A Grenade, l'ancienne capitale des rois Maures, une inscription au numéro 12 de la calle de Gracia apprend qu'en cette maison naquit la ilustre Señora doña Eugenia da Guzman y Portocarrero, Emperatriz de los Franceses. Quand l'ayuntamiento de Grenade fit poser cette inscription, c'était en 1867 ; par galanterie à l'égard de l'Impératrice, il négligea de faire graver sur la pierre la date de naissance : 5 mai 1826. Eugénie avait une sœur, Paca, qui avait deux ans de plus qu'elle, et qui fut un jour la duchesse de Berwick et d'Albe. Leur père, don Cipriano Guzman Palafox y Portocarrero, comte de Teba, appartenait à une vieille famille de la noblesse espagnole ; leur mère, Maria-Manuela Kirkpatrick, était à la fois d'origine wallonne et écossaise. Le Liégeois Henri Griveguée s'était marié à Malaga avec une Espagnole, Antonia de Gallegos ; deux filles étaient nées de cette union : Françoise, qui épousa l'Ecossais William Kirkpatrick, consul des Etats-Unis à Malaga — il fut le grand-père de l'Impératrice — ; Catherine, qui épousa Mathieu de Lesseps et qui fut la mère de Ferdinand de Lesseps. C'est l'origine du cousinage entre la future Impératrice et le futur créateur du canal de Suez. La mère de l'Impératrice est connue sous le nom de comtesse de Montijo. C'est le nom qu'avait porté son mari, après la mort d'un frère aîné, Eugenio Guzman, comte de Montijo, oncle et parrain de la petite Eugénie. Lui-même, don Cipriano, avait servi dans l'armée de Napoléon comme colonel d'artillerie ; on rapporte qu'à la bataille de Paris, le 30 mars 1814, il commandait les batteries de la butte Montmartre. Un jeune Français, Prosper Mérimée, qui voyageait en Espagne en 1830, avait fait sa connaissance ; introduit dans sa famille, il était devenu l'ami de la mère et des deux petites filles, qui avaient alors six ans et quatre ans. Ainsi commencèrent des relations d'amitié qui devaient durer jusqu'à la mort de l'auteur de Colomba. Les troubles de l'Espagne amenèrent le comte de Montijo et sa famille à passer en France. Eugénie Palafox, suivant le nom qu'elle portait alors, fut élevée en partie à Paris, au couvent des dames du Sacré-Cœur, rue de Varenne ; elle y fit sa première communion. Son père mourut en 1839, quand elle avait treize ans. Chez sa mère elle retrouvait le Français de Grenade, Prosper Mérimée, et un ami de celui-ci, Henri Beyle ou Stendhal, qui était devenu un familier de la maison. Les soirs où venait M. Beyle, racontait plus tard l'Impératrice, étaient des soirs à part. Nous les attendions avec impatience, parce qu'on nous couchait un peu plus tard ces jours-là. Et ses histoires nous amusaient tant ! Le romancier de la Chartreuse de Parme jouait parfois au prophète. Quand vous serez grande, lui disait-il, vous épouserez M. le marquis de Santa-Cruz. Alors vous m'oublierez, et moi je ne me soucierai plus de vous. Mérimée prenait plaisir à donner à la jeune Eugénie des leçons de français ; la leçon s'achevait le plus souvent chez le pâtissier. M. le marquis de Santa-Cruz, c'est-à-dire le Prince Charmant à qui rêvent les jeunes filles, Eugénie de Guzman l'avait aperçu pour la première fois quand elle avait quatorze ans à peine, mais sans se douter certes qu'elle devait un jour porter son nom. Le prince Louis-Napoléon Bonaparte venait d'être arrêté pour la seconde fois, après son équipée de Boulogne. Conduit à Paris, il fut amené à la préfecture de Police ; la comtesse de Montijo, qui était liée avec la femme du préfet, Mme Delessert, vint lui rendre visite, le jour même où le prince arrivait à la préfecture, sous la conduite d'un officier de gendarmerie. Eugénie et sa sœur virent passer un prisonnier dont la tenue les fit rire ; le prince portait, paraît-il, une chemise d'emprunt, beaucoup trop grande pour lui. Douze ans plus tard, le prisonnier était devenu l'empereur Napoléon III, et l'un de ses premiers actes fut d'épouser la jeune Espagnole qui s'était moquée de lui. Je suis venue au monde pendant un tremblement de terre, disait un jour l'Impératrice. Ma mère accoucha sous une tente, dans le jardin. Qu'est-ce que les anciens auraient pensé d'un pareil présage ? Ils auraient dit que je venais bouleverser le monde. Il n'y parut pas d'abord ; car la situation de la famille Montijo, installée à Paris dans un très modeste appartement, ne semblait pas destiner la jeune fille à un avenir extraordinaire. Nous n'étions pas riches, disait-elle plus tard, et mon père n'avait pas tort lorsqu'il voulait nous habituer, de bonne heure, à la pauvreté qui devait être notre lot. Mais il exagérait un peu lorsqu'il prétendait nous faire porter des robes de toile en toute saison, lorsqu'il empêchait ma mère de nous acheter des parapluies ou de nous faire monter avec elle en voiture. Est-ce qu'on ne raconte pas qu'une grande couturière et marchande de modes de l'époque envoya un jour sa note par huissier à la comtesse de Montijo ? C'était vraiment manquer du sens de l'opportunité ; car le fâcheux mémoire était présenté peu de temps avant que la grande nouvelle fût connue dans le public : la seconde de ses filles allait être impératrice des Français. |