CLOVIS

LIVRE TROISIÈME.

IV. — MARIAGE DE CLOVIS.

 

 

Le nom et le prestige de Clovis avaient franchi rapidement les frontières de la Gaule. Toute l’Europe avait les yeux fixés sur ce brillant météore qui venait d’apparaître dans le ciel septentrional. Ceux qui avaient l’intelligence des événements comprirent qu’il était né une force nouvelle, et que le monde civilisé allait peut-être trouver son arbitre dans le jeune barbare des bords de l’Escaut. Il y avait alors, en Occident, un homme qui se frayait sa voie vers la puissance et vers la gloire dans une lutte sanglante et souvent atroce : c’était le roi des Ostrogoths, Théodoric le Grand. Encore au fort de sa guerre contre Odoacre, qui tenait toujours à Ravenne, mais déjà solidement établi dans la haute Italie, Théodoric, inaugurant le système d’alliances politiques auquel il dut plus tard l’hégémonie du monde barbare, se tourna vers Clovis et lui demanda la main de sa sœur Aldoflède[1].

Nous ne connaissons de cette princesse que le nom. Lorsqu’en 492 elle fut recherchée par le héros, elle n’était probablement pas encore chrétienne ; mais tout porte à croire qu’elle aura embrassé l’arianisme à l’occasion de son mariage. L’alliance proposée à la famille de Mérovée était trop flatteuse pour ne pas être accueillie : Aldoflède devint donc la femme de Théodoric. L’histoire la perd de vue aussitôt après : elle parait être morte jeune et du vivant de son époux. Une tradition, colportée au sixième siècle par les Francs, voulait qu’après la mort de Théodoric elle eût été empoisonnée par sa propre fille, dont elle avait gêné les relations criminelles avec un esclave[2] : légende sinistre et mensongère qui montre avec quelle rapidité, dans la bouche du peuple, l’histoire se transformait alors en fiction ! Ce qu’on peut affirmer, c’est que le rapprochement ménagé, à la faveur de ce mariage, entre les deux plus grands monarques barbares de ce temps fut un bienfait pour la civilisation. Pendant de longues années, les relations des deux puissances furent marquées au coin de la courtoisie et des égards mutuels, et lorsqu’enfin elles s’altérèrent sous la pression des circonstances,. le conflit n’eut pas l’âpreté qu’il avait d’ordinaire, quand deux ambitions et deux intérêts se trouvaient aux prises à cette époque. Bien qu’elle passe inaperçue et silencieuse à travers la vie des deux illustres beaux-frères, Aldoflède a donc rempli d’une manière utile sa mission d’intermédiaire et de conciliatrice : il convient d’en faire la remarque avant que le voile de l’oubli, un moment levé devant sa figure, retombe sur elle à jamais.

Un événement plus important va d’ailleurs solliciter notre attention.

Clovis venait d’atteindre sa vingt-cinquième année, et il y avait dix ans qu’il régnait avec gloire sur le peuple des Francs. Il n’était pas encore marié ; mais d’une de ces unions inégales et temporaires qui ne répugnaient pas aux chefs barbares, il avait eu un fils nommé Théodoric. De la mère on ne sait rien ; mais l’enfant resta cher au roi, qui, conformément aux usages de son peuple, ne cessa de le traiter en toute chose comme s’il était de naissance légitime. Théodoric fut admis plus tard à partager l’héritage paternel au même titre que les trois fils de Clotilde, et sa part ne fut inférieure à aucune autre. L’histoire a gardé son souvenir ; mais c’est la poésie populaire surtout qui s’est montrée généreuse envers lui, car elle a tissé autour de son nom toute une couronne de fictions épiques. Sous le nom de Théodoric le Franc[3], qui lui a été donné pour le distinguer de Théodoric de Vérone, il est resté un des héros favoris de l’épopée allemande, et tout le moyen âge s’est passionné pour ses dramatiques aventures.

Devenu, par ses conquêtes, l’un des arbitres de l’Europe, Clovis voulut avoir pour épouse une personne de sang royal. Étant depuis quelque temps, à ce qu’il parait, en relations assez suivies avec les Burgondes, et rêvant peut-être dès lors de se faire de ce peuple un allié contre les Visigoths, il arrêta son choix sur une jeune princesse de la cour de Genève, dont ses ambassadeurs lui avaient plus d’une fois vanté les charmes. Comme le mariage du roi franc avec Clotilde a pris, par ses conséquences, une place capitale dans la vie de Clovis et dans l’histoire des Francs, il importe d’en bien connaître les circonstances, d’autant plus que nul autre épisode de sa vie n’a été plus défiguré par la légende populaire.

Les Burgondes étaient alors partagés en deux royaumes sous l’autorité de deux frères, seuls survivants des quatre fils du roi Gundioch. L’aîné s’appelait Gondebaud et régnait à Vienne ; l’autre, Godegisil, avait pour résidence Genève[4]. Un troisième frère, du nom de Godomar, était mort sans postérité ; un quatrième, Chilpéric, qui avait été roi de Lyon, avait également disparu de la scène au moment où s’ouvre cette histoire. C’est ce dernier, père de la femme de Clovis, qui doit nous arrêter quelques instants.

Chilpéric, roi de Lyon, et revêtu par l’Empire du vain et fastueux titre de maître des milices[5], n’a guère laissé de trace dans l’histoire de ces temps obscurs. Il sert de peu d’entendre des rhéteurs proclamer sa puissance et sa bonté[6], mais il est plus intéressant de voir l’ascendant qu’a sur lui sa femme Carétène[7]. Cette chrétienne accomplie, épouse catholique d’un monarque arien[8], donnait sur le trône l’exemple de toutes les vertus[9], et était auprès de son mari la patronne des opprimés[10]. Chilpéric lui permit d’élever selon le rite catholique les deux filles nées de leur alliance : Clotilde et Sædeleuba[11], qui porte aussi le nom de Chrona[12]. Lui-même, à partir de 480, on ne le voit plus participer à aucun acte public, ce qui permet de croire qu’il sera mort vers cette date[13].

La veuve et les enfants de Chilpéric semblent avoir été recueillis par Godegisil à Genève. Du moins c’est là que nous retrouvons les deux princesses an moment du mariage de Clotilde. Sædeleuba prit le voile[14], et on ne sait rien d’elle, sinon qu’elle a fondé l’église Saint-Victor[15] dans un faubourg de la même ville. Quant à Clotilde, dont on célébrait la beauté et les vertus, elle ne quittait pas sa mère, adonnée comme elle aux pratiques pieuses qui ont rempli l’existence de toutes les deux. La mère vécut jusqu’en 506, sanctifiant son veuvage par un redoublement d’austérités et d’œuvres charitables, et ne dédaignant pas, dit le poète qui a fait son épitaphe, de porter le joug du Christ après le diadème royal[16]. Elle eut le bonheur de voir ses petits-enfants grandir dans la foi catholique, ajoute le poète, et ce fut sans contredit la plus grande joie que cette âme sainte éprouva ici-bas.

Les relations avaient toujours été bonnes entre les membres de la famille royale de Burgondie. Des légendes franques, inspirées par l’antipathie nationale et nées sur les lèvres des poètes populaires, ont représenté Gondebaud comme le meurtrier de son frère Chilpéric, dont il aurait encore fait périr la veuve et les fils, en même temps qu’il reléguait ses filles à Genève. L’histoire donne un éclatant démenti à ces traditions, si anciennes qu’elles soient. Chilpéric n’eut pas de fils, et ses filles ne furent pas reléguées en exil. Sa veuve, Carétène, on vient de le voir, mourut dans une heureuse vieillesse en 506. Loin d’être le meurtrier de son frère, Gondebaud l’avait, regretté sincèrement, et saint Avitus, le grand évêque de Vienne, atteste lui-même la piété fraternelle de ce prince hérétique mais digne de sympathie[17]. Ses relations avec son frère Godegisil paraissent avoir été satisfaisantes aussi ; plus tard, il est vrai, elles furent troublées ; mais ce fut Godegisil et non lui qui ouvrit la guerre fratricide, et l’on peut croire que c’est la ,jalousie qui en fut le principal mobile.

Gondebaud, en effet, avait sur son frère une supériorité qui n’était pas seulement due à l’aînesse. Longtemps avant que les événements eussent fait de lui le seul souverain de tous les Burgondes, il semble avoir déjà tenu cette place dans l’estime de ses voisins[18].

Étant donnée cette espèce d’hégémonie de Gondebaud, il n’est pas impossible que, comme le disent les légendes, Clovis ait eu à négocier avec lui à l’occasion de son mariage : cela n’empêche aucunement qu’il ait dû demander la main de la jeune princesse à son tuteur, le roi de Genève. Tout permet de croire que la famille royale de Burgondie fut flattée d’une alliance qui la rattachait à un prince désormais puissant, et en qui elle trouvait un allié éventuel contre les Goths d’Italie et d’Espagne. Les seuls scrupules vinrent de la jeune fille, qui était catholique fervente, et qui tremblait devant les hasards d’un mariage avec un païen. Les unions de ce genre, sans être précisément défendues par l’Église, étaient généralement envisagées par elle avec une certaine défiance, et Clotilde ne pouvait pas l’ignorer. Sans doute, dans le trouble de sa conscience, elle se sera adressée aux pasteurs de l’église de Burgondie, et l’on aime à se persuader que de grands esprits comme saint Avitus ont participé à la solution du problème moral qui préoccupait la future reine des Francs. En considération des intérêts suprêmes qu’ils voyaient en jeu, ils auront rassuré cette âme craintive, et ils lui auront rappelé que plus d’une fois, selon la parole de l’Apôtre des nations, l’homme infidèle a été sanctifié par la femme fidèle[19]. Mais en même temps ils auront voulu que la vierge chrétienne ne fût pas exposée à devenir la mère d’une famille païenne ; et ils auront stipulé, se conformant à l’esprit de l’Église catholique, que les enfants issus du mariage projeté recevraient le baptême[20].

L’union de Clovis et de Clotilde fut donc conclue en 492 ou 493. L’imagination populaire s’est singulièrement intéressée, chez les Francs, à cet événement de la vie privée du héros national. Elle en a fait l’objet d’une multitude de fictions poétiques, elle en a remanié le récit à diverses reprises, elle a fini par en faire un véritable poème nuptial. Ce poème a été pris longtemps pour de l’histoire : c’est l’étude des vieilles littératures germaniques et romanes du moyen âge qui a permis à la science de lui restituer sa vraie nature, et à l’histoire de le rayer de ses pages[21].

Nous ne reproduirons pas ici les naïves inventions de l’épopée populaire. Non que nous méconnaissions l’intérêt réel qu’elles présentent pour l’historien : au contraire, rien n’occupe une place plus légitime dans l’histoire des faits que l’impression qu’ils ont produite dès le premier jour sur les peuples. Mais, présentée à cette place, la légende, par l’intérêt même qui s’attache à ses fictions, attirerait seule les regards du lecteur et ne lui permettrait pas de voir la réalité. Et il se trouve que cette fois la réalité est bien plus belle que la fiction. L’épopée, en effet, ne grandit pas toujours les héros chrétiens ; elle rabaisse les personnages que leurs vertus placent au-dessus de la foule, en leur attribuant les actions et les mobiles du vulgaire[22]. Nul n’a plus pâti de cette tendance que la figure de sainte Clotilde. En présentant ici son histoire dégagée de tous ses ornements poétiques, nous substituons à l’héroïne romanesque de la tradition la suave figure historique d’une sainte trop longtemps méconnue.

Une ambassade solennelle alla, selon l’usage, chercher la jeune fiancée et la ramena à son époux, qui était venu à sa rencontre à Villery, près de Troyes, aux confins des deux royaumes[23]. Il la conduisit lui-même à Soissons, où, selon toute apparence, eurent lieu les fêtes du mariage[24]. L’union fut heureuse. Dès les premiers jours le jeune roi barbare s’attacha d’un cœur sincère à l’épouse de son choix ; il lui laissa prendre sur sa vie un grand et salutaire ascendant, et Clotilde devint le bon génie de ce héros sauvage. Il lui resta fidèle : nulle part on ne voit que, comme tant de ses successeurs, il lui ait infligé l’injurieux partage de son affection avec des rivales. Elle fut la reine de son cœur comme elle était la reine de son peuple.

Le rôle des femmes chrétiennes dans la conversion des peuples barbares est un des plus admirables aspects de l’histoire de la civilisation. Partout on les voit qui s’en vont seules, pleines d’une touchante confiance, à. la cour de leurs époux barbares, apportant le parfum de l’Évangile dans les plis de leur voile nuptial. Leur amour, leur sourire, leurs vertus plaident avec une éloquence muette la cause de leur Dieu dans l’intimité de leur foyer domestique. Lorsque les missionnaires arrivent, ils trouvent la voie frayée et les obstacles aplanis. Une reine chrétienne va au-devant d’eux et leur enseigne le chemin du cœur du roi. Souvent elle en a fait d’avance un chrétien à son insu, en lui apprenant à admirer, et à aimer, dans la compagne de sa vie, l’idéal de l’épouse et de la mère.

La conversion de Clovis, telle fut aussi la mission que s’attribua Clotilde. Dans cette œuvre, ce n’est pas sur les débats dogmatiques qu’elle compta ; celui que Grégoire de Tours suppose entre elle et son mari n’eut probablement jamais lieu. Ce qui dut toucher bien plus le cœur de Clovis, c’est l’exemple de la piété et des vertus de sa femme, muette et persuasive prédication qui entrait à la longue dans son intelligence. Toutefois il était bien loin encore de la conversion, et la naissance de leur premier enfant, Ingomir, vint donner quelque chose de plus poignant à la dissidence religieuse qui les séparait. Allait-on baptiser l’enfant ? Cette question dépassait de beaucoup l’horizon du foyer royal. Si l’héritier du trône de Clovis devenait l’enfant de l’Église catholique, l’avènement d’une dynastie catholique au trône des Francs n’était plus qu’une question de temps, et le germe de la conversion du peuple tout entier était jeté. Clovis consentit au baptême de l’enfant. Qu’il s’y fût engagé lors de son mariage ou qu’il n’ait fait que céder, le moment venu, aux sollicitations de Clotilde, on peut voir dans cette concession la preuve du grand ascendant que la jeune reine avait déjà acquis sur son époux.

Clotilde ne négligea rien pour que la cérémonie, outre la majesté de ses rites, fût entourée de toute la pompe d’un baptême royal. L’église où eut lieu la solennité, — peut-être Notre-Dame de Soissons, alors cathédrale[25], — fut tendue de voiles et de tapis précieux : il s’agissait de trouver, dans l’éclat imposant de la fête, un moyen de frapper l’imagination du roi. Dans sa sainte ambition, la jeune femme voulait que le baptême du fils devînt le salut du père. Une cruelle déception devait bientôt mettre à l’épreuve la foi de son âme : l’enfant n’avait pas encore déposé la robe blanche du baptême qu’il expirait. La douleur du père se traduisit par des paroles pleines d’amertume : C’est votre baptême, dit-il, qui est la cause de sa mort ; si je l’avais consacré à nos dieux, il serait encore vivant. Mais Clotilde n’eut que des accents de soumission et de reconnaissance envers la volonté divine qui venait de briser ses jeunes espérances, et qui semblait donner un argument aux convictions païennes du roi. Je rends grâces, dit-elle, au Dieu tout-puissant et créateur de toutes choses, qui ne m’a pas trouvée indigne d’être la mère d’un enfant admis dans son céleste royaume. La douleur de sa perte ne trouble pas mon âme ; sorti de ce monde avec la robe blanche de son innocence, il se nourrira de la vue de Dieu pendant toute l’éternité[26].

L’année suivante, un autre fils, Clodomir, vint consoler les jeunes époux de la perte de leur aîné. Malgré la catastrophe de l’année précédente, le roi, par loyauté ou par tendresse, ne s’opposa point à ce que Clodomir fût baptisé aussi. Mais l’épreuve de Clotilde n’était pas terminée. Comme si tout se fût conjuré pour abattre le cœur de la courageuse chrétienne, l’enfant commença à languir peu après son baptême, et Clovis revint à ses raisons. Pouvait-il lui arriver autre chose qu’à son frère ? dit-il. Il a été baptisé au nom de votre Christ, il faut donc bien qu’il meure. Cette sinistre prédiction ne se réalisa point. La foi de Clotilde triompha de la tentation, et le Ciel accorda la guérison de l’enfant à ses ferventes prières.

Voilà, dans toute sa simplicité un peu naïve, cette page de la vie domestique de Clovis et de Clotilde. C’est la seule que nos sources nous aient conservée, et il n’y en a pas dans toute l’histoire des Francs qui présente autant d’intérêt. Combien elle est touchante dans son rôle d’épouse et de mère, cette jeune femme catholique placée auprès du roi barbare comme son ange gardien, et qui doit disputer son mari à l’idolâtrie et son enfant à son mari ! Elle n’a d’appui que son Dieu, mais son Dieu la passe au creuset des douleurs les plus amères ; il semble vouloir briser son cœur et confondre sa foi, sans qu’elle cesse de le glorifier au milieu de ses tribulations, jusqu’à ce qu’enfin tant de vertu obtienne sa récompense ! Telle est cette âme sainte et douce qui, éprouvée et bénie tour à tour, a été choisie pour ouvrir au peuple franc les portes du royaume de Dieu. Arrière les ineptes légendes qui profanent la beauté sacrée de cette noble physionomie, et qui mettent sur la figure sereine de la sainte les passions de l’héroïne de roman !

La mère était consolée : l’épouse continuait d’attendre avec patience et avec foi. Clovis résistait toujours aux instances de sa femme. Ceux qui dédaignent de s’intéresser à la vie religieuse des personnages historiques, et qui croient pouvoir interpréter toutes leurs actions par les calculs de l’ambition et de l’intérêt, se trouveront bien embarrassés pour rendre compte de cette attitude. Les raisons d’ordre politique qui ont pu décider Clovis à se faire chrétien ont existé de tout temps : pourquoi donc a-t-il fallu des événements extraordinaires pour l’amener à une mesure si profitable à ses intérêts ? La réponse à cette question est bien simple : Clovis n’avait pas la foi, et il n’entendait pas s’agenouiller aux pieds d’un Dieu auquel il ne croyait pas. Comme Théodoric le Grand, comme Gondebaud, qui auraient sauvé leur dynastie et assuré l’avenir de leurs peuples s’ils avaient embrassé à temps la religion catholique, Clovis restait en dehors de l’Église parce que l’Église n’était pas pour lui l’épouse du Dieu vivant, parce que, comme le lui fait dire l’historien, Jésus-Christ n’était pas pour lui un Dieu. C’était sa conscience qui refusait de se rendre à la vérité ; tant qu’elle n’était pas illuminée par la grâce, Clovis restait plongé dans les ténèbres du paganisme.

Cette situation n’aurait pu se prolonger sans donner les plus légitimes inquiétudes à Clotilde. L’arianisme, qui avait déjà fait tant de victimes dans la famille de son père, venait de pénétrer dans celle de son mari. Le mariage d’Aldoflède avec l’arien Théodoric avait été précédé de la conversion de cette princesse au christianisme ; peut-être des prêtres ariens étaient-ils venus la baptiser à la cour même de Clovis. Ce fut l’occasion d’une propagande religieuse dont une autre sœur de Clovis, Lanthilde, fut la première conquête[27]. Certes, un pareil résultat était bien fait pour encourager le clergé arien dans ses efforts auprès des Francs païens, et notamment auprès de leur roi[28]. L’arianisme était, en quelque sorte, le credo national des Germains. Le catholicisme, professé par les provinciaux, semblait n’être qu’une religion de vaincus. Ne fallait-il pas craindre que Clovis à son tour, si jamais il reconnaissait la nécessité de se faire chrétien, n’acceptât que l’Évangile mutilé auquel adhéraient jusqu’alors tous les peuples barbares, et qui était celui de son beau-frère Théodoric ?

D’autre part cependant, le cercle des influences qui devaient enfin pousser Clovis dans les bras de la vraie Église se resserrait de plus en plus. L’exemple des rois barbares, d’ailleurs ses rivaux ou ses adversaires, et dans tous les cas éloignés de lui, n’avait pas une force de persuasion suffisante pour neutraliser l’action quotidienne de son milieu. Il trouvait les missionnaires catholiques partout : à son foyer, sous les traits d’une femme aimée ; au dehors, dans ses relations avec les plus éminents personnages de la Gaule romaine. Il était en partie le protégé, en partie le, protecteur des évêques ; il avait sans doute des relations d’amitié avec plus d’un. Parmi les fidèles d’origine gallo-romaine dont il était entouré, il ne rencontrait que des catholiques. Et déjà surgissait à côté de lui le grand homme qui devait être, avec Clotilde, le principal instrument de sa conversion.

Il est permis de croire que saint Remi, archevêque de Reims, était dès lors le confident des espérances et des préoccupations de la reine des Francs. Depuis la mort de saint Loup de Troyes, qui avait été pendant un demi-siècle le patriarche de la Gaule, ce pays n’avait pas, à cette date, un personnage plus éminent, ni le clergé un dignitaire qui lui fît plus d’honneur que le métropolitain de la deuxième Belgique. Fils d’une famille noble du pays de Laon, qui parait avoir été une des maisons mitrées de la Gaule septentrionale, Remi avait sans doute fait ses études littéraires à l’école de Reims, qui jouissait d’une vieille célébrité. Les contemporains vantaient sa science et son éloquence : c’était, disaient-ils, un orateur accompli, possédant toutes les ressources de son art, et il n’y avait personne qui l’égalât[29]. La collection de ses discours, rapportée à Clermont par un amateur qui l’avait achetée chez un libraire de Reims, y excita l’admiration des plus fins lettrés[30], et valut à saint Remi une épître dès plus flatteuses de Sidoine Apollinaire. Dans ce curieux document, où s’épanche le style prétentieux et maniéré de l’époque, Sidoine relève avec une précision pédantesque les principaux mérites de la rhétorique de décadence, dont il fait honneur à son vénérable correspondant[31]. Mais Remi dépasse de toute la tête les chétifs lettrés qui le saluaient comme une de leurs gloires. Élevé à leur école, il s’inspirait à d’autres sources, et il avait des préoccupations plus hautes. Ce puissant ouvrier de Dieu se souciait peu de cette gloire littéraire qui faisait battre le cœur de Sidoine, et c’est dans son généreux dédain pour les vanités d’une civilisation mourante qu’éclate son incontestable grandeur. Il faut comparer ces deux évêques pour avoir une idée du départ qui se faisait alors, dans l’Église, entre les hommes de l’avenir et ceux du passé : ceux-ci, s’attardant aux jeux frivoles d’une littérature usée, ne se résignant ni à la disparition d’une civilisation sans laquelle ils ne pouvaient vivre, ni à l’arrivée de ces barbares chez lesquels tout leur répugnait, la taille[32], la langue et même l’odeur[33] ; ceux-ci, oubliant qu’ils sont des Romains, des nobles, des lettrés, pour courir à cette plèbe barbare qui arrive, qui va avoir le sceptre du monde, et qui tiendra dans ses mains les destinées de l’Église catholique. Il ne fallait que du talent pour être un Sidoine ; il fallait du génie pour être un Remi. Ce génie, à vrai dire, c’était le génie de la sainteté. Ses vertus étaient glorifiées à l’égal de son éloquence ; on lui attribuait des miracles, et l’admiration des peuples l’entourait, dès son vivant, de l’auréole des élus.

Tel était l’homme que la Providence avait envoyé à Clotilde pour l’aider à remplir sa grande tâche. Les relations entre la reine et le pontife étaient anciennes sans doute : voisin de Soissons, qui était la capitale du royaume, et où son frère Principius occupait le siège épiscopal, il avait plus d’une occasion de visiter la cour, et il ne doit en avoir laissé échapper aucune. On a vu avec quelle décision, à une heure où l’avenir était douteux encore, Remi avait salué dans le jeune Clovis le futur maître de la Gaule. Certes, le cœur de l’apôtre avait eu plus de part à cette démarche que le calcul de l’homme politique, et l’on peut se figurer avec quel zèle Remi continuait dans l’ombre, auprès de Clovis devenu son roi, l’œuvre d’apostolat indirect commencée par la lettre de 481. Son influence grandissait et s’affermissait ; le roi païen apprenait à s’incliner devant la supériorité morale du prêtre de Jésus-Christ. L’heure allait sonner où les larmes de Clotilde et les enseignements de Remi porteraient leurs fruits. L’homme à qui la voix populaire attribuait la résurrection d’un mort allait devenir l’instrument de la résurrection d’un peuple.

 

 

 



[1] Jordanès, c. 57 ; Anonymus Valesianus 63 ; Grégoire de Tours, III, 31. Nous savons par le premier de ces auteurs que le mariage eut lieu la troisième année de l’entrée de Théodoric en Italie, donc en 492. Je ne sais sur quoi se fondent les historiens qui admettent une autre date, et il n’existe aucune raison pour nous écarter du témoignage formel de Jordanès.

[2] Grégoire de Tours, III, 41.

[3] Hugdietrich. Sur le nom de Hug, porté par les Francs dans les chants populaires de leurs voisins, voir l’Histoire poétique des Mérovingiens, p. 528.

[4] Dès 494 nous trouvons Godegisil à Genève : Genovæ ubi Godigisclus germanus regis larem statuerat, dit le Vita Epiphanii d’Ennodius. Dom Bouquet, III, p. 371.

[5] Sidoine Apollinaire, Epist., V, 6.

[6] Virum non minus bonitate, quam potestate præstantem. Id., ibid., VII, 7.

[7] Fauriel, I, 318, l’appelle Agrippine, par une distraction pardonnable pour qui connaît le langage prétentieux et tourmenté de sa source, qui est Sidoine Apollinaire, Epist., V, 7, où la femme de Chilpéric est tour à tour la Tanaquil de ce Lucumon, l’Agrippine de ce Germanicus.

[8] Leblant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, n° 31, t. I, p. 69.

[9] Sidoine Apollinaire, Epist., VI, 12, et Leblant, l. c.

[10] Sidoine Apollinaire, ibid., V, 7.

[11] Frédégaire, III, 17.

[12] Grégoire de Tours, II, 28.

[13] Binding, p. 114.

[14] Grégoire de Tours, l. c. C’est à cette occasion qu’elle aura reçu le nom de Chrona ; le texte de Grégoire l’insinue d’ailleurs : Quarum senior mutata veste Chrona... vocabatur.

[15] Frédégaire, IV, 22 ; Jahn, II, p. 163, conteste que Sædeleuba ait pu bâtir cette église à Genève, où elle était une pauvre exilée, mais il fournit par là une preuve de plus que cet exil n’est qu’une légende.

[16] Leblant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. I, n° 31, pp. 68-71.

[17] Flebatis quondam pietate ineffabili funera germanorum. S. Avitus, Epistolæ ad Gundobadum, 5.

[18] Cf. Ennodius, Vitæ sancti Epiphanii.

[19] S. Paul, I Ad Corinth., VII, 14.

[20] La conjecture est de Dubos, III, p. 78.

[21] Je renvoie, pour la démonstration de ce point, au chapitre intitulé : le Mariage de Clovis, dans l’Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 225 à 251.

[22] Léon Gautier, les Épopées françaises, 2e édit., t. III, pp. 785 et suiv.

[23] Vilariaco in qua Chlodoveus residebat in territorio Trecassino. Frédégaire, III, 19. C’est Villery, (Aube), au sud de Troyes. V. Longnon, Géographie de la Gaule au VIe siècle, pp. 15, note 1 et 333. Cette indication, il est vrai, nous est fournie par la légende, qui a enchâssé cette fois un détail réel. Le village de Villery a été l’objet d’une intéressante délibération au congrès archéologique de Troyes en 1853 ; v. le compte rendu (Paris, 1854), pp. 178-179.

[24] Le Chronicon sancti Benigni Divionensis (Dachéry, Spicilegium, t. II) dit à tort Chalon-sur-Saône. Sur les solennités d’un mariage royal chez les Francs, comparer celui de Sigebert d’Austrasie avec Brunehaut.

[25] Elle fut construite, au IVe siècle, sur les ruines d’un temple d’Isis, en l’honneur des SS. Gervais et Protais, auxquels fut adjoint le patronage de la sainte Vierge. V. H. Martin et P.-L. Jacob, Histoire de Soissons, t. I ; Leroux, Histoire de Soissons, t. I, pp. 135-137 ; Poquet et Daras, Notice historique et archéologique de la cathédrale de Soissons, p. 10.

[26] Grégoire de Tours, II, 29.

[27] Selon von Schubert, o. c., p. 37, Lanthilde aurait accompagné sa sœur lors de son mariage en Italie, et en serait revenue arienne.

[28] Saint Avitus semble faire allusion à cette propagande quand il écrit à Clovis : Vestræ subtilitatis acrimoniam quorumcumque schismatum sectatores sententiis suis variis opinione, diversis multitudine, vacuis veritate Christiani nominis visi sunt obumbratione velare. S. Avitus, Epistolæ, 36 (41).

[29] Non extat ad præsens vivi hominis ratio, quam peritia tua non sine labore transgredi queat ac supervadere. Sidoine Apollinaire, Epistolæ, IX, 7. Erat autem sanctus Remigius episcopus egregiæ scientiæ et rethoricis ad primum imbutus studiis. (Grégoire de Tours, II, 31.)

[30] Omnium assensu pronuntiatum pauca nunc posse similia dictari. (Sidoine Apollinaire, l. c.)

[31] Id., ibid.

[32] Spernit senipedent stilunt Thalia.

Ex quo septipedes vida patronos.

Id., Carm. XII, 18.

[33] Id., Carm. XII, 13.