CLOVIS

LIVRE DEUXIÈME.

IV. — CHILDÉRIC.

 

 

Les ténèbres épaisses qui couvrent le règne de Clodion et celui de Mérovée commencent à se dissiper au moment où nous abordons celui de leur successeur Childéric. L’histoire de ce prince ressemble à ces paysages de montagnes dont certaines parties sont baignées dans l’éclatante lumière du jour, tandis que d’autres disparaissent sous le voile d’un brouillard opaque. La moitié du tableau qui va passer devant nos yeux nous est garantie par le témoignage positif et contemporain des annalistes de la Gaule, reproduit de bonne heure par Grégoire de Tours, et offrant tous les caractères de certitude. L’autre, au contraire, est obscurcie par tant de fictions, qu’il est impossible d’y faire le départ de la légende et de la réalité. Ce sont deux domaines opposés, dont l’un appartient à l’histoire et l’autre à la poésie.

Malheureusement, comme il arrive d’ordinaire, le domaine qui reste à l’histoire est sec et aride, et ne contient que la mention sommaire de quelques faits d’ordre public. Celui de la légende, au contraire, est plein d’animation et de couleur ; un intérêt dramatique en vivifie toutes les scènes, et l’éblouissante lumière de la fiction, versée à flots sur ses héros, concentre la curiosité et la sympathie sur leurs traits. Aussi, quoi d’étonnant si le Childéric de l’histoire est demeuré presque un inconnu, alors que celui de la légende, comme un prototype de Henri IV, est resté dans toutes les mémoires. Il peut y avoir de l’inconvénient à vouloir remanier un type arrêté, à ce qu’il paraît, dès le milieu du sixième siècle. Dans les traits qui constituent la physionomie du Childéric légendaire, il s’en trouve peut-être plus d’un qui aura été fourni par l’histoire ; les biffer toue indistinctement serait une entreprise téméraire et décevante. D’ailleurs la légende elle-même méritera toujours, dans les récits les plus austères, une place proportionnée à l’intérêt que lui ont donné les siècles. Et lorsqu’elle nous apparaît, comme ici, à peu près contemporaine du héros qu’elle glorifie, n’a-t-elle pas droit à notre attention presque au même titre que l’histoire elle-même ? Celle-ci nous fait connaître la réalité, celle-là nous montre l’impression que la réalité a produite en son temps sur l’âme des peuples, et les formes idéales dont l’a revêtue à la longue le travail inconscient de l’imagination nationale.

Le Childéric de la légende prendra donc place, dans notre récit, à côté du Childéric de l’histoire. Nous avons déjà rencontré le premier, dont les aventures extraordinaires commencent dès l’enfance. Tombé avec sa mère, nous dit la tradition, au pouvoir des redoutables cavaliers d’Attila, il avait vu de près les horreurs de la captivité et peut-être les apprêts de sa mort. Mais le dévouement d’un fidèle, auquel la tradition donne le nom de Wiomad, sauva les jours de l’enfant menacé. On ne nous dit pas de quelle manière eut lieu l’enlèvement : ce fut sans doute une de ces fuites dramatiques, savamment préparées et réalisées au travers des plus terribles dangers, comme l’histoire et l’épopée de ces époques nous en ont raconté plusieurs[1]. Mais les péripéties nous en sont restées ignorées, et nous sommes hors d’état de dire la part qui revient à l’histoire dans ce premier épisode de la carrière poétique du héros franc.

Au dire du chroniqueur du huitième siècle, c’est en 457 que Childéric succéda à son père[2]. Admettons cette date, bien que l’exactitude des calculs chronologiques de cet écrivain soit loin d’être établie. Toutefois le nom de Childéric n’est pas prononcé dans nos annales avant 463. Nous ignorons ce qu’il fit pendant les six premières années de son règne ; mais la légende le sait, et elle nous en trace un récit des plus animés. Laissons donc ici la parole aux poètes populaires ; le tour des annalistes viendra ensuite.

A peine monté sur le trône, le jeune prince se livra à tout l’ardeur d’un tempérament qui ne connaissait pas de frein. Indignés de lui voir débaucher leurs filles, les Francs le déposèrent et projetèrent même de le tuer. Ce fut encore une fois le fidèle Wiomad qui vint au secours de son maître : il lui conseilla de fuir, et promit de s’employer pendant son absence à lui ramener les cœurs de ses guerriers. Emportez, lui dit-il, la moitié de cette pièce d’or que je viens de casser en deux ; lorsque je vous enverrai celle que je garde, ce sera le signe que vous pourrez revenir en toute sécurité. Childéric se retira en Thuringe, auprès du roi Basin et de la reine Basine[3]. Pendant ce temps, les Francs mettaient à leur tête le comte Ægidius, maître des milices de la Gaule.

La domination d’Ægidius sur les Francs et l’exil du roi Childéric durèrent huit années. Wiomad les employa, avec une rare ténacité, à aigrir les Francs contre le maître qu’ils s’étaient donné. Pour cela il s’insinua dans sa confiance, et lorsqu’il s’en fut emparé complètement, il poussa le Romain à prendre des mesures qui devaient bientôt le rendre impopulaire. Un premier impôt d’un sou d’or par tête, qu’il leva sur eux, fut payé sans protestation. Alors, sur l’instigation de Wiomad, Ægidius tripla l’impôt. Les Francs s’exécutèrent encore et dirent entre eux : Mieux vaut payer trois sous d’or que de supporter les vexations de Childéric. Mais toujours poussé par l’homme qui s’était fait son mauvais génie, Ægidius alla plus loin : il fit arrêter un certain nombre de Francs, et les fit mettre à mort. Ne vous suffisait-il pas, dit alors Wiomad au peuple, de payer des impôts écrasants, et laisserez-vous maintenant égorger les vôtres comme des troupeaux ?Non, lui répondirent-ils, et si nous savions où est Childéric, volontiers nous le replacerions à notre tête, car avec lui sans doute nous serions délivrés de ces tourments. Wiomad n’attendait que cette parole : il renvoya aussitôt à Childéric la moitié de la pièce d’or qu’ils avaient partagée ensemble. Childéric comprit ce langage muet, et rentra dans son pays, où il fut reçu comme un libérateur[4].

A peine avait-il repris possession du trône de ses pères, qu’il reçut une visite inattendue. Basine, la reine de Thuringe, n’était pas restée insensible aux charmes qui avaient rendu autrefois Childéric si redoutable aux ménages de ses guerriers : entraînée par l’amour, elle quitta son mari et vint rejoindre l’hôte aimé. Celui-ci lui ayant témoigné son étonnement du long voyage qu’elle s’était imposé : C’est, dit-elle, que je connais ta valeur. Sache que si j’en avais connu un plus vaillant qui demeurât outre-mer, je n’aurais pas hésité à faire la traversée pour aller demeurer avec lui. Il n’y avait rien à répondre à de pareilles déclarations : Childéric en fut charmé, dit la légende, et fit de Basine sa femme[5].

C’était, chez les barbares germaniques, une croyance fort populaire que, si l’on passait dans la continence la nuit des noces, on avait des visions prophétiques de l’avenir. Basine, en digne sœur des devineresses de son pays, voulut plonger un regard dans les destinées mystérieuses de la dynastie qui devait sortir de ses flancs. Cette nuit, dit-elle à son époux, nous nous abstiendrons de relations conjugales. Lève-toi en secret, et viens dire à ta servante ce que tu auras vu devant la porte du palais. Childéric, s’étant levé, vit comme des lions, des rhinocéros et des léopards qui cheminaient dans les ténèbres. Il revint et raconta sa vision à sa femme. Retourne voir encore, seigneur, lui dit-elle, et viens redire à ta servante ce que tu auras vu. Childéric obéit, et cette fois il vit circuler des bêtes comme des ours et des loups. Une troisième fois, Basine l’envoya avec le même message. Cette fois, Childéric vit des bêtes de petite taille comme des chiens, avec d’autres animaux inférieurs, qui se roulaient et s’entre-déchiraient. Il raconta tout cela à Basine, et les deux époux achevèrent la nuit dans la continence. Lorsqu’ils se levèrent le lendemain, Basine dit à Childéric : Ce que tu as vu représente des choses réelles, et en voici la signification. Il naîtra de nous un fils qui aura le courage et la force du lion. Ses fils sont représentés par le léopard et le rhinocéros ; ils auront eux-mêmes des fils qui, par la vigueur et par l’avidité, rappelleront les ours et les loups. Ceux que tu as vus en troisième lieu sont les colonnes de ce royaume ; ils régneront comme des chiens sur des animaux inférieurs, et ils auront un courage en proportion. Les bêtes de petite taille que tu as vues en grand nombre se déchirer et se rouler sont l’emblème des peuples qui, ne craignant plus leurs rois, se détruiront mutuellement[6].

Ainsi parla la reine Basine. Elle venait de tracer, en quelques lignes prophétiques, l’histoire de la grandeur et de la décadence de la maison mérovingienne, telle qu’elle apparaissait aux yeux du chroniqueur du septième siècle qui nous a conservé cet intéressant récit. Peu de temps après, la première partie de la vision de Childéric recevait son accomplissement. Basine donna le jour à un fils qui reçut le nom de Chlodovich, et que l’histoire connaît sous le nom de Clovis ; ce fut, ajoute la légende, un grand roi et un puissant guerrier[7].

Nous n’avons pas voulu interrompre ni alanguir, par nos commentaires, le poétique récit des chroniqueurs ; toutefois, avant de passer outre, il convient de le caractériser rapidement. Il se partage en deux parties assez distinctes, contenant l’une l’histoire politique, et l’autre l’histoire matrimoniale de Childéric. De cette dernière, il suffira de dire qu’elle est fabuleuse d’un bout à l’autre, et qu’elle renferme tout au plus un seul trait réel : c’est que la mère de Clovis s’appelait Basine. C’est d’ailleurs ce nom, identique à celui que portait le roi des Thuringiens, qui est devenu le point d’attache de toute la légende[8].

L’histoire de l’exil et du retour de Childéric contient peut-être un fond de vérité plus substantiel, mais il est bien de le déterminer. La royauté franque d’Ægidius, difficile dans les conditions où elle se présente, n’est peut-être que la forme poétique sous laquelle l’amour-propre national des Francs se sera résigné à raconter les événements qui ont forcé Childéric à fuir devant Ægidius, et qui ont ramené une dernière fois les aigles romaines sur les bords de l’Escaut. D’après cela, il faudrait croire que les Francs, qui, comme nous l’avons vu, s’étaient révoltés après la mort d’Aétius, avaient été mis à la raison par le maître des milices des Gaules, qui avait le gouvernement militaire du pays, et que Childéric lui avait fait sa soumission sous la forme ordinaire, c’est-à-dire en s’engageant à lui fournir des troupes en cas de guerre. Ces relations très naturelles, et que nous avons retrouvées à toutes les pages de l’histoire des Francs, auraient été altérées par la légende, qui, ne comprenant rien aux raisons politiques, et cherchant partout des mobiles individuels, aurait fait intervenir ici l’éternel mythe des femmes outragées, seule explication qu’elle donne, si je puis ainsi parler, de tous les problèmes de l’histoire[9] !

Voilà tout ce que l’on peut, à la rigueur, considérer comme historique dans la tradition relative à l’exil du roi franc : pour le reste, loin d’avoir chassé Ægidius des terres des Saliens, il fut, depuis 463 jusqu’à la mort de ce général, survenue peu après, le plus fidèle de ses alliés. La légende et l’histoire se contredisent donc ici de la manière la plus formelle. N’essayons pas de les concilier ; mais, après avoir nettement séparé leurs domaines, hâtons-nous de mettre le pied sur le terrain plus solide de l’histoire.

On ne sait pas au juste en quelle année Childéric succéda à son père ; mais, Mérovée étant mort jeune, son fils devait être jeune lui-même lorsqu’il devint roi des Francs de Tournai. Ses premières années nous sont entièrement inconnues, et nous n’entreprendrons pas d’en deviner l’emploi. Les annales qui nous ont gardé quelques rares souvenirs de cette époque ne jettent les yeux sur lui qu’à partir du jour où il se mêla, comme un acteur important, aux débats entre les peuples qui se disputaient alors la Gaule. Il y apparut en qualité d’allié de Rome, conformément à une tradition salienne que les exploits de Clodion et de Mérovée avaient interrompue sans l’éteindre, mais à laquelle, si nos conjectures sont fondées, Aetius et Ægidius n’avaient pas eu trop de peine à ramener les Francs.

La civilisation romaine était alors représentée par un homme dont le moment est venu de faire la connaissance. Ægidius appartenait à une grande famille de la Gaule orientale, peut-être à ces illustres Syagrius dont Lyon était la patrie[10]. Il avait l’âme romaine, et il semble avoir, pris à tâche de se faire en Gaule le continuateur d’Aetius, que la tradition populaire a plus d’une fois confondu avec lui. La conservation de ce qui restait du patrimoine de l’Empire, et le maintien de l’union de la Gaule avec l’Italie, centre du monde civilisé, telle semble avoir été la double cause à laquelle Ægidius consacra sa laborieuse carrière. Il y a dans l’unité de cette vie une grandeur indéniable. En un temps où chacun ne travaillait plus que pour soi, et où quiconque dépassait le niveau de la foule aspirait à ceindre le diadème impérial, un homme qui luttait pour une idée et non pour le pouvoir était une glorieuse exception. Ægidius eut d’ailleurs le bonheur de débuter sous un souverain qui était digne d’être égalé aux meilleurs, mais qui fut trahi par une époque incapable de supporter la vertu sur le trône : c’était Majorien. Pourquoi refuserait-on d’admettre, avec un historien, que c’est le prestige personnel de l’empereur qui a gagné .Ægidius à la cause de l’Empire, et qui a fait de lui ce qu’il est resté jusqu’à la fin, le champion de la civilisation aux abois[11] ? Devenu maître des milices, Ægidius se consacra tout entier à la Gaule, et nous le retrouvons partout où il s’agit de tenir tête aux barbares. En 459, il protège la ville d’Arles contre les Visigoths. En 460, il accompagne Majorien en Espagne pour prendre part à l’expédition projetée contre les Vandales. Lorsque, victime de toutes les trahisons, l’empereur eut succombé (460), Ægidius, dont le point d’appui était la Gaule, projeta d’aller le venger en Italie même. Et il l’aurait fait, si Ricimer n’avait eu l’art de jeter sur lui les Visigoths, qui l’occupèrent dans son propre pays. Ægidius leur tint vaillamment tête ; mais un autre traître, le comte Agrippinus, de connivence peut-être avec Ricimer, leur livra la ville de Narbonne[12]. Ce fut un coup sensible pour le patriote romain. Il se vit obligé d’évacuer toute la Gaule méridionale, et de se retirer sur la Loire, laissant le Midi à l’influence barbare, et coupé de ses communications avec la Ville éternelle.

Sa destinée était fixée désormais, et celle de la Gaule ultérieure également. Lui, il cessait d’être le général de Rome pour n’être plus que le défenseur d’une province. Celle-ci était définitivement détachée de l’Empire, et commençait, au travers de mille épreuves, le cours de son existence désormais séparée.

Ægidius ne resta pas longtemps en repos. Les Visigoths le poursuivirent jusque dans la vallée de la Loire, bien décidés, paraît-il, à en finir avec le seul homme qui mît obstacle à l’accomplissement de leurs plans. Mais le sort des armes leur fut contraire. Frédéric, le frère de leur roi, périt dans une sanglante défaite que lui infligea le générai romain entre la Loire et le Loiret, en avant d’Orléans menacé[13]. Cette victoire assura pour une génération encore l’indépendance de la Gaule centrale, devenue au milieu du déluge de la barbarie le dernier îlot de la vie romaine.

Or, c’est dans la bataille d’Orléans que nous retrouvons Childéric, combattant à titre d’allié dans les rangs de l’armée d’Ægidius. Etait-ce la première fois qu’il y apparaissait à la tête de son peuple, ou n’avait-il pas participé aux campagnes antérieures du général romain ? Ce n’est certes pas sa jeunesse qui l’en eût empêché. Il n’avait guère qu’une vingtaine d’années, mais l’âge de la majorité sonnait tôt pour les barbares, et chez les Saliens, dès douze ans on portait la framée. Ç’avait été un trait d’habileté d’Ægidius que d’attacher à sa fortune le jeune roi des Francs ; en cela encore il continuait la tradition politique d’Aétius. Le secours de Childéric lui venait d’autant plus à point qu’un nouvel ennemi venait d’entrer en scène : c’étaient les Saxons.

Il s’en fallut de peu que ce peuple, prévenant les Francs ses rivaux, ne fît lui-même la conquête de la Gaule. A partir du troisième siècle, on les vit sur tous ses rivages, depuis l’Escaut jusqu’à la Seine, et on les y rencontrait si souvent, que la côte avait fini par s’appeler la côte saxonne (littus saxonicum). Un de leurs groupes s’était fixé de bonne heure, on l’a vu, dans le pays de Boulogne ; un second avait pris possession des environs de Bayeux en Normandie ; un troisième s’était emparé des îles boisées qui remplissaient le lit de la Loire, près de son embouchure[14]. Ils écumaient la mer, ils ravageaient la terre ; ils étaient dès lors, pour la civilisation expirante, le fléau que furent les Normands pour la jeune société du neuvième siècle. Ce fut sans doute à l’instigation de Ricimer qu’ils vinrent se jeter dans les flancs d’Ægidius, et menacer, avec leur chef Odoacre, l’importante position d’Angers (463). Ægidius voulut parer le coup. Par-dessus la tête de Ricimer, il ouvrit des négociations avec Genséric, à qui sa situation exceptionnelle donnait dans tous les débats européens le rôle d’un arbitre tout-puissant. Il dut en coûter à l’ancien fidèle de Majorien de tendre la main à ces mêmes ennemis qui avaient brisé le cœur de son maître avant qu’il succombât sous le poignard d’un assassin. Mais la politique a ses lois impérieuses, qui ne tiennent pas compte des sentiments. La mort, d’ailleurs, dispensa Ægidius d’aller jusqu’au bout de son sacrifice et de devenir l’ami de Genséric. Une maladie contagieuse, qui se déclara au milieu de ces contrées empestées par les champs de bataille, l’emporta au mois d’octobre de l’année 464, et quand ses ambassadeurs revinrent d’Afrique avec la réponse du roi des Vandales, ils ne le trouvèrent plus[15]. Les siens le pleurèrent : ils vantaient, avec ses talents militaires, sa piété et les bonnes œuvres qui le rendaient agréable à Dieu[16], et ils se souvenaient que saint Martin lui-même, invoqué par lui, était venu un jour mettre en fuite les ennemis qui l’assiégeaient[17].

On connaîtrait mal le rôle d’Ægidius et on se ferait une idée bien insuffisante de la situation, si on se le figurait comme le défenseur de la Gaule ralliée tout entière autour de lui. Il y avait longtemps que la Gaule était désabusée du rêve impérial. Tout le monde avait le sentiment qu’il ne fallait plus attendre de l’Empire le salut de ce pays. On revenait d’instinct au gouvernement local, à l’organisation spontanée de la défense des intérêts par les intéressés. Partout s’ébauchaient des états municipaux visant à l’indépendance, et qui semblaient devoir aboutir à une espèce de fédération défensive des provinces gauloises. Le mouvement séparatiste de 409, apaisé en 416, avait repris de plus belle en 435, à la voix d’un agitateur nommé Tibaton, qui avait ressuscité les jacqueries du troisième siècle[18]. Ce mouvement fut réprimé par la défaite et la mort de l’agitateur ; mais, peu après, les cités du nord de la Loire recommencèrent à se remuer.

Aétius, dans son désespoir de porter remède à ces troubles toujours renaissants, ne trouva rien de mieux que de confier la répression des rebelles aux Alains, peuplade féroce qu’il établit dans la vallée de la Loire, sur les confins de l’Anjou. On vit alors, à la voix du généralissime des Gaules, ces hordes barbares s’ébranler sous leur roi Eucharic pour le pillage et le massacre des populations gauloises. La terreur fut grande dans les villes menacées de l’Entre-Seine-et-Loire. Elles s’adressèrent à saint Germain d’Auxerre, qui jouissait d’un ascendant immense, et qui parvint à arrêter pour quelque temps la répression. On se souvint longtemps, en Gaule, de ce vieux prêtre qui traversa les rangs de la cavalerie alaine en marche pour sa mission sanglante, et qui alla saisir par la bride le cheval d’Eucharic. Le barbare céda aux supplications du saint vieillard, mais en réservant la ratification d’Aétius ou de l’empereur, et le pontife partit aussitôt pour aller chercher cette ratification à Ravenne. Mais, dans l’intervalle, un nouveau soulèvement des villes gauloises vint mettre fin aux bonnes dispositions qu’il avait rencontrées à la cour, et Germain mourut à Ravenne sans avoir eu la satisfaction de faire signer une paix durable (448)[19].

Le grand danger que la Gaule courut de la part d’Attila, en 451, ne put la rallier tout entière contre le roi des Huns. Peut-être même avait-il un parti parmi les Gaulois, car, vers cette époque, un médecin du nom d’Eudoxius, ayant ourdi un complot qui échoua (on ignore lequel), se réfugia chez les Huns[20]. Ce qui confirme cette supposition, c’est l’excommunication fulminée, en 453, par le concile d’Angers, contre tous ceux qui avaient livré des villes à l’ennemi[21]. Quel ennemi, si ce n’est Attila ? quelles villes, si ce n’est celles qui jalonnaient son itinéraire de Metz jusqu’à Orléans, ou d’autres qui se levèrent pour l’appeler ?

Ægidius lui-même, on l’a vu, avait rencontré la trahison sur son chemin, dans la personne de cet Agrippinus qui livra Narbonne aux Visigoths. Mais le plus étonnant symptôme de la décomposition n’était-il pas Arvandus, qui avait occupé la plus haute dignité civile de l’Empire, celle de préfet du prétoire, et qui écrivit à Euric pour lui proposer un partage de la Gaule entre les Visigoths et les Burgondes[22] ? Qu’on le remarque bien : Arvandus ne rougissait pas de ces négociations, il les avouait hautement, et il avait plus d’un partisan dans les rangs de l’aristocratie gallo-romaine. On se tromperait gravement si l’on ne voulait voir dans ces hommes autre chose que des traîtres. Les contemporains eux-mêmes étaient loin de s’accorder sur cette question. Si les uns, légitimistes convaincus, identifiaient le patriotisme avec le culte de l’empereur de Ravenne, les autres ne se croyaient pas moins bons patriotes en cherchant dans l’alliance ou dans l’amitié des barbares germaniques une protection qu’on ne pouvait plus attendre de l’Italie. Les prétendus traîtres étaient en réalité des désabusés qui ne croyaient plus à la félicité romaine : leur trahison consistait à dire tout haut ce qu’ils pensaient, et à agir conformément à leur opinion.

Si de pareilles dispositions se rencontraient dans la Viennoise et dans la Narbonnaise, terres que tout semblait rattacher à l’Italie, on peut bien penser qu’elles étaient plus prononcées encore outre Loire. Il y avait longtemps que les populations de ces contrées, tout en appréciant les bienfaits de la civilisation romaine, s’étaient persuadé que le gouvernement de cette civilisation ne devait pas nécessairement être fixé à Rome. L’empire gaulois de Postumus et de ses successeurs avait eu sa capitale à Cologne ; plus tard, sous les princes de la maison flavienne, Trèves était devenue la capitale de tout l’empire d’Occident. Les Gallo-romains étaient donc habitués à trouver dans leur propre pays le centre de leur vie politique, et ils regardaient avec défiance toutes les tentatives de le ramener à Rome ou en Italie. Aussi Egidius eut-il à compter plus d’une fois avec les répugnances des populations parmi lesquelles il voulait maintenir l’autorité de l’Empire. Un écrivain du sixième siècle nous le montre assiégeant les habitants de la Touraine dans le château de Chinon, et saint Mesme, enfermé dans cette ville, obtenant par ses prières une pluie abondante qui soulagea les assiégés torturés par la soif. Ægidius fut obligé de se retirer, et le souvenir de cette libération miraculeuse vécut longtemps parmi les habitants de Chinon. Un siècle plus tard, ils racontaient encore à Grégoire de Tours comment ils avaient été débarrassés, par une protection surnaturelle, de leurs injustes ennemis[23].

Ce n’est donc pas la Gaule entière qui pleura Ægidius ; c’est le parti romain, c’est son armée, ce sont ses alliés. Sa disparition fut un coup dont ne se releva plus la cause de l’Empire : elle découragea les fidèles, elle enhardit les ennemis. Dès qu’il eut fermé les yeux, les Goths se jetèrent sur les provinces, sur la deuxième Aquitaine en particulier. Plusieurs villes s’émancipèrent dans l’Entre-Loire-et-Seine. Angers, qui paraît avoir résisté jusque-là aux. Saxons, se hâta de leur livrer des otages[24]. La situation des derniers défenseurs de l’Empire fut donc amoindrie encore. Ils tinrent bon cependant, et Ægidius eut un continuateur de sa fâche. Ce ne fut pas son fils, mais un certain comte Paul, que l’histoire ne désigne pas autrement, et qui apparaît à la tête de la résistance à partir de 462[25]. De même qu’Ægidius avait été une réduction d’Aétius, de même Paul fut comme un Ægidius en raccourci. Les proportions des acteurs diminuaient avec celles de leur théâtre, à moins qu’il ne faille croire que celui-ci leur prêtait les siennes.

Paul n’hérita pas de la dignité de maître des milices qu’avait eue son prédécesseur, et l’on ne sait pas en quelle qualité au juste il prit en mains la conduite de la guerre. On voit du moins qu’il ne resta pas inactif. Il sut conserver l’alliance des Francs, malgré l’intérêt manifeste qu’ils avaient à conquérir pour leur propre compte, et il est probable que sa main est dans les négociations qui permirent à Rome de jeter sur les Visigoths les Bretons campés près de Bourges. Ces insulaires y avaient été établis au nombre de douze mille sous leur chef Riothamus, par l’empereur Anthémius, avec la mission principale de défendre le pays contre les Visigoths. Euric ne dédaigna pas de les combattre lui-même : il leur infligea à Déols une défaite qui fut un véritable désastre pour Rome (469)[26]. Paul, de son côté, remporta quelques succès. Grâce à un annaliste de cette époque qui vivait à Angers, et qui nous a rapporté les faits les plus mémorables dont sa ville avait été le théâtre depuis un demi-siècle[27], nous sommes en état d’apporter un peu de précision dans le récit de ces événements.

C’est à cette occasion aussi que nous retrouvons le roi Childéric,- dont nous avions perdu les traces depuis longtemps. En 468, comme en 463, il est au service des généraux romains, et il remplit consciencieusement son devoir d’allié. Vainqueurs des Visigoths, les Romains avaient cru pouvoir tourner leurs armes contre les Saxons. Leur chef Odoacre, apprenant qu’il était menacé, était accouru à Angers, pour défendre cette ville qui lui servait d’avant-poste. Mais Childéric y arriva sur ses pas dès le lendemain, et peu après le comte Paul fit sa jonction avec son allié barbare. Il s’engagea alors, sous les murs et jusque dans les rues d’Angers, un combat opiniâtre dans lequel un incendie, allumé on ne sait par laquelle des deux armées, consuma l’église de la ville. Le comte Paul succomba dans la lutte, mais Childéric la continua et resta maître du terrain[28].

Les vainqueurs ne perdirent pas de temps, et surent tirer parti de leur victoire. Sous la conduite de Childéric, — du moins les annales ne nomment que lui, — Romains et Francs poursuivirent les Saxons l’épée dans les reins, en massacrèrent un grand nombre, et leur donnèrent la chasse jusque dans leurs îles. Cette difficile conquête affranchissait la navigation romaine sur la Loire, et mettait les Romains de la Gaule en possession exclusive d’une ligne de défense de premier ordre. Le roi franc avait eu seul la gloire d’un si grand résultat. Continuateur d’Aétius, d’Ægidius et de Paul, il était légitime qu’il finît quelque jour par être leur héritier.

Combien il serait important, pour l’intelligence de l’histoire franque, de pouvoir suivre Childéric pendant les années qui vont de ses combats sur la Loire jusqu’à sa mort ! C’est là qu’on surprendrait le secret des origines de la royauté gauloise de Clovis. Malheureusement l’annaliste d’Angers perd de vue Childéric à partir de 467 : son horizon s’arrête aux murs de sa ville, et quand les héros l’ont quittée, ils disparaissent de son regard. Tout au plus peut-il encore nous apprendre que, réconcilié avec Odoacre et ses Saxons, il alla, de concert avec eux, subjuguer les Alamans qui venaient de piller l’Italie[29].

Ce dernier renseignement est trop vague pour que l’histoire en puisse tirer quelque chose. Faut-il croire que les deux rois barbares passèrent les Alpes pour aller combattre leurs compatriotes germaniques, et qu’ils tombèrent sur eux au moment où ceux-ci revenaient de leur expédition ? Ou bien la guerre eut-elle lieu aux confins de la première Belgique, où les barbares avaient déjà pris plusieurs villes, et où ils devenaient des ennemis redoutables pour le reste de la Gaule ? Nous sommes réduits à n’en rien savoir[30].

Tout fait supposer cependant qu’après la mort d’Ægidius et de Paul, Childéric, entouré de l’éclat de la victoire et disposant d’une armée éprouvée, garda assez longtemps dans la Gaule romaine une situation prépondérante. Y exerça-t-il les importantes fonctions de maître des milices[31], qui mettaient dans la main de leur titulaire toute la force publique, ou tenait-il simplement de son épée une autorité de fait, reconnue à l’égal d’une mission officielle ? Il n’est pas facile de le dire. Mais, si le doute est possible quant à la modalité de son pouvoir, on ne peut pas en contester l’existence. Non seulement les vraisemblances historiques la supposent, mais les témoignages de l’historiographie civile et religieuse l’affirment. Nous voyons le roi Euric traiter avec ce barbare du Wahal comme avec le vrai monarque de la Gaule septentrionale[32], et un hagiographe, confirmant ces données d’un contemporain, nous le montre commandant en souverain dans la ville de Paris[33].

Ce barbare savait faire accepter par les populations l’autorité qu’il exerçait sur elles. Ce n’était pas l’autorité d’un usurpateur : c’était celle d’un protecteur plutôt que d’un maître, et, à tout prendre, elle était bienfaisante. Païen, il se montrait plein de déférence pour l’Église catholique. Il n’est pas prouvé qu’il lui ait accordé des immunités pour ses sanctuaires et pour son clergé[34] ; mais on voit que celui-ci a gardé un bon souvenir du père de Clovis[35], et la seule fois qu’il soit mentionné dans l’hagiographie, c’est en termes respectueux. Souvent, nous apprend-on, sainte Geneviève lui arracha la grâce des condamnés à mort. Un jour, pour se dérober aux instances de la sainte fille, il était rentré à Paris en faisant fermer derrière lui les portes de la cité. Mais Geneviève s’étant mise en prière, les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes, et, rejoint malgré lui par l’infatigable suppliante, le roi ne put lui disputer plus longtemps la vie des malheureux pour qui elle l’implorait[36].

Et toutefois cet homme si puissant, cet arbitre des destinées de la Gaule, ce chef d’armée dont les victoires eurent pour théâtre Orléans et Angers, disparaît brusquement de la scène à partir de 468, et le silence gardé sur lui par les annalistes n’est plus une seille fois interrompu. Il revient terminer obscurément sa carrière à Tournai, dans cette ville qui fut la première conquête de son grand-père Clodion, comme si une destinée ironique lui avait fait refaire, en sens inverse, toutes les brillantes étapes qui l’avaient mené, par le chemin de la gloire, des bords de l’Escaut à ceux de la Seine, puis à ceux de la Loire ! Que s’est-il donc passé pour qu’il ait tout reperdu, et que Clovis soit obligé de reconquérir pied à pied le domaine où avait gouverné son père ? Sur ce point comme sur tant d’autres, l’historiographie n’a rien à répondre, mais la conjecture n’est pas interdite. Si l’on se souvient que Childéric n’avait en Gaule qu’une autorité de fait, et que la famille d’Ægidius y était entourée d’une grande popularité, on se figurera facilement comment les choses ont pu se passer. Ægidius laissait un fils, qui était peut-être en bas âge au moment de sa mort, mais à qui le père léguait l’héritage de sa gloire et de son influence. Après être resté dans l’ombre pendant les premières années, Syagrius aura profité de la mort du comte Paul pour dresser en face du général barbare l’autorité d’un civilisé, d’un Romain, d’un fils d’Ægidius. Nous ne savons pas s’il y eut une lutte formelle entre les deux rivaux, mais on serait porté à le croire. En effet, lorsque les premières années du règne de Clovis nous montreront de nouveau le roi des Francs et le roi des Romains en présence, l’un apparaîtra refoulé jusqu’aux extrémités de la Gaule franque, l’autre, installé en face de lui, à Soissons, semblera vouloir observer de là son redoutable adversaire. On dirait les positions stratégiques des deux armées ennemies au lendemain d’une bataille inégale, mais non décisive. Et l’on est tenté de croire que la lutte devait avoir laissé de singulières animosités du côté des vaincus, puisque Clovis, après avoir remporté un éclatant triomphe sur le vieil ennemi, se fait livrer le malheureux fugitif au mépris des droits de l’hospitalité, et n’est satisfait que lorsqu’il a vu rouler sa tête sous la hache du bourreau.

S’il en est ainsi, la tradition qui fait fuir Childéric devant un rival romain ne serait pas tout à fait dénuée de vraisemblance : il suffirait d’y remplacer le nom d’Ægidius par celui de son fils. Les treize années qui s’écoulent de 468 à 481 offrent un espace de temps assez long pour embrasser tous les revirement racontés par la légende. Les historiens qui tiennent à raconter quelque chose de celle-ci seraient donc bien inspirés s’ils en cherchaient l’origine dans les relations hostiles que Childéric doit avoir eues avec le comte Syagrius. Mais nous n’insisterons pas sur ces hypothèses, qui peuvent être considérées tout au plus comme des demi-probabilités. Lorsque Childéric descendit dans la tombe, il y avait longtemps que ces combats avaient pris fin, et que le peuple des Francs jouissait des bienfaits de la paix[37].

Rentré au pays natal, dans son palais près des flots tranquilles de l’Escaut, Childéric n’eut pas la satisfaction de vieillir auprès de sa famille. Basine lui avait donné plusieurs enfants. Clovis, à ce qu’il paraît, fut son fils unique ; mais il avait trois filles, peut-être les aînées de ce prince, qui s’appelaient Lanthilde, Alboflède et Aldoflède, et que nous retrouverons dans la suite de cette histoire. Childéric fut enlevé aux siens par une mort prématurée : il mourut à Tournai en 481. Il ne devait avoir guère plus de quarante ans, puisqu’il était encore enfant lors de la terrible invasion de 451.. Son père Mérovée n’avait pas eu une existence plus longue, et celle de ses descendants fut tranchée en général par une fin plus brusque encore. Le dieu qui, au dire de la tradition franque, était l’auteur de cette race royale, ne lui avait pas même légué la vitalité moyenne des autres mortels : tant qu’elle dura, ses rejetons semblèrent pressés de passer du berceau sur le trône, et du trône au tombeau.

On fit à Childéric des funérailles royales. Selon les prescriptions de la loi romaine, sa tombe fut creusée hors ville, dans le cimetière qui longeait la chaussée publique sur la rive droite de l’Escaut, et qui sans doute abritait depuis longtemps la population de Tournai. Toute la pompe du rite barbare paraît avoir été déployée dans la funèbre cérémonie. Il fut revêtu d’habits de soie brochée d’or, et drapé dans les larges plis d’un manteau de pourpre semé d’abeilles d’or sans nombre. A son ceinturon, garni de clous de même métal, on suspendit une bourse contenant plus de trois cents monnaies d’or et d’argent aux effigies des empereurs romains. On lui mit au cou un collier formé de médailles, au bras un bracelet, au doigt sa bague nuptiale et son anneau sigillaire, dont le chaton était orné de son image gravée en creux, avec cette légende : Childirici regis. Ses armes prirent place à côté de lui comme des compagnes inséparables : c’étaient, d’une part, la framée ou lance royale, qui était comme le sceptre du roi germain ; de l’autre, sa grande épée et la francisque ou hache d’armes, l’instrument national du peuple qu’il gouvernait. Conformément à l’usage barbare, il reçut pour compagnon dans le tombeau son fidèle cheval de bataille, qui descendit à côté de lui harnaché et revêtu du masque bizarre qui faisait ressembler sa tête à une tête de taureau. Puis la terre se referma et l’oubli descendit peu à peu sur le dernier roi païen des Francs. Lorsque les destinées de la nation eurent arraché la dynastie à son berceau et le peuple franc à la religion de ses pères, nul ne se souvint plus de la tombe solitaire où le père de Clovis dormait son dernier sommeil aux portes d’une capitale abandonnée. On ne savait pas même où il était mort, et un historien du dixième siècle pouvait écrire que c’était à Amiens[38]. Près de douze siècles s’étaient passés lorsqu’un jour, — le 27 mai 1653, — en creusant pour faire les fondations d’un bâtiment près de l’église Saint-Brice à Tournai, des ouvriers mirent à nu la sépulture royale. Reconnue aussitôt, grâce à l’inscription de l’anneau, elle dut restituer aux archéologues tout le trésor qui lui avait été confié par les ancêtres barbares. Cette précieuse découverte a permis d’achever l’histoire de Childéric, et jette sur les funérailles du héros une lumière que la fortune a refusée à sa vie[39].

Tel est le Childéric de l’histoire, celui qui a jeté les bases du trône de son fils. S’il est juste d’appeler Clovis un nouveau Constantin, comme l’ont fait les hommes de son temps, Childéric méritera d’être comparé à Constance Chlore. C’est la large bienveillance, c’est la sympathie instinctive du père pour l’idée chrétienne et son respect pour ses représentants, qui ont créé entre les populations et la famille mérovingienne un lien d’affection et de confiance anticipées. Si les habitants de la Gaule accueillirent Clovis avec un abandon que l’on ne remarque nulle part ailleurs, c’est en bonne partie peut-être à cause du bon souvenir qu’ils ont gardé de Childéric. Leur reconnaissance semble lui avoir créé une espèce de légitimité, et le patriarche religieux de la Gaule, saint Remi de Reims, ne craignit pas d’écrire à Clovis, lors de son avènement au trône : Vous prenez en mains le gouvernement de la Gaule Belgique : il n’y a rien de nouveau à cela ; vous êtes ce qu’ont été vos pères[40].

 

 

 



[1] J’ai reproduit le récit de quelques-unes dans l’Histoire poétique des Mérovingiens, au chapitre intitulé : la Jeunesse de Childéric, pp. 161-178.

[2] Liber historiæ, c. 9.

[3] Plusieurs savants, en dernier lieu M. W. Schultze, o. c., p. 51, se demandent si nos sources entendent parler ici des Thuringiens cisrhénans, c’est-à-dire des Tongres ou des Thuringiens d’Allemagne. Il n’est pas douteux qu’il s’agisse de ces derniers, puisque ces mêmes sources nomment ici Basin ou Bisin, le roi historique et non légendaire de ce peuple.

[4] Grégoire de Tours, II, 12 ; Frédégaire, III, 11 ; Liber historiæ, 6-7. La combinaison que j’ai faite, dans le texte, du récit de ces trois auteurs, me semble représenter la version primitive de la légende. Pour la justification de ce point de vue, je renvoie à l’Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 179-187.

[5] Grégoire de Tours, II, 12 ; Frédégaire, III, 12 ; Liber historiæ, c. 7.

[6] Frédégaire, III, 12.

[7] Grégoire de Tours, II, 12 : Hic fuit magnus et pugnator egregius.

[8] Histoire poétique des Mérovingiens, pp. 196 et suivantes.

[9] Cf. Pétigny, Études, II, p. 129.

[10] Lire sur Ægidius l’intéressante étude de Tamassia, intitulée : Egidio e Siagrio (Rivista storica italiana, t. II, 4882). — Rien ne prouve qu’il faille l’identifier, comme fait Pétigny, avec le Syagrius que Sidoine Apollinaire (Epist., V, 5) appelle le Solon des Burgondes, et qu’il félicite, en termes d’une ironie voilée, de la manière dont il sait la langue des barbares. Il y avait à cette époque plus d’un membre de la famille Syagrius ; Sidoine lui-même (Epist., VIII, 8) nous en fait connaître un jeune encore, et auquel il reproche un goût trop exclusif pour la vie des champs.

[11] Sidoine Apollinaire, Carm., V, 553 ; Vita sancti Lupicini dans les Acta Sanctorum des Bollandistes, 21 mars ; Grégoire de Tours, II, 11 ; Idacius, 218 (Mommsen).

[12] Idacius, 217 (Mommsen) ; Isidore, Chronicon Gothorum. Cf. le Vita Lupicini.

[13] Idacius, 218 (Mommsen).

[14] Sur l’emplacement de ces îles, voir Pétigny, Etudes, II, p. 237 ; Longnon, Géographie de la Gaule au VIe siècle, p. 173 ; Monod, p. 15, note 1 de sa traduction de Junghans. Ce dernier hésite ; quant à Lœbell, Gregor von Tours, p. 548, il pense aux îles situées au sud de la Bretagne.

[15] Magna tunc lues populum devastavit. Mortuus est autem Ægidius. Grégoire de Tours, II, 18. — Ægidius moritur, alii dicunt insidiis, alii veneno deceptus. Idacius, 228 (Mommsen). Il faut remarquer que Grégoire de Tours, qui probablement a reproduit ici des Annales d’Angers, est beaucoup mieux renseigné qu’Idacius. Ce dernier écrit à distance et d’après la rumeur populaire ; l’alternative même qu’il formule montre le vague de ses renseignements.

[16] Idacius, Chronic., 218 : virum et fama commendatum et Deo bonis operibus complacentem.

[17] S. Paulin de Nole, Vita S. Martini, VI, 114, et d’après lui Grégoire de Tours, Virt. Mart., I, 2.

[18] Prosper.

[19] Sur tout cet épisode, lire la Vie de saint Germain d’Auxerre, écrite au Ve siècle par le prêtre Constance ; elle est dans les Bollandistes au t. VII de juillet (29 juillet) ; le passage que nous analysons se trouve plus bas.

[20] Prosper Tiro.

[21] Si qui tradendis vel capiendis civitatibus fuerint interfuisse detecti, non solum a communione habeantur alieni sed nec conviviorum admittantur esse participes. Sirmond, Concilia Galliæ, t. I, p. 117.

[22] Sidoine Apollinaire, Epist., I, 7.

[23] Grégoire de Tours, De Gloria Confessorum, 22. Quod castrum cum ab Egidio obsederetur, et populus pagi illius ibidem esset inclusus... Cum antedictus Dei tumulus, qui tune cum reliquis infra castri munitionem conclusus erat..., videret populum consumi sitis injuria, orationem nocte tota fudit ad Dominum, ut respiciens populum hostes improbos effugaret. — Ce passage montre à suffisance l’erreur d’A. de Valois, Rerum Francicarum, I, p. 195, et de Pétigny, Études, II, p. 194, qui se sont persuadé que les ennemis assiégés par Ægidius à Chinon étaient des Visigoths. Dubos, II, p. 72, a établi l’inanité de cette opinion.

[24] Grégoire de Tours, II, 18 ; Wietersheim, Geschichte der Vœlkerwanderung, II, p. 314.

[25] Grégoire de Tours, II, 18.

[26] Sur cette colonie militaire de Bretons, voir Jordanès, c. 44 et 45 ; Grégoire de Tours, II, 13. Sur Riothamus, v. Sidoine Apollinaire, Epist., III, 9.

[27] Sur cet annaliste, voir l’Appendice.

[28] Dubos, l. III, ch. XI, essaye en vain d’établir que c’est Odoacre qui est resté maître de la ville ; ses raisonnements sont ingénieux, mais ne prouvent rien. L’interprétation correcte du passage de Grégoire est dans Pétigny, Études, II, p. 236. Je ne saurais me rallier aux conclusions présentées par M. Lair (Annuaire-bulletin de la Société de l’Histoire de France, t. XXXV, 1898.) qui soumet à un nouvel examen les chapitres 18 et 19 du livre II de Grégoire de Tours et qui a la mauvaise idée de vouloir interpréter cet auteur par Frédégaire, par le Liber historiæ, par Aimoin et même par Roricon trop décrié par les critiques modernes !

[29] Grégoire de Tours, II, 19.

[30] Wietersheim, Geschichte der Vœlkerwanderung, II, p. 15, pense qu’il faut corriger Alamanorum en Alanorum dans le texte de Grégoire de Tours, et qu’il s’agit d’une invasion d’Alains en Italie à la date de 464 (Cf. Marcellin, Cassiodore, Jordanès, c. 45). Il est certain que la confusion des deux noms Alamanni et Alani est un fait ordinaire dans l’historiographie de l’époque.

[31] Comme le croient Dubos, II, p. 494, et après lui Pétigny, II, pp. 239 et suiv., s’appuyant principalement sur le texte corrompu de la première lettre de saint Remi à Clovis, où il est écrit : Rumor ad nos pervenit administrationem vos secundum rei bellicæ suscepisse. Mais le texte rectifié de cette lettre (voir l’Appendice) enlève toute base à cette supposition, qui avait d’ailleurs été réfutée déjà par Montesquieu, Esprit des lois, l. XXX, ch. XXIV.

[32] Sidoine Apollinaire, écrivant à Léon de Narbonne, dit : Sepone pauxillulum conclamatissimas declamationes, quas oris regii vice conficis, quibus ipse rex inclitus modo corda terrificat gentium transmarinarum, modo de superiore cum barbaris ad Vachalin trementibus fœdus victor innodat, modo per promotæ limitem sortis ut populos sub armis, sic frenat arma sub legibus. Epist., VIII, 3.

[33] Vita sanctæ Genovefæ, VI, 25 (Kohler).

[34] Pour qu’il fût visé dans l’édit du roi Clotaire, disant, c. 11 : Ecclesiæ vel clericis nullam requirant agentes publici functionom, qui avi vel genetoris [aut germani] nostri immunitatem meruerunt (Boretius, Capitul., I, p. 19). Il faudrait que ce Clotaire fût Clotaire Ier et non Clotaire II. La question serait tranchée si les mots aut germani étaient authentiques, car alors il ne pourrait s’agir que de Clotaire Ier ; malheureusement, le dernier éditeur, Boretius, les tient pour apocryphes, ne les rencontrant pas dans le meilleur manuscrit. Il ne reste donc plus que des arguments internes à invoquer ; aussi le débat n’est-il pas clos.

[35] C’est à lui principalement que saint Remi pensait lorsqu’il écrivait à Clovis, à l’occasion de son avènement : Non est novum ut cœperis esse quod parentes tui semper fuerunt. M. G. H., Epistolæ Merovingici et Karolini ævi, p. 113.

[36] Vita sanctæ Genovefæ, VI, 24 (Kohler).

[37] Gentem Francorum prisca ætate residem feliciter in nova prælia concitastis, écrit Théodoric à Clovis dans Cassiodore, Variar., II, 41. Mandamus ut gentes quæ sub parentibus vestris longa pace floruerunt, subita non debeant concussione vastari. Le même au même, ibid., III, 4.

[38] Roricon, dans dom Bouquet, III, p. 5.

[39] Lire, sur le tombeau de Childéric, J.-J. Chillet, Anastasis Childerici I Francorum regis, etc., Anvers, 1655. — Abbé Cochet, le Tombeau de Childéric Ier, Paris, 1859.

[40] M. G. H., Epistolæ Merovingici et Karolini ævi, p. 113.