonne anglaise miss Shaw, qui contracta pour l'enfant une sorte de culte ; cependant l'Impératrice ne se déchargeait sur personne du soin de surveiller sa santé ; à la moindre indisposition, elle était à son chevet. Cette sollicitude fut même un jour l'occasion d'une petite scène de ménage.

L'ouverture des Chambres au mois de novembre 1867 avait à l'avance le caractère d'un grand événement ; la situation générale de l'Europe ne laissait pas de faire naître beaucoup d'appréhension. Cette séance allait se tenir en grand apparat. L'Empereur et l'Impératrice devaient avoir avec eux le Prince impérial, qui était alors dans sa douzième année et qui commençait ainsi son apprentissage de la vie officielle. Des bruits fâcheux avaient couru sur sa santé, à la suite d'une maladie récente ; ses parents tenaient à montrer qu'il n'en était rien. Le Prince était habillé d'un costume de gala, sous lequel il avait le meilleur aspect : blouse de velours noir, barrée par le grand cordon de la Légion d'honneur, bas de soie rouge. Le cortège impérial allait partir, pour se rendre des Tuileries dans la salle des Etats, au Louvre, où la foule était grande des sénateurs, des députés, des personnages officiels. Tout à coup, le Prince est sur le point de se trouver mal ; son visage est défait et mortellement pâle. L'excellente miss Schaw, qui a perdu la tête, prétend que le petit Prince a reçu la veille un violent coup de ses camarades de jeux ; c'est la faute au docteur Corvisart, qui les excite. L'Empereur, en colère comme il ne le fut jamais, accable Corvisart de reproches. Seule, l'Impératrice garde son sang-froid. Vous êtes stupide ! dit-elle à son mari. Il faut connaître les faits avant de se fâcher. Miss Shaw ne sait pas ce qu'elle dit. Tout s'expliqua immédiatement par des hoquets répétés de l'enfant : il avait une indigestion, et c'était tout. Vite on répara le désordre de sa toilette. Le cortège se mit en marche. Des vivats saluèrent les trois membres de la famille impériale, à leur entrée dans la salle des Etats. Du haut de son trône, au milieu d'un silence religieux, le stupide de tout à l'heure prononça son discours. L'impression des assistants fut excellente. Au retour, Leurs Majestés se félicitèrent de la séance, qui avait été parfaite ; le Prince impérial, dans son rôle muet, avait produit le meilleur effet.

Le général Frossard avait été nommé gouverneur du Prince impérial. Un premier précepteur, Francis Monnier, ne resta que peu de temps à la cour des Tuileries ; en 1867, il fut remplacé par Augustin Filon, dont le nom restera dans l'histoire inséparable du nom de son élève. L'intimité dans laquelle Augustin Filon vécut avec la famille impériale, en France et en Angleterre, lui a permis d'écrire deux livres d'un intérêt émouvant et d'une information sûre, le Prince impérial et Souvenirs sur l'Impératrice Eugénie.

L'Impératrice ne s'intéressait pas moins à l'éducation de son fils qu'à sa santé. Elle avait à cet égard des idées très larges et très justes. Ce qui la préoccupait avant tout, c'était l'éducation du caractère. Meubler l'esprit de son fils, le familiariser avec les Grecs et les Romains, cela, pensait-elle, était fort bien ; mais il y avait plus et mieux à faire. Chez son fils, qui aurait un jour à vouloir pour des millions d'hommes, ce qu'il importait de susciter, c'était l'esprit d'initiative, l'indépendance du jugement, le courage de penser, disait-elle, qui précède le courage d'agir. Elle voulait aussi le mettre en présence des réalités ; il fallait lui faire voir et toucher du doigt la misère : sait-il seulement ce que c'est qu'un pauvre ?

Cette éducation fut brusquement interrompue par les événements de 1870, quand le Prince avait quatorze ans et demi ; elle reprit sur la terre d'exil, dans des conditions singulièrement différentes. L'Impératrice avait-elle prévu pour son fils les duretés de la vie ? Il semble bien qu'elle ait été portée à donnera cette éducation une tournure plutôt sévère ; encore faut-il s'entendre à cet égard. Par rapport à l'Empereur, qui était fataliste en cela comme en toutes choses, d'une nature assez insouciante, qui ne voyait guère son fils que pour lui passer ses fantaisies et le gâter, le sérieux que l'Impératrice apportait aux relations avec le Prince, comparé à cet excès d'indulgence, semblait presque de la sévérité. Que n'a-t-on pas dit sur le manque de douceur, sur la froideur, sur l'esprit d'économie, qu'elle aurait apportés dans sa conduite avec son fils, devenu un jeune homme, lors de leur séjour en Angleterre ? On a prétendu que le Prince en aurait souffert, jusqu'à prendre la détermination qui devait lui coûter la vie. Ce sont là des sottises, inventées par la calomnie et accréditées par l'ignorance. Il n'y eut pas d'affection plus douce, plus confiante, de part et d'autre, que celle qui lia cette mère et ce fils. La mère ne perdit jamais de vue que tout l'avenir de la dynastie reposait sur les épaules de cet enfant, l'unique héritier du nom ; elle se préoccupa de le préparer d'une manière sérieuse à cette tâche que les circonstances, même avant la chute de l'Empire, annonçaient comme très difficile. C'est là l'explication de cette sévérité apparente dans son rôle d'éducatrice ; elle est toute à son honneur.